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Introduction

La professionnalisation est l’un des thèmes essentiels de la rhétorique des réformes de l’école un peu partout dans le monde aujourd’hui. Au Québec, dès 1991, le Conseil supérieur de l’éducation propose d’envisager l’enseignement comme acte professionnel, considérant que sa qualité est en lien avec la qualité de l’éducation. Au fil du temps, la thématique de la professionnalisation de l’enseignement apparaît dans les articles spécialisés, les recherches en éducation et la formation à l’enseignement. La diversité des discours actuels sur la professionnalisation indique déjà la complexité des enjeux qu’elle pose et la pluralité des approches retenues pour l’étudier. Comme le notent Perron, Lessard et Bélanger (1993), l’étude de la professionnalisation relève historiquement d’approches liées à la sociologie des professions. Sans sous-estimer l’apport de ces approches, ils considèrent cependant que la recherche sur la professionnalisation devrait plutôt se pencher sur les processus de construction du savoir spécifique à la base de toutes les dimensions de l’acte d’enseigner. Du point de vue psycho-social, la question de la professionnalisation donne lieu à des recherches sur la construction de l’identité professionnelle. Gohier, Anadon, Bouchard, Charbonneau et Chevrier (2001) traitent, par exemple, de la construction de l’identité professionnelle de l’enseignant marquée par des processus d’identification et d’identisation alors que Larouche et Legault (2003) proposent de considérer l’identité professionnelle comme un construit dans lequel l’appartenance au groupe joue un rôle fondamental d’appropriation du sens de la pratique. De nature épistémologique différente des discours issus de la recherche scientifique, le discours ministériel sur la professionnalisation devient un incitatif à l’implantation de la réforme. Parce qu’ils déterminent les orientations éducatives, les textes officiels structurent le sens de la pratique de l’enseignement, en posant et en répondant aux questions suivantes : Qu’est-ce qu’enseigner ? Quelles sont les compétences à développer à l’école ? Comment les met-on en oeuvre ? Quelles sont les finalités de l’éducation ? Ces éléments participent forcément à une redéfinition de l’agir des enseignants en classe et dans l’école. Les discours sur la professionnalisation de l’enseignement prennent encore un autre sens lorsqu’ils appuient la démarche liée à la reconnaissance d’un ordre professionnel des enseignants. L’intégration à un tel ordre se présente alors comme le but ultime de la professionnalisation. Ce discours engagé et les débats qu’il provoque ne sont pas seulement théoriques ou académiques ; ils ont une incidence politique et renvoient notamment à l’introduction d’un tiers dans la régulation de la profession, l’ordre professionnel, entre le gouvernement et le syndicat (Tardif et Gauthier, 1999). Dans quelle mesure ces différents discours sur la professionnalisation se reflètent dans la conception que les enseignants ont de leur tâche ? Est-ce qu’ils s’approprient les changements prônés par la réforme ? Se perçoivent-ils comme des professionnels dans leurs interventions éducatives ? Comment se situent-ils par rapport à la création éventuelle d’un ordre professionnel ? Telles sont les questions à la base de la présente enquête.

Le cadre conceptuel de l’éthique professionnelle et sa contribution à l’analyse de la profession enseignante

Parmi les divers modèles adéquats pour examiner les caractéristiques de l’intervention professionnelle enseignante, la présente étude est élaborée sur le terrain de l’éthique professionnelle et du professionnalisme et s’inscrit dans le cadre de la réflexion éthique et plus précisément dans celle de l’éthique appliquée où on s’intéresse aux situations vécues sur le terrain. Dans cette approche, l’analyse des éléments propres à l’intervention dans le contexte de situations professionnelles très précises, ici la pratique de l’enseignement, permet de dégager la spécificité de cet agir. C’est là, dans le modèle d’intervention, qu’apparaît le lien étroit entre l’éthique et le sens de la pratique.

La figure 1 met en évidence les éléments de la relation professionnelle qui sont intégrés dans une conception globale de l’intervention telle que développée par Legault (2003). La relation professionnelle est une relation à l’autre marquée d’une double inégalité : l’inégalité dans le savoir et l’inégalité dans le pouvoir. Cette relation repose d’abord sur les savoirs spécialisés du professionnel qui servent de fondement et de guide à son intervention. Une partie de ses compétences viennent en effet de sa capacité à mobiliser des savoirs dans le cadre de l’intervention. Aussi, plus les connaissances du client dans le domaine sont limitées, plus ce dernier est dépendant du savoir du professionnel. Cette relation met en scène une autre relation d’inégalité, celle du besoin qu’a le client du professionnel. Tout recours à un professionnel repose en effet sur la reconnaissance qu’on a besoin de lui pour atteindre des objectifs personnels. Qu’il s’agisse de la santé physique, de la santé mentale, de l’éducation ou encore de la gestion des biens ou de ses droits, toute consultation d’un professionnel met en présence une personne qui a un besoin et qui, face à ce besoin, est vulnérable car elle n’a pas la capacité de résoudre le problème par elle-même.

Le pouvoir d’agir que possède le professionnel dépend essentiellement de son degré d’autonomie dans l’exercice du jugement professionnel. Plus il est autonome et agit de manière autonome, plus il personnalise son intervention en fonction du besoin particulier de son client. Plus le professionnel se voit comme un exécutant devant remplir des tâches imposées, moins il sera créateur dans son intervention. L’exercice de l’autonomie se traduit dans la façon dont le professionnel mobilise sa relation au savoir dans son intervention. Dans un premier temps, cette mobilisation sert à poser un diagnostic sur la situation afin de pouvoir, dans un second temps, choisir parmi les stratégies d’intervention celles qui sont les plus adéquates dans les circonstances. De plus, il est nécessaire qu’une relation de confiance réciproque s’établisse entre le professionnel et son client, sinon la relation professionnelle ne pourra jamais donner tous les résultats escomptés. C’est pour justement garantir l’émergence d’une relation de confiance que l’éthique est sollicitée. L’approche de l’éthique professionnelle met l’accent sur la dimension du professionnalisme en tant que structure de sens et de valeurs (Legault, 1999). Il s’agit de la dimension symbolique de la pratique, qu’elle soit déclarée par les auteurs ou en action dans l’intervention. Toute intervention peut ainsi se définir à la lumière de la finalité visée par la pratique. Or, pour atteindre les finalités éducatives, les enseignants utilisent diverses stratégies d’intervention qu’ils mettent en oeuvre au moyen des savoirs en action auprès des élèves. La plupart du temps, ceux-ci n’ont pas choisi leurs enseignants et doivent leur faire confiance pour l’évaluation qui les fera accéder au niveau suivant.

À la différence de la France, dont l’influence est marquante sur le discours relatif à la professionnalisation dans les milieux éducatifs, le Québec possède une loi instaurée en 1973, le Code des professions, qui structure la mise en place des ordres professionnels dont la vocation est de protéger le public par l’autorégulation des membres. Le débat sur la création d’un ordre professionnel des enseignants a souffert d’une certaine confusion sémantique car, dans le contexte du droit administratif du Québec, être professionnel signifie être membre d’une profession légalement reconnue. La création d’un ordre des enseignants a été considérée par certains comme l’aboutissement logique et inéluctable du mouvement de professionnalisation. Cette confusion a aussi pour conséquence de réduire l’éthique professionnelle à l’approche déontologique et disciplinaire de contrôle des comportements.

Figure 1

L’intervention professionnelle

L’intervention professionnelle

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Les objectifs de la recherche

Dans la mesure où la professionnalisation définit et structure la pratique enseignante d’aujourd’hui, la référence aux diverses études sur le terrain est essentielle. Par exemple, les analyses de Tardif et Lessard (1999) mettent en lumière une pratique dans laquelle l’enjeu de la professionnalisation est présent, mais de façon implicite. Les travaux effectués sous la direction de Gohier, Bednarz, Gaudreau, Pallascio et Parent (1999) abordent la question essentiellement sous l’angle psycho-social. La présente recherche vise à combler le manque d’études auprès de la population des enseignantes et enseignants du primaire et du secondaire sur la professionnalisation et mesurer leurs conceptions de l’intervention, au moment où ils sont incités à devenir des professionnels. La recherche vise donc à décrire les conceptions que les enseignantes et enseignants du primaire et du secondaire ont de leur intervention professionnelle au moment où de nouvelles perspectives et de nouveaux fonctionnements sont induits par la réforme et, plus précisément, dans quelle mesure ils se considèrent comme des professionnels.

La méthode

Le type d’étude

Cette étude descriptive consiste en une enquête transversale où le questionnaire est distribué par la poste, au lieu de travail, à un échantillon probabiliste d’enseignantes et d’enseignants des ordres primaire et secondaire du réseau d’enseignement public du Québec. Le questionnaire, construit selon le cadre conceptuel, vise d’une part à identifier la conception qu’ont les enseignants de leur pratique afin d’établir l’écart potentiel entre leur conception de la pratique et celle d’une intervention professionnelle et, d’autre part, elle porte sur leur conception de la profession enseignante par rapport au cadre légal professionnel québécois. Neuf questions sont soumises aux enseignantes et enseignants, six d’entre elles ont trait à l’intervention professionnelle et trois à la profession. Les questions sociodémographiques sont regroupées à la fin du questionnaire.

La population et l’échantillon

La population à l’étude est constituée de l’ensemble du personnel enseignant des ordres primaire et secondaire du réseau public d’enseignement du Québec. Selon la Direction de la gestion des systèmes de collecte de données du ministère de l’Éducation, la taille de cette population était de 88 249 personnes au 30 septembre 2000 (statistiques internes du MEQ disponibles à l’automne 2001). À la fin de novembre 2001, 4000 questionnaires ont été envoyés à un échantillon aléatoire d’enseignantes et enseignants par la poste à leur adresse scolaire, et 2236 ont été remplis, retournés et traités, situant le taux de réponse à près de 56 %.

Considérant que le contexte rural ou urbain de pratique et l’ordre d’enseignement pouvaient modifier notablement la perception de leur rôle, que le genre et l’ancienneté pouvaient affecter la façon de considérer leurs interventions, l’échantillon a été comparé à la population à l’aide de ces variables et une pondération en fonction de celles-ci a permis de corriger les biais échantillonnaux. De plus, la taille de l’échantillon a été corrigée de manière à tenir compte de l’effet de plan (écart entre un échantillon aléatoire simple proportionnel et l’échantillon obtenu) qui résulte de la pondération. L’effet de plan est estimé à 1,31. Il aurait été de 1 si l’échantillon obtenu avait eu exactement les mêmes caractéristiques que la population.

Le tableau 1 rapporte les caractéristiques de l’échantillon avant et après pondération et correction pour l’effet de plan. L’échantillon après pondération possède les mêmes caractéristiques que la population. On constate avant pondération une sous-représentation de femmes (68,7 % vs 70,7 %), de personnes âgées de moins de 30 ans (17,2 % vs 28,3 %), de répondants de la région de Montréal (52,0 % vs 54,6 %) et de personnes avec moins de 5 ans d’expérience (18,6 % vs 35,7 %). La taille corrigée pour l’effet de plan est maintenant de 1707 répondants, mais le nombre de répondants peut toutefois légèrement varier d’une question à l’autre. Cela signifie que les analyses statistiques effectuées avec les 2236 répondants ont la même précision statistique que des analyses effectuées avec 1707 répondants. Avec un tel échantillon, la marge d’erreur maximale pour une statistique calculée pour l’ensemble de l’échantillon et exprimée en pourcentage est de 2,35 %. Elle sera plus grande pour toutes les statistiques calculées sur un sous-échantillon.

Tableau 1

Caractéristiques de l’échantillon avant et après pondération et correction pour l’effet de plan

Caractéristiques de l’échantillon avant et après pondération et correction pour l’effet de plan

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La présentation et l’analyse des résultats

Les résultats sont présentés selon les deux grands axes du questionnaire. En premier lieu, les différentes dimensions de l’intervention professionnelle sont abordées. Et en second lieu, la profession enseignante elle-même et l’encadrement légal des professions sont traités.

L’intervention professionnelle

L’intervention éducative

Tel que mis en relief dans le cadre conceptuel, toute intervention professionnelle peut se définir à la lumière de la finalité visée par la pratique. On retrouve dans les politiques de l’éducation au Québec et les programmes d’enseignement diverses formulations des finalités de l’enseignement. Le développement intégral de la personne a cédé la place à la réforme axée sur le développement des compétences en vue d’instruire, de socialiser et de qualifier les élèves. C’est à partir des énoncés de ces finalités que les répondants ont eu à mettre en rang, c’est-à-dire à sérier de 1 à 5, les cinq finalités proposées.

Tableau 2

Priorité de l’intervention éducative

Priorité de l’intervention éducative

a) Pourcentage de répondants ayant choisi cet item à titre de premier choix

b) Rang moyen de l’item sur 5 choix

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Le tableau 2 indique que 60 % des répondants ont choisi en premier le développement d’une personne dans toutes ses dimensions comme la finalité prioritaire de l’intervention pédagogique. Le rang moyen de 1,74 (un premier choix vaut un point alors qu’un cinquième choix vaut cinq points) obtenu par cet item confirme la priorité accordée à la personne. En effet, cette moyenne traduit le fait que les 40 % des personnes qui ne l’ont pas choisi à titre de premier choix l’ont mis surtout en second choix. Le développement des compétences semble s’intégrer dans l’horizon des finalités éducatives puisque 20 % des répondants l’ont choisi en premier et son rang moyen est de 2,33. La qualification qui est le premier choix de 7 % des répondants devient, avec un rang moyen de 3,59, la troisième finalité de l’intervention pédagogique. Elle précède de près la transmission du savoir qui occupe le quatrième rang avec un rang moyen de 3,26. Environ 11 % des répondants la considèrent comme la première finalité. Avec un rang moyen de 4,08, la socialisation est la dernière priorité de l’intervention pédagogique.

Existe-t-il des différences significatives en fonction des caractéristiques des répondants ? En ce qui a trait au premier choix de la finalité de l’intervention éducative (tableau 2), des comparaisons bivariées effectuées à l’aide de test du khi-deux indiquent que la répartition observée est significativement différente selon le genre (χ2=66,83, p<0,001), selon l’ordre d’enseignement (χ2=157,67, p<0,001) et selon le nombre d’années d’expérience (χ2=29,38, p<0,001). Un pourcentage plus élevé de femmes (63 %) que d’hommes (54 %) choisissent d’abord la personne. C’est aussi le cas pour un pourcentage plus élevé de répondants qui enseignent au primaire (68 %) comparativement au secondaire (51 %). Enfin, un pourcentage plus élevé de répondants qui ont plus de 21 ans d’expérience (66 %) ont choisi la personne. Une analyse log-linéaire (modèle logit non saturé), où la finalité première est la variable dépendante et où le genre, l’ordre d’enseignement et les années d’expérience sont les trois variables indépendantes, indique toutefois que c’est essentiellement l’ordre d’enseignement qui distingue de manière significative la répartition des choix de réponses. Cela confirme une croyance répandue concernant la différence dans les finalités d’intervention entre ces ordres d’enseignement. La personne est la priorité d’une majorité d’enseignantes et d’enseignants, mais encore plus au primaire.

Cinq analyses de la variance pour plans factoriels[1] ont été effectuées afin de comparer les rangs moyens de priorité accordés à chacun des items du tableau 2. Des différences significatives entre les rangs moyens accordés à la personne apparaissent en fonction de l’ordre d’enseignement (F=64,77, p<0,001) et du nombre d’années d’expérience (F=8,01, p<0,001). Ces résultats confirment que les répondants du primaire accordent plus de priorité à la personne que ceux du secondaire. Il en est de même des répondants qui ont plus de 20 ans d’expérience (données non rapportées). Il n’y a toutefois pas de différence significative en fonction du genre et aucune interaction entre les trois variables indépendantes n’est significative. Donc, en tenant compte des rangs accordés aux cinq réponses possibles et en adaptant la technique d’analyse, la conclusion demeure la même en ce qui concerne la personne.

Aucune différence significative n’est obtenue pour le savoir. Par contre, des différences significatives existent en fonction de l’ordre d’enseignement sur les rangs moyens calculés pour la qualification, la compétence et la socialisation. Des rangs inférieurs sont affichés par les répondants du secondaire pour la qualification (3,32 et 3,14 vs 3,94 et 4,02) et des rangs supérieurs le sont pour la compétence (2,42 et 2,53 vs 2,17 et 2,29) et la socialisation (4,08 et 4,19 vs 4,04 et 3,89). Malgré la priorité accordée à la personne, les répondants du secondaire mettent un peu plus en priorité la qualification et un peu moins la compétence et la socialisation. Une différence significative existe entre les hommes et les femmes au sujet de la compétence : avec des rangs moyens un peu plus élevés, les hommes la priorisent un peu moins. Par contre, le genre se manifeste surtout en interaction avec l’ordre d’enseignement sur la qualification, la compétence et la socialisation. La différence de priorité accordée à la qualification est plus grande entre les deux ordres d’enseignement chez les hommes (4,07 vs 3,14) que chez les femmes (3,94 vs 3,32). Il en est de même pour la socialisation. Enfin, aucune différence significative n’est constatée en fonction de l’expérience sur ces trois dernières variables.

La nature des interventions

Pour actualiser les finalités, un professionnel met en oeuvre différents types d’intervention qui mobilisent des savoirs dans l’action. L’analyse des programmes en vigueur a permis de dégager trois conceptions de l’intervention éducative à proposer aux répondants : la conception technique, la conception curriculaire et la conception clinique. Dans la conception technique caractérisée par les tâches spécifiques à exécuter pour atteindre la finalité de l’intervention pédagogique, l’enseignant se définit surtout comme un support à une démarche, comme le maître d’un processus d’apprentissage qui exige l’attention, la motivation, l’orientation, l’information, l’évaluation et l’aide. À ce moment, il n’intervient pas, il accompagne. La très grande majorité des enseignants (79 %) se reconnaissent dans ce type d’intervention (tableau 3). L’intervention clinique repose sur deux opérations : le diagnostic et le développement de stratégies pour atteindre la finalité compte tenu du diagnostic ; 13 % des répondants se reconnaissent dans cette conception de l’intervention pédagogique. Dans la conception curriculaire, l’intervention vise à faire atteindre les objectifs visés par les programmes établis ; 8 % des répondants s’y reconnaissent.

Tableau 3

Conceptions de l’intervention éducative

Conceptions de l’intervention éducative

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La réforme axée sur le développement des compétences modifie la nature de l’intervention pédagogique en introduisant une approche plus individualisée et un mode d’intervention s’inspirant du modèle clinique. Pour développer des compétences, il faut être capable de diagnostiquer où la personne en est dans son développement et intervenir pour favoriser ce développement. On pourrait alors penser que les enseignants qui ont choisi le modèle clinique font partie de ceux qui ont mis en première priorité le développement des compétences. En croisant le fait d’accorder ou non son premier choix à la personne (au tableau 2) avec la conception de la pratique éducative (au tableau 3), on obtient une répartition significativement différente selon la conception de la pratique (khi-deux=37,09, p<0,01). Les répondants qui ont une conception technique ont choisi en premier la personne dans 61 % des cas. Les répondants qui ont une conception clinique l’ont placée en première priorité dans 68 % des cas et ceux qui ont une conception curriculaire l’ont placée en première priorité dans 43 % des cas.

Puisque les conceptions de l’enseignement forment une variable nominale, des tests du khi-deux en fonction du genre, de l’ordre d’enseignement et de l’expérience ont d’abord été effectués. Les résultats démontrent des différences significatives de pourcentage en fonction du genre (χ2=12,03, p=0,002) et de l’ordre (χ2=9,17, p=0,01), mais pas en fonction de l’expérience (χ2=5,27, p=0,26). Des modèles log-linéaires confirment des différences significatives en fonction du genre et de l’ordre tout en contrôlant pour le nombre d’années d’expérience. Un pourcentage plus élevé de femmes du primaire optent en effet pour une conception technique (82 %) alors qu’un pourcentage plus élevé d’hommes du primaire (21 %) favorisent une conception plus clinique (tableau 3). Mais dans tous les cas, les pourcentages les plus élevés sont nettement en faveur d’une conception technique de l’intervention éducative, conception d’ailleurs mise de l’avant dans les programmes par objectifs.

L’orientation de l’intervention

Se pencher sur l’orientation de l’intervention vise à vérifier si l’approche professionnelle qui guide la réforme de l’enseignement au Québec influence déjà la pratique enseignante. Le développement des compétences nécessitant une approche plus individualisée de l’enseignement, il faut, lors de la planification, identifier à qui on s’adresse. Dans l’enseignement, on se réfère traditionnellement à la classe ; on pourrait croire alors que la cible, c’est le groupe. Qui les enseignants privilégient-ils dans leurs interventions, la classe ou l’individu ? Ils sont partagés face à cette question puisque 54 % précisent une orientation axée sur l’individu et 46 % indiquent plutôt le groupe (tableau 4).

Tableau 4

Orientation de l’intervention

Orientation de l’intervention

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Des tests du khi-deux et des modèles log-linéaires confirment les différences de pourcentages observées en regard des orientations de l’intervention en fonction de l’ordre d’enseignement (χ2=38,74, p<0,001) et du genre (χ2=22,01, p<0,001). Le pourcentage de répondants qui favorisent une orientation individuelle est plus élevé chez les femmes (61 % et 49 %) que chez les hommes (54 % et 41 %) et au primaire (61 % et 54 %) plus qu’au secondaire (49 % et 41 %).

Dans l’esprit de la réforme, on pourrait s’attendre à ce que les personnes qui ont accordé la priorité au développement des compétences comme finalité de l’enseignement privilégient l’intervention clinique et que leur orientation éducative soit axée sur l’individu. En croisant les priorités accordées aux compétences et le choix de l’orientation de l’intervention, il ressort que 53 % et 58 % des répondants qui ont mis les compétences en première ou seconde priorité choisissent l’individu, alors que 45 % de ceux qui ont placé les compétences en cinquième priorité choisissent l’individu (khi-deux=12,68, p=0,013).

Le rapport au savoir

Quatre types de savoirs sont reconnus comme nécessaires à l’intervention (MEQ, 2001) : la didactique, le savoir disciplinaire, la psychopédagogie et le savoir culturel. Plus d’enseignants interrogés ont choisi en premier (tableau 5) les savoirs psychopédagogiques (47 %, avec un rang moyen de 1,89) comparativement aux savoirs didactiques (27 % ; 2,18), disciplinaires (23 % ; 2,43) et culturels (4 % ; 3,49). Ce classement est conséquent avec l’importance du modèle d’intervention axé sur le support à l’apprentissage qui est celui d’avant la réforme.

Tableau 5

Connaissances les plus importantes

Connaissances les plus importantes

a) Pourcentage de répondants ayant choisi cet item à titre de premier choix

b) Rang moyen de l’item sur 5 choix

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La place des savoirs culturels a toutefois de quoi nous interpeller. Pour 65 % des répondants, le savoir culturel est le quatrième choix (données non rapportées au tableau 5 mais qui se reflètent dans le rang moyen). Cumulé au troisième choix, c’est plus de 87 % des personnes qui situent le savoir culturel en arrière-plan de leur intervention. Comment concilier ces indicateurs avec l’approche culturelle où le maître doit être un passeur culturel, à la fois héritier, critique et interprète de la culture ?

Comme pour la finalité de l’intervention, les analyses de l’importance accordée à diverses connaissances sont présentées en deux étapes. Les pourcentages de répondants qui ont identifié chaque connaissance comme étant la plus importante, c’est-à-dire leur premier choix, sont d’abord comparés (tableau 5). Des différences significatives sont obtenues en fonction des mêmes variables genre (χ2=17,88, p<0,001), ordre d’enseignement (χ2=28,59, p<0,001) et expérience (χ2=12,75, p=0,047). Les analyses log-linéaires confirment les différences obtenues en fonction de l’ordre d’enseignement, mais non en fonction du genre lorsque la variable connaissance est contrôlée en fonction de l’expérience. Il se dégage que la différence entre les ordres d’enseignement ne se traduit pas nécessairement par un renversement des priorités accordées aux savoirs puisque c’est toujours la même séquence : savoir psychopédagogique, didactique, disciplinaire et culturel. Toutefois, compte tenu de l’importance des savoirs au secondaire, un écart apparaît dans l’importance accordée à la psychopédagogie (52 % au primaire et 40 % au secondaire). Cet écart se traduit par une augmentation du savoir disciplinaire en passant du primaire (20 %) au secondaire (26 %).

Les analyses de la variance effectuées sur les rangs moyens d’importance (tableau 5) indiquent que des différences significatives en fonction de l’ordre d’enseignement sont observées sur les connaissances psychopédagogiques (F=9,84, p=0,002) et les connaissances culturelles (F=12,85, p<0,001). Des différences significatives sont obtenues sur les connaissances psychopédagogiques en fonction du genre (F=7,51, p=0,006) et du nombre d’années d’expérience (F=3,61, p=0,027). Le rang moyen accordé aux connaissances psychopédagogiques est plus faible chez les femmes du primaire (1,77), suggérant que celles-ci accordent plus d’importance à ces connaissances que les hommes du même ordre (1,90) et que les femmes (1,92) et les hommes (2,08) enseignant au secondaire. Des différences en fonction de l’ordre confirment qu’au secondaire, on donne plus d’importance qu’au primaire aux connaissances culturelles. La différence d’âge est révélatrice de la priorité accordée au savoir culturel et cela correspond à la tendance des plus jeunes enseignants de favoriser le développement des compétences. En ce qui concerne la culture, un effet de génération apparaît nettement dans le classement des premiers et des derniers choix : 70 % des moins de 30 ans placent la culture comme dernier choix, alors qu’ils sont 58 % chez les plus de 55 ans.

Les qualités essentielles à l’intervention pédagogique

Toute intervention exige du professionnel des qualités indicatrices des valeurs professionnelles qui se manifestent dans son rapport à l’autre. Afin de saisir les valeurs opérantes dans l’intervention pédagogique, les répondants ont dû choisir trois qualités requises pour intervenir à partir de Mias (1998) qui a établi une liste de huit qualités essentielles au travail social. Parmi les qualités choisies (sans toutefois avoir à les mettre en rang), la conscience professionnelle occupe la première place avec 62 % de l’ensemble des réponses, suivie par l’enthousiasme (59 %) et l’engagement personnel (42 %) (tableau 6). Ces choix qualifient l’intervention pédagogique. Ils démontrent la conscience qu’ont les répondants que le succès de l’intervention repose sur des qualités relatives à la motivation à agir. Cependant, la seule qualité intellectuelle de la liste, l’esprit critique pourtant essentiel à tout praticien réflexif, arrive en dernier lieu avec 15 % des choix, bien que son exercice soit indispensable dans une optique de professionnalisation. Les enseignants semblent unanimement privilégier des qualités relationnelles dans leur pratique. Quand on juxtapose ce résultat avec celui du rapport au savoir, il se dégage qu’ils se perçoivent davantage en relation et au service de personnes qu’en relation et au service du savoir.

Tableau 6

Qualités essentielles à la pratique éducative

Qualités essentielles à la pratique éducative

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Des comparaisons permettent de constater qu’un pourcentage significativement plus élevé d’hommes que de femmes a identifié la maîtrise de soi (37 % vs 27 %), l’esprit critique (18 % vs 13 %) et l’engagement personnel (46 % vs 40 %) comme étant des qualités essentielles. Les résultats sont inversés en ce qui concerne la conscience professionnelle où un pourcentage plus élevé de femmes (64 %) que d’hommes (57 %) a choisi cette réponse. Dans le cas de l’engagement personnel, des différences existent aussi en fonction de l’ordre d’enseignement : le pourcentage le plus faible se retrouve chez les femmes du secondaire (36 %). Aucune autre différence significative n’est observée en fonction de l’ordre d’enseignement.

L’autonomie professionnelle

L’intervention professionnelle exige une autonomie de décision dans l’intervention pour que celle-ci soit adaptée à la situation et que l’exercice du jugement professionnel soit possible. Sans cette autonomie, la pratique prend un caractère technique d’exécution. Diverses variables de l’environnement éducatif, les programmes, les manuels scolaires, les méthodes d’enseignement, l’évaluation des apprentissages, la gestion de classe et les normes organisationnelles et administratives, ont été retenues pour identifier l’autonomie des enseignants et leur marge de manoeuvre (tableau 7).

Les enseignants exercent leur autonomie dans la gestion de classe (4,36), considérant la classe comme le lieu de leur autonomie professionnelle. Ce chiffre est suivi de près par l’autonomie dans le choix des méthodes d’enseignement (4,21). C’est face aux normes organisationnelles que l’autonomie est perçue comme plus limitée (2,48), suivie de près par les programmes (2,68). Cependant, ils semblent jouir d’une autonomie relative par rapport aux manuels scolaires (3,11) et à l’évaluation des apprentissages (3,58).

Tableau 7

Marge de manoeuvre

Marge de manoeuvre

a) moyenne de l’échelle allant de 1 (très peu ) à 5 (très grande)

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Des différences significatives en fonction du genre sont obtenues sur l’autonomie à l’égard des composantes programmes (F=17,37, p<0,001), de l’évaluation des apprentissages (F=6,61, p=0,010) et des normes organisationnelles (F=5,04, p=0,025). Dans tous les cas, les femmes affichent des moyennes inférieures à celles des hommes, suggérant ainsi une autonomie perçue comme étant plus faible dans ces dimensions. Des différences en fonction de l’ordre sont obtenues sur les manuels scolaires (F=3,88, p=0,049) et la gestion de classe (F=19,74, p<0,001). Les répondants du secondaire affichent une autonomie plus faible. Enfin, une interaction Genre × Ordre apparaît significative (F=7,41, p=0,007) pour la variable méthodes d’enseignement. Dans ce cas, la différence entre les moyennes des femmes et des hommes est plus grande au primaire qu’au secondaire.

La profession enseignante et l’encadrement légal des professions

La proximité ou l’écart par rapport aux professions reconnues

Afin de déterminer l’incidence du modèle juridique québécois sur la qualification de la pratique enseignante, les répondants ont à la situer en rapport avec les professions reconnues en identifiant celle qui se rapproche le plus et celle qui se rapproche le moins et à justifier leur réponse. Parmi l’ensemble des réponses obtenues (n=2236), deux professions pouvaient être mentionnées pour un total de mentions possibles qui s’établirait, si toutes les personnes avaient répondu, à 4472 mentions[2]. Au total 2455 mentions ont porté sur des professions reconnues au Québec par l’Office des professions. Ainsi, 2017 mentions présentaient une occupation autre qu’une profession reconnue. Sur les 45 professions reconnues au Québec, 30 ont été utilisées comme référence positive ou négative. Presque la moitié des réponses font référence à des professions non reconnues légalement, essentiellement à des métiers. On peut questionner le degré réel de connaissance du système légal professionnel de la part des enseignants et, par conséquent, la base sur laquelle est fondée leur opinion par rapport à la création d’un ordre professionnel encadré par le Code des professions.

Quatre professions reconnues servent de référence positive : les psychologues (45 %), les infirmières (24 %), les médecins (16 %) et les travailleurs sociaux (13 %). Quatre professions sont nommées par plus de 10 % des répondants comme référence négative : les comptables agréés (23,5 %), les avocats (23,5 %), les ingénieurs (16,6 %) et les médecins (10,8 %). Compte tenu de l’importance de la personne et de son développement global comme finalité de l’intervention pédagogique, l’association aux relations de service et d’aide à la personne prévaut.

La vie associative et la collégialité

Si la spécificité d’une profession passe par la reconnaissance d’un type particulier d’intervention, elle se manifeste aussi par une forme de vie associative. Comme le précise le Code des professions au Québec, c’est la vie associative des membres de la profession qui sert de creuset à l’échange et l’autorégulation par les pairs. Cependant, avec le phénomène des spécialisations, la collégialité peut aussi se définir par les pairs ayant la même formation. À quelle forme de vie associative et à quel groupe les enseignants s’associent-ils prioritairement ?

L’importance de l’équipe-école comme mode associatif (70 % des réponses) est clairement démontrée (tableau 8). L’équipe-école est le groupe avec lequel les enseignants partagent une tâche commune, ce qui est fort éloigné du modèle sociologique traditionnel axé sur le rapport de l’ensemble des membres. Le modèle institutionnel traditionnel ne reçoit que 14 % des réponses et le modèle plus communautaire de l’école, par exemple, tel que développé dans les projets éducatifs, 2 % des réponses. Le sentiment de collégialité dans l’école pourrait constituer un premier pas vers le développement du professionnalisme collectif, étant entendu qu’il doit être partagé par tous les membres de la communauté scolaire et pas seulement par les enseignants.

Tableau 8

Conceptions de la dimension collégiale

Conceptions de la dimension collégiale

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Même si des différences significatives sur la conception de la dimension collégiale sont obtenues en fonction du genre (χ2=17,32, p<0,001) et en fonction de l’ordre d’enseignement (χ2=19,66, p<0,001), les analyses log-linéaires ne conservent que les différences en fonction de l’ordre d’enseignement lorsque l’on tient compte des années d’expérience. Les différences de pourcentages observées (tableau 8) entre les femmes et les hommes peuvent s’expliquer par des différences en fonction de l’expérience ou de l’ordre. D’ailleurs, un pourcentage plus élevé de femmes au primaire (76 %) ont identifié l’équipe-école.

La création d’un ordre professionnel pour les enseignants

La logique du questionnaire permettait aux répondants de réfléchir à la nature de leur intervention et de préciser leur spécificité professionnelle. Ce n’est qu’à la fin qu’ils ont été amenés à se prononcer sur la création d’un ordre professionnel. S’ils répondaient en faveur, ils devaient préciser les raisons de leur choix en fonction de divers motifs.

Un fort pourcentage est en faveur de la création d’un ordre professionnel (72 %) (tableau 9). Il faut comparer ces chiffres à ceux des sondages faits sur la question depuis quelques années. Le sondage Léger et Léger effectué en 1997 à la demande du Conseil pédagogique interdisciplinaire du Québec donnait 76,1 % d’enseignants favorables à la création d’un ordre professionnel (Ligneau, 1999). Le sondage CROP réalisé pour la Fédération des syndicats de l’enseignement à l’automne 2002 (CSQ, 2002) indique que 52 % des enseignants se sont déclarés contre la formation d’un ordre professionnel pour les enseignants, 20 % ont dit être en faveur et 28 % se sont déclarés indécis ou indifférents. Enfin, en février 2004, lors d’un vote de type référendaire organisé par les syndicats d’enseignants, 94,7 % se sont prononcés contre la création d’un ordre professionnel (CSQ, 2004).

Les motifs avancés pour justifier la création d’un ordre professionnel sont issus d’arguments mis de l’avant en ce sens dans différents discours sur la profession enseignante. Depuis le début des années 1990, les thèmes de la revalorisation de l’enseignement et de la reconnaissance de la pratique de l’enseignement dans nos sociétés ont pris une grande importance. De plus, pour les tenants d’une professionnalisation selon un modèle plus classique, les motifs relèvent de deux ordres : d’une part, l’autogestion de la profession et une plus grande autonomie professionnelle des membres et, d’autre part, un contrôle par les pairs dans le but d’assurer une plus grande responsabilité éthique des membres.

Les deux raisons qui reviennent le plus souvent chez les répondants qui sont d’accord avec la création d’un ordre professionnel sont la valorisation (81 %) et la reconnaissance sociale (69 %). La rhétorique de la professionnalisation allant dans le sens de l’amélioration du statut professionnel semble partagée ici par la majorité des répondants. À la lumière de ces résultats, on peut mettre en doute le réalisme de cette prétention. Un ordre professionnel est un organisme autorégulatoire de la pratique impliquant une plus grande autonomie et, surtout, un contrôle de la pratique par les pairs. Cette forme de responsabilité liée à la gestion de la pratique n’apparaît que chez 21 % et 15 % des répondants favorables à la création d’un ordre professionnel. Sur l’ensemble, cela représente moins de 15 % des répondants. La responsabilité éthique des professionnels par rapport à leur intervention s’enracine dans l’autonomie et l’autorégulation de leur pratique. Or comment interpréter que la responsabilité éthique soit un motif avancé seulement par 38 % des répondants en faveur de la professionnalisation ? Il est possible d’interpréter ce résultat à la lumière de la qualité essentielle que les répondants ont mentionnée : la conscience professionnelle. Dans cette perspective, c’est la fonction symbolique de la profession (valorisation, reconnaissance et responsabilité) qui a le primat sur la fonction pratique de régulation de la profession. Enfin, la vie associative comme occasion de formation continue est mentionnée par 45 % des répondants et comme lieu de stimulation entre les pairs par 26 % d’entre eux. Ces deux derniers motifs apparaissent comme des motifs secondaires significatifs, mais ils ne correspondent pas à la réalité des ordres professionnels. Des analyses en fonction du genre et de l’ordre d’enseignement sont effectuées seulement sur les pourcentages de répondants en faveur d’un ordre professionnel et non sur les motifs. Dans ce cas, aucune différence significative n’est observée.

Tableau 9

Être en faveur d’un ordre professionnel et motifs invoqués

Être en faveur d’un ordre professionnel et motifs invoqués

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La discussion

Le modèle à la base de l’enquête illustre la relation entre un professionnel et un client qui recourt à ses services. Ce modèle montre ainsi que l’intervention constitue la spécificité de son travail. Or pour réaliser des interventions appropriées, la mise en oeuvre du jugement professionnel est requise : d’abord pour poser un diagnostic et prendre des mesures nécessaires à le confirmer, ensuite pour décider du plan d’intervention et de ses modalités et finalement pour évaluer l’intervention elle-même et ses effets. L’éthique professionnelle se présente dans ce modèle comme garante de la qualité des interventions au sens où elle assure le respect des finalités et de la mission sociale de la profession à travers les gestes faits à l’endroit de chaque individu rencontré dans l’exercice de ses fonctions. C’est pourquoi, d’une part, le professionnalisme est considéré comme la valeur centrale de l’éthique professionnelle et, d’autre part, l’autorégulation par les pairs joue un rôle important pour maintenir la confiance du public envers les professionnels – d’où les sanctions prises à l’égard des fautes professionnelles. Ce modèle d’intervention traduit bien l’expérience des professions encadrées par un ordre professionnel au sens de la loi au Québec et il est cohérent avec la conception de la professionnalisation du Conseil interdisciplinaire du Québec qui travaille depuis longtemps à faire reconnaître l’enseignement comme profession. Il peut aussi traduire la conception de la professionnalisation qu’on trouve le plus souvent dans les écrits en éducation : celle de l’individu qui se professionnalise, seul et avec ses collègues, au cours de la formation initiale et continue, et dans le milieu de travail. Encore à ce moment, l’éthique professionnelle sert à garantir la valeur des gestes faits, mais au lieu d’être portée explicitement par l’ensemble des pairs oeuvrant dans le même domaine, elle l’est davantage par les pairs oeuvrant dans le même milieu, comme le montrent les résultats à l’effet que les enseignants se reconnaissent prioritairement comme groupe dans le cadre de l’équipe-école. Ainsi, l’appartenance à un ordre professionnel n’est pas la seule façon de concevoir le développement de l’éthique professionnelle. Il n’en demeure pas moins que le défi d’une éthique liée tant à des valeurs communes partagées qu’à la spécificité de la pratique enseignante doit être relevé sur le terrain en vue d’assurer la qualité des interventions dans l’horizon des finalités éducatives de l’école.

L’analyse de l’ensemble des résultats permet de tracer à grands traits un portrait des enseignantes et enseignants des écoles primaires et secondaires. Deux modèles d’enseignants se dégagent. Le premier, qui est dominant, pourrait être qualifié de classique ou persistant. Il porte en lui une part de l’histoire de l’école québécoise centrée sur l’éducation des personnes, leur formation intellectuelle, morale et sociale. Dans ce modèle, l’enseignant se considère comme chargé du développement global des élèves, c’est un humaniste. Il se perçoit comme un aide, appelé à intervenir dans la classe et aussi individuellement auprès de chacun. Il s’appuie sur des savoirs lui permettant de mieux connaître les élèves et de mieux intervenir, les savoirs psychopédagogiques étant prioritaires partout. Sa conscience professionnelle le motive à s’impliquer dans son travail et dans la réforme en cours, particulièrement au primaire. Le second modèle émergeant ne renonce pas nécessairement au développement de l’élève, mais l’enseignant centre son action sur la qualification de l’élève et le développement de ses compétences. Il aide lui aussi les élèves, mais de façon nettement plus individualisée, dans une approche clinique. Il n’est pas exclu que cet enseignant soit influencé par l’optique de l’approche client et l’individualisme axé sur la réussite qui priment dans notre société ; plus il est jeune, plus il se montre sensible à ces éléments. Sa motivation est importante et sa conscience professionnelle pourrait facilement se développer dans le cadre d’une éthique professionnelle encadrée ou non par un code d’éthique. Il semble ouvert à l’équipe-école, prêt à considérer une forme naissante de professionnalisme collectif. Il est clair que les personnes qui présentent le profil du modèle en émergence sont déjà entrées dans la réforme dont elles semblent avoir intégré l’optique professionnelle. Cependant, les deux modèles d’enseignants souffrent également d’un déficit d’image, comptant autant l’un que l’autre sur une reconnaissance professionnelle apportée par un ordre professionnel, bien que leur connaissance des composantes légales d’un tel ordre paraisse incertaine.

Conclusion

Les résultats montrent que le modèle dominant classique est encore plus présent au primaire et chez les femmes. Outre ces différences, dans les deux cas, certains traits communs surprennent : le peu d’importance accordée à la culture comme référent pédagogique et le peu de considération pour la fonction socialisante de l’école. Ces résultats soulèvent des questions fondamentales sur le sens de l’éducation. L’école québécoise est-elle encore considérée par ses enseignants comme un lieu de transmission de la culture ou ne l’est-elle que par les plus anciens d’entre eux ? Sa fonction sociale est-elle encore apparente à ses premiers acteurs ? Ou bien l’école est-elle en train de se transformer en lieu d’apprentissages divers en vue de la qualification professionnelle et de la réussite individuelle des élèves, avec l’aide d’enseignants experts ?

Maintenant qu’un portrait global des enseignants du primaire et du secondaire a été réalisé à partir d’une enquête sur leurs conceptions de l’enseignement comme intervention professionnelle, il pourrait être intéressant d’analyser en profondeur les divers aspects de leur vie professionnelle mis en évidence par les éléments du modèle à la base de l’enquête. Par ailleurs, comme les résultats dégagent l’appartenance à l’équipe-école comme fondement du sens de la pratique professionnelle, il serait pertinent de suivre la dynamique de construction du professionnalisme collectif : ses effets sur la réussite des élèves et ses effets sur les parcours professionnels des enseignants. De plus, puisque les conceptions des enseignants sont fortement ancrées et qu’elles donnent sens à la pratique au quotidien, il serait souhaitable, dans le cadre de recherches collaboratives, de suivre la coconstruction du sens d’une éthique professionnelle à la fois significative pour la pratique et source de développement professionnel.