Corps de l’article

Introduction

Dès le début de leur scolarisation, certains enfants affichent déjà des comportements difficilement compatibles avec leur rôle d’élèves-apprenants. Ils manifestent différentes conduites qui diminuent leur disponibilité à l’apprentissage et augmentent le risque de vivre des difficultés scolaires. Alors que certains d’entre eux éprouvent des difficultés d’attention et de concentration, et donc une tendance à agir sans réfléchir et sans anticiper les conséquences de leurs actions, d’autres affichent une propension à attribuer des intentions hostiles à autrui et à réagir en conséquence, un faible raisonnement moral et des difficultés à contrôler leurs émotions négatives (Desbiens, 2003). Identifiés comme élèves à risque en raison de leurs comportements difficiles, ces jeunes présentent un défi de taille pour le milieu scolaire, puisqu’ils sont susceptibles d’éprouver des difficultés importantes sur le plan de leur apprentissage, de leur intégration sociale à l’école et, ultérieurement, dans la communauté (Hill et Maughan, 2001).

Bien que l’étiologie des problèmes de comportement mette en cause plusieurs facteurs de risque individuels, familiaux et sociaux qui interagissent au fil du développement (Desbiens, Gagné et Houle, 2005), les connaissances actuelles permettent de formuler un certain nombre d’hypothèses à propos du développement, du maintien et de l’aggravation des troubles de comportement. Plusieurs études indiquent notamment que le nombre de jeunes qui affichent des troubles du comportement est plus élevé dans les écoles situées dans les milieux défavorisés. Certes, cela n’exclut pas le fait qu’on retrouve également des jeunes qui présentent des difficultés comportementales dans les écoles de milieux mieux nantis. Néanmoins, ce constat nous incite à examiner de plus près la relation entre la pauvreté et les troubles de comportement. À cet égard, nous émettons l’hypothèse que les enfants de milieux défavorisés seraient plus à risque de subir certaines pratiques parentales défavorables à la maison, telles que la négligence et la violence. Nous tenterons donc d’identifier les apprentissages que ces enfants effectueraient à travers ces expériences familiales défavorables, ce qui nous permettra de mieux mettre en contexte les comportements problématiques qu’ils adoptent éventuellement en milieu scolaire. Pour ce faire, nous nous référerons à l’approche sociocognitive. Bien que d’autres perspectives théoriques soient également pertinentes pour étudier la relation entre ces phénomènes, cette dernière apporte un éclairage intéressant, puisqu’elle permet de bien comprendre comment l’enfant apprend différents comportements à travers ses interactions avec les autres, notamment avec ses parents.

En somme, l’objectif de cette recension des écrits est de documenter l’interaction entre ces phénomènes, soit l’effet médiateur des pratiques parentales négligentes et violentes entre la pauvreté et les troubles du comportement, et ce, au regard de l’approche sociocognitive. Pour ce faire, les sources préliminaires CurrentContents, Eric, Psychinfo, Francis et Repère ont été consultées. Afin de maximiser cette recension, nous avons considéré également certaines études québécoises. Nous avons tenu compte des informations publiées en anglais et en français. Les informations récentes ont été privilégiées, mais nous avons aussi pris en compte certains écrits classiques rédigés avant les années 1990. Pour être sélectionnés, les écrits devaient aborder l’un ou l’autre de ces aspects : les enfants et les adolescents de milieux défavorisés, maltraités ou ayant des troubles du comportement. Nous avons favorisé les articles qui prenaient en compte plus d’une de ces variables à la fois. À cette étape, nous avons retenu les écrits adhérant au cadre théorique de l’approche sociocognitive. Pour répertorier les informations, ce sont les descripteurs présentés à la figure 1 en annexe qui ont été utilisés, de même que leur équivalent français.

La pauvreté, facteur de risque ?

De nos jours, la pauvreté ne se réduit pas uniquement au manque de revenus et à la non-satisfaction des besoins matériels. Elle exprime aussi la marginalisation et la non-participation de la famille à la vie collective (Mangenot, 1999 ; Ramonet, 1988). On observe ainsi la pauvreté des familles en fonction de plusieurs indicateurs, tels que le faible revenu, la structure familiale monoparentale, le jeune âge de la mère lors de la naissance du premier enfant, de même que la non-diplômation et le non-emploi des parents. Ces indicateurs reflètent à la fois la réalité économique et sociale de la pauvreté (Comité de gestion de la taxe scolaire de l’île de Montréal, 2003 ; Gosselin, Lanctôt et Paquette, 2000). Il existe un certain consensus sur le caractère délétère de la pauvreté (Deniger et Roy, 2005) et sur son impact dans la trajectoire de développement des enfants. Bien sûr, les conduites agressives peuvent aussi se manifester chez des jeunes en provenance de milieux au statut socioéconomique élevé. Il ressort néanmoins des écrits que les jeunes de milieux défavorisés y sont davantage à risque. Par exemple, sur la base d’un suivi longitudinal de garçons de la maternelle jusqu’à l’adolescence, Haapasalo et Tremblay (1994) rapportent que plus les indicateurs d’adversité sont présents chez l’enfant à la maternelle (faible éducation et faible statut d’emploi des parents, jeune âge de la mère à la naissance du premier enfant et structure familiale non intacte), plus le jeune risque de manifester de l’agressivité de manière stable dans le temps (mesurée en termes de bagarres à l’école), ce qui suppose l’effet additif des conditions de pauvreté. Dodge, Lochman, Harnish, Bates et Pettit (1997) ont mené une étude auprès d’enfants qu’ils ont suivis de la maternelle jusqu’à la troisième année. Cette étude révèle que ceux qui présentent de l’agressivité réactive et proactive se distinguent, sur le plan du statut socioéconomique, de ceux qui ne présentent pas d’agressivité, statut étant significativement plus faible. Une étude menée auprès d’enfants de huit, neuf et dix ans par Bolger, Patterson, Thompson et Kupersmidt (1995) montre que les plus grands problèmes d’ajustement en milieu scolaire se présentent d’abord chez les enfants qui proviennent de milieux dont la pauvreté est persistante, suivis des enfants dont la pauvreté du milieu est intermittente. Cela se manifeste par davantage de troubles du comportement extériorisés et intériorisés, une plus grande impopularité auprès des pairs et une plus faible estime de soi. Les enfants qui ont le moins de problèmes d’ajustement sont ceux qui ne vivent pas la pauvreté. De leur côté, Sampson et Laub (1994) se sont intéressés aux processus par lesquels la pauvreté de la famille risque de conduire à la délinquance. Or, ces auteurs remarquent que les effets de la pauvreté sur la délinquance sont éliminés quand la discipline et la supervision parentales sont contrôlées. Ainsi, les familles défavorisées, caractérisées par la cohérence, la constance, l’amour, peu de punitions, une supervision efficace et une proximité émotionnelle, semblent surmonter les conditions économiques désavantageuses et susciter un faible risque de délinquance pour l’adolescent. Dans cette perspective, il semble que ce ne serait pas tant la pauvreté que les pratiques parentales qui affecteraient le développement de conduites délinquantes chez les jeunes.

Les conditions socioéconomiques difficiles sont souvent associées à des facteurs de stress plus nombreux pour les familles et à des situations sociales plus pénibles, marquées par l’isolement et le manque de soutien. Ces facteurs agissent sur le climat familial et affectent la qualité des relations entre les parents et les enfants, créant ainsi plus d’instabilité et de vulnérabilité dans ces familles (Gagné, Desbiens et Blouin, 2004). Bien que la maltraitance ne soit pas exclusivement associée aux milieux défavorisés, l’étude de Seldack et Broadhurst (1996) montre que les enfants de milieux défavorisés sont quarante-quatre fois plus susceptibles d’être négligés et seize fois plus susceptibles de subir la violence physique, comparativement aux enfants de milieux favorisés. Pour sa part, l’étude de Sullivan et Knuston (2000) indique qu’il existe une différence entre le statut socioéconomique du voisinage des enfants maltraités et celui des enfants non maltraités, le premier étant significativement plus faible. Enfin, l’étude menée par Sampson et Laub (1994) suggère que la pauvreté est associée à l’utilisation de pratiques parentales dures et punitives et à une supervision des enfants significativement moins efficace.

Or, la négligence et la violence seraient à leur tour d’importants facteurs de risque de troubles du comportement. On estime qu’environ 10 % des jeunes de la population générale affichent des difficultés comportementales (Coie et Dodge, 1998), alors que ce taux s’élève à 26 % chez les enfants négligés et à 39 % chez les jeunes ayant été victimes de violence (Trocmé et Wolfe, 2001). L’étude de Sullivan et Knuston (2000) révèle que parmi les enfants maltraités, 37,40 % d’entre eux présentent des problèmes du comportement. La probabilité qu’un enfant agressif ait été abusé physiquement serait de deux et demie à trois fois plus élevée que chez les jeunes non agressifs (Dodge et collab., 1997). Les risques d’occurrence des troubles de comportement sont particulièrement élevés lorsque plusieurs formes de mauvais traitements se juxtaposent l’une à l’autre au fil du développement ou lorsque les mauvais traitements s’inscrivent dans des trajectoires d’expériences répétées (Higgins et McCabe, 2000). Or, cette juxtaposition est fréquente chez les jeunes qui proviennent de milieux familiaux et sociaux plus détériorés (Gagné, Desbiens et Blouin, 2004).

Les relations parent-enfant, facteur d’apprentissage de conduites agressives ?

Il semble que l’interaction parent-enfant constitue un phénomène central dans l’étiologie des comportements antisociaux (Patterson, DeBaryshe et Ramsey, 1989). Selon l’approche sociocognitive, l’enfant encode les stimuli sociaux qu’il rencontre au cours de ses interactions avec autrui et s’en fait des représentations. Chaque fois qu’il est en présence d’un nouveau stimulus, l’enfant procède à une série de traitements de l’information de cette nature qui mènera à la production d’une réponse comportementale. Cette réponse qu’il manifeste est liée aux informations qu’il a précédemment encodées sur le sujet. Il s’agit d’un processus puissant et automatique (Coie et Dodge, 1998). Les modèles d’émotions vécus de manière récurrente à travers le temps contribuent ainsi au développement de tendances sociales-cognitives particulières (Schultz, Hopkins et Shaw, 2003). Les expériences vécues tôt dans la famille et les capacités dont la base est biologique (mémoire et fonction neurale) interagissent et mènent au développement des connaissances et émotions que l’enfant a de lui et des autres (Dodge, 1993). Appelées schémas, ces structures de connaissances sont des mémoires des expériences passées, des attentes à propos des événements futurs et des interactions, de même que des évaluations de soi et des autres (Price et Landsverk, 1998). Ce sont ces schémas qui permettent de guider et d’organiser la façon dont les informations sociales seront traitées. Le processus de traitement de l’information sociale est le mécanisme qui guide les comportements sociaux (Crick et Dodge, 1994 ; Price et Landsverk, 1998). Selon le modèle du traitement de l’information sociale, les principales étapes impliquées dans ce processus sont : 1) l’attention sélective sur les indices sociaux et leur encodage ; 2) l’interprétation de ces indices afin de leur donner du sens ; 3) l’établissement d’un but social ; 4) l’accès aux diverses réponses comportementales dans la mémoire ; 5) l’évaluation de celles-ci en fonction des conséquences anticipées et de leur acceptabilité ; et enfin, 6) l’actualisation de la réponse sélectionnée en un comportement. Selon les différents contextes, ces processus se produisent séquentiellement ou simultanément. De plus, ils peuvent être activés lors d’une réflexion consciente ou par un automatisme inconscient. Chose certaine, ces processus influencent le comportement qu’adoptera l’individu (Crick et Dodge, 1994).

Selon Crick et Dodge (1994), les schémas caractérisés par des représentations positives de soi, des autres et des relations facilitent un processus de traitement de l’information sociale non biaisé, précis et compétent. Inversement, s’ils reflètent des vues négatives de soi, des autres et des relations, les schémas influencent alors le processus de traitement de l’information sociale, au point de produire des réponses inadaptées. Dans cette perspective, les expériences familiales seraient à l’origine des schémas interiorisés qui agissent dans les processus de traitement de l’information sociale de l’enfant et qui influenceraient ses capacités à interagir de façon socialement acceptable ou non. Ainsi, les enfants qui proviennent de milieu familial dont les pratiques parentales sont négligentes ou violentes pourraient être plus à risque de manifester des conduites inappropriées, voire agressives.

Effets de la négligence en milieu familial sur les conduites agressives

La négligence est le motif le plus courant d’enquête et de protection de la part des services de protection de l’enfance au Canada et au Québec, alors que la violence physique vient en second lieu (Trocmé et Wolfe, 2001 ; Association des centres jeunesse du Québec, 2002 ; Tourigny, Mayer, Wright, Lavergne, Trocmé, Hélie, Bouchard, Chamberland, Cloutier, Jacob, Boucher et Larrivée, 2002). Au Québec, les cas de protection concernent des enfants ou des jeunes sévèrement négligés dans 51 % des cas, de victimes de mauvais traitements physiques dans 9 % des cas, d’abus sexuel dans 6 % des cas, d’enfants abandonnés dans 2 % des cas et de jeunes qui manifestent des troubles du comportement dans 32 % des cas (Association des centres jeunesse du Québec, 2002). Il faut toutefois mentionner que les différents types de maltraitance coexistent souvent chez un même enfant. Par exemple, près du tiers des signalements retenus pour évaluation par la Direction de la protection de la jeunesse du Québec impliquent plus d’une problématique à la fois (Association des centres jeunesse du Québec, 2002 ; Tourigny et coll., 2002 ; Trocmé et Wolfe, 2001).

Les pratiques parentales négligentes se manifestent, entre autres, par l’omission de répondre adéquatement aux besoins psychologiques et affectifs de l’enfant en lui manifestant de l’amour, des encouragements, du soutien et en renforçant son sentiment d’appartenance à la famille. Il peut aussi s’agir de lacunes dans la satisfaction de ses besoins physiques, incluant le fait de nourrir, d’abriter, de superviser et de veiller à la santé et la sécurité de l’enfant (Bernstein, Ahluvalia, Pogge et Handelsman, 1997). Cette négligence peut entraver plusieurs apprentissages qu’il est appelé à réaliser. Le contrôle de la colère et la tolérance à la frustration, par exemple, font partie du nombre des comportements que l’enfant doit acquérir au cours de son développement. Ces comportements découlent des processus liés à l’inhibition des impulsions, lesquels s’apprennent par les processus de socialisation (Loeber et Hay, 1997 ; Sobsey, 2002). Or, les parents négligents fourniraient un contrôle externe limité à l’enfant, ce qui n’encouragerait pas l’apprentissage de la régulation interne chez lui. L’enfant négligé serait donc plus susceptible de présenter des difficultés dans sa capacité d’inhiber les mauvais comportements (Koenig, Cicchetti et Rogosch, 2004). Les troubles du comportement sont d’ailleurs associés à la faiblesse des fonctions exécutives d’autocontrôle, notamment la capacité d’attention et de concentration, le raisonnement abstrait et la formation de concept, la formulation de buts, l’anticipation et la planification. Les fonctions exécutives d’autocontrôle réfèrent également à la programmation de séquences de comportements, l’auto-supervision, la conscience de soi et l’inhibition (Moffitt, 1993). Or, cette faiblesse des fonctions exécutives, qui interfère avec la capacité de contrôler son propre comportement, augmenterait le risque que l’enfant manifeste des conduites agressives de nature réactive (Atkins, Stoff, Osborne et Brown, 1993). Les agressions réactives surviennent à la suite d’une provocation ou d’un blocage dans la poursuite d’un objectif. Elles seraient essentiellement des réponses à la frustration et s’exprimeraient par la rage, la colère, les crises et la vengeance hostile (Coie et Dodge, 1998 ; Price et Dodge, 1989).

D’autre part, selon Olweus (1994), une attitude émotionnelle négative des parents, caractérisée par un manque de chaleur et d’engagement, augmenterait également le risque que l’enfant se montre hostile et agressif envers les autres et qu’il manifeste de l’agressivité de nature proactive, par des tentatives de domination à l’égard des autres. Des études recensées par Dunn (2001) suggèrent que l’être humain connaîtrait son maximum d’agressivité vers l’âge de deux ans, et que celle-ci déclinerait généralement par la suite grâce, en partie, au développement du langage et aux efforts des parents pour réguler ce type de conduite chez leur enfant. Cependant, la permissivité face aux comportements agressifs de l’enfant favoriserait le maintien et l’aggravation de telles conduites. En effet, si le parent n’intervient pas et tolère les comportements agressifs de l’enfant, sans placer de limites claires au sujet des comportements à adopter à l’égard des pairs, de la fratrie et des adultes, l’enfant obtient bien souvent le résultat qu’il escomptait, ce qui renforce le comportement agressif, qui risque alors d’augmenter (Olweus, 1994). En somme, la négligence de l’enfant par son milieu familial aurait un impact négatif sur le développement de son contrôle de soi, ce qui serait propice aux manifestations d’agressivité de nature réactive et proactive.

La négligence se manifeste aussi par de faibles interactions familiales et une faible stimulation intellectuelle de l’enfant (Gauthier, Stollack, Messé et Aronoff, 1996). En omettant de fournir à l’enfant la stimulation nécessaire en temps requis, l’environnement familial pourrait entraver les possibilités d’établissement de connexions synaptiques durant le développement du cerveau de l’enfant. En conséquence, il arrive que la négligence affecte le développement d’habiletés et génère des déficits sur le plan cognitif (Glaser, 2000). Or, selon certaines études, les troubles du comportement seraient associés à un faible quotient intellectuel (Moffitt, 1993 ; Frick, 1998). Compte tenu de possibles lacunes d’ordre cognitif, ces enfants pourraient éprouver de la difficulté à trouver une solution non agressive à un dilemme ou à des situations sociales ambiguës ou agressantes, et arriveraient difficilement à générer diverses solutions. Dans ces contextes, ils pourraient avoir tendance à réagir plus agressivement (Frick, 1998 ; Weiss, Dodge, Bates et Pettit, 1992). En outre, ces jeunes peuvent réagir impulsivement, sans envisager diverses solutions. Comme les réponses agressives sont davantage accessibles dans leur mémoire, ils sont plus susceptibles d’utiliser l’agression réactive pour résoudre un problème (Coie et Dodge, 1998 ; Dodge et collab. 1997). Par ailleurs, les déficits au niveau du quotient intellectuel peuvent aussi affecter le développement du langage et ainsi réduire le répertoire de réponses comportementales de l’enfant (Moffitt et Lynam, 1994). D’ailleurs, on constate que les retards dans le développement du vocabulaire sont plus fréquents chez les enfants de familles à faible revenu comparativement aux familles à revenu élevé (soit dans une proportion d’environ 35 % contre 8 % : Ross et Roberts, 1999) et dans les familles négligentes (Katz, 1992). Selon Lynam et Henry (2001), la mémoire verbale et le raisonnement verbal abstrait sont des habiletés essentielles au développement de l’autocontrôle. En effet, le langage humain représente un médium de raisonnement et d’abstraction, et joue un rôle dans les processus prosociaux, tels que l’anticipation de la gratification, et des conséquences. Comme les habiletés verbales déficitaires sont également susceptibles de limiter la capacité de décoder clairement les émotions exprimées par les autres, il se peut que les jeunes qui en sont affligés éprouvent de la difficulté à analyser adéquatement les situations sociales ambiguës. Enfin, des déficits sur le plan des habiletés verbales limiteraient également la capacité d’exprimer verbalement son désaccord, d’où une propension à manifester des comportements physiquement agressifs (Moffitt, 1993).

Outre des lacunes dans l’apprentissage du contrôle de soi et une faible stimulation intellectuelle, les écrits soulignent également les liens entre la négligence et le manque de compétences prosociales chez les enfants (Koenig et collab., 2004). Selon Frick (1998), ces déficits sur le plan de la socialisation chez les enfants seraient attribuables, entre autres, aux lacunes éducatives des parents. Dans certains milieux familiaux, notamment ceux qui affichent des conduites négligentes à l’égard des enfants, les comportements prosociaux des membres de la famille seraient souvent ignorés et peu renforcés, limitant ainsi les possibilités d’apprentissage de ces comportements socialement acceptables (Patterson et collab., 1989). Il y aurait donc un risque que l’enfant manifeste des conduites agressives de nature proactive.

Effets de la violence en milieu familial sur les conduites agressives

Plusieurs jeunes ayant des troubles du comportement présentent un biais d’attribution hostile. Cette expression a été proposée par Nasby, Hayden et DePaulo (1980), afin de décrire la tendance à percevoir des intentions hostiles dans les comportements d’autrui, particulièrement lorsque les situations sociales sont ambiguës. Les jeunes qui présentent un biais d’attribution hostile manifestent de l’hypervigilance face aux stimuli que leur envoie leur environnement (Coie et Dodge, 1998). Ils ont tendance à porter attention à des indices bénins ou à ceux qui peuvent paraître hostiles, et à les rendre démesurément signifiants. Dans certains cas, ils peuvent même baser leur interprétation sur des indices absents de la scène, qui proviendraient plutôt d’une interaction de provocations vécues antérieurement (Dodge et Tomlin, 1987). Ainsi, ces enfants éprouveraient de la difficulté à interpréter correctement les intentions de leurs pairs. Le biais d’attribution hostile constitue un handicap émotionnel et cognitif pour l’enfant, puisqu’il favorise la manifestation d’agressivité réactive (Coie et Dodge, 1998). En effet, les enfants qui interprètent mal les intentions des autres peuvent se sentir provoqués et, en conséquence, produire une réponse comportementale agressive, cette réponse étant une réaction de défense devant un stimulus perçu comme menaçant (Crick et Dodge, 1994 ; Dodge et Coie, 1987 ; Dodge et collab., 1997). Il semble que l’expérience de la violence chez l’enfant entraîne un risque important que celui-ci développe ce type de biais. Il s’agirait d’ailleurs d’une caractéristique typique aux enfants victimes de violence, qu’on ne trouverait pas autant chez les enfants négligés (Dodge, Pettit, McClaskey et Brown, 1986). Les conduites parentales violentes renvoient à des attaques physiques dirigées vers l’enfant, attaques qui impliquent des blessures ou un risque de blessure (Bernstein et collab., 1997). Victimes de violence de la part de leurs parents, les enfants s’attendent à des intentions hostiles de la part des autres à leur égard et manifestent de l’hypervigilance face aux indices sociaux qui leur laisseraient présager cette hostilité (Coie et Dodge, 1998). La façon dont ces jeunes comprennent le monde en général se base donc sur leurs propres interprétations, issues de leurs expériences (Loeber et Hay, 1997). Ainsi, la peur suscitée par la violence pourrait mener à un biais d’attribution hostile chez l’enfant qui l’a subie, ce qui lui ferait adopter des conduites agressives de nature réactive.

D’autre part, que les membres de familles violentes entretiendraient des relations selon le mode dominant-dominé et afficheraient des comportements coercitifs entre eux (Éthier, 1999). Les parents et l’enfant seraient en fait tour à tour victimes et agresseurs (Patterson, Reid et Dishion, 1992). Selon le modèle du processus de coercition familiale de Patterson, la coercition se présente dans un comportement adverse qui résulte en une finalité positive. Par exemple, dans une première étape du processus de coercition familiale, le parent peut commencer par demander à l’enfant de faire quelque chose, comme aller se coucher. À la deuxième étape, l’enfant réplique, en gémissant, criant et se plaignant qu’il ne veut pas aller au lit. À la troisième étape, face aux réactions de son enfant, le parent cesse de le gronder et de lui demander d’obéir. L’attitude de l’enfant est ainsi renforcée à la suite des comportements coercitifs qu’il a manifestés. À la quatrième étape, la mère a reçu un renforcement, car en cessant ses demandes, l’enfant a cessé de contre-attaquer. Ainsi, l’enfant a appris à contrôler les autres par des moyens coercitifs (Patterson, 1982). Dans ces familles, ce type d’échanges fonctionne, puisqu’ils permettent de survivre dans un système social hautement adverse (Kiesner, Dishion et Poulin, 2001). Il s’agirait en quelque sorte d’un entraînement de base à l’agressivité proactive (Patterson et collab., 1992).

De la même manière, il semble qu’il y ait une corrélation entre la violence parent-enfant et la violence conjugale (O’Keefe, 1996). Ainsi, selon Bandura (1973), l’observation de modèles agressifs favoriserait l’apprentissage d’un répertoire de comportements agressifs chez les enfants. Le fait de grandir dans un milieu où la violence constitue la norme et se trouve moralement justifiée, dans la mesure où elle peut entraîner des conséquences positives, augmenterait l’accessibilité des constructions agressives pour les situations éventuelles. Selon les résultats des études menées par Dodge et collab. (1997), les jeunes qui commettent une agression proactive sont davantage exposés à des modèles violents. Subie et observée, la violence suggérerait ainsi à l’enfant que les rapports sociaux s’exercent dans la coercition, renforçant chez lui l’agressivité proactive. Ces apprentissages effectués à travers les interactions parent-enfant, dans lesquelles l’enfant apprend à contrôler les autres de manière coercitive, se généraliseraient ensuite aux interactions avec les autres, notamment à l’école (Patterson et collab., 1992). Ces comportements peuvent se manifester en présence d’un stimulus rebutant. Par exemple, si l’enseignant demande aux élèves de réaliser une tâche complexe, l’enfant peut manifester des comportements coercitifs à son égard. Bien entendu, on renforcerait l’enfant si on réduisait les exigences de la tâche (Chamberlain et Patterson, 1995). Ce style coercitif d’interactions sociales limiterait l’enfant dans ses relations sociales avec les pairs et provoquerait bien souvent son rejet (Kiesner et collab., 2001).

Conclusion

En résumé, la négligence serait associée à des lacunes dans l’apprentissage du contrôle de soi, à une faible stimulation intellectuelle et à des déficits dans l’apprentissage des comportements prosociaux, favorisant ainsi les conduites agressives réactives et proactives. Quant à la violence, elle susciterait un biais d’attribution hostile chez l’enfant qui la subit, biais qui interfère avec le processus de traitement de l’information en situation sociale et qui risque ainsi de mener à de l’agressivité réactive. Qui plus est, la violence subie et observée suggère à l’enfant que les rapports sociaux s’exercent dans la coercition, renforçant chez lui les manifestations de conduites agressives proactives pour atteindre ses buts. Autrement dit, par leurs comportements négligents, les adultes qui devraient prendre soin de l’enfant ne tempèrent pas suffisamment l’agressivité qu’il présente déjà en bas âge ; de son côté, la violence qu’ils exercent à son égard exacerberait cette agressivité. Dans la réalité, il peut toutefois s’avérer difficile de percevoir clairement les distinctions théoriques à l’égard de l’agressivité réactive et proactive qui résulte de ces pratiques négligentes et violentes (voir le résumé à la Figure 2 en annexe). En effet, il est rare qu’un enfant subisse une seule forme de maltraitance : un grand nombre d’enfants qui subissent la violence sont aussi négligés émotionnellement et physiquement (Eckenrode, Laird et Doris, 1993 ; Éthier, 1999). De même, les enfants qui ont expérimenté plusieurs formes de victimisation présentent un plus grand nombre de problèmes de comportement (Kaufman, 2003). D’autre part, chez la plupart des enfants agressifs, l’agressivité réactive et l’agressivité proactive coexistent (Coie et Dodge, 1998).

Considérant que la violence et la négligence à l’égard des enfants surviennent surtout avant l’âge de trois ans (Pomerleau, Malcuit, Charest, Moreau, Lamarre, Diorio, Laguë, Dion et Séguin, 2000), les effets des pratiques parentales sur le comportement se manifestent assez tôt. Déjà entre un et trois ans, les enfants abusés physiquement présenteraient moins de soucis, d’empathie et de tristesse face à la détresse d’un pair en pleurs, comparativement aux enfants non abusés. Ils éprouveraient plutôt de la peur, de la colère et manifesteraient de l’agressivité à leur égard (Main et George, 1985). D’ailleurs, selon l’étude de Stevenson et Richman (1985), dès l’âge de trois ans, des problèmes de comportement chez les enfants permettraient de prédire le même type de problème cinq ans plus tard. L’agression et les batailles durant l’enfance précoce seraient, en effet, de forts prédicteurs de comportements antisociaux et de délinquance ultérieurs, et ces caractéristiques seraient stables dans le temps (Coie et Dodge, 1998 ; Haapasalo et Tremblay, 1994). Bref, la plupart des enfants de notre culture auraient appris une variété de comportements antisociaux très tôt au cours de l’enfance. Ces relations perturbées expérimentées dans leur famille risqueraient ensuite d’être transférées dans les autres contextes interpersonnels, ce qui pourrait expliquer la haute prévalence de troubles du comportement en milieu scolaire chez les jeunes en provenance de milieu défavorisés (Patterson, 1982 ; Patterson, Reid et Dishion, 1992).

Cela dit, cette recension montre la nécessité d’intervenir précocement auprès des familles à risque, de manière à prévenir le maintien et le développement des comportements agressifs chez les enfants. À cette fin, la prévention de la maltraitance auprès des familles de milieu défavorisé semble une avenue prometteuse à emprunter. En effet, les pratiques parentales positives en milieux défavorisés représenteraient un facteur de protection important, qui pourrait réduire la portée du facteur de risque qu’est la pauvreté. En effet, grâce à des interactions de qualité en bas âge avec ses parents, exemptes de négligence et de violence, l’enfant serait favorisé dans l’apprentissage du contrôle de soi, dans l’accroissement de ses compétences cognitives, dans l’apprentissage des compétences prosociales et dans le décodage précis des stimuli sociaux, et, enfin, serait moins susceptible d’être entraîné à utiliser la coercition dans ses rapports avec autrui. De cette façon, il serait moins à risque de présenter d’éventuelles difficultés comportementales en milieu scolaire.

Pour terminer, il serait intéressant d’examiner, selon d’autres perspectives théoriques, cette chaîne d’événements, soit la défavorisation des familles (facteur de risque), les pratiques parentales (variable médiatrice, à son tour facteur de risque), ainsi que les difficultés comportementales manifestées par les enfants et les jeunes. En effet, l’approche sociocognitive est une façon intéressante de comprendre le phénomène, mais ne constitue pas l’unique moyen utile à cette fin. Une meilleure connaissance de cette chaîne d’événements ne peut que favoriser la mise en place d’interventions préventives pour soutenir l’adaptation scolaire et favoriser la réussite de ces enfants dits à risque.