Corps de l’article

Introduction

Dans l’expression française des élèves camerounais, il est fréquent d’identifier l’insertion d’idiomes locaux. Ce français comporte, outre des mots camerounais obtenus par alternance codique, des interférences syntaxiques, des calques et des traductions littérales de la langue maternelle (L1) des élèves. Pour analyser ce type de productions, nous serons amené à utiliser plusieurs travaux menés dans différentes perspectives. Martinot (2000) montre la très riche diversité actuelle de ces recherches théoriquement orientées vers la psycholinguistique, le générativisme ou le fonctionnalisme ; mais elles sont fondées sur une méthodologie expérimentale qui teste en général la compréhension des enfants, plutôt que leurs productions, ce qui nous intéresse ici.

Ces productions orales ou écrites ont fait, elles aussi, l’objet de plusieurs recherches à travers diverses pistes épistémologiques. Blanche-Benveniste (1997) a reconnu l’importance de ces voies pour l’oral. Au regard d’actuelles tendances d’ordre pragmatique ou translinguistique, on accepte aussi la puissance de l’approche connexionniste, telle que la conçoit Plunkett (1995), qui permet une analyse élargie des formes d’acquisition des structures linguistiques par l’enfant relativement à des paramètres variés comme l’âge, le milieu socioculturel, la motivation, etc.

Les processus d’apprentissage sont depuis longtemps analysés par Corder (1980a ; 1980b). Toutefois, Klein (1989) en a dressé un état des lieux qui sert maintenant de cadre de référence à plusieurs chercheurs. À partir des travaux de Corder, les analyses sur l’acquisition du français se sont développées. D’abord, il y a eu les travaux effectués dans la décennie 1980-1990 par Frauenfelder et Porquier (1980) sur la connaissance en langue étrangère (LE), ou par Noyau (1980), sur l’étude de l’acquisition des LE en milieu naturel, puis on retrouve ceux de Py (1990). On retiendra des éléments pertinents pour notre travail dans des analyses plus récentes comme celles de Bassano (1998) sur l’acquisition des classes de mots par les enfants, de Clark (1998) sur l’acquisition du lexique et de la syntaxe du français, ou encore de Hickmann (1998) sur la référence spatiale proprement dite.

Ce thème est particulièrement riche puisque maintes études y sont consacrées. On connaît par exemple, d’une part, les écrits de Talmy (1983 ; 1985) sur les structures spatiales et leur lexicalisation, et, d’autre part, l’analyse de Vandeloise (1987) qui traitait de l’acquisition des prépositions « devant/derrière » au moyen de l’orientation générale et de l’accès à la perception, puis les travaux de Borillo (1990, 1993) sur le lexique de l’espace ou ceux de Honeste (1995) relatifs à l’expérience cognitive et à la polysémie lexicale. Morgenstern et Sekali (1999) étudient l’acquisition des prépositions par un enfant francophone.

Tout comme Hendricks (1998) pour l’acquisition de la référence spatiale en chinois, en allemand et en français, Dendale et de Mulder (1999) analysent les traits et les emplois de la préposition spatiale « sur ». L’article de Groussier (1999) est consacré aux prépositions et à la primarité du spatial. Ces textes apportent des éclairages nouveaux sur l’utilisation du lexique spatial par des enfants. Dans Analyse des prépositions, Weissenborn (1981) s’intéressait déjà, lui, à l’acquisition des prépositions spatiales en tant que problèmes cognitifs et linguistiques, alors que Véronique et Porquier (1986) examinent l’acquisition des moyens de la référence spatiale chez des adultes par le truchement des tâches.

Au Cameroun, sans bénéficier d’une telle profusion de travaux sur les productions des élèves, dès 1969, Renaud (1969) et Canu (1969) ont dressé une typologie des fautes à partir du langage enfantin. Onguene Essono (1989b) aborde le phénomène chez des adultes anglophones pour qui le français est LE. Toutefois, si Atenke-Etoa (2001) s’intéresse à la syntaxe du pronom chez les élèves de la 6e année, Ébanda (1995), Ambinaba Oloko (1995) et Ngo Pom (1995) examinent l’influence des L1 sur les textes d’élèves de 6e/5e dans l’acquisition des prépositions et des relatifs français. De son côté, Abomo (1994) analyse l’appropriation de la référence spatiale chez les francophones et anglophones du cycle d’éveil. Peu de travaux sont donc consacrés à l’acquisition spécifique de la référence spatiale chez de tout jeunes enfants, ce qui justifie notre recherche.

Dans cet article, nous présentons d’abord globalement le contexte linguistique camerounais afin de déterminer les statuts du français dans ce pays. Nous exposons ensuite le mode d’utilisation du lexique spatial, en analysant le mode d’acquisition en L2 ; enfin, nous suggérons une démarche didactique pour le réinvestissement de la référence spatiale de la L1 en L2.

De l’acquisition des langues à l’éducation de l’enfant

En préalable de notre travail, dont le dispositif initial se révèle être essentiellement acquisitionnel en vue d’une didactique spécifique, il importe de connaître l’impact éventuel qu’il aura sur l’éducation de l’enfant. Les théories de l’acquisition sur lesquelles nous reviendrons en profondeur touchent aussi au domaine de l’éducation : sciences de l’éducation, psychologie et didactique des langues. Toutes ces disciplines participent, chacune à sa façon, à la formation de l’adulte de demain.

En effet, l’acquisition d’une L1 ou d’une L2 implique forcément que l’apprenant, quel que soit son âge, puisse commettre des erreurs qu’il lui faut corriger pour parvenir à la maîtrise de la langue-cible. Il s’agit là d’une véritable initiation à la formation humaine nécessaire à l’éducation de l’enfant. Les corrections, les répétitions, les stratégies mises en jeu, la comparaison des moyens et des efforts fournis représentent un bénéfique potentiel d’efforts intellectuels pour l’apprenant qui s’adonne à une activité pérenne. Les principes de mémorisation représentent, par exemple, dans l’éducation du petit Camerounais, une base indispensable pour s’intégrer dans la société : ainsi, il lui faut retenir, par des procédés mnémotechniques, la généalogie de sa lignée, les plantes curatives ou vénéneuses, les animaux à sabots et à griffes, le chant des oiseaux ou la couleur du ciel pour lui permettre de se socialiser.

Cette socialisation passe aussi par la nouvelle forme d’acquisition que confère l’école occidentale à travers l’apprentissage ou l’acquisition d’une LE. O’Malley et Charmot (1990) montrent comment les stratégies d’apprentissage d’une langue mettent en jeu une série de procédés impliquant à la fois des approches cognitives et métacognitives, qui s’associent au domaine affectif afin de permettre à l’apprenant de s’éduquer conformément à l’objectif social attendu. Cyr (1996) examine le profil de l’apprenant et développe les stratégies et les qualités mises en jeu pour s’approprier une langue.

Ainsi, par l’autoévaluation et l’autocorrection, l’attention qui s’éveille, la pratique de la langue elle-même, la prise de conscience précoce des différences avec la langue nouvelle à laquelle on l’expose, les inférences ou les déductions qui s’imposent, les phases de discussion, de coopération avec les camarades ou avec les enseignants, l’apprenant en phase d’acquisition s’éduque à la vie quotidienne dont il sera plus tard un acteur responsable. Par l’acquisition de la langue, l’élève commence à résoudre, à sa manière, des problèmes qui se posent à lui ; il gère, à sa manière, les connaissances et les aptitudes déjà disponibles en lui et qui le préparent ainsi à l’insertion sociale. Le développement social subséquent en est d’ailleurs un heureux résultat chez l’apprenant. Klein reconnaît que

[…] pour un enfant, l’acquisition de la langue n’est que l’un des aspects de son développement qui l’amènera à devenir un membre de la société à laquelle il appartient. Avec la langue, il apprend à exprimer des sentiments, des représentations, des désirs, selon certaines normes sociales, il apprend que l’on n’a pas toujours le droit de parler quand on veut, comme on veut et à qui on veut ; il apprend comment on se fait des amis et des ennemis par la parole […]. L’acquisition […] est étroitement liée au développement social et, par là même, à la construction d’une identité sociale.

1989, p. 16-17

L’enseignement/apprentissage de la référence spatiale constitue donc un champ intéressant de l’activité éducative à travers l’école. L’apprenant d’une L1, qui prend aussi conscience de la différence expressive des lieux qui l’entourent dans sa LM et dans la LE, apprend plus généralement à intérioriser la différence et à la tolérer en la gérant de la meilleure manière. L’apprentissage nouveau est un sevrage culturel indispensable à l’enfant qui chemine vers la connaissance de l’univers environnant ; s’y révèle ainsi l’importance pragmatique de l’enfant dans son milieu à travers l’enseignement de la référence spatiale. Nos sujets sont dans une situation ambiguë : ils achèvent à peine l’acquisition de leur LM qu’ils commencent déjà celle du français. Il s’agit d’une véritable épreuve cognitive pour leur évolution sociale et linguistique que nous analysons maintenant en examinant le contexte linguistique du Cameroun.

Contexte général de l’étude

Les langues du Cameroun

Le Cameroun est un pays multilingue. Outre son bilinguisme officiel (français/anglais), il compte 248 langues selon l’Atlas linguistique du Cameroun (1992). Mais, la Société internationale de linguistique (SIL), qui oeuvre sur le terrain, propose plus de 300 LM déjà regroupées en grandes familles. L’Atlas attribue aussi au Cameroun trois des quatre grands groupes linguistiques d’Afrique. En effet, on y rencontre le groupe nilo-saharien, le groupe afro-asiatique et le groupe niger-kordofan, auquel appartient la langue des sujets concernés dans cette analyse [1].

Ces 300 langues n’ont pas le même statut ; certaines sont en voie de disparition et d’autres, la majorité, non décrites et non standardisées, survivent aux côtés de celles qui se caractérisent par l’importance numérique de leurs locuteurs, par leur large expansion ou par leur valeur communicative. Selon Boum et Sadembouo (1999, p. 75), « neuf [de ces langues] ont une fonction véhiculaire attestée, mais cinq seulement offrent une aire de diffusion importante ».

À cela s’ajoute que l’enseignement des langues locales demeure timide et expérimental. Ce choix a été maintenu et hautement recommandé par les États généraux de l’éducation de 1995 et par la Loi sur l’orientation scolaire (1998), laquelle exige l’introduction des langues nationales à l’école. Un autre point particularise l’écheveau linguistique camerounien : le nombre élevé de langues en fait un pays sans langue nationale commune, comprise ou parlée par tous les citoyens. Les Camerounais ne peuvent s’exprimer entre eux en utilisant chacun sa LM. C’est pourquoi on n’exagère pas si l’on conclut que le français, parce qu’il y sert de langue d’unité et de communication entre les citoyens, est très bien perçu comme une langue véhiculaire.

Évolution du français au Cameroun

Depuis son introduction en 1916, le français assume différentes fonctions sociales dont celles de la communication administrative, de l’école, de la justice, du parlement et de l’armée. Langue des médias, de prestige et de promotion sociale, il est statutairement LM des jeunes générations que Koenig et Chia (1983) évaluent à 20 %. Le français est fonctionnellement langue de scolarisation et langue véhiculaire (Onguene Essono, 1999a, p. 286 ; Crouzet et Tabi, 1993, p. 20-21). Parfois, il apparaît comme LE, mais il est surtout langue seconde [2] dans les usages scolaires et quotidiens (Onguene Essono, 1999a, p. 285-299).

Par ailleurs, après le météorique passage des Allemands, le Cameroun a subi, de 1916 à 1958, la double colonisation française et britannique. Rien de surprenant donc qu’en 1961, pour maintenir l’ouverture sur l’extérieur et sur les sciences, il ait choisi l’anglais et le français comme langues officielles. Aussi, le français et l’anglais demeurent-ils aujourd’hui les seules langues utilisées à la CRTV (la Radio et la Télévision nationales), dans les services publics et dans les médias. Ce statut justifie amplement le bilinguisme actuel du Cameroun, pour lequel on évalue officiellement à 80 % la population francophone et à 20 % celle des anglophones.

Le français et l’anglais coexistent, avec les 300 langues locales qui influencent leur assimilation et leur maîtrise, vu le fort substrat de ces LM. Ce phénomène est courant en Afrique francophone (Dumont, 1990). Le français du Cameroun est donc teinté de calques et de transferts, comme le prouvent les études déjà réalisées et que confirment Efoua (1983) et Onguene Essono (1999a, 1993) sur la norme du français dans la presse camerounaise. Les Camerounais pratiquent cette langue indigénisée pour exprimer leur propre réalité avec des mots français qui ont parfois perdu leur sens originel, créant ainsi des structures fortement tropicalisées.

La langue maternelle la plus répandue au Cameroun

L’une des L1 les plus répandues au Cameroun est l’ewondo, celle des sujets de cette étude. Cette langue bantoue, codée A72 par Gunthrie (1948), est un acrolecte de la région du centre du pays. Elle compte de nombreux locuteurs jusque dans les vastes provinces de l’Est et du Sud. Son aire linguistique s’étend sur 15 000 km2 et concerne tout l’espace culturel beti, qui atteint le nord du Gabon et l’ensemble de la Guinée équatoriale. Cette langue à tons et à classes ignore l’opposition masculin/féminin ; les préfixes de classe y assurent les accords en nombre par allitération. Un système morphosyntaxique détermine les lois qui régissent les structures. Par exemple, le nom est toujours repris par un morphème qui vérifie les accords en classe et en nombre entre le sujet, le verbe et les autres constituants de la phrase. Ce morphème, le préfixe d’accord (p. a), se greffe à la gauche du verbe.

La classe grammaticale des mots ne correspond pas exactement à celle des langues indo-européennes. Plusieurs lexies peuvent assumer les fonctions grammaticales du nom. Par exemple, les prépositions de lieu [1a] ou même les adverbes [1b] se décatégorisent pour devenir des nominaux recteurs d’accord en [1’a-b].

Ces observations expliquent les structures françaises produites dans ce corpus et proches de la L1. En effet, des écarts émaillent la production linguistique des jeunes élèves, qui ne découvrent le français qu’à l’école. Ainsi, à cause du sevrage quotidien d’avec leur L1 – ce qui rend d’ailleurs l’enseignement du français assez complexe – il est normal que leur production recèle ces erreurs. Ces prestations sont l’objet de notre recherche, et nous tentons d’en vérifier l’origine en vue de proposer une exploitation judicieuse.

Démarche méthodologique

L’analyse porte sur l’observation des faits qui permettront de déterminer les causes réelles des erreurs produites par les élèves des cours élémentaires d’une école mixte soumis à une rédaction portant sur la référence spatiale. Nous présentons d’abord le cadre général et les conditions de l’enquête ; puis, nous nous attardons surtout à analyser le corpus sur le plan lexical. L’analyse se termine par des propositions d’ordre didactique.

Aperçu général : caractéristiques de l’échantillon

L’école où s’est déroulée l’enquête est située dans la banlieue Est de Yaoundé, la capitale du Cameroun, à 20 km sur l’axe Yaoundé-Akonolinga. Tous les habitants de ce village, assure le chef du village, sont originaires de la localité et s’expriment entre eux en ewondo. Les maîtres de l’école, ressortissants de la même ethnie, s’expriment correctement en ewondo et partagent avec les autochtones le même Fonds culturel.

Pour l’analyse, nous avons choisi une classe homogène d’ewondophones à l’école catholique de Nkoabang. Tous les 125 élèves se connaissaient, soit dans le cadre de la famille, soit comme camarades d’école. Malgré leur jeune âge et la permanence de l’acquisition de la L1 (Klein, 1989, p. 15-16), ils parlent déjà couramment l’ewondo, leur LM, et le français. À l’image de leurs maîtres, la prononciation de leur français est très fortement influencée par leur langue maternelle.

Les élèves (95 garçons, 76 %, et 30 filles, 24 %) sont âgés de 7 à 9 ans. Ils appartiennent à deux degrés : 70 élèves sont inscrits au Cours élémentaire I (CE1) et 55, au Cours élémentaire II (CE2). Les deux degrés ne diffèrent que par la densité des matières enseignées, qui sont identiques. D’ailleurs, certains élèves brillants sont directement admis au Cours moyen I. C’est la raison pour laquelle notre enquête a été effectuée sur ces deux degrés fort rapprochés.

La plupart des élèves entrent à l’école à 4 ans pour y apprendre le français. Peu seulement passent par le Cours préparatoire spécial. Il s’agit donc de vrais débutants au regard du nombre d’années déjà passées à l’école (Onguene Essono, 1999b). Environ 90 % d’entre eux parlent ewondo à la maison avec les parents. Avec les frères et les soeurs, 85 % s’expriment toujours en ewondo. La même proportion s’observe pour le marché et l’église. Le français n’intervient que dans les ménages où la maman est une étrangère, c’est-à-dire une personne originaire d’une tribu où l’on parle une autre langue que l’ewondo. La tendance est différente dans les villes, où s’observe le contraire.

Selon notre enquête, le français s’utilise exclusivement en classe et, éventuellement, dans la cour de récréation. Nos sujets écoutent les informations du soir en français, à la radio (70 %), et surtout à la télévision (90 %). Ils lisent rarement le journal (8 %), mais rencontrent le français dans leurs manuels. Mais, sur le chemin de l’école, au marché ou à la messe, le français est très rarement utilisé (4 %).

Un paramètre important ne doit pas être négligé. Dans le cycle primaire, la formation des maîtres pose un problème réel. Ainsi, aucun des instituteurs de cette école n’a reçu de formation initiale. Quelques stages pédagogiques et surtout l’intuition et la pratique permettent à ces enseignants d’exercer leur métier. Pis encore, leur propre degré d’instruction équivaut à celui des élèves du Cours moyen II : deux des maîtres de la classe ne sont titulaires que du Certificat d’études primaires et élémentaires (CEPE).

L’enquête

L’enquête a été conduite dans le cadre d’un séminaire sur le voyage ; le voyage est perçu comme tout déplacement d’un individu d’un point A à un point X. Pour exprimer ces déplacements, plusieurs moyens lexicaux sont utilisés : les noms, les verbes, les prépositions, les adverbes, les syntagmes prépositionnels, etc. Nous assimilerons verbes de mouvement, verbes de déplacement et même verbes locatifs, conformément à de nombreux auteurs, dont Boons (1985 ; 1987), Bourdil (1987), Guillet (1990) et Borillo (1990). Nous nous associons aussi à Laur (1993) pour affirmer que « la sémantique du déplacement et de la localisation réside non pas dans l’étude d’une classe particulière, mais dans la relation qui unit les divers éléments de la phrase » (p. 47). C’est pourquoi tout ce qui touche au mouvement étendu ou limité, au déplacement intérieur ou éloigné et à la localisation sera considéré comme élément intéressant notre propos.

Pour recueillir les occurrences, deux sujets de rédaction, susceptibles de favoriser l’utilisation des référents spatiaux, ont été proposés aux élèves, dans un devoir à faire à domicile. Aucune contrainte sur la durée du devoir n’a été spécifiée, l’apprenant étant libre de travailler à sa guise. En revanche, l’élève devait se limiter à une ou à deux pages du cahier d’écolier. Les meilleures productions seraient lues et affichées au tableau d’honneur.

Les conditions du déroulement du devoir ont été assouplies pour favoriser l’utilisation variée des formes de l’expression spatiale. Les élèves ont ainsi reçu la consigne de se conformer à la réalité des événements racontés et de ne pas se faire aider. Les sujets ou thèmes de rédaction proposés aux élèves sont les suivants : le premier vise les élèves du CE1, et le second, ceux du CE2.

  • Premier sujet ou thème : Vous jouez à cache-cache dans votre maison. Lorsque votre tour de vous cacher arrive, personne ne vous trouve. Dites-nous comment vous avez fait pour découvrir la plus belle cachette.

  • Second sujet ou thème : Votre mère vous a confié une somme de 10 000 francs CFA (100FF) à garder. Vous la cachez quelque part. Deux jours après, elle vous demande de lui remettre l’argent, mais vous ne vous souvenez plus de la cachette. Après 10 minutes de fouille, vous retrouvez votre argent. Racontez.

L’analyse du corpus a permis la collecte de 700 occurrences relatives à la désignation spatiale. Ce peu d’occurrences semble attribuable au degré scolaire des élèves : ils n’ont rédigé qu’une page de texte de 5 à 10 occurrences en moyenne. Bien que plusieurs occurrences se soient révélées identiques dans les deux classes, elles ont été retenues dans le présent travail. Malheureusement, au CE1, la rédaction de 20 élèves était hors sujet, et leurs occurrences ont été rejetées. En outre, ayant appliqué la consigne à la lettre, une trentaine d’élèves du CE2 ont retrouvé l’argent sans difficulté, et 12 se sont contentés de relater leur angoisse de se faire battre par leur maman en cas de perte de l’argent qu’on leur avait confié !

À cause de nombreux paramètres institutionnels, une des contraintes a été abandonnée, celle de l’observation stricte des tâches spécifiques relatives à la spatialité ainsi que le proposent Véronique et Porquier (1986) que le lecteur pourrait utilement consulter. Il eût fallu, en bonne méthode, déterminer très finement et caractériser les tâches demandées aux élèves en fonction des objectifs précis concernant les relations topologiques ou projectives, et même les applications déictiques et pragmatiques susceptibles de favoriser l’emploi du lexique de la spatialité. C’est pourquoi est négligé le type de référence spatiale approprié et est maintenu le lexique le plus utilisé par les sujets. Ce lexique se rapproche de la relation projective définie par rapport à un axe sagittal, vertical et horizontal au détriment d’autres types de référents spatiaux. On trouvera néanmoins ces productions dans le tableau 1 ci-dessous.

Tableau 1

Présentation générale des occurrences

Présentation générale des occurrences

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Analyse du corpus

Pour analyser ces occurrences représentatives de la population choisie, nous avons fidèlement transcrit toutes les occurrences et classé les textes en mettant d’abord ceux qui contiennent les occurrences les plus proches de la LI, puis ceux qui se rapprochent plus du français. En effet, le classement en fonction du degré des élèves (CE1, CE2) n’apportait pas de différences notables dans les productions. Il faut d’ailleurs remarquer qu’au Cours moyen, on ne trouve pas non plus de changement spectaculaire dans les productions. L’amélioration semble se produire à partir de la classe de 6e (nous démarrons d’ailleurs une enquête similaire en classe de 6e et de 5e).

Cette présentation de notre corpus nous permettra de voir et de vérifier les différentes formes lexicales et les stades évolutifs d’acquisition du lexique spatial et des formes de la désignation de l’espace, un peu comme s’il s’agissait d’une étude longitudinale. On pourra ainsi déterminer le degré de précision dans la localisation. Cette analyse nous aidera aussi à émettre une hypothèse sur les opérations cognitives que l’apprenant met en jeu pour désigner un espace. L’élève semble traduire sa langue en français et y transpose sa façon de se représenter le monde. En effet, malgré l’existence de termes spécifiques, l’ewondo utilise les parties du corps humain pour désigner l’espace. On trouvera ci-dessous ces réalisations, selon le degré de l’élève (CE1 ou CE2), puis selon la division de chacune de ces sections dans les deux degrés (A, B, C, ou D) et, enfin, selon le numéro de l’occurrence dans la classification générale des occurrences.

Cette opération exige néanmoins qu’on décrive le type d’activités cognitives déclenché par l’apprenant, surtout que ce recours au corps humain semble permanent, laissant deviner qu’en dehors des référents universaux, il est des termes propres à l’ewondo que l’enfant ne sait pas encore réexploiter en langue-cible. Il en est de même, en effet, pour l’expression de la verticalité. En ewondo et dans les langues voisines, le ciel représente conceptuellement l’espace supérieur, le dessus et toute référence à la hauteur. Il a pour collatéral la tête, le chef, le responsable, qui se placent en haut. La tête du village, la tête de la maison sont les endroits qu’aperçoivent en premier lieu les arrivants, contrairement au derrière ou au postérieur de la maison, où se jettent les ordures et les débris de tous genres et invisibles aux yeux des visiteurs. De même, la terre représente l’échec, la déchéance, comme on le verra ultérieurement.

Si les élèves reprennent cette manière de voir, c’est que, sans doute, la correspondance de la référence spatiale avec le français n’est pas encore établie. Le tableau ci-dessous présente la répartition des occurrences relatives à ces divers aspects du lieu. L’analyse des occurrences permettra de voir si le passage de la L1 à la L2 est le lieu à transformer pour proposer une méthodologie de l’emploi de la référence en langue-cible.

Tableau 2

Répartition des occurrences selon les diverses représentations locatives

Répartition des occurrences selon les diverses représentations locatives

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L’expression de la spatialité chez les élèves

Pour des raisons déjà avancées – absence de tâches spécifiques orientées vers un type de référence spatiale précise –, notre étude se limite à l’analyse des occurrences relatives à l’expression des concepts de dessous, de dessus et de derrière, puis celles du haut et du bas. Théoriquement, ces désignations concernent non seulement les relations topologiques, mais des relations projectives auxquelles elles s’opposent. Il importe avant tout de présenter le contenu général de ces occurrences selon la méthodologie décrite.

Présentation générale des occurrences

Dans tous les devoirs, la notion de l’autocentrage est fortement marquée : 483 des 700 occurrences, soit 69 %, tournent autour de l’origo, lieu immédiat de l’auteur du texte, soit du point d’où se détermine toute désignation spatiale.

Comme nous l’avons signalé plus haut, nos sujets, utilisant prioritairement leur L1 dans leur vie quotidienne, produisent des calques ou des transferts pour s’exprimer en français. Cette traduction, tout élaborée qu’elle se présente, ressemble étrangement à des traductions juxtalinéaires. Mais leur environnement linguistique familial agit si fort qu’on parlera d’une situation d’interlangue. Cela s’est vérifié à près de 60 % des cas comme dans ces exemples.

Les expressions en italiques en [4] appartiennent à la L1 des élèves ; elles ont été reprises en français. Les locutions, les lexies, les tournures et expressions qu’ils utilisent leur sont familières et s’emploient sans gêne. D’ailleurs, les deux maîtres sont restés ahuris lorsque nous leur avons suggéré quelques corrections.

La reconstitution de ces expressions en L1 révèle effectivement que la version française n’a pas été affinée. En [4a], par exemple, la forme de la référence spatiale évoquée rappelle la structure de la L1où l’on juxtapose les locatifs selon un ordre d’apparition contraignant. Les deux syntagmes prépositionnels locatifs (dans mon lit et en bas) forment en ewondo une expression figée dans laquelle en bas détermine spatialement le rapport précis avec le lit. Dans cette expression, le prédicat (prép. + le lit) reçoit une information supplémentaire de localisation par une autre forme figée en bas, littéralement traduit par à terre. On retrouve cette structure dans les énoncés [5].

La structure en [5b-c] évolue vers la langue-cible et s’écarte beaucoup de la L1. Ce qui est remarquable, par ailleurs, c’est que le maître n’a pas cru devoir tout corriger, ne rectifiant que les traductions claires et évidentes comme en [6] ou des pléonasmes comme en [7] :

À cette étape de l’analyse, notre hypothèse se vérifie : au stade initial de l’acquisition, l’élève reproduit la L1 en L2. La variabilité de l’interlangue survient, ainsi qu’on l’observe en [7d], avec l’apparition nouvelle de la préposition sur qui, dans ce contexte, entre en concurrence avec de. Un professeur d’un lycée rural nous signale cette occurrence d’un élève de la 6eB, qui formule ainsi la référence de la verticalité, mais différant de [7e et 7f] quant au sens :

Ainsi, les expressions de l’ewondo sont francisées tout en gardant leur structure initiale. Ce stade révèle une des caractéristiques principales de l’interlangue des débutants. On notera aussi que les élèves ne désignent que la verticalité dessus/ dessous, la sagittalité derrière, voire l’interposition milieu. Si l’expression du devant (0 %) est absente en dépit de l’exemple [2d] où bouche de la porte et même la face/figure de la porte signifient devant la porte, il leur manque la représentation de l’horizontalité gauche/droite pourtant courante dans leur L1.

Une observation, dans cette perspective, concerne la polysémie de la préposition à qui s’assimile phonétiquement au morphème ewondo á tout aussi polysémique. En réalité, sans proposer une perspective contrastive, il n’est pas inintéressant de noter que le á ewondo peut être considéré comme une préposition de lieu qui traduit toutes les positions (Abega, 1968). À tel point qu’à cause de leur substrat, les élèves expriment en français la localisation et le mouvement, la destination et la provenance par le même à prépositionnel.

Au terme de ces premières observations, on relève une distanciation perceptible par rapport à la L1 dont la structure est de plus en plus abandonnée. Cet éloignement, autre caractéristique de l’interlangue, correspond à une avancée certaine vers la langue-cible. Voici, d’ailleurs, les termes français les plus fréquemment utilisés et leurs représentations en L1.

Tableau 3

Correspondance lexico-spatiale du français et de l’ewondo

Correspondance lexico-spatiale du français et de l’ewondo

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Analyse et interprétation de la verticalité, de la sagittalité et de l’horizontalité

Près de 644 occurrences utilisées (soit 92 %) renvoient à la verticalité (dessus/dessous) et à l’horizontalité (derrière, devant, milieu) à cause de l’imprécision des tâches à accomplir. La rédaction proposée n’a favorisé que l’indication scénique et la description des objets par rapport à l’origo. C’est pourquoi seulement quatre aspects s’offrent à l’analyse.

La référence à la verticalité ascendante

Une nette amélioration s’observe dans l’utilisation de la référence spatiale du haut ou du dessus. Il y a plus de 30 ans, Renaud (1969) avait décrit l’utilisation de ces notions et considérait que les productions abordées relevaient de simples glossalies. La désignation du haut/ciel/ dessus se limitait alors à l’étape 1, faisant essentiellement partie des traductions littérales comme en [6], et représentait 70 % des emplois. Aujourd’hui, cette référence fautive plafonne à 40 %.

Cette manière de s’exprimer se raréfie, du moins dans notre corpus. Par ailleurs, collée à la L1, l’expression du dessus prend une autre forme, comme en [9c]. Le verbe arrêter, qui relève des verbes de mouvement ou de déplacement, signifie à la fois arrêter une voiture/quelqu’un, se tenir, (se) poser au dessus… Il s’agit ici de ce dernier sens. Néanmoins, l’expression en haut est acquise et a supplanté le ciel. Mais, l’usage de en bas [4a et 5c-d] a intégré la norme endogène (voir Onguene Essono, 1999c).

La référence à la verticalité descendante : en bas

Les précédentes analyses s’appliquent à la référence à cette relation. Ici aussi, la terre représente tout ce qui est culturellement en dessous et, dans une moindre mesure, le fond. De nombreuses unités lexicales de la L1 ont largement inspiré les élèves pour traduire le bas. La plus courante est la terre comme en [10].

L’opposition haut/bas est donc marquée en L1 par ciel/terre ou tête/cul (ot) ou fond. La correspondance haut/ciel s’oppose lexicalement et logiquement à bas/terre. Les élèves exploitent cependant plusieurs autres moyens lexicaux pour la verticalité en haut/en bas (voir [2a-e] et [11]). C’est pourquoi se rencontrent les éléments comme la tête, le coeur, la fesse, le derrière.

Pour comprendre ce fonctionnement référentiel, il suffit d’avoir à l’esprit qu’une maison normale comporte, outre la cour arrière (le dos de la maison), la cour avant, deux bouts correspondant aux pignons, l’un placé vers la hauteur, l’autre vers le bas. Le premier est désigné localement par la tête de la maison, le deuxième par les fesses ou le derrière de la maison, différant du dos de la maison. Avec la complexité et la diversité du lexique français (par terre, à terre, sur la terre ou sur terre), les traductions des apprenants connaissent plusieurs perturbations.

De fait, les compléments de phrase comme sous la chaise, sous le lit, sous la table ont été facilement traduits par à la chaise à terre/en bas, au lit à terre/en bas, à la table à terre/en bas. C’est la raison pour laquelle les différentes nuances du dessus ou du dessous sont mal rendues, qui correspondraient à au-dessus, dans le ciel, en haut, sur, sous, en-dessous, dessous, etc. Voici, récapitulé au tableau 4, l’ensemble de ces relations.

Tableau 4

Représentation de la verticalité

Représentation de la verticalité

-> Voir la liste des tableaux

Les contextes [4a], [7d] et [9a] ci-dessous donnent donc le reflet exact de la L1, mais avec cette légère dimension qu’on est lexicalement passé de à terre à en bas.

Pour les apprenants, c’est une nette évolution vers la langue-cible. Seulement 12 % de l’ensemble des occurrences sont encore utilisées, contre 80 % en ce qui concerne en bas, formule toujours présente en français local. En effet, des adultes éprouvent de la peine à s’en défaire. Dans un immeuble à étages, par exemple, il est courant d’entendre qu’on cherche quelque chose dans la maison d’en bas. Les expressions comme sous, dessous, en dessous ne s’utilisent guère par conséquent par ces jeunes apprenants ; à peine 3 % en ont conscience. On peut en dire autant de sur et au-dessus. Les emplois les plus fréquents sont en bas, en haut, qui ont remplacé au ciel et à terre.

La référence horizontale

La référence horizontale, qui correspond à la relation de la sagittalité, consiste à désigner localement, à partir de l’origo, tout espace qui ne s’étend ni devant, ni derrière, ni au-dessus, ni au-dessous du locuteur. Cette spatialisation n’est pas catégorique, car il peut arriver qu’on se trouve un peu devant ou un peu derrière le locuteur. L’essentiel de la référence est un emplacement à la droite ou à la gauche, ou dans la proximité de celui qui s’exprime. Pour l’analyser, il a fallu considérer le contexte de production des sujets. Il s’agissait pour eux soit de relater la partie de cache-cache, soit de retrouver l’argent égaré. Cette orientation a pu développer chez eux des stratégies d’évitement relatives au lexique de la latéralité, de l’interposition ou à celui de la proximité. Trois occurrences de ce type figurent néanmoins dans notre corpus.

Toutefois, il n’est fait allusion à aucune des expressions courantes comme à droite, à gauche, auprès de, d’un côté, du côté de, ou bien au coin de, autour de, etc. De telles observations seront également valables pour les autres référents spatiaux.

La référence médiane

La spatialisation médiane désigne une représentation projective située au milieu de deux points différents. L’influence de la L1 ne semble pas être en prise directe sur la langue-cible, car les sujets emploient préférentiellement deux prépositions indiquant le centre/milieu d’un espace donné. Dans et dedans s’avèrent, en effet, être les seules unités indicatives du milieu : sont inconnues les unités comme en, entre, au sein de, malgré l’énoncé [8d] qui comporte une occurrence de à l’intérieur. La construction de cette locution (+ de) n’est pourtant pas acquise, comme le montre l’exemple suivant.

Nos élèves choisissent une autre formulation pour l’inclusion. Aussi, recourent-ils aux termes connus comme au milieu [13c] et surtout, en [13a et 13b], aux parties du corps comme au coeur.

Au total, sur 700 occurrences, et malgré la présence récurrente de au coeur, seuls au milieu de, dedans et dans désignent la relation médiane. Si la préposition dans (de dans) est connue, son apparition semble postérieure à celle de coeur qui reprend certes la L1, mais relève du lexique très courant dans l’environnement quotidien des apprenants. L’emploi de dans révèle donc une étape nouvelle de l’appropriation du français. Une autre observation concerne l’utilisation des verbes locatifs.

L’utilisation de verbes à sens locatif

Les devoirs proposés visaient à susciter chez les apprenants l’utilisation maximale des expressions spatiales par la réalisation des tâches, comme le montrent Porquier et al. (1986), Véronique et Porquier (1986) ou Hendricks (1998). À cause de l’insuffisance d’occurrences des verbes de mouvement, il ne nous sera pas possible d’engager une analyse sérieuse. Entre autres observations importantes figure l’emploi très réduit de verbes à sens locatif. En effet, dans ce corpus trônent en cacher (40 %), se cacher (22 %), aller, se mettre [se mètre] (16 %), se trouver (14 %) puis se coucher (9 %) et s’enfermer [se sanfermé, s’en fermé] (6 %). Ils sont fortement concurrencés par le verbe être (43 %) et surtout par la périphrase il y a. On rencontre aussi les formes se tenait ou s’assoivait, s’assoya ou même s’assire.

Notre hypothèse s’est donc vérifiée car, en dépit du stade évolutif réel dans l’acquisition des référents spatiaux, il subsiste encore des difficultés pour la formulation des moyens lexicaux appropriés. C’est encore là une preuve de la pauvreté lexicale des apprenants. C’est pourquoi il est utile d’examiner la manière dont les élèves conceptualisent et concrétisent lexicalement la référence spatiale quelle que soit la relation visée. Les usages ci-dessus relevés sont, en tout cas, le signe d’une appropriation positive puisqu’on s’est éloigné des traductions. Cette acquisition semble stabilisée, et la recherche de l’expression correcte évolue grâce à la scolarisation. Il est maintenant possible de proposer quelques explications.

L’absence d’occurrences justes est probablement due au petit nombre d’années d’études. À ce niveau de la scolarisation, en effet, leur comportement langagier est normal car, en dépit de l’importance du français dans leur cursus, ils sont encore de vrais débutants. Le bagage lexical, bien que maigre, se constitue chaque jour.

Sans doute aussi cette rareté provient, on l’a dit, de la nature et du petit nombre des tâches et des contraintes imposées aux apprenants. Seules quelques relations spatiales ont été obtenues. En outre, ces expressions n’ont pas été enseignées, les maîtres étant assurés que leurs élèves connaissent intuitivement ces référents spatiaux. L’enseignement des relations spatiales étant donc nul en classe, l’acquisition s’effectue en milieu naturel (avec les frères, les camarades) lors de la réalisation (in)consciente de tâches relatives à la spatialité : indication scénique, description géographique, etc., opération mise en oeuvre par l’enregistrement du lexique afférant aux situations spatiales par les mots ordinaires et courants qui s’appuient sur la LM.

Par ailleurs, les écarts relevés proviennent de la très faible fréquence d’utilisation des expressions de la référence spatiale. Soumis à l’influence très forte de la L1 qui caractérise l’interlangue, nos sujets sont peu exposés à des situations factuelles pouvant déclencher l’emploi de ces expressions qui ne leur ont jamais été enseignées en classe. S’explique ainsi l’utilisation des termes comme le coeur, la tête, le dos, la bouche, le derrière, constamment utilisés en français dans l’environnement linguistique immédiat par d’autres acteurs plus avancés dans la pratique de la langue-cible ; d’où l’importance des stratégies suggérées par Véronique (1997). La difficulté vient aussi de l’impossibilité d’échanges entre les apprenants et les locuteurs natifs du français.

Fonctionnement syntaxique des référents spatiaux

La syntaxe des occurrences de la référence spatiale relevées dans notre corpus s’assimile à celle des énoncés de la référence temporelle. La position facultative, en début ou en fin de phrase, de certaines séquences spatiales entraîne le changement de catégorie grammaticale de l’unité lexicale choisie. Ainsi, dans les énoncés [4a] dans mon lit en bas (CEIB, 8) et [14c] tu avais dormi avec nous au milieu (CEI A, 4), en bas et au milieu, qui fonctionnent syntaxiquement comme des circonstants adverbiaux mobiles, voient ainsi varier les rôles syntaxiques qu’ils assument. Ce raisonnement convient aussi à toutes les locutions postposées présentées. En effet, en milieu de phrase, elles deviennent des locutions prépositives aptes à gouverner syntaxiquement un syntagme nominal. Leur déplacement en fin de phrase entraîne leur adverbialisation. Ce phénomène de transcatégorisation n’est pas nouveau. Il s’observe fréquemment en français avec les prépositions avec, devant, derrière, contre, etc., qui s’adverbialisent si on supprime les compléments qu’ils introduisent. Le français utilise en effet [15b et 15d].

Dans la L1 de ces apprenants, les locatifs et les groupes prépositionnels et, en général, toutes les catégories grammaticales, peuvent assumer les fonctions grammaticales du substantif. Ce changement catégoriel, dû à l’anaphore zéro ou à une situation déictique, est transposé en français sans difficulté ainsi que le confirment les énoncés :

Bien que ces expressions correspondent à des prépositions ou à des locutions prépositives en français, leur fonctionnement syntaxique demeure celui de leur catégorie grammaticale en LM. En fait, en ewondo, le morphème á, déjà signalé, est un préfixe de la classe locative [16] (Guthrie, 1948). Dans les exemples qui suivent [17], les substantifs prennent un sens locatif. Le préfixe a, qui porte toujours un ton haut, se greffe au nom et forme avec lui un mot unique de la classe [16]. Un tel substantif, de sens circonstanciel, assume les fonctions essentielles du nom comme le sujet [13c, 16a, 17a et 17b] ou le complément d’objet direct [16b, 17c et 17d].

Cette structure explique les nombreuses constructions contenues dans le corpus. Rejetées en français, ces constructions sont acceptées par le maître dans ces classes. Les expressions en italiques assument dans leur phrase des fonctions du nom. En ewondo, ces fonctions ne respectent pas toujours les critères logico-sémantiques édictés par la grammaire française (Onguene Essono, 2000).

Ces analyses montrent qu’au stade actuel de leur exposition à la langue-cible, l’expression française des apprenants est encore très proche de leur L1, laquelle marque tout leur environnement. Leur texte présente notamment une systématisation de la présentation de la référence spatiale, mais aussi une variation des formes marquées par des stades de progression vers le français. Sur l’ensemble du corpus, seulement 20 % des occurrences offrent à peu près correctement une structure conforme à la référence intérieure de l’espace. La production de ces élèves offre également un champ de recherche florissant sur le plan de la structuration syntaxique et lexicale.

Les sujets de Nkoabang n’ont encore que trois années de familiarisation avec le français. Leur substrat est si fort qu’il faudra sans doute attendre la classe de 7e ou la 6e pour des conclusions plus convaincantes. Nos sujets, parce qu’encore jeunes, pourraient améliorer leurs performances linguistiques sur le plan du français en général et sur le plan de la localisation spatiale en particulier. Une approche méthodologique simple mais traditionnelle pourrait à ce titre être expérimentée. Par exemple, l’enseignement pourrait favoriser la mémorisation des structures spatiales et surtout l’interdisciplinarité et la contextualisation. Ces concepts sont maintenant développés dans la dernière partie de notre analyse.

Quelques pistes didactiques

Nous aimerions suggérer trois pistes possibles, autonomes, mais complémentaires. Nous signalerons tout d’abord qu’après observation des manuels qu’utilisent les élèves en classe, il apparaît que l’apprentissage de l’usage des prépositions ne fait pas l’objet d’un chapitre particulier. Les enseignants, respectueux du programme, se contentent de l’analyse grammaticale et logique des groupes prépositionnels pour évoquer cette catégorie. Il y aurait lieu de procéder à des réajustements pour que l’enseignement de la référence passe par l’interdisplinarité, par la mémorisation et la contextualisation à travers une pratique textuelle scolaire et classique.

Des précautions sont à prendre au préalable. Par exemple, il est utile de procéder à la formation pédagogique et linguistique des enseignants pour aboutir à des résultats efficaces. Un enseignant ainsi formé pourra déterminer le cadre exact de la référence spatiale à enseigner : ceci passe par une clarification du système référentiel à exploiter en classe. La factualité, c’est-à-dire la réalité des contextes en présence, pourra aussi faciliter l’utilisation variée du lexique de la spatialité. Les échanges communicatifs avec des partenaires utilisant le français s’imposent aussi si l’on veut obtenir une bonne performance.

L’interdisciplinarité

Par interdisciplinarité, il faut comprendre le décloisonnement des matières scolaires. Il s’agit d’en appeler à d’autres disciplines susceptibles de compléter l’enseignement effectué par un enseignant dans sa classe. Il peut faire appel à l’histoire ou aux sciences naturelles pendant le cours de français. Nous entendons ici l’utilisation d’une leçon quelconque aux fins d’exploitation en langue ou en grammaire française. Ainsi, pendant la leçon de géographie, le maître peut attirer l’attention des élèves sur l’orientation au moyen du maniement judicieux des prépositions et des expressions relatives à la référence spatiale. Ici aussi, la détermination des tâches relatives au cadre référentiel s’avérera très utile pour que les apprenants acquièrent les éléments nécessaires à l’expression de la référence spatiale.

Selon le lieu où il se trouve, et dans la présentation des points cardinaux, par exemple, il pourrait, mutatis mutandis, les orienter en demandant si l’est se trouve à gauche, l’ouest, à droite, le sud devant, le nord derrière, etc. Ces expressions pourraient lexicalement varier pendant le cours de géographie. La bonne utilisation des diverses locutions prépositives et adverbiales s’intégrerait parfaitement en cours de langue grâce à des activités facilitatrices déjà suggérées.

Parce que ses élèves utilisent les parties du corps humain pour la désignation de la référence spatiale, le maître devrait exploiter ce type de transfert en classe de langue pour une didactique des mots qui indiquent la spatialité. En effet, il est recommandé de partir de l’expérience des apprenants pour parvenir plus facilement à leur inculquer de nouveaux concepts. L’utilisation du corps humain pour la désignation de l’espace représente une bonne piste didactique qui s’arrimerait à d’autres voies.

Au cours de la leçon de géographie, le maître peut ainsi introduire les notions de sémantique à partir des morphèmes de la référence spatiale afin de s’assurer que son cours a été bien compris. Cela devrait lui permettre de voir s’améliorer l’utilisation de la désignation de l’espace. Même l’observation de tels mots dans les émissions télévisées pourrait servir à ce type d’exercice (par exemple, dans les prévisions météorologiques). Il est clair que les productions recherchées et les tâches à accomplir doivent s’insérer dans un espace perceptible qui sera combiné à un environnement réel et à travers une communication ordinaire. Les élèves auront également pour tâche de décrire leur propre environnement ou de créer des textes touristiques pour les voyageurs.

De la mémorisation à la production des locutions usuelles

Cette deuxième piste, aussi vieille que le monde, consiste à donner aux élèves une liste bien circonscrite de prépositions et d’expressions désignant le lieu. Bien entendu, le tout doit être accompagné de la signification de chacune des unités proposées. Les écoliers mémorisent le contenu de la liste et ils sont obligés de réinvestir chaque unité de sens dans des phrases nouvelles, dans leurs propres phrases. Pour faciliter ce travail, le maître peut diviser la classe en plusieurs groupes. Chaque groupe constitué reçoit du maître une tâche spécifique correspondant à un cadre référentiel précis. À ce cadre spatial correspondent des morphèmes de désignation que l’élève devra par la suite compléter à l’aide du dictionnaire, de la lecture et du sens de la locution reçue. Les groupes pourront ainsi travailler sur le lexique des espaces observés : proximité, éloignement, horizontalité, verticalité, sagittalité, etc.

Hill (1991) utilise les mêmes procédés de caractérisation spatiale que Porquier. Grâce à l’application de ce qu’il appelle les orientations spatiales, Hill propose des tâches à l’aide des schémas fondés sur l’orientation. Celle-ci est un domaine complexe qui permet d’orienter l’espace au moyen des indications kinesthésiques. En vue de favoriser chez les apprenants l’utilisation des mots appropriés à l’espace, on peut impliquer une perspective psychomotrice à exploiter avec les apprenants. Une exploitation pédagogique utilisera ainsi soit les jeux de rôle, soit la méthode ludique qu’il faudra insérer dans des contextes factuels amenant l’apprenant à se trouver dans des situations de communication où l’expression de la spatialité est requise. Cette méthode rappelle la méthode naturelle de Freinet.

Parmi les activités ludiques, le maître donne des ordres à la classe soit collectivement, soit individuellement : « mettez la main droite derrière le dos, mettez les mains devant les yeux, mettez la main sur la tête, au-dessus de la tête », etc. Il peut également, selon le cadre référentiel choisi, ordonner à un élève de se mettre derrière untel ; à tel autre de se mettre entre Louis et Brigitte, et à un troisième de mettre le crayon sous le livre, de poser le cahier sur le livre, etc.

L’enseignant utilisera également, s’il en a la possibilité, le mime. Il demande à un élève de mimer certains mouvements ou certaines positions qu’un autre élève va décrire au fur et à mesure. Il peut aussi faire usage de la dictée-dessin : l’enseignant dicte quelque chose comme « dessinez une maison ; sur la maison dessinez une antenne de télévision ; à côté de la maison, dessinez un arbre ; entre l’arbre et la maison, dessinez un mouton ; au-dessus de la maison dessinez un mouton ; etc. ».

Sur la base du degré de la classe, on pourrait saisir l’occasion pour étudier, ou du moins pour les évoquer, les verbes de mouvement de même que les constructions syntaxiques qu’ils commandent : venir de, sortir de, aller à, demeurer à, rester à, s’approcher de, s’éloigner de, se diriger vers, habiter à, monter, descendre, etc. Cela permettrait sans doute, par le fait même, de prévenir certains pléonasmes qui résultent de la langue maternelle : monter en haut, descendre en bas, reculer derrière, avancer devant, s’asseoir en bas[3]

En situation de classe et de public homogène, comme à Nkoabang, le maître, qui connaît et maîtrise la L1 de ses élèves, peut encore établir des équivalences sémantiques entre des expressions données de la LM et leurs formes correctes correspondantes en langue-cible. On éviterait ainsi des écueils dans lesquels s’enlisent les calques et les traductions littérales de la nature de [19] et inhérentes à l’univers culturel et cognitif du jeune locuteur à qui on demandait de dire la vérité. L’énoncé [19a] signifie que l’histoire est vraie puisqu’elle vient du fond du coeur, alors que l’énoncé [19b] au fois en bas renvoie à une expression locale sous le foie où se logent pour toujours les événements oubliés.

La contextualisation

Lorsqu’on aborde l’enseignement de la référence spatiale, on peut se servir d’un texte préalablement choisi et très riche, duquel on extrait les occurrences de la localisation. On utilise le manuel de la classe, un journal, un conte de la région ou tout autre document sur un récit de voyage. Une investigation de ces occurrences doit être faite avec les élèves ; chaque unité relevée pourrait ensuite entrer dans un cadre spatial déterminé par sa sémantique. Cette opération permet de vérifier si la signification de chacune des unités collectées est acquise et à quel point elle l’est. Ce repérage effectué, on aborde ensuite la syntaxe de cette unité. Il est certain que cette opération de fixation est la plus harassante, mais aussi la plus intéressante, parce qu’elle allie syntaxe et sémantique, d’une part, équivalence sémantique entre les langues en présence, d’autre part. Un travail de production orale et de réécriture peut enfin suivre au moyen de la dramatisation ou par la rédaction que feraient les élèves.

Conclusion

Au cours de cette réflexion, nous avons voulu montrer que, linguistiquement, les élèves camerounais des classes du Cours élémentaire des zones rurales sont encore fortement enracinés dans le Fonds culturel de leur milieu de vie. Ils ont produit des textes qui sont très proches de la langue maternelle. Ce français semble donc encore en voie de systématisation et varie progressivement vers la langue-cible. Des efforts réels sont effectivement fournis pour voir cette interlangue se détacher des structures linguistiques initiales. Même s’il est cependant possible de conserver ce Fonds culturel et d’améliorer la prestation langagière des élèves, il est opportun de revoir en profondeur les méthodes d’enseignement pratiquées dans les écoles, mais aussi de revaloriser la formation des enseignants souvent abandonnés à eux-mêmes et dont la créativité est très peu sollicitée. Il n’est pas exagéré de dire que, parfois, ils sont fermés à toute innovation méthodologique. Bien formés, ils cibleront méthodiquement des points précis de la référence spatiale telle que nous l’avons présentée. Les pistes méthodologiques proposées dans cet article portent sur l’association de plusieurs pratiques simples et efficaces ; elles peuvent être nettement améliorées pour favoriser l’utilisation correcte et variée des expressions de la spatialité.