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Introduction

Depuis 1960, la critique a exercé dans les milieux éducatifs et les sociétés occidentales tout à la fois son action décapante et son pouvoir de séduction. La critique a permis de mettre à l’épreuve les conceptions les plus arrêtées de la culture, des savoirs, des valeurs, de rompre avec l’innocence des représentations coutumières du monde, de cesser de prendre pour acquis et pour vérité dernière les préjugés et les illusions. En passant dans le sens commun, la pensée critique aurait même favorisé l’émergence d’une culture du désaveu, de la dénonciation (Boltanski, 1990), d’une disposition à tenir en suspicion les sources de sens, les idéaux normatifs, les contenus prescriptifs et les différentes formes d’autorité morale ou intellectuelle.

Ayant eu entre autres points d’ancrage les milieux universitaires et scolaires, cette culture critique a heurté de plein fouet l’image traditionnelle de l’école comme lieu de socialisation à des valeurs communes et de transmission de savoirs universels permettant à la majorité de s’émanciper de l’ignorance. C’est d’ailleurs sur fond d’incertitude actuellement, en raison de l’absence de consensus a priori, que l’école cherche à se redonner une légitimité institutionnelle, à définir un ensemble de principes lui permettant de retrouver une certaine cohésion et une certaine assurance quant aux valeurs et aux savoirs transmis (Derouet, 1992).

Plusieurs courants de pensée ont convergé pour ébranler la structure institutionnelle de l’école : le courant de la reproduction, soupçonnant l’école de maintenir, par la transmission d’une culture scolaire aux origines éminemment bourgeoises, les écarts entre classes sociales (Bourdieu et Passeron, 1964 ; 1970) et le courant marxiste, accusant l’école d’orienter différemment les élèves selon leur origine sociale dans des filières conduisant à un positionnement différencié dans la division du travail et la division sociale (Baudelot et Establet, 1971).

La fonction culturelle de l’école consistant à transmettre des valeurs et des savoirs légitimes ou universels a également été prise à partie par la critique. Les courants de la déconstruction ont délégitimé les grands récits (réalisation de l’Esprit chez Hegel, émancipation des classes ouvrières chez Marx, progrès par la science) au fondement des sociétés occidentales (Lyotard, 1979). Le relativisme culturel a servi à invalider toute hiérarchisation des cultures, particulièrement les discours proclamant la supériorité de la rationalité occidentale sur les autres visions du monde, ce qui a eu pour effet de plonger la culture scolaire essentiellement occidentale dans une crise profonde dont elle commence à peine à entrevoir, nous le verrons, les moyens d’en sortir.

Ces courants critiques ont donc disqualifié l’une des fonctions fondamentales de la culture : celle de procéder à une mise en forme première du monde (Dumont, 1968), de construire une représentation des choses qui puisse servir de garanties, de repères, voire d’évidences. Toutefois, les savoirs herméneutiques, notamment philosophiques et littéraires, qui posent d’emblée la question du sens, contrairement aux courants critiques qui, eux, mettent d’emblée en question les constructions de sens, contribuent également à la reprise en charge du sens conféré au monde. Ils reposent toutefois sur la conviction d’une élaboration nouvelle possible de ce sens dans toute sa complexité. Théoriquement, les savoirs herméneutiques procèdent de la même insatisfaction que les courants critiques face aux représentations premières du monde et ont en commun avec eux de situer la vérité dans les limites de la finitude humaine. Les deux refusent en effet l’accès non problématique à la vérité des choses, ce qui signifie que l’herméneutique, celle de Gadamer (1996) entre autres, s’oppose aux rationalismes et aux positivismes qui postulent l’existence d’une vérité objective. Les savoirs herméneutiques et critiques se trouvent donc beaucoup plus imbriqués dans leur démarche qu’il n’y paraît à première vue (Greene, 1983). Ne partagent-ils pas d’ailleurs un destin commun au sein même de la culture scolaire ? En fait, ils ont perdu l’importance qu’ils occupaient tous deux jusque dans les années 1980 [1] en raison d’abord du triomphe de la rationalité scientifique qui disqualifie l’arbitraire des entreprises d’affirmation ou d’infirmation de sens (Forquin, 2001), en raison également de l’ethos utilitariste selon lequel les savoirs doivent d’abord conduire à une action concrète, à la résolution de problèmes, à un contrôle plus efficace sur les contextes socioéconomiques (Lyotard, 1979) et en raison, enfin, du néolibéralisme qui cherche à articuler l’éducation le plus étroitement aux activités visant à accroître les richesses de la nation (LeVasseur, 2000).

L’enseignement de certaines matières dans l’histoire récente de l’éducation au Québec illustre les tensions qui existent entre les fonctions herméneutique et critique de la culture, mais également entre celles-ci et un certain pragmatisme social qui exige que l’école subvienne aux besoins économiques, dont ceux de la mondialisation, et sociaux, dont l’élection de valeurs communes en contexte pluraliste.

L’examen de ces rapports entre les fonctions critique et herméneutique de la culture, les conséquences de l’hypertrophie de l’une par rapport à l’autre, la transformation de la pensée critique dans le contexte de la mondialisation des marchés et, enfin, la transmutation des questions de sens dans une société pluraliste montrent comment la culture scolaire évolue face aux pressions sociales et économiques. Nos analyses porteront sur l’enseignement collégial de la philosophie, sur l’enseignement secondaire du français et de la religion.

Force de la critique : le cas de l’enseignement collégial de la philosophie [2]

Dans les années 1960, les forces progressistes du Québec ont justifié la dissolution des collèges classiques en dénonçant le fait qu’ils aient contribué à la reproduction de l’élite traditionnelle du Québec mais également qu’ils n’aient pas assez tenu compte de la modernisation des savoirs scientifique, philosophique, et littéraire, et de l’apport de la psychologie et des courants de la pédagogie nouvelle au développement de l’enfant (Gauthier, Belzile et Tardif, 1993). La réforme de l’éducation des années 1960 a donné lieu à la modernisation de l’école sur le plan administratif avec la généralisation des méthodes de la gestion scientifique dans le système éducatif (Gould, 1999), sur le plan social avec la démocratisation de l’éducation et la gratuité scolaire, et sur le plan culturel avec l’introduction des savoirs scientifiques mais principalement avec la reconnaissance du pluralisme culturel comme composante majeure des sociétés modernes (Gouvernement du Québec, 1964). Cette reconnaissance du pluralisme devait s’accompagner de celle de la dimension critique de la culture. Être critique devenait essentiel dans un monde en mutation où différents systèmes se côtoient et sollicitent l’adhésion des individus.

À cet égard, l’enseignement collégial devait jouer un rôle tout à fait prépondérant dans la formation de l’esprit critique, même si à ses débuts, la critique se trouvait tempérée par l’orientation normative de l’enseignement, tel celui de la philosophie dont nous examinons maintenant les trois caractéristiques majeures. Premièrement, selon la Coordination provinciale de philosophie (1974), cet enseignement se structurait alors en trois courants de pensée principaux, soit le courant humaniste, freudo-marxiste et épistémologique. En reconnaissant ainsi le pluralisme, le cours de philosophie collégial s’opposait à celui dispensé dans les collèges classiques alors centré sur le thomisme dont les clercs affirmaient la valeur supérieure sur toute autre philosophie et son indépassable vertu formatrice auprès de la jeunesse.

Deuxièmement, la philosophie collégiale s’inscrivait aussi dans le prolongement de l’enseignement classique dans la mesure où elle présentait les courants de pensée dans une perspective normative, c’est-à-dire qu’elle devait susciter l’adhésion intellectuelle, sinon morale de l’élève. Par exemple, l’enseignement du marxisme incitait l’élève à concevoir les transformations sociales selon le matérialisme historique et à s’engager dans la lutte politique, tandis que celui de Sartre visait à lui inculquer une lecture de l’existence d’après les thèmes de l’authenticité, l’angoisse et la nausée. L’enseignement ne consistait aucunement en un inventaire des principaux concepts constituant l’architectonique des différents courants philosophiques ou des différents systèmes de valeurs dans l’histoire, comme il le devint à partir du Régime pédagogique de 1977. Le courant de pensée devait s’incorporer à la propre structure conceptuelle de l’élève, transformer radicalement sa vision du monde, l’obliger à une analyse réflexive de ses propres convictions et références. Le programme de philosophie était donc pluraliste en ce sens qu’il offrait à l’élève la possibilité de s’insérer de façon normative dans plusieurs courants de pensée. Ce type de pluralisme s’opposait à celui selon lequel dans un même cours, l’enseignant doit présenter objectivement à l’élève une multitude de courants de pensée sans chercher à susciter chez lui l’engagement intellectuel, moral ou politique. La philosophie collégiale a d’ailleurs évolué vers ce second type de pluralisme à la suite de la dénonciation, vers le milieu des années 1970, de la trop forte allégeance marxiste d’une partie importante des professeurs.

Troisièmement, la Coordination provinciale de philosophie (1974) structurait la philosophie autour de deux concepts clés, l’appropriation et la distanciation, au sujet desquels on peut émettre l’hypothèse qu’ils étaient directement inspirés de la dichotomie que Dumont (1968) établissait entre culture première et culture seconde. L’appropriation constituait le pôle normatif de l’enseignement et impliquait l’accueil de la tradition, du sens, des oeuvres consacrées de la philosophie occidentale, alors que la distanciation représentait le pôle critique, celui par lequel l’élève soumettait à un examen critique cet héritage intellectuel. La particularité de ce programme philosophique résidait dans la mise en tension de ces principaux pôles. L’affirmation du sens était aussitôt interpellée par la critique qui, à son tour, se voyait circonscrite par l’appel de la tradition (Proulx, 1973). Ce mouvement continu avait pour objectif de conduire l’élève à l’enrichissement de ses propres conceptions du monde, grâce à sa familiarisation avec la tradition philosophique, et de placer celles-ci continuellement sous le regard de la critique. La relation dialectique entre les deux pôles devait assurer leur force respective.

Cette tension entre la tradition et la critique s’est toutefois estompée au profit du pôle critique. En effet, vers la fin des années 1970, avons-nous dit, après la dénonciation par plusieurs du caractère dogmatique, voire sectaire du marxisme en philosophie, l’enseignement a pris une tournure plus analytique. Le programme proposait aux élèves de rompre le lien entre la tradition et le sujet, à tenir à distance le contenu de l’enseignement et à le considérer objectivement. Autrement dit, l’enseignement passait d’un paradigme normatif à un paradigme objectiviste. Il consistait désormais en une initiation de l’élève à une épistémologie des systèmes philosophiques bien plus qu’en une intériorisation subjective du message philosophique. Le marxisme, l’existentialisme, le nietzschéisme et la psychanalyse restaient, mais l’enseignement avait désormais un caractère beaucoup plus informatif que normatif ou politique. Le pôle critique, historiciste et objectiviste de la philosophie collégiale s’autonomisait aux dépens du pôle normatif, lequel faisait désormais pâle figure au sein du programme.

Évanescence de la critique : le cas de l’enseignement secondaire du français

L’enseignement secondaire du français ne se caractérise pas tant par la réduction de la tension entre les fonctions herméneutique et critique de la culture que par leur éviction. Une étude menée en 1987 pour le compte du Conseil de la langue française montre que les enseignants et les élèves valorisent plus un enseignement « utilitaire » du français qu’un enseignement plus « classique » (Conseil de la langue française, 1987, p. 144) centré sur la lecture et la production de textes littéraires :

Dans le domaine de la lecture, les enseignants […] accordent une très grande importance au développement du goût de la lecture […], à la capacité de lire et comprendre les questions d’examens et à celle de lire et comprendre des textes d’information. À l’inverse, ils sont portés à accorder une importance moyenne à lire et comprendre des textes à caractère scientifique et à lire et comprendre les oeuvres d’auteurs non québécois.

Ibid., p. 143

L’étude révèle aussi que les enseignants jugent les objectifs reliés à la compréhension des textes légaux et administratifs plus importants que la compréhension des oeuvres littéraires, non seulement françaises mais québécoises (Ibid.). L’enseignement du français favoriserait donc l’insertion fonctionnelle de l’élève en société et procéderait en ce sens de la nécessité de le préparer à la vie citoyenne. D’ailleurs, Thérien, qui avait lui-même participé à l’étude, affirmait en 1991 : « l’apprentissage fonctionnel du français, centré sur les besoins de l’apprenant, dans sa vie personnelle, son travail, ses activités de consommateur, me semble un acquis de la démocratisation de l’enseignement et de l’accès généralisé à l’école » (Thérien, 1991, p. 456-457). Mais il affirmait aussi l’importance, surtout en contexte pluriethnique, des « aspects culturels de la langue » (Ibid., p. 457), ce qui justifiait à ses yeux la place dans le curriculum de la littérature. Se réclamant de Bakhtine, Thérien écrit :

Pour Bakhtine, […] le langage étant essentiellement social, l’esthétique littéraire doit aussi tenir compte de la dimension sociale de l’oeuvre. […] Pour lui, par exemple, le propre du roman, n’est pas tant sa forme, que la forme de son contenu, en d’autres mots comment se structure et s’organise le contenu, duquel se dégage une vision du monde.

Ibid., p. 460

La littérature présenterait donc l’intérêt, surtout en contexte pluriethnique, de favoriser « l’appropriation critique des valeurs » et de permettre aux élèves issus de l’immigration de se familiariser avec le système de valeur du groupe culturel majoritaire [3]. Mais l’auteur affirme surtout que « l’approche structurale et narratologique qui nous a tant appris du fonctionnement des récits n’est pas suffisante dans un […] contexte pluraliste » (Ibid.).

D’autres auteurs dénoncent la part congrue attribuée à la littérature dans les programmes de français. C’est le cas de Cambron, par exemple, dont la dénonciation se double d’une critique des postulats qui sous-tendent l’enseignement de la littérature au primaire, au secondaire et au collégial. Toutefois, contrairement à Thérien, Cambron estime que le rôle de la littérature ne consiste aucunement à refléter les valeurs socioculturelles (Cambron, 1999, p. 186), mais à évoquer la complexité du réel et les contradictions qui le fondent. Rôle que les concepteurs des programmes semblent tenir en suspicion, eux qui ont délibérément institué un rapport comptable à la littérature qui façonne l’expérience littéraire, voire personnelle des élèves :

ils auront surtout appris à manier le cliché et passé […] beaucoup de temps à compter : les mots au total de l’exercice ; les mots inclus dans la liste de vocabulaire dit pertinent ; les figures de style qui doivent obligatoirement orner chacun des paragraphes […]. Au-delà de la dimension outrée des catégories génériques, le plus terrible me semble être la fausse objectivité alors élaborée, qui donne à croire que l’on peut distinguer mécaniquement des textes sans user de son jugement […].

Ibid., p. 177

La littérature s’enseigne dans une recherche de proximité avec l’expérience culturelle du jeune. Ni les procédés stylistiques ni le vocabulaire ne doivent le déstabiliser, ce qui risque de limiter « l’élargissement de l’expérience linguistique (et donc de l’expérience tout court) de l’élève » (Ibid., p. 173) et de confiner le langage « à la dimension la plus univoque du discours (Ibid., p. 186).

Dans son analyse des programmes de français pour le secondaire, la sociologue Nicole Gagnon en arrive à de pareils constats. En partant de l’enfant, de son vécu (Gagnon, 1999, p. 216), de son expérience et de ses productions orales et écrites, en donnant la priorité à la dimension communicationnelle du langage, le programme condamne l’élève à demeurer prisonnier de son propre langage et lui interdit le passage à un horizon culturel qui échappe à l’immédiateté de sa propre expérience et empêche l’école de se constituer comme une référence pour la société :

Ce qui est refusé par la méthode, ce serait le dédoublement de la langue en parole et écriture, le niveau « second » qu’est la langue écrite. Refus du « dédoublement de la culture » qui va de pair avec celui de la «société superposée » qu’était naguère l’école

Ibid., p. 197

En fait, l’enseignement secondaire du français se caractérise par l’évacuation de toute action réflexive de la culture, réflexivité par laquelle l’élève peut saisir les contradictions du réel et les limites de sa propre perception du réel. L’aseptisation de la littérature et l’impasse à laquelle conduit un enseignement axé prioritairement sur la communication ont pour effet de réduire, dans le champ de la culture, la tension entre les significations premières du monde et les significations secondes du monde (savantes, littéraires, scientifiques, rationnelles), lesquelles permettent éventuellement de saisir les limites des premières et de procéder à une nouvelle mise en forme du monde (Dumont, 1968). L’enseignement axé sur la communication, le pragmatisme et l’utilitarisme se trouve à escamoter la dimension herméneutique du langage, celle par laquelle le sujet a la possibilité de reconstituer la trame de sa propre existence dans toute sa complexité. L’accès au corpus littéraire lui étant interdit, les cours de religion constituent-ils un lieu favorisant son engagement dans des activités de type herméneutique ?

Évanescence des questions de sens : le cas de l’enseignement secondaire de la religion

Ayant pour mandat de définir la position de l’État québécois à l’égard de la place de la religion dans l’école, de définir les principes de philosophie politique qui président à cet enseignement, les auteurs du rapport Proulx affirment la nécessité de maintenir l’enseignement de la religion aux paliers élémentaire et secondaire, mais d’en changer la formule (Gouvernement du Québec, 1999). Plutôt que d’enseigner la religion dans une perspective confessionnelle, d’éveil de la foi, d’adhésion aux dogmes et aux valeurs fondamentales des différentes confessions religieuses, le groupe de travail préconise un enseignement culturel de la religion, donc analytique, anthropologique, sociologique ou historique. Il s’agit surtout, en contexte pluriethnique, de substituer la connaissance aux éléments de croyance, de favoriser dans les enseignements qui requièrent la transmission des valeurs (religieuses, esthétiques, ethniques, éthiques) la rencontre entre élèves d’horizons culturels ou religieux différents. Cette pédagogie d’inspiration interculturelle s’oppose à un aménagement séparé du curriculum en fonction des appartenances ethniques conduisant à l’édification d’une société multiculturelle, certes, mais éventuellement ghettoïsée (Forquin, 1991). Plutôt que d’instituer un enseignement qui répond aux spécificités culturelles des groupes ethniques, que d’offrir à tous les groupes culturels un enseignement religieux, littéraire ou historique particulariste et qui renforce leur identité, quitte à fragmenter l’espace culturel, le multiculturalisme ouvert ou libéral insiste sur l’idée que l’éducation doit former des individus interculturels, ouverts à la différence et capables de décentration (Abdallah-Pretceille, 1989), de mise en question de leurs propres systèmes d’appartenance et d’identification. Selon Abdallah-Pretceille, la pédagogie interculturaliste doit dépasser une conception rigidifiée et « naturaliste » des groupes culturels pour accéder à une « anthropologie générative » qui met l’accent sur la construction de l’identité en situation de pluralisme éventuellement conflictuel (Abdallah-Pretceille, 1988, p. 508). Il convient donc de dépasser une conception catégorielle de l’interculturalisme

qui fonctionnerait à l’instar du structuralisme et du fonctionnalisme, à partir d’un a priori majeur, à savoir la cohérence et l’homogénéité des groupes. On resterait alors dans une psychologie, une sociologie, une ethnologie adjectives, de caractère déterministe et naturaliste : valeurs accordées à la description et à l’énumération d’items culturels [flous} et tendance à biologiser le culturel en lui attribuant un caractère génétique. Une telle conception n’est qu’une version déguisée du pluralisme ou du multiculturalisme.

Ibid., p. 496

L’identité, selon l’autrice, se construit dans la communication, la négociation, l’échange, aussi dans des situations conflictuelles. La construction identitaire ici tranche avec les modes de régulation classique où le sujet intériorise passivement des valeurs et se conforme à des rôles et à des normes (de Munck et Verhoeven, 1997).

Selon le rapport Proulx (Gouvernement du Québec, 1999),l’enseignement de la religion peut jouer à cet égard un rôle prédominant à la condition d’évacuer la dimension normative de l’enseignement. Le sujet peut construire à la fois son identité à partir de la recension des différents systèmes religieux et apprendre à mieux connaître l’Autre, les éléments fondamentaux au coeur de sa vision du monde. Il partage avec lui, non un ensemble de valeurs communes mais un espace commun, véritable lieu d’expérimentation d’une identité collective en construction.

On pourrait dire que dans la mesure où les analyses généalogiques des systèmes religieux ne s’inscrivent pas dans une démarche de révélation de la vérité, l’enseignement culturel de la religion fait passer les questions de sens au second plan, sinon au troisième plan, derrière les considérations juridiques [4]. D’ailleurs, un observateur britannique chargé d’étudier l’implantation d’un enseignement culturel de la religion établissait, au sujet des élèves et de leur apprentissage, le diagnostic suivant qui évoque la mise entre parenthèses du sens dans un enseignement à dominance analytique : « Alors que les élèves apprennent beaucoup sur les religions, peu sont encouragés à apprendre de la religion » (Wintergills, 1997, p. 117) [5].

Toutefois, l’enseignement culturel de la religion, en maintenant le cap sur la dimension critique de la culture, oblige l’élève à un effort de décentration ; de ce fait, il peut jouer, ne serait-ce que faiblement, un rôle dans la structuration de l’expérience de vie de l’élève ou de sa propre identité. Cette construction identitaire de l’élève doit passer par la connaissance objective des systèmes religieux et également par leur mise à distance. Ici, deux remarques s’imposent à propos du statut de la critique. Celle-ci n’est pas forcément antinomique avec la recherche du sens, tant s’en faut. Passer les représentations les plus coutumières du monde au crible de la critique constitue bien souvent l’amorce d’une refondation du sens du monde ou d’une redéfinition identitaire du sujet (Charlot, Bautier et Rochex, 1992). Mais la critique épistémologique, celle qui vise l’identification des éléments structuraux des discours et de leurs contradictions se fait un point d’honneur de demeurer au seuil des questions de sens, à tout le moins de tracer une ligne de démarcation entre le sens original du discours et le sens qu’il recèle pour le sujet ici et maintenant, de privilégier la « compréhension épistémique » (Grondin, 1993, p. 200) à la compréhension en tant qu’application d’un sens à notre situation (Gadamer, 1996). Le nouveau programme de religion doit-il conduire à la considération des questions de sens ou doit-il impérativement les tenir sous le boisseau afin que la rencontre entre les élèves de confessions religieuses différentes puisse avoir lieu ? Autrement dit, la demande sociale à l’égard du vivre-ensemble a-t-elle préséance sur la quête de sens de l’individu ? Pas forcément. Nous avons dit que l’enseignement culturel de la religion favorise les constructions identitaires notamment à travers les échanges intersubjectifs. Ce qui constitue de nouvelles modalités par lesquelles s’effectue le questionnement existentiel et éthique. Autrement dit, l’enseignement culturel de la religion, même s’il ne s’inscrit pas dans une démarche de foi, peut contribuer à la production par le sujet de SA vérité et ainsi répondre à son questionnement existentiel. Toutefois, et c’est notre deuxième remarque, le monde de l’éducation au Québec convoque l’élève à exercer son sens critique envers la tradition, des courants de pensée et d’opinions divers, des partis politiques, des médias, mais sans enracinement dans aucune tradition de pensée. La mémoire n’est-elle pas ici réduite au silence ou, à tout le moins, mise en veilleuse ? D’ailleurs, les milieux éducatifs québécois dépouillent la critique de ses appartenances disciplinaire ou intellectuelle pour en faire une compétence. Quel statut recèle donc la critique en tant que compétence ?

La pédagogie des compétences

La pédagogie par compétences justifie la mission de l’école par la capacité de celle-ci à répondre à des besoins sociaux et économiques, ce qui ne signifie aucunement que l’école soit intégralement soumise à une pédagogie utilitariste ne cherchant qu’à préparer l’élève à un rôle productif. Elle se caractérise plutôt par une double orientation : une première, économique, qui vise la formation du travailleur, lequel devra apporter sa contribution à la production des richesses de la nation ; une seconde, sociale, qui vise à la formation du citoyen de demain, respectueux des règles de la démocratie et apte à fonctionner dans une société pluraliste. Nous verrons que la pédagogie par compétences compromet, à certains égards, les fonctions herméneutique et critique de la culture.

La formation du futur travailleur et l’enfermement de la critique dans le registre de l’action

La pédagogie par compétences avec l’insistance qu’elle place sur les savoir-faire dans des situations concrètes présente des liens certains avec l’enseignement professionnel (Ropé et Tanguy, 1994), mais ne s’y réduit pas pour autant. Elle rejoint en partie l’idée de formation générale qui excède la formation spécialisée et vise à doter les élèves de savoirs généraux, de dispositions culturelles et de valeurs leur permettant de s’insérer dans des réseaux sociaux et professionnels. Mais elle excède l’idéal encyclopédique ou l’esprit d’érudition qui lui est associé. Perrenoud définit en effet la compétence comme la capacité de mobiliser des connaissances de manière à répondre de façon pertinente à une situation inédite. La nouveauté de la situation permet au mieux de saisir l’idée au coeur de la pédagogie par compétences. Le savoir en lui-même demeure inopérant en situation d’urgence et l’élève ou éventuellement le travailleur doit exercer son jugement de manière à gérer « l’écart, nécessaire et inévitable, entre le travail prescrit et le travail réel » (2000, p. 23) de manière à répondre aux aléas ou aux impondérables liés aux situations concrètes. En conséquence, la seule détention d’un savoir disciplinaire ne suffit pas, au médecin, par exemple, pour reprendre un exemple de Perrenoud, dans l’obligation de faire face aux situations qui s’éloignent des cas d’école (Ibid., p. 29). Perrenoud écrit :

Dans la plupart des situations, il ne s’agit pas d’étaler ses connaissances, mais de les utiliser, de les mobiliser pour prendre une décision, résoudre un problème, venir à bout d’une tâche, affronter un dilemme. Dans des situations d’action, on peut certes être appelé à faire valoir ses connaissances, soit pour convaincre d’autres acteurs du bien fondé d’une proposition, soit pour se justifier après coup […]. La plupart du temps, les connaissances n’ont pas besoin d’être exposées à autrui, ni même verbalisées par le sujet pour guider l’action. Elles sous-tendent l’analyse de la situation, la comparaison des options possibles et la prise de décision en enrichissant les représentations, les anticipations, les raisonnements de l’acteur.

p. 28

Si on ne peut réduire la pédagogie par compétences à la formation professionnelle, elle semble en revanche s’insérer résolument dans une logique de l’action ou relever d’une anthropologie de l’action (Dumont, 1981). Il ne s’agit pas d’abord de connaître le monde sur le mode théorique. Perrenoud insiste lui-même sur la nécessaire réduction des savoirs disciplinaires dans les curriculums. Il ne s’agit pas non plus d’interpréter le monde afin de lui donner un sens ou de le transformer selon un idéal social, politique ou esthétique. Il s’agit plutôt d’apprendre à y fonctionner avec efficacité. Certes, de nombreux auteurs insistent sur l’importance de la critique qui paraît toujours parmi les compétences fondamentales que l’école doit contribuer à développer. Mais la compétence critique demeure confinée à une anthropologie de l’action. L’élève doit procéder à l’évaluation des solutions les mieux appropriées afin de répondre à une situation donnée. La situation en elle-même n’est pas sujette à la critique. L’exemple de Perrenoud précédemment cité nous apprend que le médecin compétent sait, en situation d’urgence, poser un diagnostic et déterminer un traitement, donc faire l’inventaire de ses connaissances afin de juger de la nature de la maladie et du traitement. Mais la nécessité de juger de la pertinence de tel ou tel traitement dans une société hautement médicalisée n’est aucunement considérée (Illich, 1981). La pédagogie de la compétence conduit à un enfermement de la pensée dans une logique d’action et interdit la confrontation entre l’action et l’interprétation ou la critique. Dumont relatait qu’à l’occasion d’un colloque sur la pertinence de l’enseignement de la philosophie au collégial, un ingénieur avait déclaré de façon péremptoire l’inefficacité de la philosophie dans la construction de réfrigérateurs, ce à quoi Dumont avait acquiescé, mais en ajoutant que la philosophie demeurait essentielle pour déterminer l’importance des réfrigérateurs en regard de ce qui fait l’essentiel de nos existences. Il concluait à l’urgence de la pensée philosophique (Dumont, 1987).

Au Québec, le ministère de l’Éducation situe également les compétences dans une anthropologie de l’action. Dans le cadre de la réflexion initiée par l’OCDE (1994) au sujet des compétences dont les jeunes adultes ont besoin afin de jouer un rôle significatif dans la société, Gagnon, responsable du Programme des programmes au ministère de l’Éducation, affirme que les éducateurs doivent aider les jeunes à relever les défis reliés à la mondialisation et à « l’explosion des connaissances et du développement exponentiel des technologies de l’information et de la communication » (Gagnon, 2000, p. 10), changements qui, au demeurant, constituent un défi pour l’ensemble de la population et non seulement pour une élite :

Ce bref regard sur les changements déjà amorcés permet de comprendre la nécessité pour l’école québécoise d’amener les jeunes à acquérir les outils leur permettant de s’engager dans l’action et de donner un sens à leur vie. Les attentes de la société envers l’école sont élevées, mais ces attentes ne sont pas des caprices. La capacité d’intégration à la société du savoir de l’ensemble de la population en est l’enjeu.

p. 11

Certes, le Ministère insiste ici sur la nécessité pour les jeunes « de donner un sens à leur vie », mais à l’intérieur d’un cadre social préétabli, celui des « attentes de la société envers l’école ». Celle-ci ne se définit aucunement comme une enclave, une citadelle d’où émane les synthèses critiques du savoir (Freitag, 1995) et des pratiques sociales, mais comme un sous-ensemble du système social et économique, lequel se caractérise par la mondialisation et « l’explosion des connaissances et du développement exponentiel des technologies ». La population a le devoir de s’intégrer, donc d’adhérer aux credo de la mondialisation et des impératifs qu’il lui impose.

Face à ces changements accélérés, les savoirs se conçoivent moins en termes d’efficacité, laquelle renvoie à une logique industrielle et à ses modes prédéterminés de production, qu’en termes de ressources utilisables dans des situations variées, complexes et inédites. Le bon élève ne se laisse plus engluer dans les traditions disciplinaires. Il les survole et est d’autant mieux qu’il sait les mobiliser à bon escient. L’identité disciplinaire devient presque un handicap, une lourdeur dont il importe de se délester afin de pouvoir tisser des liens complexes entre les divers horizons du savoir.

L’image des savoirs, des élèves et de l’école que projettent actuellement les milieux éducatifs rejoint considérablement celle du monde connexionniste et de la cité par projet que dépeignent Boltanski et Chiapello (1999). Ces auteurs nous inspire deux remarques. Premièrement, ils montrent que le nouvel esprit du capitalisme, contrairement aux phases précédentes du capitalisme, se caractérise par la recherche de la mobilité, des déplacements, de la multiplicité des liens que parviennent à établir entre eux les grands ou les héros du monde connexionniste. Ceux-ci se caractérisent par leur capacité à convaincre, par leur spontanéité et leur sincérité, des partenaires situés aux différentes extrémités des réseaux de réaliser des projets d’envergure mais temporaires. Au capitaliste lourd et siégeant au sommet de son empire s’est substitué l’entrepreneur dynamique et en mouvement muni d’un ordinateur et d’un téléphone portables. Il y a une analogie certaine entre la nouvelle grammaire de la cité par projet et celle de l’éducation centrée sur la pédagogie par compétences. Les savoirs ne sont plus une finalité en soi, mais des ressources qui doivent servir à créer des liens dont certains ont plus de valeurs que d’autres. Il est question tout autant dans le monde de l’éducation que dans le monde connexionniste de projets, de réseaux, de mobilité, de mouvement, de transfert, d’utilité, d’action, de stratégies, d’urgence. Les justifications des deux mondes s’établissent par les mêmes références.

Deuxièmement, l’essentiel de leur thèse porte sur le fait que le nouvel esprit du capitalisme a pu intégrer la critique sociale et la critique artiste (contre-culture) des années 1960 et 1970. D’une part, le capitalisme a amélioré considérablement les conditions de travail et, d’autre part, il est parvenu à démassifier et à déstandardiser la production industrielle, à individualiser la consommation, ce qui a contribué à la relance de celle-ci. Devant la critique des années 1960 qui réclamait plus d’authenticité, le capitalisme a répondu en différenciant sa production, mais aussi en mettant fin au mode de gestion hiérarchique et autoritaire pour conférer à l’individu plus de liberté et d’autonomie, ce qui a eu pour effet d’augmenter l’engagement de celui-ci et d’intensifier son sens des responsabilités et son dévouement. Le capitalisme a de nouveau réussi à substituer aux anciennes de nouvelles formes de contrôle et d’oppression. Il est récemment parvenu à récupérer les valeurs d’authenticité et de spontanéité de la contre-culture des années 1960, valeurs qui désormais garantissent les liens stratégiques que les grands du monde connexionniste tissent entre eux. Les savoirs, en raison de la transmutation que la pédagogie par compétences leur fait subir, correspondent-ils dorénavant à une exigence du monde connexionniste ? Nous avons insisté sur la proximité des grammaires de l’univers éducatif et du monde connexionniste, mais également montré que la pédagogie de compétences semble se limiter au registre de l’action. Y a-t-il récupération, marchandisage des savoirs et subordination de l’éducation à une logique stratégique ? Nous avons montré que ni l’enseignement du français ni celui de la philosophie ne peuvent maintenant prendre le relais de la critique artiste ou politique des années 1960.

La formation du futur citoyen en regard de l’identité collective non plus comme héritage mais comme projet

Même si elles relèvent de la sphère de l’action, les compétences ne répondent pas qu’à une logique productiviste ou professionnelle. Les compétences touchent aussi au domaine de la socialisation qu’on peut assimiler au domaine de l’agir. La question des références culturelles communes se pose avec acuité au Québec depuis au moins le milieu des années 1980, époque de la prise de conscience du caractère multiethnique de la société et, notamment, de l’école montréalaise. Les modes de socialisation doivent-ils procéder d’un héritage culturel ou d’une culture en voie d’élaboration ? Y a-t-il un socle de valeurs et de traditions auquel doivent adhérer les nouveaux arrivants ou ceux-ci doivent-ils dans un processus d’échange avec le groupe majoritaire définir les contours d’une nouvelle culture et éventuellement d’un nouveau contrat social ? Tous les acteurs de l’éducation ne répondent pas de la même manière à ces questions [6]. Le Conseil supérieur de l’éducation a placé dans la seconde moitié des années 1980 les rapports interethniques dans la perspective du relativisme culturel (Conseil supérieur de l’éducation, 1987) et a plutôt, dans les années 1990, insisté sur le devoir d’intégration des immigrants et le respect de la culture commune faite de traditions communautaires et surtout institutionnelles (Conseil supérieur de l’éducation, 1993). Le ministère de l’Éducation a préconisé dans sa réforme de l’enseignement primaire et secondaire à la fois le maintien des acquis culturels et institutionnels de la société québécoise et l’établissement d’un espace dans le curriculum pour les échanges interculturels susceptibles de faire émerger de nouveaux consensus sociaux (Gouvernement du Québec, 1997). Mais le rapport Proulx a préconisé l’abandon de « la voie de la socialisation aux identités verticales, autrement dit, de celles qui nous rattachent à nos racines communautaires » afin de favoriser « celle des identités horizontales qui façonnent les idéaux partagés en commun » (Gouvernement du Québec, 1999, p. 212).

Or, les compétences transversales jouent un rôle prédominant en regard des modes processuels de socialisation qui impliquent l’idée de négociation intersubjective des normes et l’idée d’une société en tant que projet travaillant à la définition de nouveaux consensus (LeVasseur, 2000a). Et surtout, elles permettent de contourner l’épineuse question de la transmission des valeurs et des contenus culturels en contexte pluraliste. En effet, laquelle des visions du monde traditionnelle et moderne privilégier dans l’école pluriethnique ? Quelle littérature, quelle histoire et quelle religion enseigner ? La lecture scientifique du monde est-elle toujours compatible avec les différentes interprétations religieuses du monde ? Axer le curriculum sur les compétences rationnelles (analyse, synthèse), méthodologiques, voire sociales, dans la mesure où l’intersubjectivité s’appuie sur la délibération, l’argumentation, la critique et la réflexivité (qui constituent également des compétences rationnelles) évite, d’une part, l’impérative justification des contenus curriculaires qui supposent des choix esthétiques ou axiologiques et contribue, d’autre part, à la mise à l’écart des sources traditionnelles du sens.

Conclusion

Les divers mouvements que nous avons identifiés au sein de la culture scolaire au Québec procèdent de logiques d’action différentes. Certains enseignements se sont orientés vers une hypertrophie des fonctions critiques de la culture, d’autres ont fortement réduit le potentiel émancipatoire de la critique, d’autres encore se sont définis en marge de toute considération axiologique. Les traditions disciplinaires, compte tenu des récentes réformes curriculaires, semblent aussi menacées dans leur forme traditionnelle. Les exemples de l’enseignement de la philosophie, du français et de la religion ainsi que de la pédagogie par compétences montrent que chacun répond à une certaine exigence sociale, soit celle de diminuer la charge critique de l’enseignement, celle d’en augmenter l’utilité pratique, celle de contribuer à la définition de nouveaux consensus sociaux et celle encore de mieux intégrer les élèves, professionnellement et socialement, au monde d’aujourd’hui.

Même si les transformations au sein de la culture scolaire n’obéissent pas à un mouvement linéaire, la pédagogie par compétences en constitue le point de convergence. À la question de savoir ce qu’il convient d’enseigner aux jeunes en contexte pluraliste et dans un enseignement de masse, la pédagogie par compétences paraît tout indiquée, surtout parce qu’elle soustrait les concepteurs de programmes de la nécessité de légitimer des contenus qui s’adressent à des élèves dont les appartenances sociales, ethniques et religieuses diffèrent. La pédagogie par compétences permet ainsi de faire l’économie du débat éminemment politique relatif à la sélection des connaissances à transmettre aux enfants issus des milieux populaires et des milieux sociaux culturellement plus en phase avec l’école (Forquin, 1989). L’école a-t-elle pour fonction de renforcer l’héritage culturel des premiers en instaurant une pédagogie axée sur le concret ou de le transformer et de favoriser l’accès à une culture plus abstraite et plus « universelle » ? La pédagogie par compétences permet une neutralisation axiologique et politique des contenus d’enseignement.

Elle semble, en dernier lieu, contrarier à la fois les fonctions herméneutique et critique de la culture. Premièrement, à l’égard de la régulation sociale, de la socialisation, les compétences peuvent éventuellement s’arrimer à une production de la culture, ce qui signifie que les sujets affranchis des enracinements communautaires ont la responsabilité de construire des consensus nouveaux. En cela consiste, certes, la grandeur de la modernité, mais une culture à l’état de projet qui évacue les traditions et l’histoire apporte son lot d’angoisse pour les sociétés (Dumont, 1968 ; Taylor, 1992). Habermas n’évoque-t-il pas les limites mêmes du pouvoir d’unification de la raison surtout en regard de celui, jadis, de la religion (Habermas, 1988) ? Deuxièmement, à l’égard de la vie économique, les compétences s’inscrivent dans une logique de l’adaptation. Ici, la question du rapport que les élèves doivent établir avec la société est désormais contournée : ils n’ont plus le choix d’opter pour un positionnement critique face à elle de manière à la transformer, ils doivent apprendre à y fonctionner le plus efficacement possible [7]. Il ne s’agit pas ici de critiquer le fait que l’école doive préparer les enfants à la vie adulte, mais le fait que l’espace permettant de concevoir l’être autrement que sur le mode de l’utilité et de la performance se rétrécit à l’intérieur de la culture scolaire. Certes, la production de la culture (consensus sociaux en voie d’élaboration) sollicite les jeunes autrement que sur le mode de l’efficacité, mais dans une aire qui ne leur offre aucune certitude quant à leur orientation dans le monde, ni consolation quant à leur présence dans le monde (Gadamer, 1996).