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La question se pose : une formation professionnelle peut-elle être construite ou fondée seulement à partir de discours basés sur des données empiriques ? On peut poser la question autrement : quelles seraient les conditions pour qu’un discours fondé sur des données empiriques soit accepté comme base de formation valide par des professionnels engagés dans les relations humaines comme le sont les enseignants, les thérapeutes ou les directeurs d’établissement ? L’argument que nous posons ici est que les observations issues des travaux d’Huberman sont probablement insuffisantes. Nous pensons qu’il faut considérer la possibilité d’un antagonisme assez radical entre les présupposés attachés aux travaux et publications scientifiques et une exigence de base de l’action : avoir du sens et manifester une cohérence minimale, du moins aux yeux de celui qui cherche le sens de l’action [1].

Bref, que disait Huberman (1980, 1983) après avoir écrit que les praticiens utilisent peu la recherche éducationnelle parce qu’elle est peu utilisable comme telle ? Il suggérait six exigences auxquelles devraient répondre les chercheurs souhaitant voir leurs travaux utilisés (Huberman (1982) : proposer des solutions aux problèmes a) qui n’exigent pas de réorganisation majeure , b) qui puissent être modifiables et adaptables aux conditions locales, c) qui enrichissent les possibilités instrumentales des praticiens, d) qui soient validées par les praticiens, e) qui prennent en compte la vision de l’éducation (et les contraintes) des praticiens et f) qui demeurent en contact avec le terrain pour assurer le service après vente !

Mais ce qu’il propose là comme solution ne concerne pas le travail des chercheurs en tant que processus de construction et de vérification des connaissances. Cela décrit essentiellement une stratégie de communication des résultats de la recherche fortement inspirée des meilleurs principes de la recherche-action tels qu’on les retrouve, par exemple, dans les propositions que Checkland (1981) fait dans ses écrits sur la méthode des systèmes souples.

Ce qui fait problème, me semble-t-il, tient à certains traits fondamentaux du travail et de la production scientifique, traits qui diffèrent fortement de ceux impliqués par les exigences de l’intervention du praticien de la relation humaine. En effet, le chercheur qui tente de produire un travail scientifique sait qu’il n’aboutit jamais à proposer une vérité ni une certitude. Son travail, le mieux fait et le plus robuste soit-il, n’aboutit jamais qu’à des hypothèses, c’est-à-dire à des propositions provisoires, relatives, conditionnelles et conjecturales. Cela étant, aucune de ses propositions n’est à l’abri d’une contestation. Il suffit de considérer d’autres contextes ou un autre point de vue pour qu’une proposition contraire apparaisse comme tout autant valide. En outre, beaucoup de travaux, surtout en sciences humaines et sociales appliquées, se réalisent en dehors des grands programmes de recherche concertés ; beaucoup d’étudiants inscrits dans un programme de recherche viennent avec leur propre problème et éprouvent de la difficulté à insérer leur recherche dans un programme capable d’arrimer différents travaux autour d’une problématique centrale. Cela conduit à des corpus de résultats et d’hypothèses peu intégrés et dont la cohérence reste faible. Les meilleures théories ont, dès lors, des portées très limitées : elles ne s’appliquent convenablement qu’à des situations très précises, proches des conditions d’expérience dans lesquelles elles ont été construites et testées. Celles-ci sont souvent des situations un peu artificielles comme les études pilotes menées dans des milieux très bien choisis en fonction de caractéristiques qui ne sont pas partagées par les situations communes, ne serait-ce que parce que leurs acteurs se sont portés volontaires.

Peu importe donc que la stratégie de communication des résultats scientifiques suive les préceptes d’Huberman, il n’en reste pas moins que les synthèses « scientifiquement construites » des travaux scientifiques ressemblent à des amas où les propositions successives manquent de lien, comportent souvent des contradictions de telle sorte que bien des questions restent sans réponse et que les tenants de positions philosophiques ou épistémologiques opposées peuvent aisément s’en réclamer ou s’en approprier des parties substantielles. Il en découle que, dans bien des cas, le praticien ne sait pas quoi en faire parce qu’il est justement interpellé par les questions qui sont restées sans réponse et que, ce qu’il attend le plus du discours savant, c’est qu’il puisse donner un sens univoque, non ambigu et rassurant à son action qu’il veut cohérente. Or, ce n’est pas l’image que les meilleures synthèses ou méta-analyses des recherches scientifiques offrent aux praticiens. Dans le champ de l’éducation, l’excellent travail de Clermont Gauthier et de ses collaborateurs en est une bonne illustration. Le quatrième chapitre de Pour une théorie de la pédagogie (Gauthier, Desbiens, Malo, Martineau et Simard, 1997) est éclairant sur le sujet, mais tant les constructivistes que les béhavioristes peuvent facilement s’en emparer et les auteurs nous mettent en garde, dans le chapitre qui suit, contre la tentation de vouloir l’appliquer « bêtement » dans la pratique. À quoi sert-il, alors, en dehors de l’exercice académique ?

Nous connaissons la réponse [2] : les écrits du chercheur servent de base à une réflexion, à une analyse, à partir de laquelle le praticien pourra, avec prudence et avec astuce, décider ou s’engager dans l’action. Voilà une réponse typiquement universitaire, non engagée, distante et toute scolastique, comme disait Bourdieu (1994), que le praticien reçoit comme l’expression du mépris hautain du monde savant à l’égard du « technicien », comme parfois le praticien se fait appeler par l’universitaire lui reprochant de demander des recettes et de ne pas être capable de réflexion, d’analyse. Ce que l’universitaire ne comprend pas, c’est que la réflexion du praticien porte sur le comment faire pour s’en sortir, sur la procédure, et non pas sur les conditions d’existence du problème.

En fait, nous nous trouvons là devant un double malentendu. Le chercheur universitaire se méprend sur le contenu de la demande du praticien et le praticien ne tient pas compte des limites de ce que peut faire le scientifique. Mais avant d’approfondir les conséquences réciproques de ce malentendu, il convient de noter que les caractéristiques du discours savant conviennent, paradoxalement, assez bien aux gouvernements et à différents pouvoirs. En effet, on l’a noté, les synthèses que l’on peut réaliser des travaux empiriques sont marquées par le caractère hypothétique de leurs énoncés et par le manque de cohérence et de consistance des liens entre les énoncés : ce sont des textes troués dont on peut faire des lectures contradictoires. Cela signifie que tant le parti au pouvoir que l’opposition pourront, chacun, y trouver de quoi argumenter leurs prétentions et que, dans la mesure où les travaux des chercheurs ne visent pas manifestement la contestation du discours politique, les résultats de la recherche peuvent être récupérés ; d’où les subventions et les commandites gouvernementales sur des thématiques de plus en plus souvent reliées aux questions sensibles de l’heure.

Revenons aux attentes du praticien. Celui-ci est confronté, de plus en plus, à la nécessité de devoir rendre compte de ses actions, tant sur le plan de l’efficacité que de l’éthique. En outre, le praticien vit en temps réel : dans la plupart des situations, le temps de latence acceptable est bien trop court pour qu’il puisse envisager d’entreprendre une délibération consciente évaluant le pour et le contre, les gains et les effets pervers ou secondaires, à moyens et longs termes de ses gestes. Son plan d’action doit aussi être opportuniste, comme l’écrivait Gillet (1987) : bien faire ce qu’il peut faire en tenant compte des ressources dont il dispose et du contexte dans lequel il agit. Pour fonctionner, il a donc besoin de cadres d’analyse qui mettent en relation directe des modèles d’action et des indicateurs ou des éléments de diagnostic perceptibles dans les situations, sans devoir passer par une instrumentation qui perturberait la situation ou impliquerait un temps de latence dont il ne dispose pas. En outre, il importe que les modèles d’action, ainsi connectés à des signaux, soient non seulement efficaces à coup sûr dans le cas présent, mais aussi qu’ils soient conformes aux valeurs qui fondent sa pratique ou auxquelles adhère l’institution où il oeuvre ! Le geste proposé par le modèle doit avoir une efficacité « légitime » avant de pouvoir être adopté par le praticien obligé de rendre des comptes. Bref, pour être valable du point de la pratique, le modèle d’action doit être sans contradictions majeures (cohérence) et sans failles trop apparentes (consistance) tout en certifiant (certitude) le succès (efficacité) et la rectitude ou la conformité aux valeurs du système (éthique) en tenant compte des ressources et des contraintes du contexte (opportunisme). Comme on le voit, la situation du praticien est diamétralement différente de celle du chercheur et les exigences de son action ne correspondent que peu aux propositions du chercheur, tant et aussi longtemps que ce dernier respecte les exigences associées à certaines conceptions du travail scientifique.

On perçoit immédiatement la tentation à laquelle le chercheur va succomber dans la mesure où il veut obtenir une certaine audience des milieux de pratique : troquer son sarrau de chercheur pour prendre l’habit du consultant, du gourou et le micro du prêcheur. Certains chercheurs résistent, d’autres non et deviennent les défenseurs de modèles d’action intégrant à une idéologie de l’action quelques éléments empruntés à des travaux scientifiques pour garantir une image de scientificité qui garde encore une aura de vérité. Il y a là une double supercherie. D’abord, l’incorporation d’éléments fondés sur des travaux empiriques n’élargit pas à l’ensemble du modèle idéologique la validité locale des résultats empruntés. Ensuite, les travaux scientifiques ne peuvent nullement fournir quelques vérités que ce soit ; ils n’apportent pas de certitude, ils ne peuvent que produire des énoncés (ou des solutions) hypothétiques, c’est-à-dire provisoires, relatifs, conditionnels et conjecturaux. En outre, même s’ils sont élaborés dans des recherches qui respectent la déontologie de la recherche, ils ne fournissent par eux-mêmes aucune éthique aux modèles d’action qui peuvent en découler ou y être associés. Seules les métaphysiques, les religions, les idéologies peuvent prétendre fournir des vérités vraies et justes, pas la science ; c’est une erreur majeure que d’attendre cela d’elle. En fait, on le perçoit dans de nombreux ouvrages écrits à l’intention des praticiens, les prétendues synthèses des connaissances sont plus souvent des discours qui, à l’intérieur d’une philosophie ou conception de la pratique, articulent la signification de principes ou d’explications, inférés de quelques travaux scientifiques, à une élaboration de l’expérience pratique (avec illustrations, récits et anecdotes) construite comme une structure cohérente et signifiante. C’est dans la mesure où ces auteurs parviennent à élaborer un modèle produisant, avec une certitude affichée, les effets attendus dans le cadre d’une vision cohérente du sens de l’action que le livre devient un succès et son auteur une référence pour les milieux de pratique et pour les organismes et gouvernements qui veulent gérer l’évolution ou le changement de ces milieux de pratique.

Il y a donc un problème chez les praticiens qui attendent des travaux scientifiques qu’ils réalisent ce que seule une philosophie peut offrir. Pour qu’ils puissent être ouverts à une utilisation non fallacieuse des travaux de la recherche scientifique, il leur faudrait pouvoir adopter une philosophie ou une attitude à l’égard de la pratique qui n’implique pas l’adhésion à un discours idéologique vrai, juste et cohérent et qui ne cherche pas à fournir une réponse toute faite et parfaite aux questions de l’existence. Cette attitude ou philosophie existe, c’est l’existentialisme. L’existentialisme est une philosophie réaliste, et pour le moins dualiste, qui prend en compte la complexité de l’existence, ses contradictions et ses difficultés, sans se cacher derrière un idéalisme qui rabote les difficultés de la vie par la promesse d’une meilleure vie au-delà, sans annuler les contraintes objectives de la réalité qui sont telles qu’il n’y a pas de vie sans la mort, qu’il n’y a pas de santé sans maladie, pas d’intelligence sans bêtise, pas de corps sans esprit mais aussi pas d’esprit sans corps, pas de solution qui ne comporte ses inconvénients, pas de traitement positif qui ne comporte aussi quelques effets négatifs. Pour l’existentialiste, la vie est une trame de contradictions qui s’emboîtent, de compromis et d’incertitudes, de réussites et d’échecs, d’inquiétudes et de plaisirs ; elle est à vivre maintenant, sans illusion, alors qu’elle ne se réduit ni à la somme de ce qu’on fait ou de ce qu’on possède ni à une essence transcendante, mais dans la conscience d’une vie qui se construit, se développe et se réalise dans des interactions jamais parfaites, mais qui offrent une possibilité, limitée à un horizon imprévisible bien que fini, d’un devenir entre la naissance et la mort inéluctable, d’exister simplement avec les transformations, les croissances et les vieillissements inexorables et inégalement répartis entre nous. Dans cette perspective, il n’y a pas d’absolu ni de vérité, pas plus que de destinée ou de justice ; il n’y a que la possibilité d’une existence avec les autres, tant les contemporains (car nous ne pouvons exister que par les interactions que nous tissons) que ceux qui nous ont précédés et qui nous succéderont, existence ainsi insérée dans une filiation et une création (que celles-ci soient corporelles ou symboliques), avec un héritage à accepter et à reconnaître (car nous ne pouvons pas faire comme s’ils ne nous avaient rien donné) et un autre héritage à transmettre tout en sachant que ceux qui nous suivront le transformeront.

Brièvement esquissée, cette conception existentialiste n’est pas à la mode, bien que, selon nous, ce soit une des seules qui soit cohérente avec la réalité de l’existence des êtres humains et de leurs organisations qui, tous et toutes, naissent, vivent et meurent. La majorité des individus et des organisations privilégie l’idéal, l’irréel, que ce soit dans les promesses religieuses d’un paradis, d’une rédemption, ou dans la quête possible de l’excellence, de la qualité totale, de l’innovation constante, du changement permanent, de l’organisation apprenante, autrement dit de la supériorité, de l’efficacité totale, de l’absolu qui ne sont, pour continuer avec les mots de Pauchant (1996) dont je reprends ici quelques thèmes, qu’une « tentative d’offrir une solution à la mort elle-même, mais une solution illusoire » (p. 143). Pourtant, l’existentialisme a trois mérites importants à mes yeux : cette philosophie est la seule qui soit compatible a) avec la conception de la recherche scientifique limitée à la production d’énoncés (Van der Maren, 1996) ou de solutions hypothétiques (Van der Maren, 2002), b) avec la définition de la démocratie telle que l’a présentée John Saul (1996) et dont les bases sont le doute, la considération, l’écoute et la discussion, et c) avec une attitude de santé mentale qui protège contre l’anéantissement psychologique consécutif aux difficultés et aux échecs inexorables mais insoutenables si l’on croit un tant soit peu en la possibilité de la perfection, de la pérennité, de l’absolu, de l’éternité.

Il faut reconnaître qu’en conformité avec cette définition, tenir une position existentialiste n’est pas nécessairement facile puisque la prise en compte de la réalité ne permet pas le refuge dans l’illusion d’un au-delà et d’une toute-puissance qui viendrait colmater des imperfections perçues comme temporaires. Il y a des jours difficiles où, en tenant une telle position, il arrive, par instant et avec une fatigue réelle, d’envier la certitude du croyant, le fanatisme du religieux. Il n’en reste pas moins qu’à notre époque vouée à l’excellence, à la performance et à l’harmonie, l’attitude existentialiste est celle qui permet une relative sérénité, une relative santé ou, du moins, de les retrouver en évitant l’épuisement produit par la quête d’un inaccessible et illusoire idéal [3]. On peut donc comprendre que, devant les échecs du mirage technologique et scientiste, la majorité opère un retour vers diverses formes de croyances religieuses, toutes autant illusoires et asservissantes, alors que la liberté de penser conjointe à l’existentialisme est parfois lourde à assumer. Mais, comme dit la maxime, on ne peut pas faire leur bonheur à la place des autres, même s’il nous semble qu’une des conditions de la formation et de la pratique professionnelles inspirées par les résultats de la recherche scientifique réside dans l’adoption d’une attitude de vie parallèle à l’attitude scientifique, soit l’attitude existentialiste.

Il n’en reste pas moins que, même si les praticiens adoptaient l’existentialisme, la recherche scientifique en sciences sociales et humaines appliquées devrait diversifier ses objets de recherche et prendre en considération les questions des praticiens. Si les questions ontologiques sont importantes, si la discussion scolastique s’avère essentielle à l’intelligibilité de notre existence et de notre environnement, il n’en reste pas moins que, pour ceux dont le métier n’est pas de discourir dans les universités, mais de travailler dans les écoles, les questions essentielles tournent autour de comment faire pour s’en sortir, pour réussir honorablement. En outre, si les formations professionnelles, initiales et continues, doivent encore fournir des modèles d’analyse et de compréhension des situations problèmes, elles doivent aussi instrumenter les praticiens sur un plan pragmatique : leur présenter comment se font efficacement les gestes du métier ou les actes professionnels, comment ces gestes actualisent les valeurs du métier ou les idéaux de la profession et tiennent compte des contraintes concrètes de son exécution. Il paraît alors urgent qu’une partie importante des efforts de la recherche se réoriente de manière à ce que ses résultats puissent instrumenter les praticiens et à ce que les modalités d’interprétation et de communication des résultats s’intéressent à la présentation des hypothèses de solution plutôt qu’à leur représentation. Cela implique qu’une partie de la recherche adopte des visées pragmatiques plutôt que théoriques, se réalise à partir des problèmes et des catégories usuelles des praticiens, sur le terrain commun de leur action, et que la communication des résultats prenne la forme d’une présentation concrète, contextualisée et impliquée des hypothèses de solution, plutôt que celle de leur représentation abstraite, générale et désengagée des contraintes et des valeurs qui connotent l’action.

La dernière distinction, entre présentation et représentation, n’est pas que didactique ou rhétorique, elle renvoie à des cultures professionnelles différentes : celle du praticien d’une part et celle de l’intellectuel d’autre part. Analogiquement, la distinction est un peu celle qu’on trouve entre le commentaire qu’un acteur fait depuis les coulisses à propos du jeu de son comparse qui est sur la scène et, d’autre part, la chronique qu’en écrit le critique. Ce dernier vit en exploitant le travail de l’acteur sans jamais avoir à le faire, alors que l’acteur en coulisse le vit en sachant qu’il aura à monter sur scène à son tour ! La présentation tient donc nécessairement compte du contexte concret de l’action. La présentation de l’action est sa communication à un autre considéré comme partenaire ou complice pouvant partager le sens de l’action. La représentation de l’action est par contre une élaboration générale, décontextualisée, et accessible, par l’abstraction, à ceux qui ne sont pas du métier, n’en partagent pas les valeurs et la vision et qui, surtout, n’auront pas à exécuter l’action. Pour ceux qui exercent le métier de chercheur, la présentation de l’action est anedoctique, alors qu’elle est essentielle aux praticiens pour en saisir le sens et organiser la suite à lui donner. Le praticien ne peut pas saisir l’action sans la voir, sinon l’imaginer, pendant qu’elle se présente. Au contraire, le savant ne peut pas penser l’action sans l’artifice d’une représentation de l’action, d’une abstraction qui met l’action à distance et protège sa réflexion du piège de l’immersion dans l’action, avec tout ce que cela implique comme émotion et comme prise en compte de valeurs et d’éléments contextuels qui font de l’action non pas une donnée pure, mais une donnée brute : le résultat d’un calcul et de compromis.

Enfin, aucune exigence fondamentale, épistémologique, n’empêche que l’action des praticiens devienne un objet de recherche. Par ailleurs, pour qu’une telle recherche soit réinvestie par les praticiens, il faut qu’elle souscrive aux exigences de la pratique, autrement dit que ses résultats parlent du comment faire et visent une efficacité opportuniste et éthique. Cela ne peut se réaliser que dans une analyse du travail des praticiens, sur leur terrain, avec leur collaboration et dans le respect de leur exercice du métier : ce sont eux qui savent le faire et non pas les chercheurs. Les chercheurs n’ont pas à leur dire quel est leur métier et comment ils doivent le faire. En général, ce sont les professeurs qui disent comment il faut faire. Ici, le chercheur doit se dégager du rôle de professeur, de celui qui sait et qui forme. Il doit se taire et se mettre à écouter les praticiens pour entendre quels sont leurs problèmes, comment ils les posent, les vivent et les résolvent. Il doit se contenter de fonctionner comme le collaborateur des praticiens ayant, pour les praticiens qui peuvent y être intéressés et parce qu’il les écoute, le rôle d’un révélateur, d’un catalyseur, dont la pratique, différente de celle du praticien, permet aux praticiens de voir, de se découvrir et, entre eux, de se dire le métier qu’ils exercent [4] et de se montrer la variété des gestes qui permettent de le réussir. Il n’y a pas un acte professionnel, il y a une diversité de gestes ; il n’y a pas un modèle unique d’action qui atteigne l’efficacité éthique recherchée, il y a diverses combinaisons d’actions susceptibles de l’atteindre selon les contextes et dans un même contexte.

Cela nous ramène aux deux propositions centrales de cet article : que le praticien autant que le chercheur adopte une vision existentialiste de leur travail et, surtout, du travail de l’autre, et que la recherche pédagogique s’intéresse à la diversité du comment faire dans la perspective d’une efficacité autant éthique qu’opportuniste. Cela peut paraître contradictoire, mais c’est ainsi : c’est cela, la complexité dont Ardoino et de Peretti (1984), Atlan(1979, 1991), Le Moigne (1990), Morin (1986, 1990), et autres penseurs (Fogelman-Soulié, 1991) nous ont fait valoir la caractéristique essentielle des actions humaines. Sur le terrain de la recherche en éducation, dans sa pratique, pas seulement dans ses discours, quand imaginerons-nous des méthodes de recherche et de présentation de ses résultats qui rencontreront les exigences des pratiques du métier et les demandes de ses acteurs sans sacrifier celle du travail scientifique ? Sur le terrain de la formation des praticiens, quand imaginerons-nous des modèles d’enseignement qui leur fasse accepter que la recherche scientifique se limite à produire des hypothèses et que le sens qu’on donne au métier doit en respecter la réalité, ses contingences et son caractère existentiel ? Il n’y a pas d’absolu, de vérité, de perfection : il y a la complexité.