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La dévolution : origines du concept et définition

Le concept de dévolution introduit par Brousseau et Wardfield dans le champ de la didactique des mathématiques (1999, 2002) est né dans un contexte particulier, relativement distant du type de « milieu[1] » habituel qui caractérise ordinairement les situations de classe. L’étude du cas de Gaël[2], qui est à la source de ce concept, s’associe en effet au diagnostic d’élèves en situation d’échec en mathématiques et à l’analyse clinique de situations didactiques de remédiation conçues en conséquence. Ayant diagnostiqué que les difficultés de Gaël n’étaient pas d’ordre cognitif mais qu’elles tenaient à sa « stratégie d’évitement du conflit de savoir » ou à son « refus d’accepter sa part de responsabilité dans l’acte de décider en situation didactique[3] », Brousseau et Wardfield ont désigné sous le terme de dévolution le « moyen didactique » de faire entrer l’enfant dans un « contrat » où cette responsabilité est au contraire assumée par l’élève tant au plan cognitif qu’au plan matériel. Le concept de dévolution relève ainsi, au départ, d’une perspective de suivi clinique (réalisé par un psychologue scolaire) et de soutien individualisé en mathématiques (dispensé par un didacticien confirmé) à un élève déviant plutôt que d’une situation ordinaire de classe d’un enseignant confronté à un groupe d’élèves. La plupart des approches ultérieures ont, en outre, été associées à des situations d’ingénierie appliquées par des enseignants à la demande de cher- cheurs. Concrètement, nous ne savons donc pas grand-chose des façons dont les enseignants opérationnalisent ce concept dans le cadre des milieux didactiques conçus dans le but d’amener leurs élèves à construire par eux-mêmes des connaissances. Qu’en est-il des possibilités réelles d’application de ce « moyen didactique » en situation de classe ordinaire et dans une autre discipline qu’en mathématiques ? Quels éléments du milieu didactique (nature et dynamique interne propre aux activités, consigne, matériel, encouragements et feed-back adressés aux élèves, etc.) sont-ils impliqués dans le fonctionnement de la dévolution ? À quelles techniques, à quels registres de l’activité des enseignants la mise en oeuvre de la dévolution est-elle associée ? Quelles difficultés d’application soulève-t-elle pour les enseignants non chevronnés qui tentent de l’appliquer ? C’est dans le but d’éclairer ces questions et de progresser vers une définition plus opératoire du concept pour la formation des professeurs que cette contribution se penche sur la dévolution. Il sera question de voir en quoi des enseignantes novices réussissent à certains endroits (et échouent à d’autres) à faire dévolution à des élèves du primaire prenant part à une activité de fabrication en technologie destinée à leur faire découvrir (lors de la confrontation ultérieure de leurs productions) qu’une même fonction technique peut être satisfaite à l’aide de plusieurs solutions.

Contexte de l’observation

La séquence analysée concerne une observation conduite auprès d’une classe de cours élémentaire de l’école primaire en France. Les élèves, au nombre de 22, ont entre 7 et 8 ans. La séquence complète, d’une durée de deux heures trente, se décompose en trois séances complémentaires successives de 50 minutes chacune réalisées à une semaine d’intervalle par trois enseignantes en formation professionnelle par alternance.

La formation des futurs enseignants en France s’effectue dans des instituts de formation des maîtres. Elle s’étale sur deux années dont la première est consacrée à la préparation du concours de recrutement qui est très sélectif. Seuls les étudiants qui ont réussi le concours sont admis en seconde année durant laquelle ils sont préparés au métier d’enseignant. Le principe d’alternance de la formation des maîtres relie l’institut de formation au terrain. En première année, il s’agit de découvrir le terrain dans le cadre de stages de pratiques accompagnées. En seconde année, il s’agit d’apprendre à conduire une classe en termes de maîtrise des « contenus à enseigner » et des « gestes professionnels » pour enseigner dans le respect des principes fixés par le ministère de l’Éducation (éducation pour tous, égalité des chances, citoyenneté et laïcité). À cette fin, les étudiants font plusieurs stages dans des écoles où ils remplacent des enseignant(e)s titulaires durant trois semaines d’affilées. Ici, trois futures enseignantes expérimentent à tour de rôle en situation réelle de classe une préparation de séquence qu’elles ont conçue ensemble. Du fait de la place importante que la formation accorde aux théories constructivistes de l’apprentissage, les enseignantes sont encouragées à concevoir des dispositifs qui laissent aux élèves une grande part d’initiative et d’autonomie dans la résolution des tâches et dans la recherche de solutions. Peut-on pour autant parler de dévolution ? Si oui, en quoi consiste-t-elle ? Telle est la question théorique qui sera ici débatue, à la lumière des faits observés.

Savoir en jeu

Le scénario de la séquence porte sur le thème de la fonction technique « rouler ». C’est un sujet d’étude classique, fréquemment abordé à l’école primaire en France dans le cadre de l’initiation scientifique et technologique (Andreucci et Chatoney, 2002 ; Merle, 2000). L’étude est conduite au travers d’activités d’observation d’objets techniques puis de fabrication par chaque élève d’une production fonctionnelle (châssis roulant). La nature des tâches et l’autonomie dans la production (concrétisation par chaque élève d’une solution) sont également significatives de ce qui se fait en technologie à l’école primaire (Chatoney, 2003). La séquence présente ainsi des caractéristiques représentatives, si ce n’est typiques, du « genre » de travail didactique qui se pratique dans la discipline[4].

Ces données semblent essentielles pour étudier l’activité d’un point de vue didactique. Dans la tradition des recherches psychopédagogiques, les chercheurs se soucient peu de l’élaboration de connaissances spécifiques à une discipline et un contenu donnés. Ce n’est pas le cas des recherches en didactique pour lesquelles le savoir en jeu est un élément décisif quant à la compréhension de l’activité déployée en classe. De ce fait, l’approche didactique de l’activité du professeur est par essence qualitative, au risque d’être associée à l’analyse de corpus isolés et d’études de cas qui en limitent la généralisation. Cet écueil est ici en partie compensé par le fait que, précisément, en tant que « classique du genre » le contenu de cette séance offre l’avantage de pouvoir être rapproché d’autres travaux portant sur le même thème d’étude.

Les travaux relatifs à l’étude du thème de la roue dans l’enseignement primaire

Il existe dans la littérature différents travaux récents relatifs à la façon dont le thème de la roue et des objets roulants est abordé en classe avec de jeunes enfants. Rogers et Wallace (2000) rendent compte d’une observation conduite sur dix semaines en classe de technologie avec des enfants âgés de 5 ans, confrontés à la conception et à la fabrication d’un véhicule. L’étude montre qu’il existe peu de liens entre les différentes étapes consacrées à la conception, à la fabrication et à la mise à l’épreuve des réalisations. Ainsi, les projets réalisés par les enfants (y compris sous forme de dessins) ne sont pas réinvestis dans les phases ultérieures et n’induisent pas le choix des matériaux sélectionnés. Par ailleurs, les enfants de cet âge ont des difficultés à réaliser des dessins de conception plutôt que des dessins à but narratif qui intègrent des personnages. L’étude de Parkinson (1999) fait état des difficultés conceptuelles spécifiques (telles les acceptions particulières) liées au langage technique et au lexique spécialisé (tels les mots « arbre » et « axe ») dans la découverte des mécanismes à l’école primaire.

Merle (2000) analyse des productions réalisées en classe par des élèves de grande section de maternelle à l’occasion de la fabrication de véhicules roulants et montre deux ordres de difficultés liés, pour l’un, au concept physique d’axe de rotation et, pour l’autre, à la solution technique assurant la rotation des roues.

L’analyse faite par Nonnon (2001) d’une séquence de technologie en grande section de maternelle consacrée à la description du mécanisme d’une bicyclette rend compte de l’articulation des différents points de vue (fonctionnel et structurel) tour à tour sollicités tout en émettant des réserves quant aux connaissances réellement construites par les élèves.

Notons encore que ce thème est également investi par les concepteurs de ressources comme, par exemple, celles constituées autour de l’opération « La main à la pâte » ou encore celles du « Nuffield Curriculum Centre ».

Toutes ces contributions offrent donc l’avantage de pouvoir servir d’éléments de référence à divers égards : quant à l’épistémologie des savoirs à l’oeuvre et des enjeux didactiques explicités ici ou là, quant aux invariants pédagogiques marquant la spécificité d’une démarche propre à la discipline, etc.

Analyse descriptive de la séquence

Descriptif de l’organisation didactique

Le dispositif est organisé en trois séances. La première permet d’énoncer la fonction rouler à partir d’un modèle réduit puis de la modéliser, matériellement, par une maquette. Les élèves disposent de petites voitures aux systèmes différents. Il s’agit d’observer la fonction dans les objets puis de réaliser la fonction avec les matériaux mis à disposition.

Dans la seconde séance, il s’agit de confronter les solutions trouvées par les élèves, de départager les solutions fonctionnelles des non fonctionnelles et enfin de retenir les fabrications efficientes. Pour commencer, les élèves doivent tester les systèmes techniques produits, puis les classer par solutions techniques trouvées.

La troisième séance institutionnalise la connaissance dans un résumé écrit. Le résumé doit retracer les caractéristiques de la fonction et de sa mise en oeuvre dans diverses solutions.

Volume des échanges verbaux et dévolution 

Nous constatons tout d’abord que les taux d’interactivité dans les trois séances sont très différents : la première comporte 77 tours de parole contre 325 pour la seconde et 138 pour la troisième. Nous pourrions relier cela au fait que chaque séance est conduite par un professeur différent. Dans le sens des interprétations déjà proposées par Marchive et Sarrazy (2000) et Sarrazy (2001), cela reviendrait à confirmer qu’il s’agit d’un attribut personnel des enseignants qui sont plus ou moins « institutionnalisants » ou « dévoluants ». Une autre interprétation nous conduit à privilégier l’idée que le taux d’interactivité est fonction de la nature des activités confiées aux élèves. En technologie, les élèves peuvent ne pas avoir à s’exprimer tout en étant très actifs en pensée. Tel est le cas notamment des séances durant lesquelles les élèves sont engagés dans des activités de conception-réalisation hautement réflexives bien que largement silencieuses. La proportion des échanges verbaux durant ces leçons ne serait donc pas significative du niveau d’implication des élèves dans la tâche. Inversement, cela peut l’être en français ou en mathématiques lorsque l’élaboration de la connaissance s’effectue au travers d’une activité langagière. Ainsi, les constats dressés par Sarrazy (2001) selon lesquels « les classes “dévoluantes” interagissent environ 1,5 fois plus que les classes “institutionnalisantes” » (p. 121) et « Le contexte dévoluant correspond à ce qu’on pourrait appeler en première approximation une pédagogie active […] ou un lieu fortement interactif » (p. 118) ne seraient pas nécessairement pertinents pour la technologie. Compte tenu de la forme pragmatique plutôt que verbale de l’activité dans ce contexte, il se pourrait même que le volume des interactions y varie négativement en regard de l’importance réellement conférée par l’enseignant à la dévolution, indépendamment de son style pédagogique préférentiel. Le simple fait d’exclure de l’analyse les interventions à caractère strictement pédagogique pourrait d’ailleurs lui-même expliquer qu’à activité semblable, les classes dévoluantes apparaissent plus interactives du fait que la proportion des échanges qui véhiculent du savoir (par rapport à ceux qui concernent la gestion de la classe) y est plus forte que dans d’autres classes. Référer le « volume des interactions didactiques » à l’occurrence des tours de parole, indépendamment de la longueur des apports effectués par les locuteurs, demeure, quoi qu’il en soit, problématique, car cela revient à comptabiliser de la même façon l’intervention d’un élève qui argumente longuement son point de vue et l’apport d’un élève qui répond par un simple mot. Il est probable que les interactions s’avèrent ainsi d’autant plus nombreuses qu’elles sont courtes. Or plus les apports réalisés par les élèves sont brefs et plus ils courent le risque d’être associés à des questions fermées ou factuelles qui ne requièrent pas de l’élève un gros effort de réflexion. En outre, rien ne garantit que les élèves qui s’expriment assument la responsabilité de ce qu’ils disent. Ainsi, certains répondent aux questions, non pas dans l’intention de faire progresser l’étude, mais simplement parce que cela représente, à leurs yeux, un moyen de montrer qu’ils s’intéressent, participent et coopèrent à l’action du professeur. Un haut niveau d’interactivité dans une classe pourrait ainsi être le fait d’un enseignant qui harcèle les élèves de questions fermées ou de questions devinettes auxquelles il suffit de répondre par un mot ou guère plus. Le lien existant entre quantité des échanges – attitude dévoluante – et processus d’apprentissage à l’oeuvre nécessite donc d’être interrogé en fonction du contenu lui-même et de la dynamique de ces échanges.

Interactivité et nature de l’activité

Dans le corpus ici analysé, la disproportion observée dans le degré d’interactivité de chaque séance tient d’abord à la nature hétérogène des activités confiées aux élèves. Dans la première séance où il s’agit de faire observer un objet par les élèves puis de le faire fabriquer, l’essentiel de l’activité s’effectue en silence ou à voix basse entre les élèves qui travaillent par petits groupes. Les seules interactions verbales objectivables portent sur l’introduction de la séance, le lancement de la première activité (observation) et l’exploitation de ses résultats. Le reste du cours (activité de fabrication), à l’exclusion des cinq dernières minutes consacrées au rangement du matériel, demeure inexploitable en termes d’interactions verbales puisque les élèves sont engagés dans une activité qui ne requiert pas de verbaliser à haute et intelligible voix pour se faire entendre du reste de la classe. Durant ces phases où les élèves sont censés assumer seuls (ou à quelques-uns) la responsabilité d’un travail, les interventions de l’enseignante présentent les mêmes caractéristiques. Le fait qu’elle laisse les élèves travailler ne signifie pas qu’elle ne fait rien pendant que les élèves fabriquent leur objet. Pendant tout ce temps, elle circule de groupe en groupe pour encourager ou apporter ponctuellement son aide. Ses interactions avec les élèves conservent ainsi un caractère privé ou quasi privé du fait qu’elles ont lieu à voix basse pour ne pas perturber les autres enfants. L’enseignante ne juge bon d’interrompre le cours de l’action que lorsqu’elle constate que plusieurs élèves se fourvoient. Elle s’adresse alors à tout le groupe pour rappeler simplement la consigne de départ. Car, pour le reste, la dévolution de ces activités de réalisation technique implique de l’enseignante qu’elle sache se taire, ou ne pas trop en dire, afin que les élèves conservent la maîtrise de l’orientation et du contrôle par eux-mêmes de leur activité.

Analyse des interactions de la première séance

Méthode

La visée compréhensive de notre approche nous conduit à proposer une interprétation du discours de l’enseignant afin de rendre compte du sens de sa conduite didactique pour les élèves en termes d’intention (lesquelles sont décelables, comment peuvent-elles être décodées ?) ou en termes de causalité (quelles raisons amènent à tenir ces propos plutôt que d’autres ?). L’effet recherché (en principe ignoré des élèves) transparaît souvent plus loin dans le corpus, à la lumière de l’appréciation ultérieure par l’enseignant de l’effet en retour (immédiat ou différé) réellement produit chez les élèves (qui ont su ou non déceler l’intention didactique sous-jacente), ce qui conduit à procéder à une analyse non pas linéaire, mais rétroactive, en tenant compte de la façon dont des échanges non consécutifs font écho entre eux. La recherche des motifs des comportements des enseignants invite, quant à elle, à tenir compte des alternatives s’offrant à eux (pourquoi ce geste ou ce mot plutôt que tel autre ?). Cela implique bien évidemment une attention particulière envers le contenu manifeste, mais aussi latent (sous-entendus), des propos que tient l’enseignant, envers le registre de langage qu’il utilise, les mots qu’il emploie et la façon dont il s’exprime. Il s’agit, en effet, de données qui caractérisent en propre sa façon de se faire comprendre des élèves dans un contexte singulier, à un moment précis de son itinéraire professionnel. Cela n’exclut pas pour autant la recherche de raisons institutionnelles ou sociologiques qui donnent du sens à ce qui se dit en classe.

L’analyse se concentre ici sur les interactions recueillies lors de la première séance. Au plan didactique, leur contenu est en effet décisif pour la suite de la séquence puisque les activités ultérieures portent sur les fabrications réalisées en première semaine. En outre, du fait de cette imbrication des activités entre elles, les échanges émis lors de ce premier cours sont déterminants quant au thème central de la dévolution sous-jacent à cette contribution.

Sur les 70 tours de parole que contient ce corpus, nous en avons identifié 21 (dont 8 émanant d’élèves) qui sont apparus significatifs à cet égard. L’analyse porte donc globalement sur un nombre de messages relativement limité. En revanche, le nombre de ces interventions, qui renseignent quant à la place et la responsabilité confiée aux élèves, est finalement relativement élevé puisqu’il représente 30 % des tours de parole réalisés au cours de cette séance.

Dévolution et pouvoir d’expression des élèves : l’un peut-il aller sans l’autre ?

Dans l’approche anthropodidactique des phénomènes d’enseignement que proposent Marchive et Sarrazy (2000), cinq catégories d’interactions sont dissociées :

  • les interventions spontanées (IS) de l’élève qui sont reprises par l’enseignant (IS+) ;

  • les interventions spontanées non reprises par l’enseignant (IS-) ;

  • les demandes de participation de l’élève qui peuvent être satisfaites par l’enseignant (D+) ;

  • les demandes de participation de l’élève qui ne peuvent être satisfaites par l’enseignant (D-) ;

  • les injonctions à participer que l’enseignant adresse aux élèves.

Nous pouvons ainsi rapprocher ce système de catégorisation de celui de Flanders (1960, 1970) qui met en évidence l’influence directe opposée à l’influence indirecte du professeur ou de celui d’Amidon et Hunter (1967) (Verbal Interaction Category System) qui envisage le discours de l’élève sous l’angle de l’initiative ou de la réponse. Nous pouvons encore le rapprocher de celui de Bayer (1970, 1973) ou de Bellack, Kliebard, Hyman et Smith (1966) qui relient le rôle des échanges à deux types de mouvements, initiateur ou réflexif ; le premier regroupant les actes de structuration et de sollicitation et le second les réponses ou les réactions de l’enseignant. Dans les travaux de Marchive et Sarrazy (2000), ce sont les comportements des élèves qui servent de filtre à l’analyse des interactions ; les résultats montrent que « les élèves des classes institutionnalisantes participent significativement plus qu’ils ne le demandent contrairement à ce qu’on peut observer dans les classes dévoluantes ou intermédiaires » (Sarrazy, 2001, p. 124).

Notre propre corpus nous conduit à procéder à un certain nombre de constats qualitatifs à l’égard de cette question. La séance démarre sur ces paroles (après que l’enseignante a dit bonjour à la classe et que les élèves l’ont saluée en retour) :

003 M : Vous écoutez, vous êtes gentils, d’accord, et surtout vous ouvrez bien les oreilles.

Ici, l’enseignante sollicite l’attention des élèves (vous écoutez) tout en leur signalant au passage qu’elle compte sur leur bonne disposition dont elle ne doute pas (vous êtes gentils plutôt que soyez gentils). Puis, elle leur indique la façon dont elle entend qu’ils se comportent s’ils ont des choses à dire :

003 M : […] si vous avez des questions à poser, y a aucun problème, vous levez la main. Donc vous voyez on est quatre maîtresses[5] et on va venir trois fois, trois lundis de suite dans votre classe pour travailler avec vous en technologie. Alors la technologie c’est l’étude des objets qui sont fabriqués par l’homme, et nous, on va travailler plus précisément avec vous sur les objets qui roulent.

À première vue, l’intention pédagogique de ce message paraît tout à fait limpide. Il semble clair, par exemple, qu’un tel énoncé aurait trouvé sans difficulté sa place dans la plupart des systèmes de catégorisation élaborés entre les années 1960 et 1980 où les travaux sur l’observation de classe se sont multipliés. Dans la grille d’analyse des actes pédagogiques proposée par Hughs (1959), ce message aurait ainsi été relié à une « fonction de contrôle » en tant que geste qui « règle et gouverne ». Chez Waimon et Hermanowicz (1965), il serait rentré sous la rubrique « donne des directives ». Chez De Landsheere et Bayer (1969), il aurait été rangé dans la fonction « organisation » et catégorisé en tant qu’énoncé qui « règle la participation des élèves ». Enfin, chez Postic (1977), il aurait trouvé sa place dans la classe « donne des directives impératives ou des ordres » ayant pour fonction « d’organiser ».

Ainsi est-il manifeste que l’intérêt majeur (quantification du comportement des enseignants à des fins de comparaison de leur style ou de leur type préférentiel de pédagogie) offert par tous ces systèmes de catégorisation des actes verbaux des enseignants s’est accompagné d’une limite importante qui a consisté à s’en tenir à une signification très grossière ou superficielle du discours adressé aux élèves.

L’approche interprétative que nous privilégions conduit à d’autres types de constats.

Ce début de séance soulève d’abord des questions par le caractère très local de la règle de conduite fixée aux élèves (« si vous avez des questions à poser… »). Ceux-ci pourraient en déduire que seul le droit de poser des questions leur est accordé à défaut de celui qui les autoriserait à affirmer des choses, à formuler leur point de vue, à exposer leurs idées. Les élèves ne semblent donc pas ici encouragés à faire valoir leur expérience. Cela donne un premier indice de la difficulté dans laquelle cette enseignante se trouve, en pareille situation[6],de faire acte de dévolution réelle ou authentique envers les élèves qui sont face à elle.

Cela peut s’expliquer par le fait que cette enseignante « novice » ne veut pas prendre le risque de se laisser déstabiliser par des remarques inattendues ou des interventions susceptibles de modifier le déroulement du cours qu’elle a planifié. Comme l’indique la première conclusion de Sarrazy « le professeur n’est pas entièrement maître de sa propre classe » (p. 123) ou l’est d’autant moins qu’il fait une place plus grande à l’expression libre des élèves :

Même si le maître permet, souhaite, voire exige, par conviction pédagogique par exemple, que ses élèves puissent prendre la parole[7] spontanément, ou qu’ils la sollicitent en levant la main, même s’il peut aussi décider de reprendre ou non une intervention spontanée ou d’interroger un élève qui le demande, il ne peut contrôler les décisions des élèves qui sont à l’initiative de ces prises de paroles ou de ces sollicitations.

Sarrazy, 2001, p. 123

Il peut toutefois, comme le montre ce début de séance, solliciter les élèves afin qu’ils tentent de refréner leur spontanéité. Ainsi, seuls ceux qui ont des difficultés à suivre semblent ici autorisés à interrompre l’avancée du cours. L’enseignante précise d’ailleurs qu’« il n’y a aucun problème », ce qui laisse sous-entendre qu’il pourrait, en revanche, y en avoir un pour elle si les élèves se mêlaient de l’interrompre à tout bout de champ.

Pas de dévolution sans enjeu cognitif de l’activité proposée aux élèves

Il convient, là encore, de faire référence aux données établies par Sarrazy (2001) puisqu’il s’agit de la seule étude empirique qui mette en rapport le caractère dévoluant ou non conféré de l’enseignement dispensé et les progrès réalisés par les élèves sur des tâches liées au savoir enseigné. Ces données vont apparemment à l’encontre d’un effet positif du contexte dévoluant qui ne générerait pas de meilleurs apprentissages :

Contrairement à ce que l’on aurait pu croire quant aux effets cognitifs des interactions verbales, l’analyse bi-variée d’une part, et l’AFCM[8] d’autre part, ont permis de montrer que ce ne sont ni les élèves, ni les classes les plus interactives qui progressent le plus au post-test .

Sarrazy, 2001, p. 128

Ce résultat semble tout à fait compatible avec l’hypothèse avancée plus haut : si (à durée de séquence égale) les échanges sont d’autant plus nombreux qu’ils sont plus courts, alors plus les interactions sont fréquentes et moins le niveau des opérations cognitives qu’elles engagent a de chances d’être élevé. C’est toutefois sur un plan qualitatif que nous pouvons nous-mêmes éclairer cette question.

Nous verrons que, dans la suite de la séance essentiellement consacrée à une activité de fabrication, tout se passe comme si la dévolution ne pouvait légitimement porter que sur des situations qui engagent la compréhension par opposition à cellesqui visent d’abord à réussir. Dans cet épisode, l’intention de dévolution que l’enseignante formule explicitement porte sur l’activité (modélisation) qui fera l’objet de la séance ultérieure. En revanche, l’enseignante annonce que la fabrication va être conduite sous son contrôle alors qu’en réalité, les élèves vont en assumer la responsabilité matérielle et cognitive. Nous assistons donc à un phénomène d’inversion entre ce qui est annoncé comme devant être dévolu (activité de conceptualisation) et ce qui va l’être réellement (réalisation concrète).

Par ailleurs, le travail d’analyse ultérieure des deux types de solutions techniques possibles aurait nécessité, pour pouvoir être réellement pris en charge par les élèves, soit que ces deux modèles de solutions soient présents au départ dans le matériel à observer, soit que le matériau proposé aux uns et aux autres favorise plutôt l’une ou plutôt l’autre des deux solutions techniques, soit encore que chaque élève soit chargé de concrétiser deux types de solutions. Or, en proposant les mêmes matériaux de construction à tous les enfants et en les laissant libres de réaliser un objet qui « roule », l’enseignante a finalement confié aux élèves l’organisation du milieu didactique qui pourrait être exploité ensuite. Ici, l’enseignante fait dévolutionau « groupe classe » du travail d’ingénierie. Cela sans le lui dire explicitement et sans lui en donner vraiment les moyens. Ce travail complexe, consistant à engendrer plusieurs solutions pour les comparer ultérieurement, se révèle ainsi lourd et difficile pour des élèves de cet âge puisqu’il mise sur leurs capacités inventives. En concevant ce scénario, les enseignantes ont fait (sans en avoir pleinement conscience) le pari que les productions réalisées seraient suffisamment diversifiées pour constituer un milieu riche à exploiter. Dans cette séance initiale, les élèves ne sont donc pas encouragés à s’orienter vers une solution (système axe fixe – roues mobiles) plutôt qu’une autre (système axe mobile – roues fixes). Par exemple, la possibilité de détourner l’utilisation de la paille ne leur a pas été suggérée ; cela pouvait constituer le moyen d’orienter les élèves vers cette seconde solution, peu accessible à leur âge.

L’organisation du milieu en tant que limite éventuelle à la dévolution

Nous constatons d’ailleurs que, presque tout de suite après, c’est bien l’intention de dévoluer aux élèves le travail de compréhension plutôt que celui de fabrication qui leur est annoncée :

005 M : Vous pouvez faire ça : réfléchir ensemble[9] parce que là c’est vous qui allez essayer de comprendre tout seuls comment l’objet que nous allons fabriquer ensemble va rouler.

Juste auparavant, l’enseignante a précisé aux élèves qu’ils allaient devoir travailler en groupe. Lorsqu’elle leur indique qu’ils vont être chargés de « comprendre tout seuls » (ou du moins essayer), cela ne signifie donc pas comprendre par soi même et individuellement puisque au contraire les élèves sont incités à coopérer. « Comprendre tout seul » veut bien dire ici que l’enseignante entend se mettre en retrait en laissant aux élèves l’initiative de réfléchir par eux-mêmes, par leurs propres moyens, pour trouver des réponses à la question qui consiste à savoir « comment l’objet que nous allons fabriquer ensemble va rouler ».

Le jeu qui associe ici la désignation successive des partenaires impliqués (« vous ensemble », « vous tout seuls », « nous ensemble ») dans les activités tour à tour évoquées (réfléchir, comprendre, fabriquer) laisse à penser que la dévolution s’applique à la première activité (élaboration personnelle de modèles de conception) plutôt qu’à la seconde (fabrication). L’intention de dévoluer aux élèves l’entière responsabilité de la fabrication paraît donc en quelque sorte démentie par l’emploi du « nous ensemble ». Pourtant, comme le montre la suite de la séquence, l’enseignante va bien laisser chaque élève libre de construire pour son compte son propre objet en sélectionnant ce qu’il veut parmi les matériaux mis à sa disposition.

Les matériaux identiques et la consigne limitent toutefois les possibilités de réponses différentes offertes aux élèves. Les répercussions de l’organisation initiale du milieu sont, en outre, d’autant plus importantes que la progression de la séquence exploite les résultats de la première séance dans la seconde. De fait, l’analyse des fabrications se confronte au caractère uniforme[10] de la solution technique et au caractère défaillant de la plupart des réalisations. La dévolution restreint, dans ce cas, la possibilité de confier aux élèves la tâche de comparer leurs solutions en vue d’en extraire des critères de fonctionnalité. Nous avons donc un bel exemple de la façon dont les caractéristiques du milieu proposé aux élèves affectent les réalisations qu’ils sont en mesure de produire et la suite des événements didactiques imaginés par les professeurs.

Effet de la formulation du problème sur sa dévolution

Nous observons que la première activité confiée aux élèves apparaît très tôt dans la séance, au dixième tour de parole. Jusque-là, le discours de l’enseignante n’a été entrecoupé que par des exclamations spontanées des enfants, notamment des manifestations d’enthousiasme envers les petits jouets qui leur ont été distribués (deux ou trois petites voitures par groupe de quatre ou cinq élèves).

L’enseignante propose aux enfants d’observer ces petites voitures en les chargeant de déterminer « comment elles roulent ».

010 M : Donc, ce que je vais vous demander de faire dans un premier temps, c’est de regarder ces petites voitures […[11]], de bien les regarder pour arriver à comprendre comment elles roulent. Ce qui nous intéresse c’est de savoir comment elles roulent.

Le premier constat porte sur la question soumise aux élèves. Il paraît tout à fait possible de répondre « qu’elles roulent droit » « qu’elles roulent pendant une durée limitée » « qu’elles roulent à condition qu’on leur impulse un mouvement », etc. La question du comment est plus ouverte que celle du « pourquoi » ou du « grâce à quoi » les objets satisfont à cette fonction technique. Pour celui qui cherche à donner du sens à la conduite du professeur, le problème consiste à « savoir si le recours à une question plus large et plus vague que celle qu’il pourrait utiliser répond à une intention délibérée de sa part ou à un autre déterminant » (Andreucci, 1998, p. 52). Ce problème relève-t-il d’un manque de fluidité verbale, d’une sous-estimation de l’importance de la formulation des consignes ou d’une mauvaise appréciation des connaissances antérieures des élèves ? On a, semble-t-il, suffisamment reproché aux enseignants de recourir principalement à des questions fermées appelant des réponses brèves pour ne pas envisager que l’effet inverse puisse être directement recherché par eux lorsqu’ils posent des questions susceptibles de décodages multiples.

En second lieu, la réponse que nous pouvons apporter à cette question est largement liée au type de préoccupation didactique. Ainsi, la question de départ peut être volontairement vague pour faire de l’expression orale un enjeu de travail[12]. En d’autres termes, soumettre aux élèves un problème ambigu peut constituer une stratégie didactique visant à faire en sorte que tous les élèves puissent s’en emparer et pas seulement ceux qui sont capables de le situer d’emblée sur le bon plan du savoir en jeu légitime. Dans certains cas, il s’agit ainsi d’une technique pour faire participer des élèves en difficulté scolaire.

Dévolution et spécificité disciplinaire : les deux sont intimement liées

Dans notre cas, l’ambiguïté quant à la nature du référent à considérer subsiste alors même que le cadre disciplinaire de l’intervention a été clairement fixé au départ (tour 003). Cette ambiguïté trouve en effet ici une autre origine. Celle-ci n’est plus liée, comme dans l’exemple précédent, au statut d’objet empirique ou d’objet scientifique qu’il convient ou non d’attribuer au savoir désigné par l’enseignante. Dans le cas présent, l’ambiguïté provient du rapport entre le discours produit et les supports matériels introduits (petite voiture) qui n’est pas le même que pour les artefacts réels (voitures) modélisés en « petites voitures pour jouer ».

Nous constatons que, pour certains élèves, la question du « comment elle roule » peut appeler une tout autre réponse que celle induite par une voiture réelle. La réponse de Fan, « ben il faut les faire rouler avec la main » — (tour 030), atteste que l’objet à décrire constitue une réponse qui se rapporte aux jouets distribués et non pas aux véhicules motorisés. Est-ce à dire que, dans l’esprit de certains enfants, l’activité engagée conserve un caractère ludique qui la rend plus proche de ce qui est fait en dehors de l’école que de ce pour quoi on y vient ? Si cela semble possible compte tenu du jeune âge des élèves, cette éventualité n’en reste pas moins problématique. Ainsi, le rapport entre le discours de l’enseignant et les dispositifs matériels qui le supportent conduit à s’interroger sur la conceptualisation à l’oeuvre chez les élèves.

Dévolution et traitement réservé aux connaissances préalables des élèves

Nous avons vu qu’au tour 010, l’enseignante soumet un problème à la classe, ce qui ne garantit en rien que les élèves l’acceptent ni qu’ils réussissent à s’en emparer (voir le concept de « contre-dévolution » introduit par Jonnaert[13] en 1996). Mais, plus étrangement, cela ne garantit pas non plus que l’enseignante souhaite réellement que les élèves s’en emparent au point de réussir à y apporter d’emblée des solutions. Les problèmes posés en début de cours ont généralement une autre vocation : mettre en défaut les connaissances préalables des élèves afin de les confronter à leur ignorance et ainsi les motiver.

Ici, nous observons qu’à peine formulé, le problème suscite la réaction d’un élève (tour 011) qui s’empresse de proposer une réponse (inaudible à l’enregistrement). Visiblement, la connaissance empirique que les élèves possèdent déjà du jouet à explorer les incite à vouloir répondre dans la foulée au problème posé par l’enseignante. Les enfants pensent connaître suffisamment l’objet à décrire pour pouvoir se dispenser d’observation. L’enseignante n’a pas d’autre choix que de réprimer cette réaction et d’inviter l’élève à suspendre sa réponse en utilisant une formule toute faite et largement stéréotypée,si nous en jugeons par l’usage répandu et fréquent que certains enseignants en font :

012 M : Ah, je ne veux pas encore entendre de réponse, vous gardez bien ça dans votre tête…
014 M : Je ne te demande pas de réponse, là, garde ta réponse dans ta tête… 

Or ce geste est paradoxal d’un point de vue cognitif du fait qu’il n’encourage pas l’élève à dépasser son intuition première. Plusieurs explications sont possibles : soit la façon dont le professeur s’exprime est inadaptée du fait de la formule toute faite, soit il s’agit d’une formule qui s’adresse exclusivement aux bons élèves, soit l’enseignant n’attend aucune prise de conscience réelle de cette tâche.

Du type de solution qui lui est apportée ressort l’enjeu réel du problème posé

La suite invite à privilégier plutôt la seconde de ces hypothèses, compte tenu du caractère trivial de la synthèse des observations rapportées par les élèves que l’enseignante va faire plus loin. Voici à quoi se résument les faits institutionnalisés par le professeur à l’issue de ce travail d’observation (tours 041 à 045) :

041 En : Alors là je crois que vous êtes à peu près tous d’accord : vous avez repéré qu’on avait besoin de roues pour rouler.
042 E : Ben oui.
043 Elo : Ça semble normal.
044 Ang : Ben oui sinon comment on fait ?
045 En : Ça semble normal. Chut. Mais qu’il y a peut-être besoin d’autre chose que des roues. C’est peut-être un peu plus compliqué, mais là on va pas chercher d’autres réponses pour le moment. Moi je crois que ce qui est important c’est que vous disiez ce que vous avez vu en premier… (La suite embraye sur la seconde activité : la fabrication.)

La manière dont l’enseignante clôture l’activité confirme notre interprétation. Ce qui lui semble important, c’est que les élèves s’en tiennent finalement à ce qu’ils ont vu en premier. Autrement dit à ce qui fait le plus évidence : la présence de roues. Pour le reste (arbre et liaison), l’examen est remis à plus tard.

Du caractère fictif de la dévolution à la frustration cognitive des élèves

Face à la pauvreté et au caractère tautologique de cette conclusion (« pour rouler, il faut des roues »), certains élèves ne peuvent s’empêcher de laisser transparaître leur déception : « ben oui » ; « ça semble normal » ; « ben oui, sinon comment on fait » ; alors que dans la phase de restitution des observables, bien d’autres idées ont surgi, comme l’enseignante le reconnaît au tour 039 : « D’accord, ben vous avez de bonnes idées. » 

À l’évidence, l’enseignante s’est effectivement rendu compte d’une chose à laquelle elle ne s’attendait pas. Elle a été surprise que les élèves centrent d’emblée leur attention sur ce qui constitue l’objet même de toute la séquence : le système axe/roues. Elle pensait sans doute qu’ils s’en tiendraient à repérer la présence d’éléments qui tournent. Mais, au lieu de cela, certains ont dès le départ mis l’accent sur le système de liaison qui permet la mobilité des roues. Cela anticipe beaucoup trop sur la suite et pourrait compromettre la planification prévue et évoquée dans les dix premières minutes.

De l’impossibilité de dévoluer une activité qui ne conduit pas à l’institutionnalisation d’un savoir

Comme cette enseignante n’attendait rien des réponses des élèves, c’est sous la forme d’un pseudo-débat qu’elle orchestre le compte rendu des observables fait par les élèves. Plusieurs indices semblent en attester.

Le premier d’entre eux se réfère au nombre limité d’enfants qui ont été interrogés. L’enseignante a donné successivement la parole à six élèves et elle est intervenue pour clore la discussion avant d’avoir interrogé les autres enfants qui souhaitaient s’exprimer. Il ne lui est donc pas possible de clore le débat en concluant sur une appréhension commune du problème. Ainsi, au lieu d’associer l’auditoire « alors on est bien d’accord, on a vu que pour rouler on a besoin de… », l’enseignante s’exprime à titre de locuteur individuel qui émet un point de vue personnel (voir le début du tour 041 : « je crois que… »). Elle est donc manifestement consciente de l’absence de construction d’une représentation commune.

Par ailleurs, le faible enjeu didactique conféré à ce débat transparaît dans le statut hypothétique des constats qui en découlent : « il y a peut-être besoin d’autre chose que des roues, c’est peut-être un peu plus compliqué ».

De la position du problème à sa conclusion : en quoi a consisté la phase d’élaboration d’un savoir partagé

Nous avons vu dans l’analyse précédente que, d’une question relativement ouverte au départ, nous sommes finalement arrivés à une réponse fermée, d’une banalité plutôt affligeante. Il s’agit maintenant de revenir sur ce qui s’est passé entre ces deux événements (position et conclusion du problème) pour voir le mouvement de fermeture opéré de l’un à l’autre[14].

Les données montrent qu’entre le moment où le problème est posé (tour 010) et le moment où il est clôturé (tour 045), cinq minutes s’écoulent sans échanges. À l’issue de ce silence studieux, l’enseignante intervient pour demander aux élèves s’ils ont terminé :

014 M : Vous pensez avoir suffisamment regardé ?

Généralement, des retardataires se manifestent dans ce genre de consultation. C’est pourquoi les enseignants évitent ce genre de question lorsqu’ils sont pressés par le temps. Ici, ce n’est pas le cas. L’enseignante obtient un « oui » unanime (tour 015) : tous les élèves estiment avoir épuisé les ressources offertes par la tâche.

L’analyse en commun de l’objet démarre donc juste après (tour 016). Parmi la dizaine d’enfants qui lèvent le doigt, la parole est donnée à une première élève dont nous supposons qu’elle est choisie au hasard puisque l’enseignante ne connaît pas la classe. Il s’ensuit une première série d’échanges qui s’apparente assez largement à un dialogue de sourds :

017 Lae : Ben là il y a un truc en fer, c’est pour ça que les roues elles peuvent bouger / elles peuvent rouler / y a un truc en métal qui permet de tenir les roues pour qu’elles roulent.
019 M : Donc / toi tu nous dis que déjà on a besoin de roues.
020 Lae : Non / là il y a…
021 M : Tu nous parlais d’un petit truc en fer / mais c’est des roues dont tu nous parles ?
022 Lae : Non.
023 Max : Non c’est de ça qu’elle parle.
024 M : D’accord, c’est le petit truc en fer qui…
025 E : Oui, là.
026 M : D’accord / et toi… (Elle donne la parole à un autre élève.)

Dans les phases intermédiaires vouées à la construction d’un savoir partagé, l’analyse de l’activité de l’enseignant ne peut être dissociée de celle des compétences dont les élèves font preuve et de la façon dont elles sont susceptibles d’évoluer.

Nous savons que les élèves du primaire méconnaissent largement le vocabulaire technique (Allan, 1986 ; Bennett, 1996 ; Schoultz, 1997) et qu’ils ignorent les termes spécifiques (arbre, axe, essieu) servant à décrire les mécanismes (Parkinson, 1999). Ainsi, pour se faire comprendre des autres, et en particulier de l’enseignante, les enfants ont recours aux compétences langagières limitées dont ils disposent. Celles-ci consistent à utiliser un mot imprécis, familier (« chose », « truc », « machin », « bidule ») tout en précisant l’entité désignée à l’aide de la spécification de certaines de ses propriétés[15]. Le discours de Lae (« ben là il y a un truc en fer, c’est pour ça que les roues… ») en constitue une nouvelle illustration. Il confirme les observations rapportées par Parkinson (1999), à savoir que les premiers descripteurs privilégiés des artefacts sont des attributs relatifs au matériau et à la fonction (avant la forme ou la localisation spatiale).

De fait, cette élève utilise les moyens en sa possession pour rendre compte de ce qui est en débat. Toute la question est de savoir si elle a « vu juste ». Ici, Lae situe d’emblée le problème sur le bon plan : à savoir l’essieu dont l’étude constitue l’enjeu de toute la séquence.

La dévolution n’est jamais sans risque pour l’enseignant

Les inférences qui consistent à extrapoler du discours à la pensée se révèlent hasardeuses. C’est pourquoi il convient de réserver à ce niveau une large place au contexte. Considérer que le discours de Lae est sans équivoque revient à admettre que l’enseignante fait preuve d’une certaine mauvaise foi vis-à-vis des élèves :

  • d’abord, lorsqu’elle reformule la réponse de l’élève, en la vidant de son essence pour la ramener à une évidence (« donc / toi tu nous dis que déjà on a besoin de roues ») ;

  • puis, lorsqu’elle feint de ne pas avoir compris de quoi parle Lae (« tu nous parlais d’un petit truc en fer / mais c’est des roues dont tu nous parles ? ») après que celle-ci ait pourtant contesté la façon dont sa réponse a été reprise (« non là il y a… ») joignant à ses paroles un geste pour désigner ce qu’elle ne sait pas nommer.

L’enseignante serait ainsi la seule à ne pas savoir décrypter le discours de Lae, que d’autres élèves ont en revanche compris (voir la tentative de précision apportée au tour 023).

Cette incompréhension est-elle feinte ? Il pourrait s’agir d’un geste professionnel délibéré de sa part et dont l’efficacité est souvent prouvée. Une certaine ruse didactique vise ainsi parfois à prêcher le faux pour obtenir le vrai ou à faire la sourde oreille pour obtenir que l’élève s’explicite mieux ou davantage.

Cependant, la similitude qui existe entre le tour 019 (En : « donc / toi tu nous dis que déjà on a besoin de roues ») et le tour 041 (En : « alors là je crois que vous êtes à peu près tous d’accord : vous avez repéré qu’on avait besoin de roues pour rouler ») invite à mettre de côté cette interprétation. Il est clair que ce que l’enseignante a entendu dans la première réponse correspond à la conclusion à laquelle elle voulait parvenir.

Le caractère contraint de la situation explique la conduite adoptée par cette enseignante. N’étant pas la seule intervenante dans ce dispositif, cette enseignante a préféré faire une entorse au contrat didactique plutôt que de compromettre le contrat de mise à l’épreuve d’une séquence d’éducation technologique avec ses collègues.

En définitive, la dévolution annoncée au tout début (tour 005) fait donc figure de simulacre. L’intention de confier aux élèves la responsabilité cognitive de la prise en charge d’une tâche ne peut avoir de réalité que si le maître associe à cette tâche un enjeu didactique. Or, manifestement, il arrive que les tâches confiées aux élèves aient un enjeu didactique faible, voire une autre finalité, comme par exemple créer un climat de confiance pour faire adhérer les élèves. Mais la dévolution peut aussi constituer un piège pour les enseignants et se retourner contre eux. L’enseignante a ici confié aux élèves le soin de réfléchir à une question, pensant qu’ils y apporteraient des réponses très globales par rapport à l’enjeu didactique. Au contraire, le débat s’est focalisé immédiatement sur l’objet même de l’apprentissage. En débattre d’emblée plus avant aurait donc conduit à anticiper sur les solutions que l’activité de fabrication qui avait pour but d’amener les élèves à les découvrir ensuite par eux-mêmes.

Conclusion

L’étude d’une séquence de technologie à l’école primaire nous a permis de montrer les différentes facettes et les difficultés liées à la mise en oeuvre du processus de dévolution par des enseignants novices en situation ordinaire.

L’analyse fait notamment ressortir que :

  • l’interactivité n’est pas forcément un indice de dévolution ;

  • il ne suffit pas de vouloir faire dévolution aux élèves d’une activité pour y parvenir ;

  • la dévolution nécessite que l’environnement de travail de l’élève ait préalablement été pensé à cette fin ;

  • les tâches proposées aux élèves doivent posséder un fort enjeu de savoir pour être dévolues ;

  • la formulation des consignes peut être un obstacle à la dévolution ;

  • l’analyse du processus de dévolution doit tenir compte de l’épistémologie de la discipline ;

  • la dévolution engage aussi l’affectivité des élèves, notamment lorsqu’il s’agit de jeunes enfants.

Ces résultats sont importants en regard de la formation des enseignants. En effet, leur connaissance des modèles théoriques issus des recherches en éducation reste incomplète tant qu’ils n’ont pas conçu et éprouvé eux-mêmes des dispositifs didactiques dont l’analyse leur permet de mettre à distance leurs pratiques afin de progresser dans l’opérationnalisation de ces cadres conceptuels.