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Introduction

Cet article traite des représentations que des enseignants québécois oeuvrant au primaire ont de la place qu'ils accordent depuis 1981 aux différentes matières scolaires constitutives du curriculum de l'enseignement primaire. Grâce à la perspective diachronique qui caractérise les travaux poursuivis par le Grife[1] sur des questions relatives à l'interdisciplinarité dans l'enseignement primaire, il a été possible de mettre en relief les représentations de la stratification des matières scolaires. Dans cet article, nous présentons différents résultats provenant de six recherches en visant à répondre à la question suivante: ces représentations sont-elles demeurées stables ou ont-elles évolué au cours des vingt dernières années?

Dans le cadre des travaux que le Grife[2] poursuit depuis une dizaine d'années sur les représentations et les pratiques interdisciplinaires des enseignants du primaire, la question du rapport au savoir apparaît comme un axe central sous différents aspects (Beillerot,1989; Beillerot, Blanchard-Laville et Mosconi, 1996; Beillerot, Bouillet, Blanchard-Laville et Mosconi, 1989; Charlot, 1997; Charlot, Bautier et Rochex, 1992). En ce qui concerne la hiérarchisation des matières scolaires, soit la place relative octroyée à chacune des matières constituant le curriculum de l'enseignement primaire ou encore, plus largement, leur stratification, cette variable forte influait de façon importante non seulement sur leur enseignement effectif et sur leurs modalités d'enseignement, mais aussi sur les conceptions de l'interdisciplinarité et de sa pertinence au regard de la mise en oeuvre d'approches visant l'intégration des processus d'apprentissage et l'intégration des savoirs.

Nous traitons d'abord du cadre théorique qui a été retenu pour ouvrir sur la question de la stratification des matières scolaires, avant de présenter sommairement les différentes recherches en cause et leur méthodologie. Les résultats et leur analyse sont ensuite exposés d'un point de vue général, puis à partir de trois angles d'approche: l'ordre hiérarchique des différentes matières; leur classification distinctive entre matières de base et matières secondaires; le temps d'enseignement qui leur est alloué.

Cadre théorique

La sociologie des curricula élaborée par la «nouvelle sociologie de l'éducation» en Grande-Bretagne sert de cadre théorique[3]. Ainsi que le relève Forquin (1989), «le mode d'approche critique du curriculum proposé par les nouveaux sociologues est resté un phénomène très spécifiquement britannique et qui n'a guère eu d'impact en tout cas en dehors du monde anglo-saxon (essentiellement aux États-Unis […], ainsi qu'en Australie et en Nouvelle-Zélande)» (p. 77). Ce constat est pour ainsi dire repris en écho par Bertrand (1990) qui déplore le peu de recherches en éducation au Québec qui recourent à une approche sociale et critique.

Au cours des années soixante-dix, les travaux de ce courant britannique sur la structuration des contenus d'enseignement et sur leurs modes de transmission ont mis entre autres en relief l'effet de la stratification des matières scolaires sur les processus socioéducatifs. Bernstein (1971, 1997 a, 1997 b ) et Young (1971) en particulier, qui opposent curriculum cloisonné à curriculum intégré, mettent en relief le caractère hiérarchique intrinsèque à un curriculum cloisonné et le processus très puissant de sélection et de contrôle sociaux qu'il implique, et le statut social plus élevé des enseignants qui assurent un enseignement des matières jugées les plus importantes. Goodson (1987, 1997) souligne pour sa part la nécessité pour la recherche en éducation de dégager et de comprendre comment les formes particulières du savoir sont canonisées sur le plan curriculaire et la manière selon laquelle le pouvoir les réifie et les sclérose.

Pour Bernstein (1971), «la manière dont une société sélectionne, classifie, distribue, transmet et évalue le savoir scolaire qui s'adresse au public reflète à la fois la distribution du pouvoir et les principes du contrôle social» (p. 47). En plus de relever l'existence d'une charge idéologique importante au sein de certaines matières scolaires, ainsi que l'ont fait par exemple Chervel (1988), Laforest et Lenoir (1994) et Sachot (1993), Bernstein considère que la structuration curriculaire elle-même est porteuse d'options socio-idéologiques au service d'une certaine conception des rapports de pouvoir au sein d'une société donnée. Les disciplines d'enseignement, loin de transmettre un savoir scientifique désintéressé, reflètent et maintiennent la distribution du pouvoir dans une société et, par conséquent, elles sont socialement déterminées. Selon Bernstein (1975), «le savoir transmis formellement par l'école s'inscrit dans trois systèmes de messages: le programme, la pédagogie, l'appréciation. Le programme définit le savoir reconnu comme valable; la pédagogie définit les formes de transmission acceptable de ce savoir; les principes d'appréciation définissent les formes correctes de mise en oeuvre de ce savoir par l'enseigné. Le terme «code du savoir scolaire» […] désigne les principes d'organisation sous-jacents au programme, à la pédagogie et aux formes d'appréciation. Ma thèse est que la forme de ce code dépend des principes sociaux auxquels obéissent les formes de classification et le découpage du savoir diffusé dans les institutions d'enseignement. Durkheim aussi bien que Marx ont montré que la structure des formes de classification et les types de découpage symbolique d'une société sont révélatrices à la fois de la distribution du pouvoir et des principes de contrôle social» (p. 264).

En considérant les frontières entre les contenus d'enseignement, Bernstein distingue, selon une approche «idéal typique», deux types de curriculums déjà mentionnés. Dans les curriculums de type cloisonné ( collection code ), les contenus sont nettement délimités et séparés en fonction de la nature des savoirs disciplinaires. La classification des savoirs scolaires y est forte et rigoureuse. Dans les curriculums de type intégré ( integrated code ), les contenus entretiennent entre eux des relations ouvertes, les classifications y étant souples. Si les curriculums de type cloisonné impliquent l'intervention solitaire et pratiquement «dans le secret» de chaque enseignant investi de sa compétence disciplinaire et l'exercice d'un pouvoir «absolu» dans sa classe, les curriculums de type intégré impliquent pour leur part une conception de l'intervention qui repose sur une interaction forte entre les enseignants concernés (le team teaching par exemple), une solidarité professionnelle entre eux et une vision intégratrice explicite de leur action éducative. «Le code intégré, note Forquin (1989), permet à l'enseignant davantage d'initiative aussi bien dans le choix des contenus à transmettre que dans les modalités de l'action pédagogique, tandis que sa marge de choix pédagogique est tout à fait limitée si les classifications et les «cadrages»[4] sont rigides et imposés à l'avance» (p. 99). Bref, la conception «sérielle» (additive, cumulative) du curriculum implique opacité, rigidité et hiérarchisation, tandis qu'un conception «intégrée» fait appel à l'interactivité permanente, à un partage du pouvoir entre les enseignants et entre ceux-ci et les élèves, ainsi qu'à une obligatoire transparence (Forquin, 1997).

C'est sur le premier type de curriculum que Bernstein dirige sa forte critique. Il reproche essentiellement à ce type de curriculum de se référer aux savoirs disciplinaires comme forme de contrôle, comme un bien qu'il faut acquérir, un mérite, et non comme un droit pour chacun: «si le savoir est considéré comme sacré dans un système cloisonné, il apparaît aussi comme très semblable à la propriété privée avec diverses sortes de clôtures symboliques, et ceux qui le détiennent ressemblent assez à des détenteurs de monopoles. Les élèves sont aussi soigneusement filtrés, afin qu'on puisse établir une distinction entre les élus et les exclus. Et une fois ce tri réalisé, il est très difficile pour quelqu'un, parfois même impossible, de changer d'identité éducative. Avec un enseignement marqué par la spécialisation, le bon grain doit être rapidement séparé de l'ivraie, laquelle est revêtue de tous les attributs de la souillure» (Bernstein, 1997 b, p. 168-169). L'auteur (1971) considère aussi que l'exposition au curriculum cloisonné à laquelle les élèves sont soumis constitue un processus de socialisation par lequel ceux-ci intègrent des structures cognitives de référence qui affectent négativement les interrelations avec la réalité de la vie quotidienne: «Je suggère, écrit-il, que les cadres du code sériel, très tôt dans la vie de l'enfant, le socialise à des structures de savoir qui empêchent l'établissement de liens avec les réalités de la vie de tous les jours, ou encore qu'il existe un fort tamisage sélectif de ces connexions» (p. 58). En fait, «la rigidité des classifications aussi bien que celle des «cadrages» favorisent un exercice autoritaire du pouvoir de l'enseignant, tandis que les codes intégrés laissent à l'élève plus d'autonomie par rapport au maître» (Forquin, 1989, p. 99).

Young (1971, 1997), selon une approche semblable à celle de Bernstein dont il reprend et développe la typologie, insiste sur le fait que la sélection et l'organisation des contenus cognitifs et culturels de l'enseignement traduisent les présupposés idéologiques et les intérêts sociaux des groupes dominants. Il retient trois critères possibles pour une classification des curriculums : le degré de hiérarchisation, le degré de spécialisation et le degré de compartimentation des savoirs qu'ils contribuent à transmettre. Mais, pour lui, «c'est la question de la stratification (ou hiérarchisation) des contenus enseignés qui apparaît […] comme la plus importante, parce que c'est à travers elle qu'on peut le mieux appréhender les enjeux politiques de la transmission du savoir au sein des systèmes d'enseignement» (Forquin, 1989, p. 103-104).

Indépendamment des débats qui ont porté sur les positions théoriques divergentes au sein du courant de la «nouvelle sociologie de l'éducation» en Grande- Bretagne, ainsi que des critiques à son égard (Forquin, 1979 a, 1979 b, 1980, 1984, 1989, 1997; Trottier, 1987; Van Haecht, 1990), tout particulièrement au regard du relativisme épistémologique et culturel des «nouveaux sociologues» vis-à-vis du savoir, il ressort que «ce courant de recherche a […] fortement contribué à extraire la question des savoirs d'une conception objectiviste pour faire apparaître les déterminations sociales qui président à son organisation et sa transmission dans les procès d'éducation et de formation» (Tanguy, 1986, p. 158).

À la lumière de ce qui précède, le curriculum est clairement considéré sous ses enjeux sociopolitiques, mais aussi socioculturels. Une telle perspective, où le curriculum est étudié et compris comme un texte politique (Pinar, Reynolds, Slattery et Taubman, 1995) rejoint maints travaux aux États-Unis (par exemple, Apple, 1982, 1990; Giroux, 1981; Wexler, 1987) et en Grande-Bretagne (par exemple, Goodson, 1997). Au-delà du curriculum formel, explicitement énoncé par le ministère de l'Éducation, se découvre un curriculum implicite, tacite, «caché» ( hidden curriculum ) que Apple (1975) définit ainsi: «Le curriculum caché sert dans les écoles à renforcer les règles de base qui recouvrent la nature du conflit social et ses usages. Il repose sur un réseau d'assomptions qui, lorsqu'elles sont internalisées par les élèves, fondent les frontières de la légitimité. Ce processus n'est pas tant mené à bien par des instances explicites qui exposeraient les valeurs négatives du conflit que par la presque totale absence d'instances montrant l'importance du conflit intellectuel et normatif au sein du champ du savoir. Le fait est que ces assomptions sont obligatoirement assimilées par les élèves puisqu'en aucun temps elles ne sont articulées et questionnées» (p. 99). À la suite de Young précédemment cité, il importe également de relever la dimension hégémonique du curriculum formel qui conduit, d'une part, à une rationalisation d'une certaine organisation du savoir au sein d'un curriculum, organisation qui repose sur une «vision culturelle» dominante (Wexler, 1987; Wexler et Whitson, 1982) et qui, d'autre part, promeut le maintien d'un certain ordre social (Apple, 1990). Ainsi, le système scolaire, par son curriculum, est un des lieux politiques et culturels au sein desquels opère le contrôle social.

Enfin, selon Apple et Teitelbaum (1986) et Goodman (1988), le curriculum sériel, comme tout curriculum conçu de façon hétéronome, dépouille les enseignants de leur autonomie professionnelle et de la prise en charge de l'ensemble des dimensions de leur tâche. La progressive séparation entre la conception des programmes et des matériels scolaires et leur application observée dans l'histoire de l'enseignement tend à réduire les enseignants à des exécutants, même si les discours officiels prônent la (re)professionnalisation du métier. Un tel processus de perte de contrôle au regard de l'autonomie professionnelle n'est pas sans affecter directement le degré de réflexion critique des enseignants sur les plans social et intellectuel.

Si les concepts de code, de délimitation ( boundary ), de stratification ( classification ), de contrainte de cadrage ( framing ) constituent la charpente théorique des analyses de Bernstein, comme le souligne Forquin (1989), nous ne retenons ici que celui de délimitation ( boundary ), appliqué à la structure curriculaire de l'enseignement primaire québécois. C'est donc la question de la stratification des matières qui a fait surtout l'objet des travaux du Grife ici traités et qui inclut les dimensions suivantes: la hiérarchisation des matières, leur classification entre matières de base et matières secondaires, le temps d'enseignement qui leur est consacré et leur complémentarité[5].

Méthodologie

Les résultats de six recherches sont considérés au tableau 1. Les deux premières ont été menées par le Conseil supérieur de l'éducation (Conseil supérieur de l'éducation, 1982; Ramoisy, 1982) et par Laforest (1989). Toutefois, ce sont les résultats de trois recherches dirigées par Lenoir (Lenoir, 1990-1991[6] ; FCAR, 1992-1995, CRSH, 1995-1998) qui sont présentés ici. Les éléments d'une quatrième recherche en lien direct avec les trois autres recherches dirigées par Lenoir, et financée de 1991 à 1994 par le ministère de l'Éducation du Québec [7], ne sont pas retenus ici, car ils portent sur la complémentarité entre les matières scolaires. Le tableau 1 expose succinctement les principales informations relatives aux différentes recherches menées. Il identifie les années durant lesquelles ces recherches ont été menées, les terrains de chaque recherche, les échantillons de la population concernée et les procédures méthodologiques générales utilisées. Relevons seulement ici que ce sont finalement près de 700 enseignants du primaire – 1000 si l'on inclut les futurs enseignants – qui ont été rejoints à partir de ces recherches.

Notons que les deux premières recherches ne relèvent pas des travaux du Grife. En ce qui concerne l'avis du Conseil supérieur de l'éducation (1982), il s'appuie sur une enquête «maison» menée à partir d'un ensemble de rencontres de consultation avec les responsables d'associations d'enseignants et du Conseil interdisciplinaire du Québec, de la tenue d'échanges avec 25 groupes composés d'élèves, d'enseignants, de directeurs, de parents, d'administrateurs et de professionnels non enseignants. Il repose également sur une autre enquête (Ramoisy, 1982) réalisée auprès de 330 personnes remplissant diverses fonctions dans 30 commissions scolaires.

Lors du traitement des données, on a surtout fait appel, pour ce qui regarde les données considérées ici, à différents traitements statistiques et à de l'analyse lexicométrique. Un aperçu des modes de cueillette et de traitement des données est entre autres présenté dans Larose, Jonnaert et Lenoir (1996), Larose et Lenoir (1995, 1997, 1998) et Larose, Lenoir, Bacon et Ponton (1994).

Tableau 1

Les différentes recherches considérées : vue générale, échantillons et procédures

Les différentes recherches considérées : vue générale, échantillons et procédures

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Les résultats

L'ordre hiérarchique des matières enseignées au primaire selon cinq enquêtes

La première dimension concerne les représentations sociales par les enseignants du primaire de l'ordre hiérarchique des matières scolaires. Après une rétrospective de l'évolution de ces représentations, la hiérarchisation est analysée en fonction des types de savoirs (savoir, savoir-faire, savoir-être) auxquels se réfèrent les programmes d'études et les différents acteurs du système scolaire, dont les enseignants.

Une vue d'ensemble

Entre 1981 et 1997, les résultats de cinq enquêtes fournissent une première vue d'ensemble de l'évolution des représentations sociales des enseignants québécois du primaire au regard de l'importance relative des différentes matières scolaires qui constituent le curriculum de l'enseignement primaire (tableau 2). Ces classifications ont été obtenues, en ce qui regarde les recherches dirigées par Laforest et celles dirigées par Lenoir, en demandant aux répondants de classer par ordre d'importance à leurs yeux les différentes matières scolaires au programme de l'enseignement primaire.

Tableau 2

Ordre hiérarchique des matières enseignées au primaire selon cinq enquêtes *

Ordre hiérarchique des matières enseignées au primaire selon cinq enquêtes *

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Lors de l'enquête menée par le Conseil supérieur de l'éducation, la structuration du curriculum des années quatre-vingt n'était pas encore totalement arrêtée, ce qui explique le maintien d'une matière qui en a été ensuite enlevée (Activités manuelles) et la prise en compte d'autres (Éducation à la santé, Éducation sexuelle) ultérieurement fusionnées dans le programme de Formation personnelle et sociale. Par ailleurs, Laforest (1989) ne distinguait pas les volets du programme d'arts.

Quelques premiers constats ressortent des résultats généraux de ces cinq enquêtes [8]. Au-delà de quelques différences observables pouvant résulter de nombreux facteurs liés éventuellement aux échantillons eux-mêmes[9], on peut observer tout d'abord que de 1981 à 1997, le français et les mathématiques ont toujours occupé les deux premières places, et dans le même ordre. Quatre matières constituent un deuxième bloc: l'anglais, les sciences humaines, les sciences de la nature et l'éducation physique. Viennent ensuite les autres matières, dont les arts, qui ferment la marche. Ces derniers, saisis dans leur ensemble ou selon les différents volets qui les composent, se retrouvent, sauf une exception (Laforest, 1989), aux dernières places dans la hiérarchisation. Par ailleurs, le fait que les matières soient enseignées par la titulaire ou par une spécialiste ne semble pas avoir un impact sur la classification. En tenant compte de la structuration des programmes d'études établie par Lenoir (1990, 1991, 1992) dans le but de concevoir une approche interdisciplinaire qui repose à la fois sur le maintien des spécificités des matières constitutives du curriculum, sur leurs complémentarités et sur les interconnexions qu'elles permettent concernant leurs objets et leurs démarches, les enseignants allouent globalement, à l'exception de l'éducation physique, la première place aux matières qui assurent l'expression de la réalité et la deuxième aux matières qui permettent la construction de la réalité. Les matières qui établissent une relation à la réalité viennent en troisième et les arts, qui assurent tout à la fois ces trois fonctions, mais sous un autre angle d'approche, en quatrième et dernière place ( Ibid.).

Les résultats des trois dernières recherches témoignent d'une certaine stabilité dans les représentations des enseignants du primaire au regard de l'importance à accorder aux différentes matières. Ce constat occupe le sommet de la hiérarchisation pour les quatre matières considérées les plus importantes – le français, les mathématiques, les sciences humaines et les sciences de la nature – et, dans une moindre mesure, pour l'anglais et l'éducation physique. Il en est de même pour les arts qui, nous l'avons dit, occupent systématiquement les derniers rangs, du moins pour deux de ses volets, l'art dramatique et la danse.

Quant à la dernière place occupée par l'enseignement religieux dans la recherche de Laforest (1989) et dans celle du CRSH menée entre 1995 et 1998, hypothétiquement, deux facteurs en expliquent la position. L'enquête de Laforest a été menée surtout auprès d'enseignants de milieux urbains, principalement de la grande région de Montréal, là où les convictions religieuses et les pressions sociales à leur égard sont moins fortes comparativement aux milieux ruraux. Ce phénomène est d'ailleurs identifié de façon relativement systématique dans le cadre des dernières enquêtes pancanadiennes portant sur l'identité et les pratiques religieuses (Beyer, 1997). La recherche CRSH s'est déroulée durant la période qui voit, d'une part, un rejet accru de la confessionnalité du système scolaire québécois, au point où la déconfessionnalisation des structures administratives est devenue officielle en juin 1998 avec le remplacement des commissions scolaires confessionnelles (catholiques ou protestantes) par des commissions scolaires fondées sur une base linguistique (francophone ou anglophone). D'autre part, on assiste actuellement à un rajeunissement majeur du corps des enseignants du primaire et l'on peut faire l'hypothèse que les nouveaux enseignants du primaire adhèrent moins à la foi catholique ou, du moins, considèrent que l'enseignement religieux ne devrait pas relever de l'enseignement scolaire. Cette hypothèse correspond d'ailleurs au constat que faisait récemment le comité catholique du Conseil supérieur de l'éducation (Dubois et Bouchard, 1997) ainsi qu'aux propositions du Rapport du Groupe de travail sur la place de la religion à l'école (Gouvernement du Québec, 1999).

Il est intéressant de constater que ces résultats rejoignent, du moins en partie, ceux d'une enquête publiée en 1995 par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et menée auprès de 12 pays membres. Les résultats de cette enquête, que reprend une autre publication de l'OCDE (1997) montrent que la langue maternelle et les mathématiques arrivent également au deux premiers rangs quant à l'importance qui leur est attribuée pour assurer une formation. Sur une échelle évaluative de 100, ces matières obtiennent respectivement une moyenne de 90 et de 85. Puis viennent les langues étrangères (78), l'informatique (72) et les sciences (65), les sciences sociales (60), l'instruction civique (58) et l'éducation physique (55). La technologie (50) et les arts (37) ferment la marche.

Le classement hiérarchique des matières selon les types de savoirs

De manière à mieux cerner les représentations des enseignants vis-à-vis de l'importance qu'ils accordent aux différentes matières scolaires, le questionnaire d'enquête de la recherche FCAR (Larose et Lenoir, 1995) demandait aux répondants (N = 200) de classer par ordre d'importance les matières en fonction de la représentation qu'ils avaient de l'apport de chacune d'elles aux types de savoirs généralement retenus par le vocabulaire en vigueur dans le monde de l'éducation. Dans ce contexte, ils ont effectué un classement selon que l'élève développe essentiellement des «savoirs», des «savoir-faire» ou des «savoir-être»[10].

Une forme particulière d'analyse a permis de comparer des classements des matières quant à l'importance qu'y entretient chaque type de «savoir». Les techniques d'analyse en grappes ( cluster analysis ) sont utilisées selon une approche de type «isodonnées» ( K-means ) conçue par Hair, Anderson, Tatham et Black (1995) en intégrant un critère de décision de fin des itérations fondé sur l'existence de tendances unitaires chez les sujets, indépendamment des variables de contexte les définissant. Nous avons retenu comme critère le regroupement des classements effectués par les sujets en six grappes, ce nombre correspondant au nombre maximal d'agencements distincts intégrant des permutations significatives de l'ordre de classification des matières pour les trois types de savoirs. Pour les besoins de l'analyse, nous n'avons retenu que les réponses complètes à la question et nous avons regroupé les données relatives à l'enseignement religieux et à l'enseignement moral, et celles relatives aux arts.

L'analyse en grappes de l'importance des matières au regard de leur contenu (savoir) fait clairement ressortir, d'une part, que 98% des répondants classent le français et les mathématiques en première position. Les sciences humaines et les sciences de la nature, dont la raison d'être principale est pourtant la production conceptuelle de la réalité humaine, sociale et naturelle, ne viennent qu'ensuite et après l'anglais, choisi par 73% des répondants au troisième rang, mais au dernier rang par 22% d'entre eux. Les arts et l'éducation physique arrivent en dernier, après les enseignements religieux et moral et la formation personnelle et sociale.

L'analyse en grappes montre, d'autre part, que du point de vue des connaissances procédurales (savoir-faire), 99% des répondants identifient les mathématiques et le français comme matières privilégiées. La formation personnelle et sociale prend l'avant-dernier rang pour 41% des répondants et les enseignements religieux et moral le dernier rang pour 70% des 153 répondants. Les représentations sont plus partagées pour les autres matières: l'éducation physique est choisie au premier ou au troisième rang par 63% des répondants. Les arts occupent le quatrième rang.

Enfin, l'analyse en grappes laisse voir que, pour la hiérarchisation des matières du point de vue du «savoir-être», et à l'encontre des choix effectués au sujet du «savoir» et du «savoir-faire», la formation personnelle et sociale (87%) et les enseignements moral et religieux catholique (85%) occupent les deux premiers rangs, et l'éducation physique le troisième rang pour 65% des répondants. Ce choix rejoint ici les fonctions et les caractéristiques attribuées à ces programmes d'études. Quant à l'anglais, il ne semble pas, toujours aux yeux des répondants, être bien coté, puisqu'il est situé en huitième ou neuvième position pour 83% des répondants. Les arts arrivent à nouveau en queue de peloton (septième ou neuvième place pour 44% des répondants). Quant au français et aux mathématiques, ces deux matières sont retenues aux sixième, septième ou huitième rang par 65% des répondants.

Ainsi, si les enseignants accordent d'emblée les deux premiers rangs hiérarchiques au français et aux mathématiques quand il s'agit des connaissances déclaratives et procédurales, cet honneur revient, au regard du «savoir-être», à la formation personnelle et sociale et aux enseignements de la morale et de la religion. Il faut noter ici que le programme de formation personnelle et sociale est disparu dans le curriculum annoncé de l'enseignement primaire (Gouvernement du Québec, 1997 c ).

La distinction entre matières de base et matières secondaires

En fonction de l'étude des pratiques interdisciplinaires au primaire qui caractérisent les activités de recherche ici considérées, identifier les représentations des enseignants concernant la fonction de chacun des programmes d'études paraît indispensable. À cet égard, la distinction entre matières de base et matières secondaires peut apporter quelques indices. Dans son avis de juin 1982, le Conseil supérieur de l'éducation avait recouru explicitement à ces dénominations, qui sont d'usage familier et courant dans l'enseignement primaire, pour distinguer entre les matières jugées importantes et les «petites matières» ou «matières secondaires».

La recherche menée par Lenoir en 1990, tout comme la recherche FCAR qui arrive aux mêmes résultats à la seule différence que l'anglais est repoussé au rang de matière secondaire après les sciences humaines et les sciences de la nature, a permis de cerner les représentations des enseignants du primaire vis-à-vis des notions de matière de base et de matière secondaire. D'une part, plus de 90% des répondants estiment qu'une telle distinction existe. D'autre part, la distribution des matières scolaires du primaire sur un continuum (tableau 3), établi à partir de la moyenne des choix effectués par les répondants (le nombre 1 équivalant à «matière de base» et le nombre 2 à «matière secondaire») ne peut laisser indifférent.

Tableau 3

Distinction entre matières de base et matières secondaires

Distinction entre matières de base et matières secondaires

(Recherche Lenoir, 1990)

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La distribution sur un continuum des matières ainsi sélectionnées (figure 1) met en évidence l'existence d'une forte discrimination en quatre ensembles quant à la distinction entre matières de base et matières secondaires. Les matières de base incluent nettement trois matières, le français et les mathématiques certes, mais aussi lglais. Les matières secondaires regroupent les autres matières dans un troisième bloc et les quatre volets des arts qui forment un dernier ensemble.

Figure 1

Distribution des matières de base et des matières secondaires au primaire

Distribution des matières de base et des matières secondaires au primaire

(Recherche Lenoir, 1990)

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Quels sont les arguments avancés par les enseignants du primaire pour procéder à cette distinction? Si on a eu recours dans le cas de la recherche de 1990 à une analyse classique de contenu, le traitement des données s'est effectuée à partir d'une analyse lexicométrique (Lebart, Salem et Berry, 1997) lors de la recherche FCAR. Tout comme pour l'analyse traditionnelle de contenu, l'analyse de contenu lexicométrique des réponses a permis de constater que la définition donnée par les enseignants de chacune des deux notions s'avère à la fois très dense et unitaire. La représentation est donc très homogène. L'analyse factorielle des correspondances des éléments de définition fournis par les répondants a permis d'identifier une structure commune de la représentation d'une matière de base et d'une matière secondaire (tableau 4).

Tableau 4

Principaux éléments de distinction entre matières de base et matières secondaires

Principaux éléments de distinction entre matières de base et matières secondaires

(Recherche Lenoir, 1990; recherche FCAR, 1993)

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Cette structure commune est centrée sur les quelques éléments suivants: les matières de base sont le français et les mathématiques; ce sont avant tout ces matières qui sont essentielles à la poursuite des études, qui se trouvent au fondement de tout savoir, qui donnent accès à l'apprentissage des autres matières, qui sont donc des préalables à tout autre apprentissage. Ce sont ensuite celles qui sont essentielles à la formation de l'être humain en ce qu'elles lui garantissent un bon fonctionnement scolaire, leur maîtrise étant prédictrice de succès scolaire, mais aussi en ce qu'elles lui permettent de fonctionner dans la vie, étant immédiatement applicables dans le quotidien et étant un des moyens privilégiés d'assurer la réussite sociale, dans le quotidien immédiat et ultérieur. Ainsi, les matières de base sont définies majoritairement, soit en fonction de la poursuite des études par deux répondants sur cinq, soit en fonction de leur caractère utilitaire à court comme à long terme par un répondant sur quatre. Une telle conception correspond à la définition que les dictionnaires de l'éducation donnent d'une matière de base (de Landsheere, 1979; Legendre, 1993)[11].

Quant aux matières secondaires, elles sont avant tout identifiées par les enseignants du primaire à partir de trois dimensions: premièrement, elles sont associées aux connaissances générales, au développement culturel, à l'ouverture d'esprit et à l'épanouissement personnel; deuxièmement, elles sont vues comme des compléments aux connaissances de base, leurs contenus venant parfaire l'univers des connaissances de base de l'enfant; troisièmement, elles sont perçues comme un enrichissement personnel, car elles seraient centrées sur le développement affectif de l'enfant et elles n'ont que peu de valeur instrumentale.

En conclusion, l'analyse de contenu des définitions informelles de ce que sont les matières de base – essentiellement le français et les mathématiques – et les matières secondaires fait ressortir une identification des premières aux mathématiques ainsi qu'au français et une correspondance des secondes surtout aux sciences humaines, aux sciences de la nature ainsi qu'à l'enseignement moral et religieux. Les matières de base seraient centrées sur le développement d'habiletés d'ordre cognitif alors que les secondes viseraient essentiellement celui de dimensions affectives chez l'élève. De la part des enseignants du primaire il y a là, au regard des sciences humaines et des sciences de la nature en particulier, une représentation sociale pour le moins réductrice de leur place et de leur fonction dans la formation d'un être humain. En effet, les matières qui permettent la construction de la réalité naturelle, humaine et sociale (les sciences de la nature et les sciences humaines), par là l'appréhension du monde, se trouvent marginalisées et, comme nous allons le voir, elles ne sont guère enseignées. Comment alors concevoir un enseignement du français et des mathématiques qui ne soit pas essentiellement instrumentalisé? Et comment concevoir un enseignement qui ne repose pas sur des conceptions épistémologiques de type réaliste et qui ne s'actualise pas par des processus de transmission de savoirs réifiés? Une autre conception serait d'appréhender les sciences humaines et les sciences de la nature comme des matières fondamentales, puisqu'elles assurent la construction de la réalité naturelle, humaine et sociale. Alors, la complémentarité nécessaire entre les matières de base et ces matières fondamentales pourrait être conceptualisée et actualisée dans des pratiques d'enseignement.

Il importe de souligner que toutes ces définitions relèvent fondamentalement non d'un point de vue épistémologique, mais bien d'options sociales et idéologiques. Les matières de base sont celles qui sont socialement considérées indispensables à la réussite sociale, soit directement dans le quotidien d'un point de vue pragmatique, soit indirectement par le détour des études. Cette hypothèse, si elle se vérifiait, expliquerait le fait que les enseignants qui placent l'anglais au cinquième ou au sixième rang du point de vue de l'importance qu'ils lui accordent situent, au nom d'une autre argumentation référentielle, la même matière comme troisième et dernière matière de base dans l'une des deux recherches. Les matières secondaires, quant à elles, sont présentées comme une formation plus désintéressée, plus personnelle et même accessoire, de l'ordre du luxe que se procure une personne une fois nantie des biens indispensables.

Il est permis d'avancer des hypothèses qui expliquerait la prédominance du français et des mathématiques: une conception de la communication et, plus généralement, de l'expression de la réalité – pour inclure les mathématiques – indépendamment d'un objet de communication ou, encore, saisie comme une fin en soi, ce qui conduirait à privilégier les aspects instrumentaux de l'apprentissage; une attitude négative à l'égard de la science parce qu'elle ne leur apporterait pas des solutions immédiates, tangibles et opératoires, et parce qu'elle découperait le réel en objets qui leur apparaîtraient bien peu connectés aux aspects problématiques des activités quotidiennes. Cependant, nous penchons davantage, en lien avec la position de Bernstein (1997 b ) vers l'hypothèse que les titulaires des classes du primaire seraient le produit social d'une fabrication qui débute dès le primaire, qui se poursuit tout au long de la scolarité, y compris dans la formation universitaire à l'enseignement, et qui s'actualise et se renforce ensuite dans leurs pratiques enseignantes sous le poids de diverses pressions. Les pressions sociales exercées par le système scolaire et par les parents accroîtraient encore cette orientation.

Le temps hebdomadaire consacré à l'enseignement des différentes matières

À côté des représentations relatives à l'importance des matières scolaires et à la distinction entre matières de base et matières secondaires, les recherches de Lenoir (1990-1991) et FCAR (1992-1995) ont porté sur le temps hebdomadaire consacré à l'enseignement des diverses matières, autre indicateur de leur stratification. La présentation des résultats de ces deux recherches sera suivie de celle des motifs avancés par les enseignants pour justifier leur gestion hebdomadaire du temps consacré aux différentes matières scolaires.

Les résultats de deux recherches

Les deux recherches, menées à trois ans d'intervalle, arrivent à des résultats proches, ainsi qu'en témoignent les tableaux 5 et 6. Et rien actuellement ne permet de penser qu'un changement majeur s'est produit depuis lors au regard du temps consacré à l'enseignement des différentes matières scolaires composant le curriculum de l'enseignement primaire. Ces résultats font ressortir entre autres un hiatus entre l'importance allouée aux matières et leur importance considérée en temps d'enseignement effectif.

Le tableau 5 permet de comparer le temps réellement consacré à chaque matière avec le temps prévu (% de temps selon le ministère de l'Éducation) par l'article 43 du régime pédagogique (Gouvernement du Québec, 1981). Il est vrai que depuis sa parution au début des années quatre-vingt, ce régime a fait l'objet de très nombreux aménagements.

Malgré quelques biais éventuels liés au fait que l'anglais ne s'enseignait qu'à partir de la troisième année lors de l'enquête, que seulement trois des quatre volets d'arts devaient être enseignés et que l'enseignement moral et l'enseignement religieux sont normalement dispensés dans un même temps en fonction des choix parentaux, il ressort des données que pour toutes les matières, exception faite du français et des mathématiques, le temps moyen d'enseignement est inférieur à celui prévu par le régime pédagogique. De plus, il semblerait que la formation personnelle et sociale est enseignée isolément[12]. Une étude du ministère de l'Éducation (Gouvernement du Québec, 1990) sur l'application des régimes pédagogiques va dans le même sens. À partir d'observations menées auprès de 408 enseignants des secteurs publics et privés de l'enseignement primaire, la recherche arrive au constat que l'enseignement des sciences humaines et des sciences de la nature est laissé pour compte par plus de 13 et 6% des enseignants respectivement, alors que la langue maternelle (français ou anglais selon qu'il s'agit des secteurs francophone ou anglophone de l'enseignement public) et les mathématiques se voient accorder un temps supérieur d'enseignement par plus de 66 et 61% des enseignants. Par contre, l'anglais langue seconde, les sciences humaines et l'éducation physique sont largement déficitaires, puisque 66, 64 et 74,5% des répondants leur accordent respectivement moins de temps que celui prévu par l'article 43 du Régime pédagogique (Gouvernement du Québec, 1981).

Par ailleurs, alors que 50% du temps est prévu officiellement pour l'enseignement du français et des mathématiques, en réalité, c'est respectivement 35% et 24,5% du temps hebdomadaire, soit 60% de l'horaire moyen d'une semaine, qui leur sont réservés, c'est-à-dire 10% du temps de plus que celui octroyé par le régime pédagogique. Une analyse un peu plus poussée laisse voir que 68% des répondants réservent entre 29,5 et 41% du temps à l'enseignement du français et entre 18,5% et 31% du temps à celui des mathématiques. Toutes les autres matières se partagent en moyenne au mieux 40% du temps prévu et, au pire, seulement 28% du temps hebdomadaire. Toutes ces matières se trouvent donc en déficit de temps d'enseignement plus ou moins important. Ces données expliqueraient au moins en partie l'intérêt manifeste envers l'intégration des matières et il se pourrait que cette organisation du temps ait une incidence sur les méthodes pédagogiques utilisées en classe. Il importerait de considérer l'hypothèse que, dans ce contexte, les enseignants pourraient recourir davantage à des formules reliées à la transmission de l'information pour s'assurer de «couvrir» l'ensemble des programmes d'études au cours de l'année scolaire, même si une telle approche ne leur apparaîtrait pas la plus appropriée (Lenoir, 1991, 1992). C'est en ce sens que témoignaient en janvier 1999 la majorité des stagiaires de quatrième année du Baccalauréat en enseignement au préscolaire et au primaire lors d'un cours de didactique des sciences humaines (Lebrun et Lenoir, à paraître). Et plusieurs planifications d'activités, accompagnées de divers commentaires à ce sujet, illustrent bien le peu de temps réservé à l'enseignement de cette matière ( Ibid. ). Les enseignants pourraient également faire appel à des pratiques pseudoïnterdisciplinaires ou holistiques qui donneraient l'impression que les matières «secondaires» sont enseignées (Larose et Lenoir, 1998; Lenoir, Larose et Geoffroy, sous presse).

Tableau 5

Pourcentage moyen de temps hebdomadaire consacré aux différentes matières

Pourcentage moyen de temps hebdomadaire consacré aux différentes matières

(Recherche Lenoir, 1990)

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Quant au tableau 6, qui résulte du traitement des données de la recherche FCAR, il met en évidence que ce sont l'anglais, dans près de 63% des cas, et la musique (dans plus de 17% des cas) qui constituent les deux matières étant surtout enseignées par des spécialistes. Selon l'échantillon de 200 enseignants, sept matières ne sont pas dispensées par un spécialiste et le français et les mathématiques occupent à elles seules plus de 64% du temps d'enseignement hebdomadaire. Avec l'enseignement donné par les spécialistes, le titulaire de classe n'a plus qu'un peu plus de 20% du temps hebdomadaire pour assurer l'enseignement des autres matières. Ces données sont donc complémentaires à celles recueillies en 1990 par Lenoir. Il faut aussi noter que l'absence d'identification de spécialistes en éducation physique peut provenir, soit du fait que les répondants n'ont pas mentionné leur existence dans l'école, soit que cette matière n'est pas enseignée, soit encore que les titulaires enseignent cette matière. Mais cette dernière hypothèse semble peu plausible. Enfin, les résultats montrent également que toutes les matières, à l'exception du français et des mathématiques, sont en déficit de temps d'enseignement moyen par rapport aux indications du régime pédagogique. Ce constat avait déjà été relevé par le Conseil supérieur de l'éducation en 1982.

Tableau 6

Matières enseignées par un spécialiste et pourcentage du temps total accordé à l'enseignement de chaque matière

Matières enseignées par un spécialiste et pourcentage du temps total accordé à l'enseignement de chaque matière

(Recherche fcar, 1993)

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Les raisons avancées par les répondants

Pour justifier l'allocation du temps à chaque matière scolaire, les enseignants ont fait appel à plusieurs arguments. Dans le cadre de la recherche de Lenoir en 1990, la majorité des répondants (73%) ont justifié la réduction du temps consacré à 11 des 13 matières en faisant appel surtout à trois motifs: premièrement, c'est la commission scolaire qui détermine ainsi la répartition du temps consacré à chacun des programmes (± 30%); deuxièmement, il s'agit de matières secondaires (± 23,5%); troisièmement, le manque de temps pour l'enseignement des autres matières, c'est-à-dire, dans les faits, le français et les mathématiques, requiert cette réduction de temps (± 20%).

Ces trois raisons privilégiées, l'une extérieure à la dynamique de la classe et en dehors du contrôle de l'enseignant, la deuxième factuelle et en quelque sorte tautologique (on enseigne moins ces matières parce qu'il s'agit de matières secondaires; parce que ce sont des matières secondaires, on les enseigne moins!), la troisième temporelle et tout aussi située hors de contrôle (programmes trop chargés ou lenteur des apprentissages), font que la responsabilité d'un aménagement de l'horaire distinct de celui prévu par le régime pédagogique relèverait de facteurs reliés à la méso- structure, aux objets d'apprentissage ou au sujet qui apprend. Seulement un peu moins de 5% des raisons évoquées mentionnent l'inaptitude de l'enseignant à assurer l'enseignement de certains programmes, ce qui le mènerait à ne pas y accorder de temps. Le peu d'importance accordée par les répondants à ces matières n'est aucunement retenu. Il en est de même dans la recherche FCAR où seulement 3 répondants sur 200 font référence au peu d'importance qu'ils allouent à ces matières pour justifier la réduction de temps qui les touchent. Cependant, ce sont, dans les faits, les matières dites «secondaires» qui sont touchées.

Le temps exclusivement avancé comme justificatif revient pour 40% des raisons invoquées et pour 27% des raisons en association avec un autre motif comme le montre la catégorisation de cette variable. C'est dire combien le temps est une variable primordiale pour les enseignants du primaire. Ceux-ci manquent de temps, ou du moins en sont convaincus, d'où la recherche d'une éventuelle solution qui serait l'intégration des matières (Larose et Lenoir, 1995; Lenoir, 1991, 1992).

Dans la recherche FCAR, l'analyse des réponses fournies par les enseignants pour justifier la réduction de temps accordé à certaines matières scolaires au cours d'une semaine (tableau 7) fait voir que près de la moitié des motifs invoqués (près de 48%) concerne les pressions provenant de la commission scolaire et des parents. Il est intéressant de souligner que plus du tiers des raisons invoquées relèvent ici de raisons personnelles, particulièrement le manque d'intérêt (25%) et le manque de formation (12%), car ces deux motifs n'étaient pratiquement pas mentionnés en 1990. Par ailleurs, 10% des répondants renvoient à un manque de temps. Est-ce que le poids de cette dernière variable a diminué par rapport à la recherche de Lenoir parce que les enseignants ont développé des modes de gestion qui «libèrent» du temps, par exemple en recourant davantage aujourd'hui à l'intégration des matières et en utilisant des manuels préparés à cette fin ou, encore, parce que les contraintes imposées à l'orée des années quatre-vingt par le régime pédagogique se sont de beaucoup assouplies, ce qui leur permettrait par exemple de réduire l'enseignement de certaines matières à sa plus simple expression? Cela reste à explorer.

Bref, les résultats des deux recherches montrent que toutes les matières se voient dépouillées d'un certain pourcentage du temps d'enseignement, lequel est alloué à l'enseignement du français et des mathématiques. Cette réduction est faite, selon les dires des répondants, sans doute à cause de facteurs personnels, mais surtout pour respecter une orientation administrative et des attentes sociales, mais aussi dans le but de résoudre des problèmes d'enseignement. Le Conseil supérieur de l'éducation relevait en 1982 sept causes pouvant expliquer cette situation: la grille-horaire et le cloisonnement des matières; la piètre qualité des programmes et l'absence de matériel pédagogique; les mauvaises conditions matérielles d'enseignement; l'absence d'évaluation des apprentissages; l'absence d'aptitude et d'intérêt de la part des enseignants; la faiblesse du soutien pédagogique; les exigences des parents. La deuxième et la quatrième conditions ne peuvent plus être retenues actuellement comme facteurs explicatifs, de nouveaux programmes ayant été produits, du matériel scolaire ayant été publié et des examens ayant été instaurés. Restent les autres…

Tableau 7

Raisons invoquées par les enseignants pour justifier la réduction du temps d'enseignement de certaines matières

Raisons invoquées par les enseignants pour justifier la réduction du temps d'enseignement de certaines matières

(Recherche FCAR, 1993)

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Notons qu'il est de bon aloi de penser qu'un accroissement du temps d'enseignement constitue un élément de solution majeur à la faiblesse des apprentissages dans une matière scolaire. Il semble bien, en tout cas, que la position mise en avant par Bernstein et Young trouve ici son illustration. La dépossession de l'autonomie et de la responsabilité d'aménagement des composantes du curriculum qui résulte des directives formelles ou informelles en provenance des commissions scolaires a pour effet d'induire des conduites enseignantes qui s'efforcent de se conformer aux attentes la plupart du temps implicites qui sont perçues, anticipées ou imaginées.

Une comparaison des représentations selon l'angle d'approche

Il est intéressant de mettre en parallèle les résultats obtenus au regard de la hiérarchisation des matières en fonction de l'importance qui leur est accordée, de la pondération établie pour distinguer entre matières de base et matières secondaires et du temps moyen d'enseignement hebdomadaire qui leur est consacré (tableau 8). L'espace entre les différentes matières dans le tableau identifie les regroupements qu'il est possible d'établir et le trait en pointillés la distinction la plus importante entre les regroupements.

Tableau 8

Comparaison entre l'importance des matières enseignées au primaire, leur rang en tant que de matière de base et matière secondaire et le temps moyen consacré à leur enseignement

Comparaison entre l'importance des matières enseignées au primaire, leur rang en tant que de matière de base et matière secondaire et le temps moyen consacré à leur enseignement

(Recherche Lenoir, 1990)

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Il faut constater d'abord la place primordiale que les enseignants du primaire allouent au français et aux mathématiques, quel que soit l'angle d'approche de ces matières. Puis, on peut noter que l'enseignement religieux, jugé à la fois une matière secondaire et peu importante, arrive au troisième rang quant au temps moyen d'enseignement hebdomadaire, ce qui s'explique par le contrôle institutionnel exercé à son égard. Actuellement, même si cette matière est considérée peu importante, elle est toujours enseignée selon le temps officiel qui lui est alloué. À l'inverse, l'anglais, matière de base et jugée relativement importante, n'arrive qu'en dixième position pour le temps moyen d'enseignement. Deux facteurs principaux pourraient jouer: 1) les enseignants du premier cycle feraient baisser ce temps moyen, car ce programme d'études n'est pas dispensé pendant les trois premières années du primaire, sauf en quelques rares exceptions ainsi que l'analyse des réponses à une question l'avait fait ressortir; 2) les titulaires qui devraient enseigner cette matière quand son enseignement n'est pas assuré par un spécialiste ne le feraient pas ou fort peu pour différentes raisons: méconnaissance de la langue, choix idéologique de type politique ou culturel, etc. Enfin, les arts, et plus particulièrement deux de ses volets – la danse et l'art dramatique – sont toujours relégués aux derniers rangs.

Conclusion

En recourant à différents auteurs, Forquin (1989) rappelle, citant Taylor et Richards, que «le curriculum est au oeur de l'entreprise éducative» (p. 24) et, citant Stenhouse, que «le curriculum […] constitue en fait “l'un des moyens essentiels par lesquels se trouvent établis les traits dominants du système culturel d'une société”» (p. 25). L'organisation curriculaire d'un système scolaire n'est donc pas un objet dont on peut se désintéresser et elle n'a rien d'accidentel ou d'innocent; il s'agit d'un choix capital de société qui résulte d'une politique éducative et de ses options sociales, politiques, idéologiques, économiques, etc. (D'Hainaut, 1979), et dont le contenu curriculaire s'élabore selon une logique qui met en action différents acteurs au sein d'un modèle opérationnel donné (Roegiers, 1997).

Dans l'enseignement primaire québécois, un fort degré de stratification des matières s'observe de façon constante au cours des vingt dernières années au sein du curriculum. Il entraîne une compartimentation de l'enseignement, au sens présenté dans le cadre théorique par Bernstein (1971, 1997 a, 1997 b ) et Young (1971). Cette compartimentation tend actuellement à se renforcer en incorporant peu à peu, et pour diverses raisons, la logique de l'enseignement secondaire par l'augmentation du nombre de «spécialistes» intervenant auprès des élèves d'une même classe, les titulaires de différentes classes se partageant l'enseignement de certaines matières qui leur étaient jusqu'à présent complètement dévolues. En outre, en plus de mener à un enseignement morcelé, cette stratification conduit, entre autres, à une dévalorisation de plusieurs matières dont tout particulièrement des arts qui, pourtant, offrent, par opposition aux autres matières scolaires qui s'insèrent dans une conception à caractère scientifique du rapport à soi, aux autres et au monde, un mode différent de construction et d'expression de la réalité, de même que de mise en relation avec la réalité (Lenoir, 1990, 1991).

Par ailleurs, l'omniprésence du français dans l'enseignement primaire saute aux yeux. Si les mathématiques y occupent sans aucun doute la deuxième place, près du français, elles ne sont toutefois pas coiffées de la même aura. Ceci n'empêche que beaucoup de temps, on ne pouvait en douter, est consacré à leur enseignement. Ces deux matières sont d'ailleurs bien présentées socialement et enseignées à titre de sésame de la formation primaire. Le fait de concevoir leur enseignement de manière autonome et cloisonnée et de leur attribuer à la fois des finalités de communication et de conceptualisation de la réalité n'est pas sans susciter des interrogations épistémologiques sur la conception du savoir véhiculé et du mode d'accès au savoir, d'autant plus que les sciences humaines et les sciences de la nature, qui sont à même de permettre la mise en oeuvre d'une démarche de conceptualisation de la réalité humaine, sociale et naturelle, sont avant tout appréhendées d'un point de vue instrumental ou affectif, sont perçues comme des matières secondaires et sont en fait peu enseignées, et la plupart du temps le sont selon un mode normatif fondé sur la lecture du manuel et l'exercisation (Lebrun et Lenoir, à paraître).

Et comme le curriculum de l'enseignement primaire appartient indubitablement au type cloisonné, ainsi que le définit Bernstein (1971, 1997 a, 1997 b ), même si les structurations intradisciplinaires sont fréquentes, sur le plan discursif, dans les programmes toujours en vigueur actuellement (en sciences humaines, en sciences de la nature, en mathématiques, par exemple), une stratification des matières a pu être observée. Cette stratification, au-delà des assouplissements possibles à partir du nouveau curriculum de l'enseignement primaire qui privilégie une approche par domaines (Gouvernement du Québec, 2000), est bien intégrée par les enseignants du primaire. De plus, ainsi que les motifs à la source de la distinction entre matières de base et matières secondaires en témoignent, la stratification des matières se constate par des effets marquants sur la répartition des temps d'enseignement, sur l'aménagement de l'horaire, mais aussi sur la conception du rapport qu'entretient l'enseignant au savoir. Ainsi, l'interaction à caractère interdisciplinaire, pourtant indispensable tant pour permettre à l'élève de donner sens à ses activités d'apprentissage que pour favoriser l'intégration des processus d'apprentissage et des savoirs, entre les matières qui sont axées sur la production de la réalité (les sciences humaines et les sciences de la nature) et celles qui sont centrées sur son expression symbolique et formelle (la langue maternelle, la langue seconde, les mathématiques) n'est pas ou est peu actualisée, sinon souvent de manière fictive. Il est en effet courant, par exemple, que les sciences humaines et les sciences de la nature servent de simple prétexte, de faire-valoir lors de l'enseignement du français et soient de la sorte réduits à de purs matériaux (Lenoir et Larose, 1999; Lenoir, 1991, 1992). En plus d'une conception sérielle, se dégage une conception sociopolitique et socioculturelle des matières scolaires qui favorise le maintien d'une structuration disciplinaire forte et la valorisation des apprentissages instrumentaux, considérés comme garants de la réussite scolaire… et sociale.

À l'inverse d'un tel rapport hégémonique, les pratiques interdisciplinaires observées se caractérisent aussi par des approches pseudo-interdisciplinaires et vont aussi d'approches éclectiques au holisme. De telles conceptions des rapports interdisciplinaires entre les matières scolaires ne sont guère plus pertinentes que la pratique d'un enseignement cloisonné, monodisciplinaire. La stratification des matières a indubitablement un effet pervers sur le recours à des pratiques interdisciplinaires. Elle constitue un obstacle fort, déjà relevé en Grande-Bretagne par la théorie des curriculums, qui conduit alors à des dérives de divers types dans l'établissement de liens interdisciplinaires (Lenoir et Larose, 1999; Lenoir, Larose et Geoffroy, à paraître).

Il ressort aussi des résultats des recherches sur la stratification des matières scolaires que si, outre le rapport au temps dont il a été brièvement question et qui préoccupe fortement les enseignants du primaire, il existe un rapport au savoir sous-tendant la représentation sociale sérielle et cloisonnée des matières scolaires qui repose sur une conception épistémologique de type réaliste, on ne peut négliger un rapport au pouvoir qui influe fortement sur les conduites des enseignants. Ces derniers calquent leurs conduites enseignantes sur les attentes explicites ou implicites, effectives ou imaginées, qu'ils dégagent du milieu social en provenance de leur direction d'école, des cadres scolaires ou des parents, ce dont ils attestaient explicitement dans la recherche de Lenoir en 1990-1991 (Lenoir, 1991, 1992). L'avis de 1982 du Conseil supérieur de l'éducation en faisait déjà part, les parents n'ont d'exigences qu'à l'égard de l'enseignement du français et des mathématiques, ignorant largement la fonction formatrice des «matières secondaires»: «Pour eux, le reste du programme scolaire ne sert que de hors-d'oeuvre» (p. 13). Il n'est donc pas surprenant de voir se développer, depuis le début des années quatre-vingt au moins, un discours public, populaire et gouvernemental, qui porte de l'avant le «retour à l'essentiel»[13], cet essentiel se réduisant bien souvent à faire apprendre à lire, à écrire et à compter à l'école primaire, habiletés auxquelles on associe aujourd'hui la socialisation entendue comme processus d'intégration sociale conduisant au respect des codes et des valeurs «de la vie en groupe et de la citoyenneté» (Gouvernement du Québec, 1997 b, p. 47). Ainsi, à la vision intrumentaliste projetée par le milieu social (le rapport au monde) s'associerait une vision réifiée des contenus d'enseignement (le rapport au savoir) intégrée par les enseignants.

L'appel au développement de l'esprit critique, de la réflexivité, de l'autonomie de la pensée, de la responsabilité, de la créativité, de la solidarité démocratique, qui, de nos jours, caractérisent usuellement un être éduqué, pourtant bien présent dans les documents officiels de la Commission des programmes d'études, par exemple (Gouvernement du Québec, 1998), relève dès lors bien davantage d'un discours idéologicopolitique qui assume une fonction d'écran de fumée ou qui vise la mise en oeuvre d'un processus scolaire d'inculcation[14]. À cet égard, une telle conception, rappelle Piaget (1972), repose sur des systèmes interprétatifs qui restent «attachés à des hypothèses, soit aprioristes [...], soit empiristes, qui subordonnent la connaissance à des formes situées d'avance dans le sujet (humain, mais aussi extérieur, transcendantal) ou dans l'objet» (p.5-6). Il ne reste plus dès lors, souligne Not (1979), qu'à rendre l'élève «objet docile du maître, ce qui est la définition de l'aliénation» (p. 326). Et, ajoute-t-il ailleurs, «Si on veut former des exécutants dociles pour des tâches qui auront été conçues et organisées par d'autres, ces pratiques didactiques conviennent; elles sont tout à fait conformes à de telles visées: le pédagogue conçoit et organise ce que l'élève exécute. Mais “l'éducation vise à permettre à l'élève de comprendre la matière enseignée, et non à la pratiquer aveuglément”» (Not, 1987, p. 25).

À la question posée au début de cet article sur l'état de l'évolution des représentations des enseignants au cours des vingt dernières années vis-à-vis de la stratification des matières, il faut bien admettre, à la lumière des résultats de recherches, que ces représentations n'ont guère évolué, à quelques nuances près. Et nous ne pouvons que craindre, avec les orientations actuelles mises en avant par le ministère de l'Éducation du Québec, un renforcement prochain de cette conception hiérarchique des matières scolaires. À la suite des recommandations du Rapport Corbo (Gouvernement du Québec, 1994) et des États généraux sur l'éducation (Gouvernement du Québec, 1996), le Plan d'action du ministère de l'Éducation (Gouvernement du Québec, 1997 a ) a d'abord annoncé le retour à l'enseignement des matières essentielles. Puis, dans la foulée du Rapport Inchauspé (Gouvernement du Québec, 1997 b ), l'Énoncé de politique éducative du ministère de l'Éducation (Gouvernement du Québec, 1997 c ) modifie la grille-matière du primaire en augmentant, par rapport au régime pédagogique de 1981 (Gouvernement du Québec, 1981) le nombre d'heures d'enseignement du français langue maternelle de deux heures par semaine au premier cycle. Cet Énoncé accroît également l'enseignement des mathématiques de deux heures par semaine au premier cycle et d'une heure aux deux autres cycles du primaire. Ces modifications ont évidemment pour effet de réduire significativement le temps consacré à l'enseignement des autres matières, hormis celui réservé à l'enseignement religieux et à l'enseignement moral dont les deux heures d'enseignement par semaine sont prescrites. Le postulat sous-jacent à une telle organisation temporelle de l'enseignement, qui repose sur une conception cloisonnée et stratifiée du curriculum, est que l'augmentation du temps consacré à l'enseignement de ces deux matières est le gage d'une amélioration des apprentissages chez les élèves.

Alors que rien ne prouve la validité de cette équation fondée sur la quantification, un autre regard, de type qualitatif, sur l'aménagement curriculaire de l'ensei- gnement primaire pourrait le faire sortir des chemins battus et fortement balisés par le système des disciplines scientifiques qui régit historiquement, de façon descendante et impositive, le modèle organisationnel des contenus d'enseignement (Lenoir, 1999, 2000). Young (1976), dans un texte consacré à l'enseignement des disciplines scientifiques, dénonce le fait que cet enseignement part du savoir, objet d'enseignement, et non des finalités éducatives, du type de personne que nous voulons former. Il dénonce aussi le privilège accordé à une approche des savoirs scientifiques essentiellement «théoricienne» et abstraite, coupée des savoirs quotidiens et ignorante des applications techniques et des implications sociales et humaines des sciences. Ces éléments de critique pourraient sans doute s'appliquer à l'enseignement primaire, croyons-nous, car la logique qui prévaut dans la production du nouveau curriculum de l'enseignement primaire (Gouvernement du Québec, 2000) est toujours celle qui caractérise le système des disciplines scientifiques, même si, comme nous venons de l'indiquer, elle se conjugue selon une approche par domaines.

Il s'agirait, par exemple, selon un récent avis du Conseil supérieur de l'éducation (1998), de considérer les apports prometteurs de l'interdisciplinarité[15] et de concevoir le curriculum selon des perspectives de complémentarités interdisciplinaires (Lenoir et Sauvé, 1998 a, 1998 b, 1998 c ) qui excluent toute stratification des matières scolaires, pour se centrer plutôt sur leur potentiel d'interrelations tout en assurant le maintien de leurs spécificités respectives (Lenoir et Larose, 1999; Lenoir, Larose et Geoffroy, à paraître). Par exemple, plutôt de penser en termes de rapports aux savoirs disciplinaires et, par là, de concevoir l'enseignement sur la base des didactiques des matières scolaires, il serait peut-être plus approprié de penser en termes de rapport à autrui et au monde et de concevoir l'enseignement sur la base d'une didactique des situations sociales de vie. Enfin, plusieurs publications de l'OCDE citées dans une étude publiée en 1997 rappellent, sur la base de travaux menés auprès de pays membres, que si «le public juge certes important que les écoles enseignent des matières spécifiques aux élèves […], il attache [cependant] une importance plus grande encore à des qualités telles que la confiance en soi, les qualifications et les connaissances requises pour l'obtention d'un emploi, et l'aptitude à vivre dans une société où évoluent des personnes d'origine différente» (Organisation de coopération et de développement économiques, 1997, p. 113). Les objectifs sociaux de l'enseignement, toujours selon l'OCDE, doivent devenir prioritaires dans un monde en profond changement. Et cet organisme de reprendre diverses déclarations de spécialistes de l'éducation qui se demandent «avec inquiétude si les systèmes éducatifs permettant aux élèves d'atteindre de hauts niveaux dans les matières traditionnelles ne sacrifiaient pas à cet effet d'autres aspects importants de l'enseignement tels que la créativité, l'esprit critique et la confiance en soi» ( Ibid., p. 117).