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Depuis quelques décennies, les universités du Nord comme celles du Sud subissent de nombreuses pressions au changement, causées par l’accroissement du public étudiant et de sa diversité, par l’impact des nouvelles technologies de l’information et de la communication, par la rotation désormais rapide du personnel universitaire et enfin par l’augmentation de la demande sociale d’un enseignement supérieur de qualité. À ces phénomènes s’ajoutent les transformations du marché du travail qui interrogent la pertinence sociale des formations universitaires et incitent à leur adaptation à un environnement socioprofessionnel en changement rapide. Au sein d’une mondialisation de l’enseignement supérieur, dont les fameux classements des universités sont le signe, tous ces phénomènes exacerbent la compétition entre les universités qui doivent désormais fonctionner bien souvent selon une logique de marché pour tirer leur épingle du jeu.

Dans un tel contexte, les professeurs se trouvent confrontés à de nouveaux publics dont les aptitudes, les conceptions, les orientations d’apprentissage et les besoins se sont considérablement diversifiés. En outre, les professeurs d’université subissent des pressions pour adapter leurs méthodes d’enseignement à l’industrie des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Par ailleurs, on observe aussi un mouvement général en faveur d’une meilleure qualité de l’enseignement universitaire. L’exigence d’une plus grande performance de la part des professeurs s’est imposée à la suite, entre autres, de l’avènement des évaluations et des critiques qualitatives internes et externes, autant de la part des étudiants que des pairs. Bref, à la fin des années 1990 et surtout au début des années 2000, la mutation pédagogique devient un besoin urgent que les universités ne peuvent plus ignorer, et la recherche sur la pédagogie de l’enseignement universitaire fait l’objet de débats plus ou moins vifs (Rege Colet et Romainville, 2006).

Comment faut-il comprendre l’émergence et l’institutionnalisation d’un champ de recherche et d’intervention dans le domaine de la pédagogie universitaire ? En renonçant à sa réification pour discuter de la possibilité de son existence en tant que telle ? En montrant que la recherche en pédagogie universitaire a fait la preuve de son existence à travers des résultats empiriques dans le domaine de l’innovation dans l’enseignement supérieur ? En observant des processus de convergences entre pays par rapport à leur manière de concevoir et de mener des recherches en pédagogie universitaire ? Telles sont les principales questions à la base de ce numéro thématique.

En amont de ces questions, il faut cependant s’interroger d’abord sur le sens à donner à cette expression de pédagogie universitaire qui pourrait, à première vue, apparaître comme un oxymoron tant les deux termes semblent peu compatibles. En effet, l’Université traditionnelle n’accordait pas une grande importance à la réflexion pédagogique interne, sa mission de recherche étant davantage valorisée, que ce soit dans ses modes de fonctionnement ou de reconnaissance des individus. Comment dès lors expliquer que l’on n’hésite plus désormais à parler de pédagogie universitaire et même de recherche dans ce domaine ? Quelle est la nature de la pédagogie universitaire et quel sens peut avoir une recherche en la matière ?

Écartelée entre science et art, entre action et réflexion, la pédagogie universitaire présente, comme toute pédagogie, un statut mixte que Durkheim a proposé de ramasser dans sa célèbre expression de théorie pratique (1999 [1938] et 2003 [1922]). D’un côté, il paraît évident que toute pédagogie est de l’ordre de la réflexion : il ne s’agit pas de l’action même d’éduquer, d’instruire ou de former, mais d’une certaine manière de réfléchir aux choses de l’éducation (Durkheim, 2003 [1922], p. 70). Cependant, à la différence des théories scientifiques d’autres disciplines, l’objectif majeur de cette réflexion pédagogique n’est pas de décrire ou d’expliquer ce qui est ou ce qui a été, mais bien de déterminer ou d’aider à déterminer ce qui doit être.

Renonçant plus modestement à prétendre que la pédagogie élabore des théories, la définition qu’en propose Meirieu n’en conserve pas moins ce caractère fondamentalement mixte. La pédagogie serait constituée, d’après lui, d’un ensemble de doctrines pédagogiques, une doctrine étant définie comme un ensemble de réflexions et de propositions qui font corps et permettent, à un moment donné et pour une personne ou un groupe donné, de faire face à un défi éducatif (2004, p. 136). La plupart des définitions proposées par d’autres auteurs qui se sont penchés sur la nature de la pédagogie (Avanzini, 1997 ; Ferry, 2003 ; Houssaye, 2005) mettent en exergue ce même caractère foncièrement hybride du discours pédagogique, qui se déploie dans un espace que Ferry (2003) qualifie d’intermédiaire, entre la pratique et la science.

Cette double face de son discours distingue la pédagogie des sciences de l’éducation. En effet, même si à la fin du 19e siècle, les deux termes de pédagogie et de science de l’éducation (au singulier) sont encore employés l’un pour l’autre, la formidable montée des sciences humaines, tout au long du 20e siècle, conduira les sciences de l’éducation, désormais plurielles, à chercher leur émancipation par rapport au discours spéculatif, à la philosophie et donc à la longue tradition pédagogique. Très rapidement, la pédagogie est considérée comme distincte de ces sciences de l’éducation, apparues en tant que telles dans les années 1970. Jeune discipline universitaire cherchant à se faire reconnaître par les disciplines anciennes et nobles, les sciences de l’éducation ont progressivement opté pour une forme de positivisme des sciences humaines et se sont mises à singer le fonctionnement des disciplines contributives (psychologie, sociologie, histoire, économie, etc.). Pour éviter précisément d’être taxés de producteurs de discours mixtes et donc vulgaires et communs, et à la recherche d’une scientificité qui les légitimerait au sein du monde universitaire, de nombreux chercheurs en sciences de l’éducation ont fini par éviter de s’occuper de pédagogie. Comme le signale avec humour Meirieu (2004), il est tout à fait possible, de nos jours, d’obtenir en France une licence en sciences de l’éducation, sans jamais avoir été confronté aux théories pratiques de grands auteurs pédagogiques comme Pestalozzi ou Freinet.

La pédagogie universitaire semble répondre, point par point, aux caractéristiques générales de tout discours pédagogique mises en avant ci-dessus. La pédagogie universitaire se présente résolument comme une réflexion visant à l’efficacité dans l’action, comme une théorie de l’éducation qui s’affirme pratiquement efficace […] et se propose le changement comme finalité (Ottavi, 2002). Que la pédagogie universitaire constitue une théorie pratique est une idée qui s’impose rapidement à la lecture des textes produits par l’Association internationale de pédagogie universitaire (AIPU). Même si d’autres associations ont vu le jour dans le champ de la pédagogie universitaire, comme l’association anglophone Improving University Teaching, l’AIPU, active depuis plus de 20 ans, n’en constitue pas moins la principale association internationale francophone dans le domaine.

Que ce soit dans sa présentation générale ou dans ses actes de colloque, le statut mixte de son discours est d’emblée reconnaissable. Par exemple, l’AIPU se présente[1], de manière très significative pour notre propos, comme à la croisée des chemins de la réflexion et de l’action, puisqu’elle se définit comme un carrefour d’expertise et de formation en pédagogie de l’enseignement supérieur. Si les missions de réflexion de l’Association sont clairement revendiquées, notamment par le biais de ses activités scientifiques (colloques, séminaires, journées d’étude), il est tout aussi clairement indiqué que ces activités n’ont de sens qu’en vertu de leur capacité à changer l’existant et à dire ce qui doit être : l’AIPU s’efforce de promouvoir la pédagogie comme gage d’un enseignement et d’un apprentissage efficaces.

Les éléments de contexte qui ont présidé à la naissance de la pédagogie présentent d’ailleurs quelques similitudes avec ceux qui, plus tard, ont conduit au développement d’une pédagogie universitaire. La massification pourrait constituer un point de comparaison éclairant. En effet, la revalorisation de la pédagogie à la fin du 19e siècle est principalement imputable à l’instauration de l’école primaire obligatoire, gratuite et laïque. La massification du premier degré qui en découle confronte l’école à un certain nombre de défis, en termes de prise en charge de nouveaux publics et de rupture avec l’héritage éducatif de l’Église. Les conditions sont alors réunies pour qu’une réflexion pédagogique prenne place et soit reconnue d’utilité publique, si l’on ose dire. D’un enseignement de l’élite, l’enseignement supérieur est, lui aussi, devenu une formation de masse durant le dernier tiers du 20e siècle. Depuis lors, les formations tertiaires sont désormais considérées comme de l’ordre du service universel, auquel une bonne part d’une génération pense naturellement avoir droit. Cette évolution a, elle aussi, placé l’enseignement supérieur face à des défis majeurs en termes d’adaptation à de nouveaux publics, ce qui a contribué, comme un siècle plus tôt pour le primaire, à ouvrir la porte à une réflexion pédagogique, désormais perçue comme une nécessité.

Sur la base de cette analogie, on s’aperçoit aussi de toute l’ambiguïté de l’expression de recherche en pédagogie universitaire, qui réunit les contributeurs de ce volume. Schématiquement, on pourrait lui attribuer deux sens assez différents. Il pourrait s’agir de recherches menées au sein de disciplines contributives (psychologie, sociologie, etc.) ou au sein des sciences de l’éducation, avec leurs méthodes propres, mais sur un objet particulier, à savoir un palier spécifique de la scolarité : le niveau d’enseignement universitaire, voire plus généralement l’enseignement supérieur. Il s’agirait alors d’un champ de recherche assez flou, puisque les chercheurs qui y oeuvrent appartiennent en propre à des communautés de recherche différentes et auprès desquelles ils trouvent davantage leur identité. Le champ se distinguerait par son objet : ce qui réunit occasionnellement ces chercheurs aux horizons divers est de travailler sur un aspect des phénomènes d’apprentissage et d’enseignement à l’Université ou dans l’enseignement supérieur.

Le second sens que pourrait recouvrir l’expression de recherche en pédagogie universitaire serait une recherche portant explicitement sur les théories pratiques de la pédagogie universitaire, sur ses doctrines, comme théories de l’éducation efficaces dans l’action. Les travaux qui proposent une relecture des pratiques d’accompagnement comme le tutorat tirent plutôt de ce côté, sans que celles-ci aient vraiment atteint le stade de doctrine, au sens évoqué ci-dessus. Dans cette perspective, la recherche en pédagogie universitaire n’en est qu’à ses balbutiements. Elle pourrait se fixer comme objectif de développer de réelles doctrines pédagogiques, comme ensembles de réflexions et de propositions qui font corps et permettent, à un moment donné et pour une personne ou un groupe donné, de faire face à un défi éducatif (voir ci-dessus). On commence à bénéficier de ce type de doctrines à propos du tutorat par les pairs et à propos de l’apprentissage par problèmes, pratiques autour desquelles se développent de nombreuses analyses théoriques et méthodologiques quant à leurs fondements, leurs modalités et leurs effets. En y incorporant davantage les acquis de la tradition pédagogique, les chercheurs en pédagogie universitaire pourraient, à terme, développer de nouvelles et séduisantes doctrines pédagogiques spécifiquement adaptées à l’enseignement supérieur qui, depuis sa massification, en a cruellement besoin.

Pour ce développement de la recherche en pédagogie universitaire, une des conditions serait de renoncer à s’interdire de bénéficier plus largement des acquis de la longue tradition pédagogique, même si elle a été, pour l’essentiel, élaborée à propos d’expériences qui touchaient au primaire et au secondaire. En effet, on s’étonne parfois de la candeur qui anime le supérieur quand il découvre les terres, qu’il croit vierges, de la réflexion pédagogique. Prenons l’exemple des nombreuses expériences de pédagogie active qui se multiplient actuellement dans l’enseignement supérieur. Depuis plus d’un siècle que ces méthodes sont prônées, on sait bien qu’il faut souvent les moduler, notamment en y adjoignant des dispositifs de structuration individuelle et systématique des connaissances. Ainsi, cet instituteur génial qu’était Freinet a d’emblée créé, à côté de ses dispositifs très actifs d’imprimerie et de correspondance scolaires, un système de brevets permettant de s’assurer que tous les élèves atteignent bien les objectifs fondamentaux poursuivis au travers des tâches communes. Combien d’expériences actuelles d’apprentissage par problèmes à l’Université ne butent-elles pas, en définitive, sur des problèmes assez similaires (Romainville, 2007) ?

Dans cette logique, le présent numéro thématique, consacré à la recherche en pédagogie universitaire, se présente comme une occasion de partage entre chercheurs universitaires de divers pays pour signifier et, en même temps, offrir une vision contrastée et critique de ce qui se passe. Les neuf articles qui composent ce numéro nous permettent d’envisager la recherche, ainsi que la réflexion sur la pédagogie de l’enseignement universitaire, sous trois grandes thématiques. La première thématique rassemble des études qui concernent directement et indirectement la dimension épistémologique. Jean-Pierre Béchard a décidé d’affronter l’éclatement et la diversité disciplinaire propre au domaine de la recherche sur la pédagogie de l’enseignement supérieur. Dans son article, il nous propose une carte épistémologique déclinée en trois programmes de recherche. Pour arriver à cette proposition, Béchard a dû non seulement discuter et questionner le caractère limitatif du concept de paradigme en pédagogie de l’enseignement supérieur, mais également développer toute une démarche d’analyse des auteurs les plus cités dans trois revues spécialisées en pédagogie de l’enseignement supérieur. Dans le deuxième texte, Frédéric Saussez et Francisco A. Loiola traitent de l’émergence d’un nouvel objet de recherche dans le champ de la pédagogie universitaire : les conceptions des professeurs d’université à propos de l’enseignement ; ils mettent particulièrement en évidence, toutefois, un manque d’explicitation de différents présupposés métathéoriques, théoriques et méthodologiques. Les auteurs apportent un nouveau point de vue en s’appuyant sur la psychologie culturelle, en esquissant ainsi de nouvelles perspectives pour la recherche en pédagogie universitaire.

Si la première partie de ce numéro thématique présente la recherche sur la pédagogie de l’enseignement supérieur comme un espace intellectuel en émergence, la deuxième partie indique que se développent également des pratiques qui se préoccupent de la qualité de l’enseignement supérieur, malgré un débat récurrent sur le statut épistémologique, les cadres de références et la validité de ce concept de qualité. Dans cette partie, sont rassemblés trois articles qui fournissent un riche matériau comparatif, respectivement sur l’état de la recherche sur la pédagogie de l’enseignement supérieur en France, en Suisse romande et dans des contextes majoritairement anglophones. Dans le premier de ces trois comptes rendus, Noël Adangnikou étudie le contexte universitaire français. En partant d’une définition opérationnelle de ce que l’on peut entendre par pédagogie universitaire en France et en s’appuyant sur une recherche documentaire à partir de la base de données Francis ainsi que sur la consultation de programmes complets de différents colloques, Adangnikou s’interroge sur les principaux axes de recherche qui se sont dégagés. Pour sa part, Nicole Rege Colet montre que malgré l’absence d’un programme assuré par la recherche universitaire en Suisse romande, les centres de soutien à l’enseignement des universités mènent une recherche de terrain de qualité. Malgré ce portrait optimiste, l’auteure conclut que la consolidation de la recherche en pédagogie universitaire passe par un renforcement de la collaboration entre les centres de soutien et les équipes universitaires de recherche. Dans la troisième étude qui compose cette deuxième partie, Louise Langevin, Anne-Marie Grandtner et Louise Ménard ont réalisé une lecture exploratoire presque exhaustive des publications qui ont porté sur les formations conçues pour les professeurs. En plus, les auteures ont repéré puis analysé quelque 48 sites web universitaires, ce qui leur a permis d’élaborer un aperçu de ce qui s’y fait en fonction de la valorisation de l’enseignement, de la variété d’activités et de productions.

La troisième thématique comprend trois textes qui présentent des initiatives de recherches empiriques originales, menées en contexte d’enseignement supérieur. L’article de Léon Harvey et Diane Barras traite des conditions pour qu’il y ait transfert d’apprentissage. Pour cela, les auteurs rapportent une étude sur la validation empirique d’un modèle dans le cadre d’un stage terminal faisant partie du curriculum en techniques de soins infirmiers. Ils mettent particulièrement en évidence l’importance de la construction d’un langage d’action partagé entre les différents milieux institutionnels et professionnels permettant d’interagir avec les environnements physiques et sociaux respectifs. Dans le deuxième texte, Marcelle Hardy et Louise Ménard étudient les effets des stages pour les élèves qui postulent un diplôme d’études professionnelles offert en alternance travail-études. Entre autres constats qui viendraient stimuler l’intérêt pour la recherche sur les effets des stages dans la formation professionnelle, les chercheuses montrent que le milieu de travail ne favorise pas automatiquement l’apprentissage quand il accueille un ou des élèves pendant un mois à quelques reprises au cours de leurs études professionnelles. Le troisième texte qui clôt cette partie porte sur la participation verbale en classe universitaire. Écrit par Anastassis Kozanitis et Roch Chouinard, cet article met particulièrement en évidence les effets directs et indirects des variables d’influence de la participation verbale. Il examine également la valeur prédictive d’un modèle théorique en la matière.