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Introduction

L’objet de cet article [1] est d’étudier quantitativement quelle référence au savoir est faite par des enseignants du primaire préparant, puis réalisant un cours d’éducation civique. Comme le signale Terrisse (2001), l’analyse de cette référence est inévitable lorsqu’on s’intéresse aux faits d’enseignement, car le savoir dont il est question en classe est « déjà là ». Une triple question se pose donc. Où est ce savoir ? Est-il transformé (et comment ?) pendant son passage dans les différentes étapes d’une chaîne allant du savoir savant au savoir enseigné ? Comment mesurer cette éventuelle distance entre les différentes versions d’un même savoir ? Même si de nombreuses réponses ont été apportées à ces questions (voir, notamment, Arsac, Chevallard, Martinand et Tiberghien, 1994 ; Chevallard, 1991), il est difficile d’y répondre, et ce, pour au moins deux raisons. Tout d’abord, ce savoir fait l’objet de traitements multiples (par les auteurs de programmes, de manuels, les enseignants, etc.), tout le long d’une chaîne de transposition, ce qui le rend difficilement reconnaissable. De plus, rendre compte de ce savoir n’est qu’une des multiples tâches de l’enseignant : il doit aussi le faire passer et recourir pour ce faire à différentes méthodes qui ressortissent à d’autres types de compétences ou connaissances (par exemple, la gestion des élèves, de leurs comportements, du matériel). Le fait que différents champs de recherche étudient cette question ajoute encore une nouvelle difficulté, épistémologique, cette fois : le processus de transposition didactique est principalement étudié dans le champ des didactiques des disciplines, alors que les compétences et connaissances non spécifiquement liées au contenu sont étudiées dans celui de la pensée des enseignants (voir, toutefois, Amade-Escot, 2000, pour un rapprochement de ces deux problématiques).

Dans ce texte, l’activité de l’enseignant est décomposée en différentes étapes et, pour chacune d’elles, nous examinons comment l’enseignant fait référence au savoir savant. Cet examen est réalisé par l’intermédiaire de questions ouvertes sur les connaissances que l’enseignant estime avoir mises en oeuvre à chaque étape. De plus, nous avons utilisé une méthode statistique d’analyse factorielle afin de comparer les connaissances exprimées à chacune de ces étapes avec celles de savoirs de référence. Nous commencerons par passer en revue la documentation scientifique sur l’étude de la référence au savoir dans l’enseignement, en nous focalisant sur le processus de transposition didactique et sur un type de connaissances de l’enseignant spécifiquement lié au contenu, la connaissance pédagogique de la matière. Puis, nous présenterons le cadre d’analyse de notre étude, la méthode utilisée, ainsi que ses principaux résultats, dont nous discuterons pour finir.

La transposition didactique, du savoir savant au savoir enseigné

Définition

La première tâche que nous avons étudiée concerne la manière dont les enseignants font passer le savoir tout au long de la chaîne de la transposition didactique, du savoir savant au savoir enseigné. Les travaux déjà consacrés à cette question, d’une part, se focalisent sur le rôle de l’enseignant dans le passage du savoir à enseigner au savoir enseigné, en laissant souvent de côté son rôle dans le passage du savoir savant au savoir à enseigner. D’autre part, les analyses de contenu à propos du passage du savoir concernent surtout la manière dont les manuels font état du savoir savant (la transposition didactique externe). Elles sont de plus réalisées globalement, c’est-à-dire qu’elles ne se réfèrent que rarement à une situation d’enseignement précise, mais plutôt à un contexte plus large (année scolaire, manuels ou programmes d’enseignement). La transposition didactique désigne, selon Chevallard (1991),

le passage du savoir savant au savoir enseigné. Or, c’est à la confrontation de ces deux termes, à la distance qui les sépare par delà ce qui les rapproche et impose de les confronter, que l’on peut le mieux saisir la spécificité du traitement didactique du savoir.

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Ce passage entraîne une transformation, voire, pour certains, une dégradation, même si bien des auteurs considèrent ce passage comme nécessaire, voire inéluctable (Bkouche, 1999 ; Bronckart et Plazaola-Giger, 1998 ; Terrisse et Leziart, 1997). Ce savoir provient en effet de plusieurs communautés (scientifiques, sociales) et sa diffusion dans une nouvelle communauté, éducative cette fois, nécessite une traduction, une transposition avant qu’il soit enseigné. Il est à noter que cette transposition n’est pas vue comme un phénomène psychologique – comme peut l’être, par exemple, le modèle du raisonnement pédagogique de Shulman (1986) –, mais comme un phénomène institutionnel. Comme le souligne Bkouche (1999), une seule description des lieux institutionnels de passage des savoirs ne suffit pas pour en comprendre le processus. Nous allons nous appuyer, pour essayer de rendre compte de ce processus, sur ce que Chevallard (1991) nomme « distance » entre savoirs, à laquelle il fait souvent référence, sans vraiment en donner une définition. Il indique, par exemple, que le savoir enseigné doit être vu par les savants comme suffisamment proche du savoir savant et que le savoir enseigné doit être suffisamment éloigné du savoir des parents d’élèves. Mais cette proximité et cet éloignement ne sont pas définis. Pour aller vers une définition plus précise, deux postulats sont nécessaires, tous deux issus de Bronckart et Plazaola-Giger (1998). D’une part, les savoirs doivent être considérés comme des textes (oraux ou écrits), ce qui est une condition nécessaire de leur accessibilité. D’autre part, on peut poser que le savoir est transmis de texte à texte, et qu’il est donc possible de repérer une filiation, une vection de ce savoir d’un texte à l’autre. Nous nous appuierons sur ces deux postulats (textualisation et vection des savoirs) pour réaliser notre étude empirique. Auparavant, passons en revue quelques autres études de ce type sur le processus de la transposition didactique.

Travaux empiriques sur la transposition didactique

Exposons maintenant quelques travaux sur le processus de transposition didactique dans sa totalité (des savoirs savants aux savoirs enseignés). Tout d’abord, certains travaux se sont attachés à décrire cette transposition d’un point de vue général. Par exemple, dans le domaine de l’enseignement des langues, Bronckart et Plazaola-Giger (1998) ont réalisé des analyses thématiques de textes de référence cités dans des documents scolaires (en français langue maternelle, au secondaire), puis de séances mettant en oeuvre ces mêmes documents. Une première analyse retrace la référence de ces textes dans divers manuels scolaires. Les auteurs montrent, d’une part, que l’emploi de ces textes de référence n’est jamais justifié (argument d’autorité), d’autre part, que cette adhésion non discutée entraîne une grande conformité du savoir enseigné au savoir savant. Une deuxième analyse porte sur les interactions verbales de séances utilisant ces mêmes documents. Sur ce plan, certains problèmes apparaissent. Si, de manière générale, le savoir enseigné ne diffère pas du savoir à enseigner (dans les manuels), l’enseignant observé ne place pas son discours sur le même plan que celui de ses élèves. Ensuite, des décalages entre les planifications et leur mise en oeuvre se produisent, qui font qu’un commentaire de texte est mené à la place de l’analyse des conditions de production des textes étudiés. Cette étude montre que le fait que des savoirs soient textualisés ne rend pas nécessairement évidente la traçabilité de leur vection dans la chaîne de la transposition.

Des analyses plus fines, qui supposent une analyse de contenu, ont été réalisées aux différentes étapes de la transposition didactique, dont le travail de Chatel (1995), en sciences économiques et sociales (voir aussi Grosbois, Ricco, et Sirota, 1992, dans le domaine de la biologie). Ce travail a consisté, tout d’abord, à analyser certains savoirs sur l’économie (à propos des marchés et des prix) prescrits par les instructions officielles et repris par les différents manuels scolaires de 1re SES (sciences économiques et sociales, 5e secondaire). Cette analyse conclut à une interprétation libre des programmes par des auteurs de manuels. Dans une deuxième phase, les planifications et transcriptions de cours ont été analysées sur le plan lexical, afin de rendre compte du passage du savoir à enseigner au savoir enseigné. Cette deuxième analyse montre que les cours se différencient à la fois par l’objet autour duquel ils sont articulés, et par le type d’appréhension qu’ils donnent de cet objet (générique ou située). Elle montre également que la référence à de grands auteurs ne suffit pas à légitimer le contenu de leur cours, et que les enseignants doivent montrer aux élèves la légitimité de leurs choix et de leurs analyses.

Les conclusions des recherches ci-dessus ne s’accordent pas sur certains points. Tout d’abord, la distance entre savoirs savants et savoirs enseignés est parfois faible, chez Bronckart et Plazaola-Giger (1998), ou plus importante, chez Chatel (1995). Ces différences sont attribuables à trois facteurs : le contenu disciplinaire, le type d’analyse effectuée, les caractéristiques des enseignants observés. De plus, les études présentées ici se centrent toutes sur les deux extrêmes d’une chaîne didactique élargie : le savoir savant et l’élève. Le rôle de l’enseignant est beaucoup plus rarement élucidé. Ensuite, même si ces études insistent souvent sur la textualisation du savoir, notamment dans les manuels scolaires, elles ne prennent pas vraiment en compte cette dernière, en décrivant le savoir d’un point de vue conceptuel, abstrait (et donc plutôt du côté du savoir savant), plutôt que textuel. Enfin, même si ces deux études mentionnent le rôle de la planification de l’enseignant dans la transposition didactique, ce rôle reste peu clair. Ainsi, comment expliquer les différences, souvent notées, entre prévu et réalisé ? Sont-elles dues à l’adaptation de l’enseignant à son environnement ? Sont-elles des erreurs ? Centrons-nous maintenant plus particulièrement sur la discipline enseignée pendant les séquences de notre étude, l’éducation civique.

Éducation civique et transposition didactique

Abordons maintenant les spécificités du contenu enseigné dans notre étude, l’éducation civique. À notre connaissance, il existe peu d’études sur le processus de la transposition didactique dans l’enseignement de l’éducation civique à l’école primaire en France (voir, toutefois, Audigier, 1999b ; Basuyau, 1995). Nous pouvons extraire, des textes officiels sur l’enseignement de cette discipline en France, quelques éléments utiles à notre propos. La circulaire du 15 avril 1996 a souligné les trois dimensions principales de l’éducation civique : a) l’éducation aux droits de l’homme et à la citoyenneté par l’acquisition des principes et des valeurs qui fondent et organisent la démocratie et la République, par la connaissance des institutions et des lois, par la compréhension des règles de la vie sociale et politique ; b) l’éducation au sens des responsabilités individuelles et collectives ; c) l’éducation au jugement par l’exercice de l’esprit critique et par la pratique de l’argumentation. La circulaire du 7 juillet 1998 précise que l’éducation civique « ne peut plus se limiter à une simple instruction (présentation des institutions) ou à quelques pratiques élémentaires répondant aux obligations administratives (élections des délégués). Elle doit explicitement prendre en charge l’éducation aux valeurs universelles des droits de l’homme, de la démocratie et de la république ». Dans les instructions officielles, il est affirmé que « [ce] n’est pas une discipline à enseigner en tant que telle, isolément, mais ses principes fondamentaux […] doivent imprégner toutes les activités de l’école » (Ministère de l’Éducation nationale, 1995). Les récents programmes (Collectif, 2002) renforcent le caractère interdisciplinaire de l’éducation civique, en l’inscrivant, de même que la maîtrise du langage, en tant que « domaine transversal ».

On peut faire deux remarques principales sur ces lectures. Tout d’abord, la multiplicité des disciplines universitaires reliées à cet enseignement (sciences politiques, économiques, droit, voire sociologie) rend délicate la référence à des savoirs savants. De plus, ces textes de cadrage se réfèrent beaucoup plus à des pratiques qu’à des savoirs savants (par exemple, en préconisant d’étudier le rôle des statistiques dans la vie sociale). Basuyau (1995) estime que cette autonomie de la discipline enseignée par rapport aux savoirs savants comporte un avantage : elle permet selon lui de mieux comprendre comment se constitue une discipline scolaire. Elle a aussi plusieurs inconvénients, dont le fait que les enseignants qui composent le savoir savant n’ont reçu aucune formation universitaire traitant ce savoir, puisque ce sont, depuis 1985 en France, des professeurs de français ou d’histoire-géographie. Audigier (1999b) précise cette notion de pratiques. Il signale que l’éducation civique transmet des compétences sociales, qu’il va même jusqu’à qualifier de disparates (miscellaneous). Ainsi, le savoir savant de l’éducation civique n’occupe pas une place aussi légitime que dans les disciplines scientifiques évoquées dans la partie précédente. Traiter un événement politique (comme ici celui des élections municipales) s’inscrit dans le droit, qui est surtout, selon Audigier (1999a), une pratique sociale de référence, c’est-à-dire un ensemble d’activités sociales réelles (Martinand, 1989). Ainsi, le cadre que nous allons utiliser ne fait pas état de savoirs savants, mais de pratiques sociales de référence, et nous allons utiliser ce terme plutôt que celui de savoir savant. Après avoir présenté quelques éléments concernant ce processus de transposition didactique, passons maintenant à une autre facette du travail de l’enseignant, celle liée à la manière de faire passer le contenu, la connaissance du contenu pédagogique.

Les connaissances pédagogiques de la matière

Jusqu’à présent, nous nous sommes intéressés au contenu, à travers le processus de transposition didactique, du savoir savant au savoir enseigné. Cette deuxième partie concerne les connaissances de l’enseignant liées au contenu dans l’action d’enseigner, c’est-à-dire l’étude de la part des connaissances de l’enseignant qui lui permettent de traduire, de transformer le savoir à enseigner en savoir enseigné. Autrement dit, étudier ce que Wilson, Shulman et Richert (1987) appellent la connaissance pédagogique de la matière (pedagogical content knowledge), utilisée dans la phase de transformation de leur modèle (figure 1). C’est un type de connaissance que les enseignants expérimentés développent

lorsqu’ils se préparent à enseigner leur contenu ou pendant leur enseignement, [connaissance] qui est enrichie et augmentée par les autres types de connaissance – connaissance de l’élève, connaissance du curriculum, connaissance du contexte, connaissance de la pédagogie.

p. 114

Ce type de connaissance, que Wilson et al. (1987) caractérisent comme « les manières de représenter et de formuler le contenu afin qu’il soit compréhensible aux autres » (p. 114), semble jouer un rôle de pivot entre connaissances du contenu et connaissances du contexte d’enseignement (Malo, 2000). Plus généralement, il nous faut noter que, jusqu’à la fin des années 1980, les chercheurs dans le domaine de la pensée des enseignants se sont peu intéressés aux connaissances que ces derniers peuvent avoir du contenu enseigné, à tel titre que Shulman (1986, voir aussi Wilson et al., 1987) les a appelées le « paradigme manquant ».

Alors qu’on peut déduire des études sur la pensée des enseignants que les enseignants ont, afin de prendre des décisions, une connaissance de leurs élèves, du curriculum, du processus d’apprentissage ; ce que les enseignants savent à propos du contenu et de la manière qu’ils choisissent de le représenter pendant l’enseignement reste peu clair ».

p. 108

Depuis, deux principaux courants de recherche se sont intéressés aux connaissances des enseignants. Le premier a tenté, à la suite de Shulman (1986), de préciser ce que pourrait être une base de connaissances pour l’enseignement (voir Gauthier, 1997). Le second, à la suite de Naveh-Benjamin, McKeachie, Lin et Tucker (1986), s’est plutôt attaché à considérer ce que seraient des connaissances de l’enseignement, d’un point de vue principalement structural (voir Kansanen, Tirri, Meri, Krokfors, Husu et Jyrhama, 2000, pour une recension récente). De nombreuses études, souvent de type « expert-novice », ont comparé dans cette dernière lignée les connaissances des enseignants, et tenté de rendre compte de leur organisation. Deux méthodes principales ont été utilisées à cette fin, des méthodes dites directes comme le tracé de cartes conceptuelles, qui permettent aux sujets d’élaborer eux-mêmes les relations graphiques entre les principales connaissances qu’ils ont d’un domaine ; et les méthodes dites indirectes, comme les entretiens ethnographiques, dans lesquels les enseignants expriment verbalement ces mêmes connaissances, qui sont ensuite analysées de diverses manières (analyses de contenu lexicales ou sémantiques). Pepin (1999) a comparé différents modèles de la connaissance des enseignants, issus de la recherche anglo-saxonne, française et allemande. Elle montre que, d’une part, cette connaissance n’est pas vue comme statique, mais comme un processus issu de l’expérience des enseignants. Cette vue invalide quelque peu les entreprises de type « bases de connaissances pour l’enseignement ». Ensuite, la principale critique qui a été faite à propos des travaux utilisant des cartes de concepts est leur faible validité : le dénombrement des noeuds et liens produits par les enseignants comme autant de concepts est discutable (Kagan, 1990 ; Winitzky et Kauchak, 1995).

Notre étude essaie de pallier les inconvénients de ces deux types de méthodes : elle utilise des méthodes directes (recueil de planifications effectives) et indirectes (verbalisations a posteriori) pour rendre compte de la manière dont des enseignants du primaire font référence au savoir et à leurs connaissances dans leur action.

Analyse statistique de la référence au savoir et aux connaissances dans une séquence d’enseignement en éducation civique

Notre problématique consiste à nous demander, pour peu qu’un savoir ou une connaissance puisse être textualisé, quelle référence est faite à ce savoir d’une étape à l’autre du raisonnement pédagogique. Les recherches, avons-nous vu, utilisent différents critères pour rendre compte d’éventuelles transformations de ce savoir. Certaines réalisent une analyse de contenu, d’autres s’intéressent plus aux différences de forme du savoir (vulgarisation), d’autres, enfin, réalisent une analyse bibliographique des savoirs mentionnés (Oueslati, Magro, Simonneaux et Hemptinne, 2002).

Pour notre part, nous étudions la vection d’un savoir dans d’autres textes en appréciant, au moyen d’une méthode d’analyse statistique nommée analyse de la sémantique latente, la distance entre deux types de connaissances ou de savoirs. Cette méthode permet de rendre quantitativement compte de la proximité de textes d’un point de vue sémantique et rend plus opérationnelle la notion de distance : plus un texte de savoir « passe » (est transposé, est utilisé comme référence) dans un autre qui lui succède dans le processus de raisonnement pédagogique, plus ces deux textes seront sémantiquement proches, car ils sont à propos du même savoir. Il sera donc possible, en comparant successivement deux types de documents, de vérifier la similarité de leur contenu et, par là, la vection du savoir. Précisons tout d’abord le cadre d’analyse utilisé, c’est-à-dire le processus de raisonnement pédagogique.

Processus de raisonnement pédagogique

Nous utilisons le modèle du raisonnement pédagogique de Shulman et ses collègues (Shulman, 1986 ; Wilson et al., 1987) comme cadre d’analyse. La première étape de ce modèle (figure 1) est une phase de compréhension du contenu à enseigner : avant tout, il est nécessaire que l’enseignant ait une connaissance suffisante, en termes de contenu, de ce qu’il va enseigner. La deuxième phase est une phase de transformation, d’adaptation de ce contenu afin qu’il puisse être compris par les élèves ; cette phase se réalise en quatre sous-étapes : a) préparation, qui consiste à revoir, à restructurer ou segmenter le contenu ; b) représentation, où l’enseignant réfléchit à d’autres manières de représenter le contenu, en puisant dans un répertoire d’analogies, de métaphores, d’exemples, d’explications, etc. ; c) sélection, où l’enseignant choisit parmi différents modes d’enseignement, celui qui est le plus approprié au contenu ; d) adaptation, où l’enseignant adapte le contenu aux caractéristiques des élèves. La troisième phase concerne l’enseignement proprement dit. La quatrième phase, qui peut se passer pendant ou après l’enseignement, est l’évaluation, pendant laquelle l’enseignant vérifie que les élèves ont compris. La cinquième phase est la réflexion, pendant laquelle l’enseignant fait le bilan de son expérience, en réfléchissant à ce qui s’est passé pendant son enseignement. Ces étapes sont générales et peuvent s’appliquer quel que soit le contenu enseigné. Nous avons choisi ce modèle car, comme le remarquent certains auteurs (Durand, 1996 ; Malo, 2000 ; Pepin, 1999), il est proche de celui de la transposition didactique exposé ci-dessus : la nécessité de transformer le contenu pour qu’il soit enseignable, celle de le segmenter en parties indépendantes, se retrouvent aussi chez ce dernier. Voici maintenant notre méthode d’analyse.

Figure 1

Modèle du raisonnement pédagogique de Wilson, Shulman et Richert (1987, p. 119)

Modèle du raisonnement pédagogique de Wilson, Shulman et Richert (1987, p. 119)

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Analyse de la sémantique latente

Le principe général de l’analyse de la sémantique latente (latent semantic analysis, ou LSA, Landauer et Dumais, 1997) est de définir statistiquement le sens d’un mot à partir de l’ensemble des contextes (paragraphes, phrases, textes) dans lesquels ce mot apparaît. Par exemple, le mot avion va apparaître souvent conjointement à des mots comme décoller, aile, aéroport et très peu fréquemment à des mots comme sous-bois ou cerises. Cependant, cette information statistique sur le contexte d’un mot (M) n’est pas suffisante pour en définir le sens, puisqu’elle ne dit rien quant aux liens sémantiques avec tous les autres mots n’apparaissant jamais conjointement à M. Il faut pour cela un mécanisme permettant de croiser les informations de co-occurrence propres à chaque mot. Autrement dit, la LSA repose sur la définition suivante : deux mots sont similaires s’ils apparaissent dans des contextes similaires. Deux contextes sont similaires s’ils comportent des mots similaires. Cette récursivité croisée exige un mécanisme particulier, une forme d’analyse factorielle, que nous ne décrirons pas ici.

L’intérêt de l’utilisation de la LSA pour notre recherche est que cette méthode prend en entrée de grands corpus textuels pour en faire un traitement statistique basé sur des cooccurrences lexicales. Les différents mots du corpus sont projetés dans un espace de très grande dimension (300), ce qui autorise leur comparaison et, par sommation des vecteurs des mots, la comparaison de paragraphes. Ainsi, l’entrée de départ est transformée : ce n’est pas le corpus initial (texte littéral) qui fait l’objet de comparaisons, mais des vecteurs représentant des mots ou paragraphes. Landauer et Dumais (1997) ont montré que des comparaisons de ces vecteurs dans un espace de très grande dimension pouvait rendre compte de la manière dont les humains utilisaient des connaissances : d’une part, lorsqu’on est exposé à un texte, on le traite et l’on perd la possibilité de le restituer mot à mot ; d’autre part, deux personnes différentes, exposées à des stimuli différents, peuvent avoir acquis des connaissances proches. Cette méthode autorise des comparaisons de textes fiables du point de vue du savoir qu’ils véhiculent.

Sans décrire les nombreuses études utilisant la LSA, mentionnons toutefois celles concernant de plus près l’appariement de connaissances textuelles et la représentation de connaissances (voir une revue dans Lemaire et Dessus, 2003). Foltz (1996) a montré qu’il était possible, avec la LSA, d’apparier des textes-sources aux textes résumés, produits par des étudiants, avec des performances proches d’évaluateurs humains, enseignants du domaine. Wolfe, Schreiner, Rehder, Laham, Foltz, Kintsch et Landauer (1998) ont montré que la LSA pouvait simuler l’acquisition de connaissances d’étudiants, et proposer optimalement des textes à ces derniers, selon leur niveau de connaissances. Pour notre part (Dessus, 1999), nous avons analysé avec la LSA les résumés de communications aux cinq éditions des Biennales de l’éducation et de la formation. Sans être à proprement parler une transposition didactique, le phénomène que nous avons mis au jour dans cette étude est l’évolution de l’utilisation de mots clés d’une manifestation à l’autre et, par là, une évolution des préoccupations de recherche, analysée à partir d’une textualisation du savoir en éducation. Cette méthode d’analyse nous paraît donc appropriée pour évaluer la distance entre différentes versions d’un même savoir.

Ces quelques résultats montrent l’intérêt d’utiliser la LSA pour notre travail : cette méthode permet de représenter des connaissances issues de textes et de simuler des processus de compréhension et d’inférences à partir de textes. Il sera donc possible que la LSA rende compte de similitudes entre différents textes (savoirs, connaissances exprimées) recueillis dans notre étude, que nous décrivons maintenant.

Sujets et procédure

Huit instituteurs (dont trois hommes) expérimentés de cycle 3 (4e et 5e primaire) ont réalisé le travail suivant. Une observation (de 45 minutes à 1 heure) avant enseignement a été réalisée individuellement par le même expérimentateur. Durant cette observation, la tâche des sujets était de préparer une séquence d’éducation civique sur les élections municipales (comprenant environ quatre séances), à l’aide de différents documents représentant le contenu à enseigner (programmes d’enseignement, manuels scolaires, etc.). Pour réaliser cette tâche, les sujets pouvaient consulter exclusivement les six documents suivants (voir en annexe 1 une description succincte de ces documents). Les documents 1 et 2 sont des extraits d’articles de l’encyclopédie Encarta Deluxe 1999 (Microsoft) sur les élections et les différents modes de scrutin organisés en France ; ils représentent les savoirs sur les pratiques de référence. Les documents 3 à 5 représentent différentes formes du savoir à enseigner ; ils contiennent d’une part les programmes d’enseignement (document 3), qui définissent, sans le décrire in texto, le savoir à enseigner ; d’autre part, diverses descriptions du savoir à enseigner, issues de photocopies de manuels, à usage des enseignants (document 4) ou des élèves (document 5). Enfin, le dernier document (document 6), n’est pas non plus une description in texto de savoir à enseigner, mais une photocopie d’une fiche d’exercice à l’usage des élèves.

Une fois que les séances ont été réalisées – aucune observation des séances n’a été faite –, le même expérimentateur a mené avec chaque sujet, toujours individuellement, un entretien semi-directif d’environ une heure dans lequel une évaluation des séances était faite, en se focalisant tout d’abord sur les différences entre « prévu » et « réalisé », et ensuite sur une réflexion sur les connaissances pédagogiques de la matière censées avoir été utilisées pendant la préparation et l’enseignement (voir annexe 2, la grille d’entretien suivie). Les différentes traces de l’activité sont recueillies en direct par l’expérimentateur, à la fois par audio (pour une transcription fidèle) et par logiciel de traitement de textes (afin que les sujets puissent réviser leur production). Dans la suite de ce texte, ces différents documents ou traces seront évoqués en tant que documents et respectivement nommés « savoirs [de référence] », « planification », « évaluation » et « réflexion ».

Traitement des données

La structure globale des comparaisons faites par la LSA est la suivante (figure 2, les traits sans flèche) ; les activités représentées dans des boîtes à coins arrondis ne sont pas observées. Rappelons que plus la similarité de deux types de documents sera importante (au-dessus d’un seuil qu’il nous faudra spécifier), plus ces deux documents seront deux variantes proches du même texte, ou plus le savoir du texte en amont aura fait l’objet d’une transposition. Mais si ces valeurs de proximité sont trop basses (sous le seuil dont nous venons de parler), il ne sera pas possible d’affirmer l’existence d’une transformation ou d’une transposition : les sujets enseignants peuvent en effet utiliser d’autres connaissances que celles proposées dans les documents de référence. Les traitements que nous allons effectuer sur les différents corpus recueillis sont les suivants.

Figure 2

Cadre général de l’analyse du corpus (d’après Wilson, Shulman et Richert, 1987)

Cadre général de l’analyse du corpus (d’après Wilson, Shulman et Richert, 1987)

Chaque trait signale une comparaison sémantique entre deux documents, réalisée par la LSA.

Les activités en boîtes à coins arrondis ne sont pas observées.

Légende : CPM, connaissance pédagogique de la matière

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D’abord, nous déterminerons la part du savoir qui est transformé, ou transposé, dans les différentes étapes du processus de raisonnement pédagogique. Les savoirs vont d’une part être comparés aux planifications et aux réflexions afin de rendre compte du processus de transposition didactique et, d’autre part, aux évaluations pour rendre compte de leur place au sein de la connaissance pédagogique de la matière. Cela permettra de répondre respectivement aux questions suivantes : Quel est le savoir à traiter ? Comment est-il transposé ? Comment ce savoir est-il traité ? Ensuite, nous examinerons les proximités relatives des différents documents recueillis. Nous faisons l’hypothèse que les planifications et les réflexions entretiennent une grande proximité entre elles, puisque se référant toutes deux à l’action de l’enseignant. De plus, nous prédisons que la proximité de deux documents sera proportionnelle à leur distance au sein de la chaîne du raisonnement pédagogique. Pour terminer, nous observerons d’éventuelles différences interindividuelles selon les points déjà mentionnés.

La faible taille du corpus de notre étude (environ 200 ko) rend son traitement difficile par la LSA. En effet, cette taille rend les associations entre mots peu valides, puisqu’il n’existe, statistiquement, que peu d’occurrences de chaque mot du domaine. C’est pourquoi nous avons ajouté un corpus du domaine de 1 Mo, textes de résumés de communications à l’édition 2000 des Biennales de l’éducation et de la formation. Ce corpus est censé ajouter des connaissances dans le domaine de l’éducation, c’est-à-dire à quoi sont le plus souvent associés des mots comme élève, enseignant, apprentissage, etc. Pour autant, ces textes ajoutés ne sont jamais comparés directement aux différents textes et entretiens de notre étude. Toutes proportions gardées, ils jouent le rôle de connaissances du domaine que possède tout enseignant.

Toutefois, nous devrons vérifier que la valeur moyenne de similarité entre les différents documents de notre étude est bien supérieure à la valeur moyenne de similarité entre chaque document de notre étude et les textes du corpus de référence (Biennale). Ce contrôle permet de s’assurer que la LSA permet de discriminer le savoir dont il est question dans les différents documents, du savoir, nécessairement différent bien que du même domaine, contenu dans le corpus de la Biennale.

Résultats

La moyenne des valeurs de similarité sémantique (variant dans l’absolu entre - 1 et 1) entre le corpus de notre étude et ceux du corpus de la Biennale est de 0,08 (σ = 0,06), ce qui est une valeur bien inférieure aux valeurs des similarités interdocuments utilisés ou produits dans notre étude (0,43 ; σ = 0,21). Ainsi, la LSA peut discriminer les deux corpus. Avant de décrire les résultats selon les trois points exposés ci-dessus, il est nécessaire de déterminer une valeur de proximité moyenne, qui servira de valeur de seuil entre deux documents que nous considérerons comme significative. Seront ainsi arbitrairement considérées comme significatives les proximités interdocuments supérieures à deux écarts types au-dessus de la moyenne générale de proximité interdocuments (0,08, ce qui donne une valeur de seuil de 0,20). Cette précaution est rendue nécessaire par le fait que notre méthode ne permet de rendre compte que de proximité sémantiques relatives. Ainsi, on ne peut dire, dans l’absolu, que tel document est sémantiquement très éloigné de tel autre, mais qu’il l’est, compte tenu de la proximité moyenne interdocuments.

Analysons maintenant plus précisément la transposition de chaque document « savoirs » (tableau 1). On peut remarquer que seuls deux documents de savoir in texto « passent » (documents 4 et 5), et ce, seulement dans les planifications et les évaluations (ces dernières, pour le document 4 seulement). Ce résultat indique que les sujets ne font référence qu’aux savoirs à enseigner qui leur ont été proposés. En revanche, nous ne pouvons nous prononcer quant aux savoirs sur les pratiques de référence, les programmes ou la fiche pour l’élève : la faible valeur de proximité peut être l’indice d’une absence de référence ou de l’utilisation d’autres connaissances.

La proximité moyenne des documents « savoirs » avec les réflexions (ce qui traduirait une présence du contenu dans les connaissances pédagogiques de la matière) est très basse (0,10 en moyenne), bien que, là aussi, les valeurs maximales se retrouvent à propos des savoirs à enseigner (tableau 1). On ne peut donc affirmer que les sujets, lorsqu’ils réfléchissent a posteriori sur leurs connaissances utilisées dans l’action, font état du contenu tel qu’il est spécifié dans les documents « savoirs ». Ce résultat, ainsi que celui faisant état d’une grande proximité des planifications et évaluations avec les réflexions, montre que les sujets privilégient moins le savoir à enseigner que la manière de le faire passer.

Tableau 1

Valeurs moyennes des proximités sémantiques, calculées par la LSA, entre les différents savoirs et les productions des sujets

Valeurs moyennes des proximités sémantiques, calculées par la LSA, entre les différents savoirs et les productions des sujets

Note : En gras, les valeurs supérieures au seuil de signification (0,20)

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Notre première hypothèse est bien validée (tableau 2) : la plus grande proximité (0,65) est bien entre les planifications et les réflexions, ce qui montre que ces deux types de documents sont bien à propos du même objet : l’enseignement. Cela montre que les réflexions postactivité des sujets entretiennent une grande proximité de contenu (des connaissances communes) avec les planifications. Il est probable que cela soit attribuable au fait que ces connaissances communes soient à propos de la manière de faire passer le contenu en classe. Le tableau 1 signale aussi les valeurs de proximités entre chaque document « savoir » fourni aux sujets et les productions de ces derniers, tous sujets confondus. Nous constatons que notre seconde hypothèse est validée : l’allure générale des valeurs de proximité entre les différents types de savoirs et chacune des productions des sujets sont décroissantes quand leur propre distance au sein de la chaîne du raisonnement pédagogique croît. Toutefois, il convient de modérer ce résultat, car très peu de valeurs sont supérieures au seuil fixé.

La dernière ligne du tableau 2 ci-dessous a permis de réaliser la figure 3, qui est une vue générale de la manière dont les sujets ont pu utiliser le savoir ou leurs connaissances d’une étape à l’autre du raisonnement pédagogique.

Figure 3

Valeurs moyennes, tous sujets confondus, des proximités sémantiques entre les différents documents du corpus traité

Valeurs moyennes, tous sujets confondus, des proximités sémantiques entre les différents documents du corpus traité

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Tableau 2

Valeurs moyennes des proximités sémantiques, calculées par la LSA, entre les différents types de documents et productions, sujet par sujet

Valeurs moyennes des proximités sémantiques, calculées par la LSA, entre les différents types de documents et productions, sujet par sujet

Note : En gras, les valeurs supérieures au seuil de signification (0,20)

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Commençons par ce qui a trait à la transposition didactique. Aucune valeur moyenne de proximité entre savoirs et documents produits par les sujets n’excède la valeur de seuil fixée (voir les trois premières colonnes du tableau 2). Là aussi, même si la valeur de proximité décroît selon la position des documents produits dans la chaîne de la transposition, on ne peut conclure quant à un passage significatif du savoir d’une étape à l’autre du raisonnement pédagogique. Nous avons représenté graphiquement les différentes valeurs, proportionnellement au seuil de signification (0,20), les liens non significatifs étant représentés par les traits fins.

Toujours à partir du tableau 2, nous avons classé les sujets selon leur manière de transformer les différents types de savoir ou connaissances dans leur activité. Schématiquement, on peut distinguer trois catégories de sujets. La première comprend deux sujets (sujets 5 et 7), pour lesquels les valeurs de proximités entre savoirs et planifications sont importantes. Cela peut signifier qu’ils transposent le savoir contenu dans les savoirs proposés – sans toutefois que ce savoir se retrouve dans les autres productions a posteriori. Autrement dit, ce sont les sujets qui respectent le plus scrupuleusement le texte du savoir proposé dans les documents (y font le plus référence). La deuxième catégorie de sujets est la plus importante en nombre (sujets 1, 2, 3, 4 et 8), elle se caractérise par une transformation de savoir et connaissances beaucoup plus grande. Comme précédemment, les évaluations sont très proches des planifications. Il est aussi intéressant de noter que les réflexions de ces sujets reprennent une part significative de leurs évaluations. De plus, la valeur de proximité entre planification et évaluation est un peu moins importante que chez les deux sujets précédents. Comme il a été noté plus haut, cette absence de passage du savoir des documents aux productions des sujets signifie seulement qu’ils n’ont pas repris suffisamment le texte, cela ne signifie pas pour autant qu’ils n’ont pas utilisé d’autres savoirs, tout aussi pertinents pour leur action. Enfin, le retour réflexif des connaissances sur la planification est du même ordre que pour les sujets de la catégorie ci- dessus. La dernière catégorie de sujets n’en comprend qu’un, le sujet 6. Les seules valeurs de proximité significatives le concernant sont celles de planification-évaluation et d’évaluation-réflexions.

Discussion

Nous nous sommes intéressés à représenter quantitativement la manière dont des enseignants font référence à des éléments du savoir et leurs connaissances pour planifier et parler de leur enseignement. Cette étude est basée sur un postulat : on peut analyser le texte du savoir par un traitement statistique qui permet de rendre compte de sa vection (son utilisation) à diverses phases de l’enseignement. Dans ce cadre, cette étude comporte deux particularités : a) l’utilisation d’une méthode d’analyse sémantique de grands corpus textuels, qui autorise une comparaison terme à terme des textes relatifs aux différents savoirs et connaissances utilisés pour l’enseignement ; b) la prise en compte individuelle et circonscrite du rôle de l’enseignant dans la transformation des savoirs et connaissances. Notre méthode s’est révélée appropriée pour rendre compte de telles transformations puisque, généralement, les valeurs de proximité entre deux types de documents décroissent quand leur distance croît au sein de la chaîne du raisonnement pédagogique.

Ensuite, nous avons posé que l’enseignant faisait référence à un savoir ou des connaissances, d’une étape à l’autre du raisonnement pédagogique, si deux éléments du corpus recueilli étaient sémantiquement proches. Les résultats montrent que le processus de la transposition didactique concerne exclusivement les savoirs in texto (documents 4 et 5), et ce, seulement dans les planifications. Les autres formulations des savoirs (programmes, fiches d’exercices) ne sont pas présentes dans les étapes du raisonnement pédagogique. De plus, nous avons montré que la référence au savoir dans l’explicitation des connaissances pédagogiques de la matière est encore plus restreinte. Tout se passe donc comme si l’enseignant s’intéressait au savoir à enseigner uniquement dans la phase de planification, préférant se consacrer, par exemple, à la manière de le faire passer dans la suite des phases du raisonnement pédagogique. Enfin, nous avons mis au jour des différences interindividuelles : seuls deux sujets paraissent se référer, de manière significative, au savoir à enseigner.

Il est encore trop tôt pour rendre compte de l’incidence épistémologique de la rencontre des deux champs de recherche que nous avons évoqués : la didactique et la pensée des enseignants. D’abord parce que ces résultats nécessitent d’être repris, de la manière que nous évoquons ci-dessous. Ensuite parce que les approches croisées relatives à ces deux champs sont rares. La prise en compte du travail de l’enseignant d’un point de vue didactique est encore rare dans les recherches (voir, toutefois, Robert, 2001). D’après Perrin-Glorian (2002), cela peut être lié à au moins deux raisons. D’une part, les chercheurs en didactique, notamment des mathématiques, sont également des enseignants, et il leur est difficile de se placer comme objet d’étude. D’autre part, ces recherches ont été réalisées en lien avec les réformes de l’enseignement ; de ce fait, elles ont surtout concerné le savoir et le rapport des élèves à ce savoir. Passons à l’autre croisement possible. La prise en compte du savoir dans les recherches sur la pensée des enseignants ne se fait d’une part guère qu’à travers l’étude de la connaissance pédagogique de la matière. D’autre part, le fait que la recherche sur la pensée des enseignants soit cloisonnée en trois programmes de recherche distincts (étude de la préactivité, de l’interactivité, de la postactivité) a pu empêcher des travaux visant à étudier la référence au savoir tout au long de la chaîne du raisonnement pédagogique.

Une prochaine étude pourra reprendre cette méthode dans une discipline où des savoirs savants – et non plus les savoirs de référence – sont en jeu. On peut ainsi supposer que, dans notre étude, c’est le fait que l’éducation civique à l’école primaire ne s’appuie que sur des savoirs de référence qui cause une telle rupture entre les savoirs et les différentes productions des sujets. Il serait intéressant aussi d’utiliser notre méthode d’analyse pour rendre compte, cette fois plus en amont dans la chaîne de la transposition didactique, de la manière dont le savoir savant est transposé dans les manuels (transposition didactique externe). Enfin, il sera nécessaire d’inclure une observation in situ de l’activité des enseignants et de leurs élèves, afin de prendre en compte le savoir réellement enseigné et appris.