Corps de l’article

Introduction

Ainsi que le rapporte Demers (1999 ; voir aussi Stace, 1996), dans les théories portant sur la gestion et les organisations, le changement a d’abord été considéré comme un processus graduel d’adaptation des organisations. Puis, au cours d’une seconde période, il a plutôt été conçu comme un processus discontinu et révolutionnaire touchant tout à la fois la stratégie, la culture et la structure de l’organisation afin « de la transformer de façon significative » face à un environnement qui change (Ibid., p. 133).

Intégrant ces deux conceptions, et dans la foulée des théories écologiques, de la théorie configurationnelle et des théories des choix stratégiques, Tushman et Romanelli (1985 ; Romanelli et Tushman, 1994) ont proposé la « théorie de l’équilibre ponctué de changements radicaux » ou « théorie de l’équilibre provisoire » (punctuated equilibrium theory). Selon cette théorie, que nous résumons ici, les organisations évoluent en vivant de longues périodes de relative stabilité pendant lesquelles elles procèdent à des changements d’envergure réduite afin de conserver ou de renforcer leur cohérence interne, de s’adapter aux exigences de l’environnement et, au total, d’améliorer leur efficacité. Ces changements s’ajoutent les uns aux autres d’une façon progressive (incremental changes). Ils se veulent cohérents avec le modèle qui prévaut dans ces organisations et contribuent ainsi à la consistance interne de celui-ci. Ce faisant, ils augmentent l’inertie des organisations de telle sorte qu’elles ne peuvent procéder qu’à ce type de changements. Les auteurs qualifient une telle évolution de convergente.

Cette évolution est entrecoupée de courtes périodes de changements majeurs et discontinus appelés transformations. La transformation se produit le plus souvent d’une façon brusque et rapide. Elle s’étend aux composantes principales de l’organisation qu’elle modifie de façon majeure. Elle représente une rupture et produit de la turbulence au sein de l’organisation. Le changement est qualifié de révolutionnaire et la période en est une de divergence. Elle résulte en une nouvelle articulation relativement cohérente du modèle organisationnel.

Trois facteurs sont susceptibles de provoquer une transformation organisationnelle : un déclin majeur de la performance à court terme ou un déclin progressif à moyen ou à long terme ; un ou des changements majeurs dans l’environnement ; l’arrivée d’un nouveau dirigeant. Enfin, les organisations qui procèdent à des transformations auraient une meilleure performance à long terme que celles qui ne procèdent qu’à des changements progressifs.

La compréhension des phénomènes de l’adaptation des organisations et de leur transformation a fortement été influencée par cette « théorie de l’équilibre provisoire » qui se trouvait à canaliser en les synthétisant des conceptions qui avaient cours à l’époque. En même temps, cependant, celle-ci n’a pas été sans semer une certaine confusion. L’adaptation et la transformation ont été considérées comme deux concepts qui diffèrent à partir du même point de vue tandis que le processus « adaptationniste » du changement était opposé au processus de la transformation (Amburgey, Kelly et Barnett, 1993 ; Barnett et Caroll, 1995 ; Gersick, 1991 ; Lewin et Volberda, 1999 ; Nadler et Tushman, 1986 ; Sastry, 1997) ; ces deux processus correspondant aux deux modalités de changement décrites dans la « théorie de l’équilibre provisoire ». Dans la même veine a été mise en avant une approche normative de la transformation ; celle-ci, survenant d’une façon brusque, doit toucher toutes les composantes principales de l’organisation ; c’est l’approche du changement radical (Miller et Friesen, 1984 ; Mintzberg, 1979).

Pour ajouter à la confusion s’est aussi répandue dans les écrits une tendance à utiliser les termes « changement » et « transformation » comme des synonymes ou à parler de transformation majeure pour désigner un changement organisationnel de grande envergure (Barnett et Caroll, 1995 ; Fabi, Martin et Valois, 1999 ; Guilhon, 1998 ; Mintzberg, Ahlstrand et Lampel, 1999 ; Rondeau, 1999b ; Snow et Hambrick, 1980 ; Vandangeon-Derumez, 1998).

Étant donné cette problématique, le présent texte [1] vise trois objectifs, chacune des parties du texte répondant à l’un de ceux-ci : a) clarifier les concepts de transformation et d’adaptation ; b) circonscrire d’une manière plus précise la nature de la transformation organisationnelle, considérée sous l’angle du contenu [2], de façon à fournir certaines balises susceptibles de faciliter l’observation du phénomène auquel elle renvoie ; c) examiner si la transformation, considérée en tant que processus, est nécessairement un changement qui se produit ou doit se produire d’une façon brusque et rapide.

Au regard des deux derniers objectifs, le propos sera brièvement illustré à l’aide de quelques travaux portant sur les universités et les systèmes d’enseignement supérieur, notamment à l’aide de l’étude de cas effectuée par Musselin (2001).

Le présent texte ne porte pas d’abord sur le phénomène des changements que vivent les universités ou les systèmes d’enseignement supérieur. Il ne se veut pas une théorie de la transformation de ceux-ci ou de celles-là. Sa portée est plus limitée. Il se situe simplement dans l’ordre de la clarification conceptuelle. Il doit être vu comme un préalable à l’étude des transformations que vivraient les universités et les systèmes universitaires. Notons que, si la phase de clarification conceptuelle se classe logiquement dans les préalables à une démarche de développement d’un domaine de connaissances, elle se réalise néanmoins la plupart du temps dans un processus de va-et-vient qui n’est jamais achevé définitivement.

Concepts de transformation et d’adaptation

Changement et transformation

Avec Bartoli et Hermel (1986), il semble de loin préférable de retenir que le terme « changement » est englobant. D’une façon générale, dans ce texte, le changement organisationnel, pour autant qu’il est considéré sur le plan de son contenu, se réfère à la modification ou à l’altération d’un aspect d’une organisation (ou plus largement, d’un système d’action collective), de plusieurs aspects de celle-ci ou de son ensemble, qui s’est produite entre un temps A et un temps B.

Considéré en tant que processus, le « changement organisationnel » désigne ce processus par lequel un aspect d’une organisation (ou plus largement, d’un système d’action collective), dont l’altération ou la modification équivaut à l’ajout, à la suppression ou au remplacement, de façon partielle ou totale, de l’un, de plusieurs ou de tous les éléments composant une organisation et de l’une ou l’autre des caractéristiques de ceux-ci [3].

En regard de ces définitions, la transformation est un type de changement qui consiste en une modification majeure d’une organisation, une modification de grande envergure, par opposition à une modification mineure, de moindre envergure. Sur le plan du contenu, la transformation se distingue d’autres types de changements par l’importance et par l’ampleur de la modification. Il n’y a donc pas lieu de qualifier une transformation de majeure, une transformation étant par définition un changement majeur.

D’une façon plus technique et précise, telle la distinction apportée par les fonctionnalistes et les structuro-fonctionnalistes (Cancian, 1960 ; Parsons, 1951, 1964), la transformation organisationnelle est la modification d’une organisation ou de la forme de celle-ci, par opposition à une modification dans l’organisation ou dans la forme de celle-ci. Par la transformation, l’organisation devient autre, prend une autre forme.

Transformation et adaptation

Les concepts de transformation et d’adaptation ne devraient pas être mis en opposition comme s’ils se différenciaient à partir d’un même point de vue. En fait, chez de nombreux auteurs (Bruderer et Singh, 1996 ; Fox-Wolfgramm, Boal, et Hunt, 1998 ; Haveman, 1993 ; McKinley, 1993 ; Rondeau, 1999a), la transformation se réfère à une modification qui vise à adapter ou à ajuster [4] une organisation aux conditions changeantes de son environnement ou, ajoutons-le, à celles qui lui sont internes. Ce qui revient à dire que les termes « transformation » et « adaptation » n’appréhendent pas le phénomène du changement à partir du même point de vue. Le concept de transformation se définit à partir de l’importance et de l’ampleur de la modification et, donc, à partir de la nature du changement. Le concept d’adaptation porte l’attention sur la fonction du changement, sur ce à quoi le changement sert, sur l’un de ses pourquoi. Le changement d’adaptation se distingue ainsi de celui effectué en vue d’un développement qualitatif ou quantitatif.

Dès lors, l’adaptation se définit comme un changement organisationnel qui se veut une réponse à l’apparition constatée ou anticipée de nouvelles conditions internes ou externes à l’organisation et qui tend à rétablir la cohérence interne ou à rendre l’organisation capable de satisfaire aux attentes qui s’imposent de l’environnement et cohérente avec les caractéristiques de celui-ci. Elle se produit au moyen d’une transformation (modification majeure) ou de l’une des modifications mineures. Ainsi, dans une perspective d’adaptation, à peu près partout, ces cinquante dernières années, mais à des moments différents et selon des modalités et une ampleur qui varient beaucoup, les programmes et l’organisation des universités ont été modifiés en vue de répondre tant à l’augmentation considérable de leur clientèle et à son hétérogénéité qu’aux besoins nouveaux de la société. En même temps, des universités étaient créées, modifiant la taille et le fonctionnement des systèmes d’enseignement supérieur.

Dans la théorie de la contingence structurelle et dans certaines théories écologiques, l’adaptation est conçue comme une réponse passive ou non intentionnelle de l’organisation dont l’effet est déterminé par les conditions de l’environnement. Cette conception déterministe est opposée à celle de la transformation qui, elle, met l’accent sur l’aspect volontariste du changement. Cependant, une telle façon de voir où l’adaptation et la transformation sont aussi mises en opposition est de moins en moins retenue. De plus, selon plusieurs auteurs (Finstad, 1998 ; Greenwood et Hinings, 1996 ; Hutchins, 1991 ; Maassen et Gornitzka, 1999 ; Orlinkinski, 1996, dans Weick et Quinn, 1999 ; Pfeffer, 1982), le caractère actif ou passif de l’adaptation organisationnelle dépend de la nature, de l’intensité et de la direction de l’interdépendance entre une organisation et son environnement.

Du fait de notre propos, dans la définition donnée, l’adaptation n’est conçue que comme une réponse (de réaction ou d’anticipation) qui consiste en un changement dans l’organisation ou de l’organisation. Mais la réponse d’adaptation peut également consister en une action organisationnelle visant à modifier ce qui se produit dans l’environnement, comme c’est le cas lorsque les universités tentent d’influencer les politiques gouvernementales d’une façon qui leur convient (Maassen et Gornitzka, 1999 ; Pfeffer et Salancik, 1978 ; Pfeffer, 1982). Dans ce cas, l’organisation cherche à s’adapter à l’environnement.

Le changement effectué en vue du développement vise l’amélioration soit quantitative, soit qualitative d’une organisation. Par exemple, les changements entrepris au sein d’une université en vue d’élargir sa clientèle, d’améliorer l’enseignement, d’augmenter sa taille, etc. Parmi les changements de développement qualitatif, il faut compter celui qui consiste à développer les capacités de l’organisation. Encore ici, ces changements sont soit des modifications mineures, soit des modifications majeures (des transformations).

Le tableau 1 reprend les différents types de changement qui viennent d’être identifiés en fonction de deux points de vue : d’un côté, l’envergure du changement déterminée par l’importance des aspects modifiés et par l’ampleur des modifications ; de l’autre côté, la fonction du changement.

Tableau 1

Types de changement suivant leur envergure et leur fonction

Types de changement suivant leur envergure et leur fonction

-> Voir la liste des tableaux

Cette classification des types de changement est évidemment fort brève et ne rend pas compte de toutes les distinctions qui pourraient être établies. Elle est néanmoins suffisante pour les besoins du propos. La partie suivante tente de mieux circonscrire la nature de la transformation organisationnelle, celle-ci étant considérée sur le plan du contenu du changement.

Nature de la transformation organisationnelle

Chez les auteurs, le concept de transformation est continuellement associé ou identifié, avec des nuances, aux concepts de changement radical (Allaire et Firsirotu, 1988, 1989 ; Greenwood et Hinings, 1996 ; Hafsi et Demers, 1989), de changement stratégique (Hafsi et Fabi, 1997), de révolution (Tushman et Romanelli, 1985 ; Romanelli et Tushman, 1994), de changement de configuration (Miller et Friesen, 1984; Mintzberg, 1979), de changement des structures profondes (Gersick, 1991) ou de changement de second ordre (Bartunek et Moch, 1987). La transformation y est alors décrite, d’une part, comme une modification majeure, profonde, fondamentale ou généralisée, qui équivaut à une rupture et, d’autre part, comme une modification qui touche les composantes principales ou essentielles de l’organisation (Allaire et Firsirotu, 1989 [5] ; Barnett et Carroll, 1995 ; Hannan et Freeman, 1984 ; Levy, 1986, dans Hafsi et Fabi, 1997 ; Lichtenstein, 1995 ; Mintzberg et al., 1999 ; Old, 1995 ; Romanelli et Tushman, 1994).

Comme on peut le constater, deux aspects de la transformation ressortent ; ils doivent être explicités. En ce qui concerne l’importance des éléments modifiés, la transformation touche les composantes principales d’une organisation. En ce qui concerne l’ampleur, elle est une modification majeure de celles-ci. En outre, la reconnaissance d’une transformation, comme de tout changement, suppose d’établir son domaine, son espace sociophysique de réalisation et son cadre temporel. Ce sont là les trois premiers points qui sont développés successivement dans cette deuxième partie. Celle-ci se termine par une illustration qui porte sur la transformation du système d’enseignement universitaire français.

La transformation porte sur les composantes principales de l’organisation

L’identification des composantes principales d’une organisation et les termes pour les désigner varient selon le modèle de représentation de l’organisation et la théorie qui le sous-tend privilégiés par les auteurs. Chez ceux qui s’intéressent plus spécialement à la stratégie des organisations, au changement radical ou révolutionnaire et à la transformation, les composantes principales sont surtout les suivantes : la structure, la stratégie, les activités ou processus essentiels, le système de gouvernance et de gestion (ce qui inclut le système de contrôle et le système de pouvoir) et la culture (Allaire et Firsirotu, 1989 ; Barnett et Carroll, 1995 ; Hafsi et Fabi, 1997 ; Lejeune, Préfontaine et Ricard, 2001 ; Old, 1995 ; Romanelli et Tushman, 1994 ; Rondeau, 1999a ; Tushman et Romanelli, 1985). Dans tous les cas, la transformation comporte une restructuration majeure de cette culture (Allaire et Firsirotu, 1989 ; Hafsi et Fabi, 1997 ; Bacharach, Bamburger et Sonnenstuhl, 1996 ; Bartunek et Moch, 1987). Chez Bacharach et al. (1996), la transformation organisationnelle consiste en un nouvel alignement des logiques d’action des acteurs organisationnels.

Sur le plan conceptuel cependant, l’identification que les auteurs font des composantes principales d’une organisation demeure quelque peu insatisfaisante.

  • De prime abord, il semble que l’identification porte à la fois sur les composantes qui doivent être touchées pour qu’une transformation arrive à se produire (c’est l’aspect processus du changement) et sur celles qui doivent être modifiées pour que le changement constitue une transformation (c’est l’aspect contenu).

  • Les composantes retenues ne sont pas nécessairement mutuellement exclusives.

  • Dans les découpages proposés, il n’est pas toujours aisé de distinguer les composantes que sont les éléments constitutifs [6] ou le dispositif formel et physique, celui-ci et ceux-là étant des composantes structurantes de l’organisation, d’avec ce qui appartient au fonctionnement ou à l’aspect dynamique de celle-ci.

Cela étant, voyons, toujours sous l’angle du contenu du changement, ce qui doit être modifié pour qu’un changement puisse être considéré comme une transformation.

Au départ, il est présupposé que la réalité d’une organisation s’exprime dans son fonctionnement. En conséquence, un véritable changement organisationnel existe si une modification du fonctionnement de l’organisation s’est produite et dans la mesure de celle-ci. Que faut-il entendre par une telle modification ?

Le fonctionnement se concrétise dans les comportements des acteurs ou, encore, dans leurs actions, interactions et définitions de situation [7]. Influencées à des degrés divers par les éléments constitutifs et par le dispositif formel et physique, les actions, interactions et définitions de situation tendent, selon plusieurs de leurs aspects, à se cristalliser en des régularités relativement persistantes ou, si l’on veut, en un système de modes d’action, de modes d’interaction et de définitions de situation qui s’impriment dans la vie organisationnelle et qui en viennent à s’imposer. Ce système révèle un système d’attentes et de positionnement [8] qui survient avec lui et sur lequel il s’appuie. Il renvoie également au système des schèmes mentaux individuels et collectifs des acteurs organisationnels. L’ensemble forme ce qui est appelé ici le modèle prévalant [9].

Le modèle prévalant manifeste la véritable structure de l’organisation. Il doit être distingué du dispositif formel qui, lui, est un discours officiel explicite qui se veut contraignant à des degrés divers pour les acteurs et qui les contraint plus ou moins dans la réalité. Plus, le modèle prévalant ne doit pas être nommé l’organisation informelle (Brassard, 1995). Le modèle prévalant s’impose à des degrés divers aux acteurs à la fois du dehors et du dedans. Il s’impose du dedans aux acteurs dans la mesure où il est intériorisé par ceux-ci. Cette prégnance du modèle prévalant est cependant loin de devoir être comprise comme un déterminisme. En effet, il existe toujours une part plus ou moins large de singularité dans les comportements des acteurs.

Selon la représentation du phénomène organisationnel avancée ici [10], le modèle prévalant doit être considéré comme une configuration dans le sens de la théorie configurationnelle proposée, entre autres, par Miller et Friesen (1984) ou par Mintzberg (1979). Celle-ci postule l’influence mutuelle de toutes les composantes d’une organisation. Il en résulte que cette dernière fonctionne selon un arrangement dont la forme dépend tout à la fois, mais à des degrés divers, ajoutons-nous, des caractéristiques de ses diverses composantes internes et des relations qu’elles entretiennent entre elles, et par rapport au tout, ainsi que des caractéristiques de l’environnement et des relations entre celui-ci et l’organisation. Une organisation ne se réduit pas à l’agrégation de ses divers éléments et la forme qu’elle prend ne résulte pas seulement de l’addition de ses diverses composantes. Cette forme est une propriété émergente de l’organisation prise comme un tout. En conséquence, c’est dans les caractéristiques ou propriétés du modèle prévalant que la forme d’une organisation est saisie. Par ailleurs, se pose la question de savoir quelle est l’intensité de l’influence entre les éléments qui composent une organisation. La théorie configurationnelle postule une forte interdépendance, comme nous le verrons dans la troisième partie.

Dès lors, nous posons dans un premier temps que la modification du fonctionnement, plus précisément la transformation, doit être comprise comme une modification de la composante « modèle prévalant », c’est-à-dire comme une modification tout à la fois du système des modes d’action, des modes d’interaction et des définitions de situation qui prévalent et des deux autres systèmes qui le sous-tendent, soit le système d’attentes et de positionnement et le système des schèmes mentaux individuels et collectifs. Formuler cette proposition, c’est affirmer en même temps que la seule modification d’un ou de plusieurs éléments compris dans la composante « éléments constitutifs », par exemple de la technologie, ou dans celle du « dispositif formel et physique » ne constitue pas une transformation comme telle, même si elle y est fortement associée ou en est une condition nécessaire.

Il est aussi affirmé, dans un second temps, que la transformation organisationnelle est une modification du modèle de fonctionnement organisationnel qui prévaut pour autant que celle-ci porte à la fois sur les activités essentielles de l’organisation et sur les rapports fondamentaux que les acteurs organisationnels entretiennent avec l’organisation tout autant que ceux que l’organisation en tant qu’acteur entretient avec d’autres acteurs sociaux (organisme de tutelle, associations ou syndicats, autres organisations, système d’organisations, collectivité). Les activités essentielles sont, selon nous :

  • l’activité de production organisationnelle elle-même qui, dans le cas des universités, est, selon Clark (1983), l’activité de traitement des connaissances qui se déploie principalement dans les activités d’enseignement et de recherche ;

  • les activités de gouvernance et de gestion, d’acquisition des ressources et de disposition du produit de l’activité organisationnelle dans l’environnement.

Ce qui est dit ici de la transformation organisationnelle s’applique aussi, mutatis mutandis, soit à la transformation d’une unité organisationnelle, soit à celle d’une activité organisationnelle ou d’un ensemble d’activités organisationnelles, soit à un système d’organisations. Signalons au passage que, très souvent, ce qui est appelé une transformation organisationnelle demeure la transformation d’un aspect de l’organisation seulement.

Nous posons également que la transformation organisationnelle suppose la modification tout à la fois des aspects du dispositif formel et physique, des éléments constitutifs et de l’environnement, qui contribuent à installer et à maintenir le modèle prévalant, dans la mesure de cette influence. Par ailleurs, à moins de postuler une forte interdépendance des composantes d’une organisation, on ne peut supposer a priori que la transformation du modèle, relatif à une activité organisationnelle essentielle et aux rapports fondamentaux qui existent entre certains acteurs, entraîne nécessairement la transformation de l’ensemble du modèle. Ainsi, la transformation d’une université sur le plan du mode de gestion ou de gouvernance ne signifie pas nécessairement une transformation de l’activité d’enseignement ou de celle de recherche et vice-versa. Toutefois, ces considérations ne portent pas sur la nature de la transformation, mais sur les conditions qui rendent possible cette dernière.

La transformation est une modification majeure du modèle prévalant (l’ampleur de la modification)

Les modes d’action et d’interaction et les définitions de situation qui prévalent et qui portent sur les activités essentielles de l’organisation ainsi que sur les rapports fondamentaux entre les acteurs possèdent un certain nombre de propriétés ou caractéristiques qui donnent sa forme à l’organisation et qui font sa singularité. Dès lors, nous énonçons, dans un troisième temps, qu’une modification majeure intervient quand apparaissent des modes d’action et d’interaction ainsi que des définitions de situation relativement persistants qui ont des caractéristiques principales significativement différentes de celles qui paraissaient dans le modèle prévalant avant le changement, ce qui implique que les deux autres sous-composantes en sont aussi modifiées. Ces modes et définitions de situation peuvent remplacer ceux qui s’imposaient auparavant ou s’y ajouter, rendant moins marquantes les caractéristiques de l’ancien modèle.

Qu’est-ce qui permet de dire que telle ou telle caractéristique fait partie des principales caractéristiques ou propriétés du modèle prévalant ? De plus, qu’est-ce qui permet d’affirmer que la différence est significative ? La réponse à ces questions est une affaire de définition de situation. Elle ne correspond pas à un en-soi identifiable par tous et valable pour tous. Par exemple, l’enseignement sans présence sera considéré par les uns comme une transformation majeure de l’université alors que pour d’autres, il ne sera vu que comme une technique particulière de la transmission des connaissances, même si, en même temps, le rapport aux étudiants est considérablement modifié.

Ainsi, les caractéristiques ou propriétés principales des organisations et la différence significative qui s’y manifeste, à cause des modifications qui surviennent, sont identifiées ou vécues par des acteurs à partir de leurs schèmes mentaux, dont leurs théories et convictions, et à partir de leur position au sein d’un processus d’interaction sociale. Cette identification est négociée et utilisée par eux pour influencer la situation dans le sens de leurs intérêts et objectifs. Parmi ces acteurs, outre ceux qui sont associés d’une façon ou d’une autre à la vie organisationnelle, dont certains vivent l’expérience du changement, il faut aussi ajouter les chercheurs ou les observateurs intéressés.

Par l’interaction sociale, les acteurs en viennent donc à s’entendre ou non sur ce qui constitue les principales caractéristiques ou propriétés d’une organisation, de tel type d’organisations ou de l’ensemble des organisations. Un processus de modification survenant, ils en viennent à s’entendre ou non sur ce qui représente une différence significative et, enfin, à conclure ou non à une transformation. Bref, les acteurs concernés par un changement produisent un discours plus ou moins unanime sur ce qu’est la réalité d’un changement pour eux. Cette position rejoint celle qu’adoptent Hafsi et Fabi (1997), à propos du changement stratégique, tout comme Mintzberg que ces derniers citent à l’appui de leur point de vue (Mintzberg, 1987, dans Hafsi et Fabi, 1997, p. 48). Pour identifier une transformation, Romanelli et Tushman (1994) adoptent une technique qui s’inspire d’une conception apparentée à celle présentée ici.

Le domaine de la transformation, l’espace sociophysique de sa réalisation et sa durée

Comme pour tout changement, la reconnaissance d’une transformation, soit par l’observateur, soit par les acteurs qui la lancent et la gèrent ou par ceux qui la vivent, nécessite de situer le phénomène par rapport à trois repères.

  • En premier lieu, la reconnaissance de la transformation nécessite l’identification du domaine du changement, c’est-à-dire une saisie des aspects touchés par la modification.

  • En deuxième lieu, elle suppose le repérage de l’espace sociophysique ou, si l’on veut, du système d’action collective au sein duquel le changement survient. Dans le cas d’une transformation d’une organisation, le domaine du changement et l’espace sociophysique se confondent, étant entendu que la modification porte sur les aspects essentiels de l’organisation.

  • En troisième lieu, l’affirmation d’une transformation suppose de la situer dans une durée. La transformation se produit entre un temps A et un temps B. Dès lors, elle appelle la représentation remémorée, observée, reproduite ou imaginée de l’état du domaine touché par la modification au moment A ; et, ensuite, une reconnaissance de ce qu’est la réalité autre au moment B ou une représentation projetée de ce qu’elle sera à ce moment-là.

La détermination de la durée se veut, elle aussi, une affaire de définition de situation. Ce sont des acteurs qui déclarent que le changement a été amorcé à tel ou tel moment, après la prise de conscience d’une impulsion de changement. Ce sont aussi eux qui déclarent qu’à tel ou tel moment le changement est achevé ou devrait arriver à son terme, qu’il est réussi ou non et qu’une transformation s’est produite ou non. Il faut donc relativiser l’expression « fin du changement » quand elle est utilisée.

En résumé, la transformation d’une organisation se définit comme la modification de son modèle prévalant, relatif aux activités essentielles de l’organisation et aux rapports fondamentaux entre les acteurs, modification qui s’est produite entre un temps A et un temps B et qui se manifeste par l’existence d’un nouveau modèle prévalant dont les caractéristiques ou propriétés principales sont significativement différentes de celles qui étaient dans l’ancien. Quant à l’identification des caractéristiques ou propriétés principales et d’une différence significative entre celles qui apparaissent au temps B et celles qui existaient au temps A, elle est affaire de définition par les acteurs qui affirment l’existence d’une transformation.

De plus, la transformation suppose la reconnaissance du domaine du changement ainsi que du système sociophysique, de sa réalisation et la fixation d’un cadre de référence temporel. Elle nécessite aussi l’affirmation d’abord que le domaine du changement se réfère aux activités essentielles de l’organisation et aux rapports fondamentaux qui s’y vivent, ensuite que la modification touche les principales caractéristiques ou propriétés du modèle prévalant et, enfin, que la différence entraînée par la modification est significative. Au total, il devient évident que l’affirmation d’une transformation organisationnelle est une affirmation très relative à plusieurs égards.

Une illustration : le cas du système d’enseignement universitaire français

L’étude de Musselin (2001) sur les universités françaises permet d’illustrer la conception de la transformation avancée ici.

Selon notre compréhension, l’unité d’observation retenue par l’auteur est le système d’enseignement universitaire français ou, si l’on veut, l’institution universitaire française. Selon Musselin, ce système « prend une forme achevée à la fin du XIXe siècle après que la loi de 1896 met un terme aux réformes engagées sous la IIIe République. [...] Il se maintient, quasiment à l’identique jusqu’en 1968. » (Ibid., p. 22). Les principales caractéristiques de ce système trouvent leur origine dans l’université impériale napoléonienne créée en 1808 (p. 17). Trois caractéristiques principales, qui définissent la forme de ce système sur le plan de sa gouvernance (son pilotage) et de sa gestion et qui en manifestent en partie le système d’attentes et de positionnement, sont mises en relief par l’auteur (Ibid., p. 29-30, 43 et 190).

  • La présence concomitante de deux centres. D’un côté, le Ministère qui prend en charge l’allocation des ressources et la réglementation du système et qui, pour ce faire, adopte des modes de pilotage qui sont centralisés, orientés vers la standardisation de l’enseignement universitaire et guidés par des critères qui privilégient les préférences propres à chaque discipline. D’un autre côté, la profession universitaire organisée en filières disciplinaires, verticales, hiérarchiques et centralisées qui assurent la gestion des carrières en agissant comme instances nationales.

  • L’existence de relations étroites entre les deux centres dont l’action est fortement imbriquée, de telle sorte que ces relations aboutissent à une forme de cogestion du système.

  • La faiblesse institutionnelle des universités générée par une parfaite adéquation entre les structures organisationnelles (les facultés) et les structures professionnelles (les disciplines).

La modification du modèle serait attribuable à deux ensembles de facteurs. D’un côté, à partir des années 1950, la croissance considérable des clientèles, devenues en même temps hétérogènes, et les besoins du marché du travail ont entraîné une diversification des programmes et donc des modes de fonctionnement d’une activité principale de l’université, soit l’enseignement. Pourtant, pendant ce temps, le cadre normatif uniformisant persistait de telle sorte qu’il n’était plus respecté (Ibid., p. 98). D’un autre côté, et d’une façon complémentaire, deux interventions du centre étatique, qui se situent sur le plan du dispositif formel, ont contribué à modifier la forme du système : d’abord, la loi Faure de 1968 qui ne réussit pas, comme telle, à faire exister les universités comme organisations, mais qui sera le point de départ de leur émergence puisqu’elle la rend possible (Ibid., p. 68 et 190) ; ensuite, la politique contractuelle mise en place par le ministre Jospin. Pour Musselin (Ibid., p. 191), c’est cette politique qui a été le moteur de la transformation du système dans le sens suivant. Il s’opère un glissement du central vers le local, ce qui signifie que les modes de pilotage du système se modifient. Les universités prennent des positions sur des questions qui « étaient jusqu’à présent l’affaire du Ministère » (Ibid., p. 191) et deviennent le centre de la définition de leurs politiques et de leur cohérence. Les universités deviennent des organisations. Dans le même mouvement, il se produit un affaiblissement du centre corporatiste ainsi que du poids et du rôle des disciplines. Bref, même si, au dire de Musselin, la modification est loin d’être terminée, on constate que la configuration [11] du système est en train de changer, de prendre une autre forme. Les principales propriétés qui caractérisaient ce système, selon Musselin, se font moins marquantes et d’autres propriétés aptes à le qualifier et significativement différentes apparaissent (Ibid., p. 180). Mais, faut-il le souligner, la transformation observée se produit sur le plan du modèle de gouvernance et de gestion. Voyons maintenant ce qu’il en est de la conception de la transformation comme changement radical.

Le processus de transformation équivaut-il à un changement radical ?

La « théorie de l’équilibre provisoire » a inspiré un courant de pensée qui distingue deux manières dont le changement se produit ou doit se produire, peu importe, disons-nous, qu’il survienne en vue de l’adaptation de l’organisation ou de son développement. Elles sont distinguées en fonction de l’envergure du changement. D’un côté, il y aurait le changement radical qui est la façon dont se produit la transformation (perspective descriptive-explicative) et la manière de procéder à celle-ci (perspective normative). D’envergure majeure et représentant une rupture ou une discontinuité, la transformation se produit (ou doit se produire) d’une façon brusque et rapide. D’un autre côté, « l’adaptation progressive » (incremental adaptation) se réalise grâce à des modifications mineures qui interviennent sur un temps assez long en s’ajoutant les unes aux autres. Selon les auteurs qui font équivaloir la transformation au changement radical ou révolutionnaire, « l’adaptation progressive » ne conduirait pas, si ce n’est que rarement, à une transformation organisationnelle. L’essentiel de ce courant se retrouve, entre autres, chez des auteurs comme Allaire et Firsirotu (1988, 1989), Miller et Friesen (1984), Mintzberg (1979) et Tushman et Romanelli (1985 ; Romanelli et Tushman, 1994) dans la mouvance des théories écologiques et configurationnelles.

Selon les auteurs cités, une transformation organisationnelle doit se produire, la plupart du temps, de façon abrupte et rapide parce qu’elle ne peut se réaliser à la pièce et d’une façon progressive étant donné la forte interdépendance des principales composantes organisationnelles. D’ailleurs, si la configuration est bien établie, ce postulat d’une forte interdépendance conduit à affirmer, en corollaire, que la modification majeure d’une composante essentielle ne peut se produire sans un changement de configuration et que toute modification majeure d’une composante essentielle entraîne nécessairement le changement de la configuration. En outre, compte tenu de cette interdépendance et de l’exigence d’efficacité, le modèle aurait tendance à évoluer vers la consistance et la congruence (Miller et Friesen, 1984 ; Mintzberg, 1979). Dans la mesure où le modèle suit cette évolution, il se renforce, ce qui accentue à la fois sa stabilité et sa force d’inertie. Ce faisant, l’organisation éprouve de plus en plus de difficulté à se transformer (Hannan et Freeman, 1977). Les configurations sont ainsi considérées comme relativement stables (Amburgey et Dacin, 1994). Cette stabilité est encore accrue par les attentes qui sont adressées à une organisation en provenance de l’environnement (Meyer, Tsul et Hinings, 1993) et voulant que, tout à la fois, elle ait une performance fiable et rende des comptes (Hannan et Freeman, 1977 ; Kelly et Amburgey, 1991). Dès lors, la modification majeure d’une composante principale réalisée d’une façon progressive risque d’échouer si d’un côté, elle n’est pas accompagnée d’une modification correspondante et simultanée des autres composantes principales et, donc, de toute la configuration, et si, d’un autre côté, elle ne se fait pas d’une façon rapide. En outre, la transformation représente une période de turbulence qu’une organisation ne peut se permettre de faire durer (Mintzberg, 1979 ; Stace, 1996). Étudiant l’organisation bureaucratique française à la fin des années cinquante, Crozier (1963) en était d’ailleurs venu à conclure que celle-ci ne pouvait pas se transformer si ce n’est par crise. Stace (1996) observe que les transformations qui durent plus de deux à trois ans peuvent aussi conduire à une baisse de l’efficacité organisationnelle.

De plus, les organisations ne peuvent pas procéder souvent à des transformations à cause du coût élevé du remplacement de la core technology et de la modification des compétences de base qui lui sont associées (Astley, 1985 ; Hannan et Freeman, 1977).

Cependant, cet ensemble de convictions sur la transformation des organisations n’emporte pas nécessairement l’adhésion. Sur le plan théorique, sans entrer dans une discussion poussée, si nous souscrivons à l’affirmation qui conçoit une organisation comme une configuration et, donc, qui reconnaît l’influence mutuelle des diverses composantes, nous estimons que le postulat de la forte interdépendance des composantes organisationnelles ne va pas de soi. Weick (1976 ; voir aussi Weick et Quinn, 1999) n’a-t-il pas avancé que les organisations éducatives sont des organisations qui se caractérisent par des couplages ténus ? Partant, il ne pourrait être postulé a priori que les modèles qui prévalent dans la réalisation de chacune des activités organisationnelles se déterminent mutuellement, même s’ils s’influencent. Par exemple, au sein d’une université, le modèle qui prévaut dans les activités d’enseignement ne détermine pas nécessairement celui qui prévaut dans les activités de recherche et réciproquement, même si, encore une fois, les deux modèles s’influencent. De même, le modèle qui prévaut dans chacun de ces deux types d’activités ne déterminerait pas nécessairement le modèle de gestion. Plus largement, la même réserve s’étend à l’interdépendance qui existerait entre la composante « éléments constitutifs », la composante « dispositif formel et physique » et le modèle prévalant ou à celle qui conditionne les transactions entre l’organisation et son environnement.

Dès lors, il est acceptable de concevoir que le modèle prévalant d’une organisation serait constitué de plusieurs modèles qui s’influencent les uns les autres à des degrés fort variables. La configuration organisationnelle serait formée d’un ensemble de configurations qui existent selon plusieurs plans, notamment le plan des activités et celui des unités, et qui s’articulent les unes aux autres selon des modalités diverses. Cette façon de voir suggère que l’intensité et la direction de l’interdépendance entre les composantes organisationnelles et entre les modèles qui prévalent, relatifs aux différentes activités ou unités et qui composent le modèle prévalant de l’organisation, varient selon le type de celle-ci et, plus, selon chaque organisation. C’est empiriquement que cette intensité et cette direction seront établies. L’examen d’une transformation devient ainsi l’occasion de mettre en lumière la forme et le degré des interdépendances qui existent entre les diverses composantes et sous-composantes d’une organisation.

Sur le plan empirique, les données incitent à relativiser énormément l’approche radicale de la transformation. Au total, on a constaté que beaucoup de changements de ce type n’auraient pas réussi (Cornet, 1999 ; Beer et Nohria, 2000 ; Fabi et al., 1999). Ensuite, ainsi que l’avait constaté Likert (1961), il arrive que des changements qui semblent avoir réussi à court terme donnent des résultats décevants à long terme (Beer et Nohria, 2000). Par ailleurs, souvent aussi, une transformation effectuée au moyen d’une stratégie radicale se résume en un changement très partiel et qui dure beaucoup plus longtemps que prévu (Cornet, 1999). La théorie du chaos (Lichtenstein, 1997 ; Weick et Quinn, 1999) n’attire-t-elle pas l’attention sur le fait que de petites modifications peuvent entraîner des changements d’envergure considérable, imprévisibles au départ, et des interventions majeures se solder par peu de changement ? En outre, il existe des études de cas montrant que des organisations se sont transformées sous l’effet de plusieurs changements vécus sur une longue période (Claveau, Martinet et Tannery, 1998 ; Fridenson, 1998 ; Newhouse et Chapman, 1996). Dès lors, avec Greenwood et Hinings (1996), il y a lieu de reconnaître que la transformation peut survenir selon l’une ou l’autre de deux grandes modalités : l’une évolutive qui se veut assez longue et l’autre révolutionnaire qui est rapide et abrupte. Enfin, signalons que Brown et Eisenhardt (1997) constatent que plusieurs organisations caractérisées par certains traits sont continuellement en processus de changement majeur.

Bref, de prime abord, nous émettons de fortes réserves vis-à-vis d’une conception déterministe de l’évolution des organisations et vis-à-vis de la stratégie radicale comme étant la seule susceptible de conduire au succès d’une transformation.

En ce qui concerne l’institution universitaire, il semble, d’un côté, que celle-ci se caractérise par de très longues périodes de relative stabilité au cours desquelles elle réussit à s’adapter au moyen de multiples changements d’envergure restreinte. Et que, d’un autre côté, les transformations de cette institution, s’il s’agit bien de cela, s’effectuent sur une période relativement longue au moyen, elles aussi, de plusieurs modifications successives d’envergure plus ou moins restreinte. Le cas du système universitaire français (Musselin, 2001) en fournit une illustration. Ainsi qu’il a été indiqué plus haut, ce système a vécu une période fort longue de relative stabilité. Par ailleurs, le véritable changement majeur qui y survient se produit sur un temps assez long, si l’on retient qu’il s’amorce avec la loi Faure de 1968 et que son émergence plus marquée se fait sentir à partir des années 1990, laquelle était loin d’être achevée à la fin de la décennie. Plus, la loi Faure, qui se voulait un moteur de transformation, aurait eu un effet bien minime par rapport à ce qu’a produit la politique contractuelle de Jospin, une action structurante beaucoup plus modeste. De même, l’étude réalisée par Collis et Wende (2002) montre que la majorité des universités sont encore bien loin, pour le moment, d’une transformation dans la réalisation de leur mission d’enseignement sous l’effet de l’utilisation des TIC (technologies de l’information et de la communication) et que les modifications se produisent lentement et progressivement. Dans ce cas, il n’y a rien de radical dans le changement qui survient présentement.

Le cas du système d’enseignement postsecondaire américain est une autre illustration du constat. Le modèle des premières universités américaines, Harvard ou Yale par exemple, s’est caractérisé surtout par un conseil d’administration profane, une direction forte, un corps professoral réduit et l’absence d’une autorité étatique de tutelle (Trow, 1999). Avec le temps, l’université a pris progressivement plus ou moins la forme configurationnelle de la bureaucratie professionnelle dont Mintzberg (1979) fournit une épure. Elle se caractérise par une organisation des activités en unités établies à partir des domaines de connaissance, par l’exercice d’une autonomie professionnelle chez les professeurs et par un modèle de gouvernance et de gestion plutôt diffus (Vught, 1999). Ce n’est que dans les dernières décennies, sous l’influence de multiples facteurs, dont la massification de la clientèle et son hétérogénéité, la globalisation, les attentes du marché du travail, les difficultés de financement, les nouvelles régulations imposées par les pouvoirs de tutelle et l’utilisation des TIC, que la configuration de l’institution dans son ensemble et celle des universités semblent appelées à se transformer, comme le prétendent plusieurs auteurs (Inayatullah et Gidley, 2000 ; Peterson et Dill, 1999 ; Trow, 1999). Ainsi, voit-on les établissements se différencier considérablement (Manicas, 2000 ; Neubaer, 2000). Quant à l’ensemble du système, il devrait dorénavant être considéré comme une industrie du fait de ses caractéristiques nouvelles (Peterson et Dill, 1999). Cependant, si quelques propriétés nouvelles sont en train d’émerger en regard du fonctionnement des universités, notamment la façon de traiter les connaissances avec l’arrivée des TIC (Dator, 2000), les relations avec l’industrie et avec les pouvoirs de tutelle et la façon de réaliser la formation relativement à la diversité des clientèles (Peterson et Dill, 1999), la configuration ou les configurations nouvelles sont loin d’être entièrement dessinées.

Ce bref regard sur la façon dont l’institution universitaire et les universités changent soulève quelques questions. Qu’est-ce qui explique la relative stabilité qu’elles ont connue jusqu’ici ? L’explication fournie par Gumport et Snydman (2002) est que la structure académique multidimensionnelle rend les universités capables de concilier à la fois inertie et adaptation ; est-elle valable et suffisante ? En supposant qu’il y ait nécessité de transformation, qu’est-ce qui explique la relative lenteur de ces systèmes d’action collective à y procéder ? L’interdépendance plutôt faible de leurs composantes, si elle est avérée, permettrait-elle de rendre compte du phénomène ?

Au regard de la manière de procéder à la transformation justement, trois orientations majeures se profilent dans la documentation scientifique récente. D’abord, il faut noter la prudence des auteurs à recommander une approche de changement majeur qui se déroulerait de façon brusque et rapide (Beer et Nohria, 2000 ; Hafsi et Fabi, 1997 ; Hafsi, 1999 ; Mintzberg, 1979 ; Rondeau, 1999b). Ensuite, on voit que l’attention porte plutôt sur la nécessité, pour les organisations, de se donner la capacité de changer (Lessard et Brassard, 1997 ; Demers, 1999). Soulignons au passage que cette orientation reprend la visée du courant du développement organisationnel (organizational development) qui avait cours à partir des années soixante (Brassard, 1996). Enfin, de plus en plus, le changement est abordé selon un point de vue situationnel (Brassard, 1996 ; Hafsi, 1999 ; Mintzberg et al., 1999 ; Pettigrew et Whipp, 1991, dans Stace, 1996 ; Rondeau, 1999b). Celui-ci incite à retenir qu’il n’y aurait pas une seule façon dont la transformation peut se produire. Aussi, à formuler une proposition sur la capacité à changer des organisations qui va à l’encontre d’un mouvement de pensée en train de se répandre. Elle s’énonce ainsi : on ne peut postuler a priori que les caractéristiques d’une organisation apte à changer sont les mêmes pour toutes les organisations ; il y a plutôt lieu de croire qu’elles varient selon les types d’organisation et selon la situation de chaque organisation.

Conclusion

Devant la confusion suscitée par la théorie de Tushman et Romanelli (1985 ; Romanelli et Tushman, 1994), le présent texte a mis en évidence le fait que les concepts de transformation et d’adaptation ne se définissent pas à partir du même point de vue. Pour autant que le changement est considéré sous l’angle du contenu, la transformation est d’abord définie comme une modification majeure, de grande envergure, d’une organisation et se distingue des changements d’envergure restreinte. L’un et l’autre de ces changements se veulent, soit une réponse d’adaptation d’une organisation à des exigences internes ou externes, soit une démarche de développement. Ainsi, le changement effectué en vue d’une adaptation doit être distingué de celui réalisé en vue du développement d’une organisation.

En ce qui concerne la nature de la transformation, il faut préciser qu’une transformation a lieu quand se produit une modification majeure du modèle prévalant, conçu comme une configuration, pour autant qu’elle touche tant les activités essentielles de l’organisation que les rapports fondamentaux des acteurs entre eux et à l’organisation ainsi que les rapports de celle-ci aux acteurs de l’environnement. Le modèle prévalant se définit comme l’ensemble des modes d’action, des modes d’interaction et des définitions de situation qui prévalent dans une organisation et implique tout à la fois un système d’attentes et de positionnement et le système des schèmes mentaux individuels et collectifs des acteurs. La modification est considérée comme majeure quand le modèle prévalant revêt de nouvelles caractéristiques qui sont perçues comme importantes et significativement différentes de celles qui le paraient auparavant. Ce qui est jugé important et significativement différent n’est pas un en-soi, mais est identifié comme tel par les acteurs concernés qui en arrivent ou non à un consensus à ce sujet. Il est aussi rappelé que la reconnaissance d’une transformation suppose de la situer par rapport à trois repères : le domaine sur lequel elle porte, l’espace sociophysique de sa réalisation et son cadre temporel.

Finalement, il est établi que la transformation, considérée en tant que processus, ne se produit pas nécessairement à la manière d’un changement radical pour autant que celui-ci est défini comme un processus de transformation devant se produire d’une façon rapide et abrupte et représenter une discontinuité. Si des transformations se produisent d’une façon brusque et rapide, d’autres s’effectuent, entre autres, au moyen de petits changements qui s’ajoutent les uns aux autres, d’une façon progressive, sur un temps plus ou moins long.

Notre démarche voulait en être une de clarification conceptuelle, préalable aux études sur la transformation des universités et sur l’exploitation, surtout par la comparaison, des résultats de recherche portant sur le sujet. Elle aura été aussi une occasion d’interroger certains présupposés ou propositions qui inspirent ou justifient la théorie de « l’équilibre provisoire », laquelle s’est développée dans la mouvance des théories configurationnelles, écologiques et des choix stratégiques. Notamment, l’affirmation d’une forte interdépendance des diverses composantes d’une organisation, celle d’une seule forme d’évolution que suivraient nécessairement les organisations pour survivre et demeurer efficaces et celle plus récente selon laquelle il existe un seul modèle d’organisation qui rende celle-ci apte à changer. En même temps, la démarche a été l’occasion de mettre en relief la relative stabilité des universités et des systèmes universitaires et le fait que, quand une transformation s’y produit, c’est d’une façon plutôt lente. D’où les questions que ces phénomènes suscitent et dont les réponses faciliteraient le choix de stratégies de transformation dans la mesure où un tel type de changement s’imposerait.