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Introduction

Nous faisons choix de ce néologisme, l’enseignance, pour signifier à la fois la mutation en cours dans laquelle se trouve engagé l’enseignant et ainsi porter l’accent sur les éléments instables, fluctuants qui caractérisent l’évolution du métier vers la profession. L’enseignance rendrait davantage compte, selon nous, de la constante adaptabilité à laquelle doit répondre désormais la profession d’enseignant, donc l’enseignant lui-même. Parallèlement en France et après d’autres pays, l’analyse des pratiques se trouve progressivement généralisée, avec des modalités diverses, dans l’ensemble des instituts universitaires de formation des maîtres à partir de l’année scolaire 2002-2003. L’objectif annoncé vise à accompagner les enseignants du premier et du second degré entrant dans le métier. L’analyse des pratiques devrait tendre, selon ses initiateurs, à développer une culture efficiente du questionnement des situations d’enseignement et favoriser une autorégulation de l’acteur. La professionnalité ne pourrait plus alors être abordée sous l’angle exclusif d’un « agir professionnel » si central dans la culture enseignante. Elle devra comporter[1] désormais une dimension réflexive, susceptible de conduire l’enseignant, tout au long du parcours, à revisiter sa propre pratique. C’est un nouveau champ de la formation des enseignants qui est ainsi à défricher.

L’Institut universitaire de formation des maîtres de Rouen a développé une telle approche, en direction du second degré (enseignant des collèges et lycées), à partir d’un cadre d’analyse des pratiques reposant sur le séminaire. Une démarche d’évaluation du dispositif a été entreprise à partir de laquelle nous avons procédé à l’étude présentée. Le corpus sur lequel nous nous appuyons est constitué par 293 questionnaires. Nous avons tenté de dégager certains traits caractéristiques aux séminaires d’analyse des pratiques, notamment en termes de résistances ou d’adhésions de la part des enseignants stagiaires, mais également de possible modification ou de maintien résolu des positions.

Par ailleurs, nous nous sommes efforcé d’évaluer le rôle de cette instance particulière que constitue le groupe dans le contexte de la formation du second degré et cela d’autant plus que la culture professionnelle de l’enseignant ne l’incline que très modérément à recourir, si ce n’est en raison de difficultés individuellement non surmontables, à l’équipe pédagogique. Dans ce dernier cas, la fonction du groupe est cantonnée au soutien, voire à l’étayage, et non ouverte au questionnement. C’est donc, de ce dernier point de vue, une effective éducation qui serait ainsi initialisée dans le cadre de la formation, en permettant aux futurs enseignants des lycées et collèges d’éprouver les potentialités propres à un groupe dont la spécificité décisive est d’être constitué de pairs.

Un cadre théorique : le sociocognitivisme

Le cadre théorique sous-jacent à notre approche réfère à une double perspective constructiviste et interactionniste se démarquant ainsi d’une démarche plus substantialiste et essentialiste dont le je atopos (sans lieu propre) se trouve considéré en dehors de la relation. Nous formulons l’hypothèse que l’identité ne peut être pensée comme donnée mais comme une mise en dynamique d’un moi en constante adaptation. Cette dernière, selon la théorie sociocognitive de Bandura participant de la tradition sociohistorique explorée notamment par Wallon, Vygotsky, Bruner, subirait les effets d’un « modelage social » découlant à la fois de l’observation et d’une traduction symbolique des styles de comportements décryptés.

De plus, cette identité ne se forme et ne se perçoit qu’à partir d’autrui. Un autrui qui devra être identifié et qui favorisera l’identification tout autant que lui-même identifiera en retour. Cet autrui peut être un collectif ou un individu. Le processus d’identification est donc fondamentalement dialogique. C’est la conscience par je d’être un moi reconnu par autrui qui ouvre à l’identité, en l’occurrence à « soi ». Ce soi se construit progressivement par l’altérité et dans une confrontation/interaction des langages. La conscience de soi et la reconnaissance par autrui réalise la dialectique de l’identité. Le je institue le tu et réciproquement. Ce rapport entre le même et l’autre renvoie à celui entre l’individu et le groupe, voire la collectivité, d’où cette double émergence du sentiment de soi et du sentiment d’appartenance. Le sentiment d’appartenance à un groupe fonctionne à partir d’une articulation inclusion/exclusion. Identité personnelle et identité sociale induisent du sujet des postures de conformité ou de rupture voire de projection. En résulte une mise en tension entre ce que Goffman (1987) dénomme « l’identité réelle » et « l’identité sociale virtuelle ». L’acteur professionnel, a fortiori débutant, s’inscrit dans ce processus de construction d’un soi et d’un sentiment d’appartenance.

Bronckart (1997), en développant une approche plus encore socio-discursive, propose une réappropriation de l’agir communicationnel d’Habermas (1995) à partir du point de vue vygotskien. L’approche, pour l’essentiel, s’appuie sur la capacité des individus à générer des aptitudes médiatisantes, accommodantes avec le milieu. La coopération des individus dans l’activité s’effectue au moyen de régulations, de médiations qui transitent notamment par des interactions langagières. Dans ce dernier cas, les mots contiennent une indispensable teneur performative. C’est la négociation, et par voie de conséquence la qualité même de la coopération verbale (Ghiglione, 1986), qui est en jeu. Il ne peut s’agir alors d’imposer ou de recevoir un « discours d’importance » (Bourdieu, 1987, p. 207) de la part de l’un ou l’autre des acteurs, fût-il le formateur. Une telle situation est susceptible d’engendrer un processus de sémiotisation, résultant notamment de la confrontation des représentations collectives et individuelles. Sa dominante est indéniablement performative en ce sens que toute prise de parole, individuellement ou collectivement considérée, vise à modifier le point de vue, et probablement de peser de manière indirecte sur la pratique effective de l’acteur.

Un constat récurrent

En début d’année, les enseignants débutants, faute de pouvoir mobiliser une expérience suffisante (savoirs implicites ? savoirs d’action ?) qui permettrait le rééquilibrage des situations délicates (l’identité professionnelle est en cours de construction), ressentent négativement tout travail sur ce terrain : qu’est-ce qu’être enseignant ? (l’identité personnelle est alors fortement sollicitée). Il y a ce stagiaire en valence lettres, lors d’un séminaire d’analyse des pratiques, qui s’est refusé à répondre une fois de plus à cette question trop de fois posée (7 fois selon lui). Une certaine protection est peut-être à ce prix. Une tenace centration s’opère en effet sur les représentations, sur la construction identitaire, sur le processus enseigner, fort peu sur celui d’apprendre (Houssaye, 1988). La confrontation avec la réalité, les errances qu’elle peut engendrer chez l’enseignant novice, les réponses approximatives et une certaine confusion des champs disciplinaire, didactique et pédagogique, conduisent souvent ce dernier à réinvestir les modèles éprouvés au cours du métier d’élève. Cela expliquerait vraisemblablement, pour une grande part, ce différentiel nombre de fois observé entre le curriculum formel (attendu par l’institution au sens large) et le curriculum réel. Plus encore, cela expliquerait les résistances à se repositionner hors des archétypes traditionnels, en ce sens qu’ils sont partagés, donc attendus, à la fois par les élèves, les parents, les enseignants, etc.

Il s’agirait ainsi d’opérer une transformation comportementale, en ce sens que la posture réflexive serait désormais constitutive de l’identité professionnelle. Il ne serait plus question de ne l’exercer que ponctuellement, dans le cadre par exemple du séminaire d’analyse des pratiques, mais de la mobiliser dans la permanence de la pratique professionnelle à l’image du praticien réflexif préconisé par Schön. Les formes que peuvent prendre cette intériorisation tout autant que ses manifestations ne sont pas prévisibles et relèvent notamment des présupposés, favorables ou non, présidant à l’entrée dans le séminaire. De ce point de vue, le champ en est indéniablement ouvert. Dans cette direction, le sujet EPS8[2] entrevoit l’extension possible de son expérience : C’est un travail et un état d’esprit qu’il faut développer dès le début de notre carrière et entretenir tout au long de celle-ci, d’après moi (cela sans jamais juger la personne concernée mais en lui apportant des solutions).

L’approche méthodologique

Nous tentons de définir ce que représente le groupe dans le cadre du séminaire d’analyse des pratiques. En nous appuyant sur notre propre expérience de formateur, il nous a semblé que le groupe, ainsi constitué, était susceptible de produire des effets particuliers. Ce sont ces derniers que nous avons souhaité préciser. Le groupe qui n’est pas nommé apparaît en effet comme l’absent discursif alors même qu’il se trouve à la source de multiples incidences. L’analyse de discours que nous proposons repose sur le traitement de deux paramètres : le contenu et les procédés du discours. Le contenu renvoie pour l’essentiel aux représentations des acteurs ayant trait à des thèmes particuliers alors que les procédés réfèrent à des faits linguistiques qui dénotent le positionnement. La méthode a consisté à partir d’un traitement intégral et systématique des énoncés à problématiser ces derniers à partir de trois axes : l’effet groupal, l’effet discipline et l’effet réflexivité. Les tableaux constituent le résultat d’un codage par états 1 et 0 à partir de l’axe questionnant. Les citations extraites le sont parce que éponymes du repérage établi par l’analyse résultante. Nous avons dans un second temps tenté de préciser et de définir un « effet groupe » en constatant ou non l’élaboration d’un discours groupal. La parole de l’acteur tend à s’inscrire par une rationalité partagée dans un consensus discursif. Dans le groupe chacun des acteurs tend à converger plutôt qu’à diverger, se réservant pour lui-même ce qui relèverait du dissensus. Le dit du groupe ne recouvre pas alors le dit de l’acteur que nous inscrivons par conséquent dans un dire (dit et non-dit). Cet aspect indique l’une des limites du groupe du séminaire d’analyse des pratiques. Nous avons pour cela procédé à un relevé systématique des procédés linguistiques concourant à la fabrication du discours groupal et ceux relevant de l’écart. À titre d’illustration, nous avons répertorié, en creux et en plein, les énoncés surinvestissant la discipline d’une effective omnipotence. Nous avons ainsi constaté que les marqueurs disciplinaires participent pour une part importante à l’élaboration du discours groupal.

L’hypothèse de recherche : le groupe, un enjeu ?

Le corpus sur lequel nous nous appuyons est constitué de 293 questionnaires, résultant du dispositif d’évaluation des séminaires des enseignants stagiaires du second degré. Deux questions ouvertes et le choix laissé de trois mots ont été proposés, dans le but de mieux sérier les effets du séminaire[3]. Le questionnaire proposé incite les acteurs à opérer un retour sur le cadre proposé dans le second degré (professeurs des collèges et lycées) qui tend à favoriser, sous des modalités nuancées d’un animateur à l’autre, une dynamique de l’exploration reposant effectivement sur le groupe. La manifeste diversité des groupes en raison de leurs caractéristiques disciplinaires ou de leur relative légitimité au regard de la reconnaissance académique, constitue l’une des données de notre recherche. Nous tenterons d’en évaluer les effets, notamment au regard des thèmes traités mais également des fonctions octroyées au groupe.

Tableau I

Des groupes disparates

Des groupes disparates

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À la lecture de ce tableau apparaît l’extrême diversité disciplinaire des groupes. De plus, l’ancrage au regard de la discipline n’est pas identique, à l’exemple des professeurs de lycée professionnel (PLP) qui assurent l’enseignement de deux sinon trois disciplines (français, histoire et géographie), mais également de celui des enseignants de technologie ou des documentalistes qui se positionnent au regard d’une certaine transversalité. C’est ainsi que nous nous sommes attaché, dans le cadre de cet article[4], à questionner le groupe en sa qualité d’instance discursive, et à tenter d’évaluer son action.

Du groupe et de ses effets en analyse des pratiques

Le questionnaire intervient en qualité d’un regard second sur le dispositif de formation proposé. Il ne s’agit donc pas de traiter de la réalité de l’interaction, de la circonscrire mais de repérer de manière indirecte le positionnement des acteurs au regard du cadre proposé et plus précisément des effets de l’action groupale. Avec l’organisation et l’agencement graduel du groupe s’instaure un partage progressif de catégories de pensée, catégories qui deviennent ainsi les catégories du groupe. Une intentionnalité groupale se manifeste dès lors, autorisant progressivement la dissociation entre les pratiques et le discours groupal – discours marqué par des modalités s’inscrivant entre l’incertitude et l’obligation. Le substrat du groupe, constitué certes par la référence au métier, par la pratique commençante, l’est peut-être plus encore par l’insécurisante construction de l’identité professionnelle. Certains groupes expriment cet aspect plus que d’autres, à l’exemple des groupes d’éducation physique et sportive comme de mathématiques : Il se dégage enfin un certain sentiment d’appartenance à une communauté dont les intérêts convergent au niveau professionnel et humain. Ce qui est plutôt positif en termes de cohésion des personnels enseignants (M7)[5]. L’exigence d’un groupe restreint (par petits groupes de 6, maximum, EPS2/1) manifeste la recherche d’une intentionnalité interactionnelle opératoire. Cette dernière peut être définie en creux : La lourdeur de la mise en situation, une dizaine par groupe, fait que tout le monde ne peut pas parler, mais surtout dans cette organisation il est possible de se cacher (EPS3). Une demande de bonne qualité interactionnelle s’impose comme une condition a minima du fonctionnement du groupe. Cette recherche du groupe « idéal » peut faire l’objet de propositions précises : Un stagiaire s’adressant à deux autres et trois observateurs, stagiaires aussi (EPS2/3), des groupes plus restreints, peut-être par affinité (EPS2/10). Il s’agit, ici, d’un groupe pour dire et non pour faire. Le premier devra rechercher en lui-même son propre objet, alors que le second aura à répondre à une nécessité extérieure, par exemple, une analyse de situation contextualisée. Dans ces deux cas de figure, l’organisation du groupe et son fonctionnement s’en trouvent nettement différenciés. Les propositions que font les enseignants stagiaires tendent à garantir la possibilité même de l’événement langagier (Gadamer, 1995) implicitement souhaité.

Une référence incertaine : le groupe ou le cadre ?

La référence au groupe ou au cadre institutionnel apparaît comme une limite décisive du positionnement en ce sens où le groupe est susceptible de déplacer le cadre. Au regard de l’enquête, le groupe est appréhendé en termes de potentialité, et implique que ses membres y prennent une part décisive. Le cadre se définirait davantage comme une limite susceptible d’être revendiquée ou refusée, en l’occurrence le séminaire d’analyse des pratiques. La référence au groupe induit nettement des exigences de fonctionnement (groupes restreints), de qualité de l’interaction pas uniquement verbale, et une orientation des demandes et des attentes vers le groupe lui-même. La référence au cadre engendre des demandes portées vers l’extériorité : exigence affirmée d’un cadrage, d’objectifs, de thèmes préparés. Une attente revendicative des propositions émanant des formateurs atteste d’une non-reconnaissance du groupe, voire révèle la réticence à y prendre une place.

Le « flou » des séances, stigmatisé dans un certain nombre des réponses, semble intervenir comme indicateur du faible degré de l’interaction elle-même (groupes anglais, histoire et géographie, physique et chimie, etc.). Les groupes « satisfaits » le sont, inversement, en raison d’une manifeste qualité interactionnelle (EPS I et II, mathématiques, documentation, etc.). Par ailleurs, le groupe référent peut être celui constitué, non dans le séminaire, mais dans le contexte de la formation disciplinaire. Un recentrage est alors opéré sur la discipline : L’analyse de pratique a déjà lieu dans le cadre de la formation disciplinaire, de façon tout à fait efficace (Anglais1/1). Dans ce dernier cas de figure, le groupe disciplinaire refuse la possible dynamique du groupe d’analyse de pratiques pour mieux instituer un cadre, celui de la discipline, et ainsi ouvertement refuser la pratique en tant que matériau analysable. A contrario, le groupe constitué peut apparaître comme trop entravant au regard des attentes affichées. Des enseignants stagiaires proposent, ainsi, de constituer des groupes de taille plus interactionnelle à l’exemple d’EPS1/1 : La manière de réaliser cette analyse semble devoir se faire par petits groupes de 5 à 6, puis de rassembler les progressions, les solutions et les problèmes à la fin en groupe complet. Deux instances sont ici constituées.

Les mots du groupe

Notre sélection repose sur un certain nombre de termes récurrents dans l’ensemble du corpus. Ces derniers font référence à l’instance décisive que constitue le groupe. Un fonctionnement qui se doit de répondre à de réels critères exigés des enseignants stagiaires au risque du décrochement : cohésion, ensemble, participation, écoute, critique de façon constructive, confidentialité. Le groupe potentialise une indiscutable fonction d’étayage, sans pour cela transiter par le discours direct, émanant par exemple du formateur : discuter avec d’autres stagiaires de nos pratiques nous apporte beaucoup. Certains intervenants extérieurs[6] vident de sens les séances en psychologisant trop nos pratiques (Mathématiques, 13). Il est en effet remarquable de constater l’efficience de l’interaction, là où le discours ex cathedra paraît demeurer inopérant. L’expertise octroie simultanément une compétence et une autorité sociale, susceptibles d’être refusées par le praticien fortement impliqué dans l’activité (l’intervenant extérieur n’est pas forcément nécessaire, EPS2/20), et dont le discours tenu tend à relever d’une communauté de langage (Gadamer, 1991) de surcroît façonnée par l’expérience. Le dire des enseignants stagiaires en séminaire d’analyse des pratiques se développerait préférentiellement au moyen de ce langage ordinaire (Wittgenstein, 1986), de ce parler ordinaire qui mobilise peu le langage spécialisé voire professionnel des formateurs, moins encore des experts. Cette place, sinon ce statut implicitement octroyé à l’ordinaire dans ce qu’il comporte de familier, de partagé, de commun, voire d’usuel, ne peut que s’opposer à « toutes les sortes de brillances rhétoriques de pouvoirs qui hiérarchisent et de non-sens qui ont autorité » (De Certeau, 1990, p. 28). Lorsque les formateurs sont requis c’est, préférentiellement, pour partager leur expérience (A23)[7].

L’action du groupe ne se limite pas néanmoins à conforter. Elle permet, selon les enseignants stagiaires, d’opérer de réels déplacements positionnels : Ces réflexions alimentent une remise en question des pratiques, une évolution de celles-ci (ÉM5)[8]. L’échange, l’interaction réussie, semble effectivement participer d’une acceptable modification posturale. La proximité socio-cognitive favorise une variation, en quelque sorte par contamination positive. L’expérience constitue à la fois le substrat et le cadre rendant probable le déplacement postural. Il semble s’opérer une passation en termes notamment de savoirs d’action, à partir d’une dissémination de l’expérience. Les gestes professionnels sont ainsi revisités de l’intérieur, par un efficace « processus de pensées » (Wittgenstein, 1986, p. 267). Le groupe favorise une progression reposant sur l’horizontalité référant à la parité, alors que la pratique dominante dans l’institution renvoie à une verticalité de tous les instants, marquée par le « hiérarchique » : verticalité dans les savoirs (je sais/tu ne sais pas), verticalité dans la fonction (enseignant/enseigné), etc. Le faible gradient entre l’expérience partagée et les savoirs d’action évoqués autorise la passation et non la transmission. Ricoeur (1990) inscrit le mouvement de l’identité dans une dialectique de la mêmeté et de l’ipséité, l’une ne pouvant se concevoir, moins encore s’établir, sans l’autre. L’enseignant novice semble ainsi vouloir s’inscrire dans un premier temps dans la mêmeté collégiale, afin de mieux repérer puis établir dans un second temps son ipséité, sa singularité personnelle.

Dès qu’il est question de groupe, une certaine doxa largement partagée par les enseignants, et compte tenu de leur propre expérience du groupe-classe, tend à lui conférer deux rôles dominants : celui du récepteur patient et celui de l’acteur attendu, l’un et l’autre répondant à un permanent et exigeant fonctionnalisme[9] scolaire. Dans les deux cas, il se trouve évalué sous l’angle de la qualité : qualité de l’écoute, voire de l’attention manifestée, qualité de l’activité en ce que cette dernière s’inscrit dans les objectifs fixés. Dans les deux cas, le groupe est effectivement dirigé et paradoxalement ne peut constituer l’instance de référence. L’enseignant est indéniablement le producteur, conscient ou non, de cette approche exagérément fonctionnaliste. Il en résulte une certaine classe de problèmes récurrents : problèmes de gestion de classe, réactions face à des élèves plus ou moins agités (SVT9). Avec l’analyse des pratiques se met en oeuvre une autre culture groupale. Le groupe est certes écoutant, actant, mais dans un contexte régi par la non-directivité instituée en règle. Il devient ainsi sa propre référence. De cette situation peu habituelle dépend sûrement l’efficience du séminaire. Ce nouveau contexte s’inscrit comme le premier terme d’une rationalité partagée, par ailleurs déterminante. La qualité de l’écoute et de l’agir s’en trouve alors transformée et « l’interaction devient une relation elle-même interne – intériorisée » (Ricoeur, 1990, p. 185). Un certain nombre de conditions sont néanmoins requises pour cela. Les enseignants stagiaires d’EPS (groupe de 21) semblent avoir une idée précise sur la question : Oui lorsqu’il s’agit de confronter ses expériences à 4 ou 5, mais non quand il s’agit devant 20 personnes de dire ses problèmes (EPS11). Cette position traduit une demande générale, émanant notamment des groupes qui se positionnent favorablement à l’encontre de l’analyse de pratique. Ce sont d’ailleurs les mêmes groupes (EPS, documentation, math, etc., voir tableau) qui questionnent jusqu’aux limites les conditions de la réussite du séminaire.

La rationalité partagée : un outil ?

Se retrouver entre pairs n’est cependant pas une condition suffisante, d’autres paramètres concourent à son effectivité : l’accord de principe à propos de l’analyse de pratique, la « compréhension » extensive ou non du contrat, le positionnement des formateurs (interventionnistes ou non, etc.), les enjeux internes au groupe, etc. Dans l’hypothèse où les éléments sont divergents, c’est toute l’interaction qui risque fort de se trouver entravée. La présence d’un formateur évaluateur ou trop interventionniste suffit à rendre inopérante la « conversation » attendue. Chez les enseignants stagiaires en anglais, ce sont 7 d’entre eux parmi les 14 que comptent le groupe qui regrettent la présence d’un formateur disciplinaire. Cela suffit amplement à enrayer l’interaction espérée. La réponse d’une enseignante stagiaire sur ce point synthétise de façon représentative une telle exigence. Elle établit le constat que la présence d’un formateur qui visite les stagiaires n’est pas souhaitable puisque cela nous empêche de nous exprimer librement quant à nos éventuels problèmes (Q2), alors même qu’elle se positionne favorablement au regard du séminaire en Q3 : discussion, solutions, partage d’idées et de techniques.

Un problème avec le problème ?

Il ne semble pas y avoir problème à exposer un problème. Sur l’ensemble du corpus peu ou pas de position hostile de ce point de vue. Plus encore, le fait d’exposer un problème induit la reconnaissance d’une réalité partagée, à l’exemple de cet enseignant stagiaire : Cela permet de se rendre compte que nous éprouvons tous des difficultés. Il y a beaucoup de problèmes communs qui sont rencontrés (EPS7). Toutefois le problème devra préférentiellement s’accompagner de son éventuelle solution : Ce qui est très important, c’est de donner des solutions concrètes. Heureusement, cela a été fait dans la plupart des cas (SVT5). Les attentes portent pour l’essentiel sur des savoirs d’expérience : Les séances permettent le récit, l’analyse et des pistes de résolution, de divers problèmes rencontrés par les stagiaires (Doc1). La médiation, par l’expérience narrée d’un tiers, semble contenir une manifeste efficacité dans la réception, puis dans la transformation en savoirs d’action. Le passage par la parole est déjà une mise à distance, que constate EPS14 : Le fait de s’exprimer permet parfois de dédramatiser une situation qui pourrait sembler insurmontable. Cela ayant pour effet de consolider le stagiaire dans sa pratique quotidienne et de résoudre les problèmes rencontrés.

Pour affiner davantage l’analyse et à titre d’illustration, nous avons comptabilisé pour le groupe EPS1 les termes relevant du champ lexical du « problème », et dont la modulation occurrentielle est pour le moins faible : problème à situation problématique. Le choix de ce groupe découle de son positionnement impliqué à l’égard du séminaire (19/2 favorable/défavorable).

Tableau II

Groupe EPS : 21

Groupe EPS : 21

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Les coefficients unitaires sont respectivement de 2,1 et de 1,1. Le problème est deux fois plus évoqué que la solution. La centration sur la situation-problème est incontestablement dominante dans le cadre du séminaire. Une récurrente articulation entre problème et solution(s) sous-tend les attentes des enseignants stagiaires.

La pratique, les outils de la pratique tant convoqués, réfèrent à une classe d’actions spécifiques au métier d’enseignant (professionnalité). Le théorique est défini en opposition à ces attentes en termes de savoirs d’expérience : D’autres séances sont restées trop « théoriques », dans le sens où elles n’ont pas répondu à des problèmes concrètement posés (EG9). La mise en schéma proposée par EG7 est sur ce plan confirmative du mouvement procédural engagé :

Figure I

Une demande en boucle

Une demande en boucle

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La circularité de la proposition s’impose comme le fait marquant de la démarche initialisée. Le couple préoccupation/solution en constitue le pivot, traduisant la réduction du domaine investissable. Le théorique semble abandonné comme susceptible de n’offrir qu’une complexification de ce qui l’est déjà suffisamment.

L’action entre dire et faire

L’action est définie selon un paradigme immuable dans l’approche occidentale. Toute action est en effet pensée à la fois par l’acteur mais tout autant par l’observateur en termes de moyens et de fins, mais aussi d’objet et de volonté. L’intentionnalité est en ce cas réduite à une efficacité repérable, identifiable. L’efficience, la propension, ne peuvent signifier rien d’autre que le vérifiable de l’action. Ce qui la sous-tend véritablement est ainsi plus sûrement occulté. L’action s’interprète dès lors dans le cadre d’une généricité rigoureusement définie et partagée. L’action se repère, se définit avant tout par l’efficace de celle-ci. Agir c’est intervenir. L’importance des modifications provoquées décidera de la reconnaissance par les acteurs de l’action elle-même. L’action est en quelque sorte toute contenue dans son résultat. La fonction première de la mise en mots de l’action elle-même tendra positivement à éloigner le résultat de la mise en oeuvre. La méthode indirecte chère à Vygotski, et qui consiste pour l’essentiel en un redoublement de l’expérience par le langage, invite à cette autre activité qui ambitionne de questionner moins les deux termes que le passage de l’un à l’autre.

Un certain courant de la philosophie du langage dans la filiation de Gadamer et de Ricoeur défend le postulat que tout processus de compréhension requiert indéfectiblement le médium du langage. Tout objectif herméneutique, quel qu’il soit, s’impose ainsi et avant tout comme une manifestation, voire une expérience langagière. Cette dernière intègre à la fois la défaillance et la surabondance. Gadamer (1995) tente de rendre compte du processus enclenché dans l’acte de compréhension. C’est en amont l’obstacle à comprendre qui initialise la mise en mots. Parler dans le trop plein (Imbert, 1997) ou le trop peu sont deux moments du processus. Le premier peut manifester un commencement alors que le second peut signifier un aboutissement. « L’entente silencieuse » (Gadamer, 1995, p. 143) dans le parler-ensemble n’aurait pas d’autre signification. Le mouvement se trouve être paradoxalement celui qui aboutit à l’opinion commune, en ce sens qu’elle constitue toute la résultante du dialogue engagé. La dimension dialogique est en effet décisive : dialogue intérieur à partir de l’écrit ou de l’expérience, dialogue dans le groupe constitué. L’énoncé ne peut plus alors être considéré du seul point de vue de son organisation, de sa cohérence, mais du questionnement qui le sous-tend. L’énoncé, du point de vue de l’herméneutique moderne, s’impose comme une réponse. De ce positionnement découle l’importance non seulement d’autoriser la parole mais plus encore de l’accompagner (Leclerc, 2004). Il ne peut dès lors de la part du formateur être question de procéder par interventions verdictives (« correct » ou son contraire) ni davantage déontiques (Vous devriez…). Plus que la dimension incitative, la parole indicielle apparaît ainsi comme la seule parole aidante parce qu’associée au pourquoi sous-jacent.

Le gradient de la satisfaction

Dans le tableau III, nous avons procédé à un relevé et à la classification qualitative des thèmes qui se dégagent du corpus, et qui sont susceptibles de préciser le positionnement au regard du séminaire d’analyse des pratiques. Les thèmes ainsi rassemblés font surgir deux positionnements dominants qui se déclinent principalement dans les modalités de la satisfaction et de son contraire. Les motifs thématiques du mécontentement ne jouent pas à toute force contre le séminaire d’analyse des pratiques. La plupart d’entre eux déplorent l’absence de directivité (A1, A2, A3, A4), ce qui laisse présupposer que le groupe était effectivement le référent dans la démarche. Le degré de satisfaction ou d’insatisfaction se révèle peu pertinent dans l’évaluation du séminaire. De ce point de vue, l’opposition des thèmes B4 et B9 confirme l’aléatoire d’une telle approche. L’encadrement du groupe est à la fois demandé (B4) et déploré (B9).

L’approche thématique corrobore ce qui a d’ores et déjà été relevé par ailleurs, à savoir l’exigence de solutions au regard des problèmes réellement rencontrés, puis évoqués dans le cadre du séminaire. Cette centration sur le couple problème/solution tend à opérer une forte polarisation des attentes sur les solutions, qui par ailleurs devront émaner pour l’essentiel de l’expérience partagée. Cette exigence de proximité, de surcroît étroitement corrélée aux écueils rencontrés ou pressentis, s’articule avec la demande d’une efficacité transposable. Le degré de contiguïté dans le champ des expériences semble favoriser l’acceptation des façons de faire proposées.

Tableau III

Approche thématique

Approche thématique

FE = Formulation des enseignants stagiaires. Lorsque la formulation est suffisamment explicite nous avons trouvé plus « parlant » de la restituer telle quelle. A = Thèmes de l’approche positivante. B = Thèmes de l’approche dépréciante.

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Gérer l’insécurité

L’empressement à rechercher des solutions atteste de la forte centration de la part des enseignants stagiaires, lors de cette seconde année d’IUFM, sur les gestes professionnels efficaces. Que ce soit dans les groupes homogènes ou mixtes au regard de la discipline, la demande est orientée de facto vers les possibles postures à adopter en cas de difficultés. L’exigence est telle qu’elle peut conduire à déplorer le manque de réponses concrètes (A2) et de préciser qu’en tant que jeune enseignant, nous recherchons des solutions à nos problèmes (A2). La déception est attestée par A9 : Je pensais trouver des réponses concrètes, des aides pour la vie en classe, des « tuyaux » donnés par des professionnels ou par des pairs (A9).

L’insécurité peut se décliner, selon nous, autour de cinq polarités principales, qui interviennent comme autant de processus, susceptibles ou non d’être engagés. Les résistances sont réelles, et c’est sans doute l’intérêt du séminaire d’analyse des pratiques que de les mettre à jour.

Entre les savoirs d’expérience et les savoirs sur l’expérience, entre les savoirs théoriques et les savoirs d’action (Altet, 1992, 1996), s’insinue toute la mise à distance, la réflexivité, qui permet de desserrer l’étau du réel. Les conditions a minima de celles-ci mobilisent une effective culture comportementale requérant une capacité à revisiter l’accompli, en l’occurrence sa propre pratique. Entre le curriculum formel, attendu par l’institution et plus encore perçu comme tel par l’enseignant stagiaire, et le curriculum réel, qui relève de la professionnalité éprouvée, se manifeste cet écart déstabilisateur, que seul parviendra à combler l’accomplissement dans la durée. Entre la maîtrise du geste professionnel répondant à une situation donnée (par exemple, obtenir le silence) et celui déterminant la construction d’une séquence d’enseignement, à partir par exemple d’un objectif-obstacle, se décline l’éventail d’une manifeste complexité. La demande est davantage orientée dans un premier temps vers les premiers, qualifiés de concrets, plutôt que vers les seconds, désignés comme trop théoriques voire abstraits. Cette requête itérative à propos des savoirs opératifs (Barbier, 2000) constitue une permanence[10] de la part des enseignants stagiaires, tout au long de la seconde année de formation. L’enseignant, débutant ou non, a d’autant plus besoin d’être conforté dans sa pratique que le geste professionnel est rendu moins sûr en raison de facteurs qui ne dépendent pas exclusivement de lui, loin s’en faut. Cette réassurance semble devoir passer moins par le conceptuel que par le gestuel. La perte d’efficacité de certains gestes professionnels semble orienter la demande de formation vers des savoirs d’expérience, des savoirs opératifs dûment éprouvés, au détriment des savoirs d’intelligibilité relevant davantage, sinon d’une pratique réflexive du moins d’un geste intellectuel professionnel (Barbier, 2000). Le poids du réel paraît peser considérablement sur le passage des premiers vers les seconds. L’approche réflexive elle-même subit, peu ou prou, cette contrainte décisive.

Figure 2

Les tensions à l’oeuvre

Les tensions à l’oeuvre

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L’insécurité ne se décline pas explicitement, mais se traduit par l’expression multiforme d’une exigence affirmée des solutions, de gestes professionnels ciblés, du partage des expériences. Les propositions, les suggestions en question, devront de surcroît avoir subi positivement l’épreuve en situation. Le remède espéré, susceptible d’être favorablement reçu, devra répondre à un certain nombre de paramètres que nous synthétisons ainsi : des gestes professionnels fortement contextualisés et effectivement passés au crible de l’expérience, voire des expériences. Sur ce dernier point, l’expérience la plus acceptée semble être celle des pairs, et non celle des formateurs. L’évocation du geste professionnel en question ne peut relever que du seul discours général, tenu notamment par le formateur. Le cadre expérienciel intervient comme la garantie décisive, susceptible d’entraîner la prise en compte de la proposition, voire la possible modification de la posture initiale. Le discours généraliste et non ancré dans une pratique légitimante semble frappé du sceau de la suspicion, voire de la défiance. Cette exigence recouvre les termes de concret contre l’abstrait, de pratique contre le théorique, de l’empirique contre l’expérimental, de la proximité contre la réflexivité, etc.

Un praticien en tension

L’action ne peut plus être abordée au moyen d’un schéma unique préétabli et progressivement « inconscientisé » par la répétition de certains gestes professionnels voire personnels. Il s’agit dès lors non de déconstruire mais de favoriser une réflexion dans et hors l’action (Schön, 1983). Un certain nombre de microdécisions semblent intervenir sans même qu’elles aient fait au préalable l’objet d’une décision avérée. L’arc des pratiques à analyser irait donc de ces savoirs d’action implicites jusqu’aux actions relevant du projet à plus ou moins long terme. De ce point de vue le gradient pertinent serait moins le contenu de l’action que sa durée : entre instantanéité et pérennité.

Ce qui est questionné par les enseignants stagiaires réfère effectivement à l’agir. L’action est cette fois considérée hors l’emprise de la situation. Elle est fortement polarisée sur la difficulté, voire le problème : Cela permet de se rendre compte que nous éprouvons tous des difficultés. Il y a beaucoup de problèmes qui sont rencontrés (EPS2/7)[11]. La rencontre avec le problème appelle alors une réaction. Il s’agit ici davantage d’un ré-agir que d’une action prédéfinie. La rétroaction apparaît comme la dominante de l’analyse des pratiques : J’ai tiré parti de ces séances car elles permettent de confronter nos réactions et notre expérience face à différents cas qui peuvent survenir en classe (SVT1/1). La réaction est traitée par les enseignants stagiaires sous les auspices de la rétroaction et de la prospection. L’approche est effectuée dans et par le groupe aux fins de réinvestissement : voir ce que je pourrais faire pour remédier aux problèmes (SVT1/1)[12].

Un préalable décisif

Se positionner favorablement à l’égard de l’analyse des pratiques, c’est pour l’enseignant stagiaire accepter ou refuser le groupe des pairs comme instance d’analyse mais plus encore comme situation d’interaction : Essayer de les traiter (les problèmes) ensemble est alors intéressant, avoir l’avis d’autres personnes, d’autres questionnements, d’autres solutions (EPS2/6). Nous avons tenté de repérer ce qui pouvait constituer les limites positionnelles d’une attitude favorable ou défavorable. Être favorable, c’est en premier lieu s’inscrire dans le groupe dans le sens où les problèmes de certains peuvent être ou pourront être les nôtres (EPS2/6). Le partage de l’expérience n’est pas le seul paramètre de l’intérêt pour le groupe. Il s’y ajoute pour le même enseignant stagiaire la dimension résolutive : Essayer de les traiter ensemble est alors intéressant, avoir l’avis d’autres personnes, d’autres questionnements, d’autres solutions. L’acceptation des formateurs en qualité d’élément facilitant est susceptible d’ouvrir à l’altérité : La présence d’une personne extérieure est importante car elle apporte un regard nouveau (EPS1/7). L’acceptation préalable du contexte inédit du séminaire semble constituer un élément déterminant puisque les réponses positives n’excluent en aucun cas des remarques plus réservées voire négatives. Certains enseignants stagiaires s’engagent dans des propositions relatives notamment au fonctionnement : À mon avis, il est plus intéressant de fonctionner en groupe de travail plus réduit ainsi que par groupe affinitaire (EPS2/3).

Le positionnement défavorable au regard de l’analyse des pratiques semble puiser, de manière prépondérante, son origine dans une exigence réaffirmée du cadre disciplinaire : En général, ces séances sont redondantes par rapport aux séances disciplinaires du mardi (SP3)[13], les problèmes qu’on nous demandait d’aborder l’avaient été lors de la formation disciplinaire, et cela de façon beaucoup plus efficace et pertinente (LM12)[14]. L’ancrage affirmé sur la discipline, tout au moins dans son illustration discursive, tendrait à induire une démobilisation au regard du séminaire d’analyse des pratiques à l’exemple des groupes de lettres, de sciences physiques, d’histoire et géographie notamment.

Le second point focal du désengagement serait constitué par la similarité, non du dispositif, mais des contenus avec d’autres pratiques, notamment dans les groupes disciplinaires (mathématiques, lettres, etc.), ou dans d’autres lieux de la formation : Les thèmes proposés se rapprochent des problèmes rencontrés en activités codisciplinaires (PC2). Le cadre évoqué peut être plus informel : ces séminaires sont également réalisés entre nous à la pose ou lors des repas (PC3). Le cadre institutionnalisé du séminaire constituerait, dans ce dernier cas, un obstacle à l’échange entre pairs. La dominante psychologisante peut intervenir comme une ligne à ne pas franchir : Le climat d’analyse presque « psychologique » ne permettait pas une discussion libre sur des problèmes concrets rencontrés au quotidien (A1/5)[15]. Par ailleurs une forte demande d’outils pour l’action non satisfaite influe sur le positionnement défavorable : Du fait du manque de réponses concrètes apportées lors des séances (A2/2). L’ensemble de ces thèmes parcourt la totalité des groupes. C’est lorsqu’ils apparaissent de façon dominante dans l’un d’entre eux que ce dernier penche pour une réponse plutôt négative ou positive à la première question.

Un positionnement modulé

Après analyse du corpus, nous obtenons les résultats suivants :

Tableau IV

Positionnement au regard de l’analyse de pratique

Positionnement au regard de l’analyse de pratique

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Le positionnement global au regard de l’analyse des pratiques est favorable, néanmoins le nombre de positionnements défavorables demeure important. En ôtant cependant le groupe lettres modernes, la part de « défavorables » diminue de moitié. Un tel positionnement préalable n’est pas sans peser, de façon incidente, sur l’implication du participant donc sur le déroulement du séminaire. Il nous a semblé alors pertinent de rechercher les effets induits. Nous avons ainsi opéré une mise en parallèle du tableau des positionnements avec celui des positionnements réflexifs. Ce dernier a été élaboré à partir du repérage de certaines dispositions, tendant à la réflexivité, présentes dans les réponses.

Nous avons recherché à évaluer le positionnement au regard d’une certaine prise de distance, ou de son absence, explicitement affichée (« prise de distance », D3[16] ; « métacognition », D2) ou susceptible d’être déduite des réponses (Ces séances d’analyse de pratiques professionnelles m’ont permis de confronter plusieurs points de vue sur notre métier, sur la façon dont on le voyait, D3). Au contraire de la forte contiguïté avec l’action qui se manifeste par une récurrente demande d’outils pour l’action : Je n’ai pas trouvé d’applications concrètes pour mes pratiques pédagogiques (PC10), En tant que jeunes enseignants nous recherchons des solutions à nos problèmes (AI/2). Elle peut s’exprimer également par une stigmatisation du caractère trop général ou trop vague du séminaire : Tout n’était que mots ou idées lancés en l’air sans retombée (A1/6), Je n’ai toujours pas cerné l’objectif de telle séance (PLPII/4)[17].

La posture réflexive

Nous cherchons à évaluer la posture réflexive au moyen des demandes et des termes qui la caractérisent. Notre étude tente de préciser, dans le cadre spécifique du séminaire d’analyse des pratiques, le processus de mise à distance de l’activité susceptible de s’opérer. Nous introduisons ainsi l’expression de « posture réflexive » et de « processus réflexif » afin de marquer la complexité du mouvement engagé et les résistances susceptibles d’intervenir. La posture réflexive se définirait a minima dans les termes d’une sortie de la doxa et d’une disponibilité retrouvée au regard de l’agir. La routine est en quelque sorte revisitée dans ce qu’elle contiendrait d’inopérant.

Tableau V

Évaluation d’une disponibilité à la réflexivité

Évaluation d’une disponibilité à la réflexivité

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Le regard : un enjeu de repositionnement ?

Nous tentons, ici, d’évaluer la distance entre l’expérience et l’action possible. L’action peut s’approcher au moyen d’outils à efficacité immédiate (recettes, savoir-faire transposables, etc.) ou à partir de gestes professionnels relevant d’une posture théorico-pratique. Le cheminement vise alors à extraire l’enseignant du positionnement relevant d’un sens commun fortement ancré à partir duquel il appréhende les situations didactiques. La professionnalité, l’acquisition de gestes professionnels, requiert au contraire de s’éloigner des catégories (figeantes) du sens commun (le métier de l’intérieur) pour se rapprocher d’un cadre plus théorique (mouvant donc insécurisant). Cette problématique du regard opéré sur ses propres pratiques n’est pas récente (Schön, 1983). La durée de latence nécessaire à sa prise en compte dans la formation en IUFM est à elle seule révélatrice des tensions, des résistances qui se manifestent dès lors qu’il s’agit d’observation des pratiques. Le regard, dans le contexte français, est par tradition un regard de l’extériorité teinté d’implicite inquisitorial. Sa dimension dominante est celle du contrôle en considération d’une conformité attendue. Ce regard de l’inspecteur ou de toute autre personne (tuteur, conseiller pédagogique, collègue, etc.) n’est pas sans poser problème. La seule posture adoptable pour l’enseignant est celle de l’observé donc, pour de multiples raisons aisément compréhensibles, redoutablement insécurisante. Les identités personnelles et professionnelles de l’enseignant sont fortement sollicitées voire éprouvées. Avec le praticien réfléchi, il s’agirait d’opérer à partir de l’observation de soi, d’accepter le miroir mais un miroir fuyant et dont la figure renvoyée demeure en tous les cas à déchiffrer. C’est au moyen du langage que l’ajustement sera rendu possible. Le dire de l’expérience tend non seulement à revisiter l’action mais à en questionner les présuppositions voire les présomptions.

Le gradient d’une réflexivité postulée

Notre démarche a consisté à relever des formulations qui tendaient à ouvrir le champ des possibles plutôt que de le réduire. À titre d’illustration, les expressions suivantes induisent, selon nous, une certaine disponibilité au regard de la pratique : des pistes de travail, des solutions possibles, possibilité de prendre du recul sur les pratiques, etc. Par ailleurs, la fonction de mise à distance octroyée au langage de façon conscientisée nous semble intervenir comme un élément de la réflexivité : mettre des mots sur les problèmes rencontrés, etc.

A contrario, la manifestation d’une exigence forte de solutions pratiques révèle l’absence de toute distance et par conséquent le resserrement entre l’enseignant et sa pratique, voire les situations d’enseignement. Le regard est en ce cas l’absent. Une certaine recherche de l’orthodoxie affleure alors explicitement dans le propos. Une demande de solutions concrètes, de confrontation à des cas précis, un certain refus du théorique attestent de la difficile mise à distance.

Les limites de notre démarche sont à situer dans la dimension inaugurale d’une telle « pratique » sur la pratique et dans l’absence de balisage intériorisé chez les différents acteurs. Le processus réflexif introduit un mode opératoire inhabituel : le passage préalable par la pratique effective et sa mise en mots. La difficulté est réelle et sa mise en oeuvre peu clarifiée dans ses attendus. De surcroît, il s’agit d’un cadre paradigmatique et non d’une théorie à forte teneur conceptuelle. Le passage des savoirs pratiques aux savoirs sur la pratique induit indéniablement un mouvement de sortie du sens commun (doxa) vers la construction d’une professionnalité attendue (expertise).

Positionnement au regard de la discipline

Nous recherchons à préciser le positionnement des enseignants stagiaires au regard d’une demande de centration sur la discipline ou au contraire d’extension aux disciplines voisines et cela du triple point de vue de l’interdisciplinarité, de la pluridisciplinarité et de la transdisciplinarité. La discipline demeure le point d’ancrage dans les deux cas de figure. Dans la centration, la discipline constitue tout l’horizon (ce qui est le moins pour des enseignants débutants). Dans l’excentration, la discipline constitue le territoire à partir duquel s’opère un questionnement des similitudes et des différences (épistémiques, didactiques, pédagogiques, etc.) des autres territoires disciplinaires : Cela a été intéressant de voir que bien que l’on enseigne différentes matières, nos problèmes sont souvent identiques, tout comme nos tentatives pour essayer d’y répondre (T5)[18], certains problèmes peuvent se poser si le groupe n’est pas de la même discipline (plus de difficultés à exposer ses problèmes) (D3)[19].

Tableau VI

Centration/excentration au regard de la discipline

Centration/excentration au regard de la discipline

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La discipline demeure un marqueur décisif. L’histoire et la reconnaissance symbolique propre à chacune d’elles pèsent immanquablement dans le positionnement des acteurs. C’est ainsi que les groupes lettres et mathématiques opèrent une nette centration alors que les groupes documentation, éducation musicale, économie gestion, SVT, PLP entre autres affichent une certaine disponibilité pour d’autres considérations. La bivalence ou le caractère peu académique de la discipline (documentation, CPE, PLP, etc.) semblent intervenir comme des facteurs favorisants de la prise de distance au regard de la pratique.

Le marqueur disciplinaire intervient dans le positionnement. Tout d’abord du point de vue de la « formation de l’esprit » : certaines disciplines tendent à plus ou moins développer une aptitude intrinsèque à une posture réflexive. La prépondérance de l’observation dans la matrice disciplinaire, à l’exemple de la psychologie, de la sociologie, de la biologie, de l’éducation sportive, de la physique, de la chimie, etc. n’est pas sans contribuer au développement d’un regard distancié. La posture de l’observateur avant d’être professionnelle est déjà une posture disciplinaire (SVT : 2/29). A contrario les groupes référant à une discipline à faible gradient réflexif (lettres, histoire, géographie, mathématiques, espagnol, etc.) risquent de ne la rencontrer qu’à cette étape de la préparation au métier d’enseignant (espagnol : 21 ; histoire - géographie : 10).

Tous les métiers de l’éducation, dans leurs contenus de savoirs, ne recouvrent pas trait pour trait une ou la discipline considérée dans son acception académique et la mise en hiérarchie induite entre les disciplines « nobles » telles la philosophie, les mathématiques, etc. Les documentalistes, les conseillers principaux d’éducation par exemple subissent une décentration contrainte au regard de la discipline universitaire référant au parcours respectif des individus. Dans ces deux derniers cas, les données confirment effectivement la dominante posturale réflexive (doc. : 11/12 et CPE : 13/19). À un degré élevé de centration sur la discipline semble correspondre un faible degré de réflexivité quant aux pratiques. Cela ne signifie pas que la mise à distance de l’expérience ne puisse s’opérer mais qu’il est nécessaire de prendre en considération la formation disciplinaire reçue dans les objectifs du séminaire d’analyse de pratique.

Conclusion

Le séminaire d’analyse des pratiques, par la faible directivité qui le caractérise, tend à favoriser l’action du groupe. Les régulations opèrent ainsi à l’intérieur du groupe et concourent à la production d’un discours groupal. Ce dernier est le résultat de multiples négociations elles-mêmes dépendantes d’un certain nombre de paramètres. Parmi ceux-ci l’adhésion ou non à la démarche même de l’analyse des pratiques, l’ancrage disciplinaire du point de vue de sa légitimation, etc. Le groupe semble intervenir alors comme une instance étayante. La parole de l’acteur contribue à façonner un discours groupal et s’inscrit peu dans l’affirmation d’un propos singulier. Les interactions verbales agissent dans le sens d’un point de vue négocié. Le processus d’explicitation permet progressivement d’introduire à une posture réflexive. Celle-ci peut se définir au regard d’une disponibilité retrouvée par rapport à la pratique. L’expérience du praticien est convoquée non dans une perspective disséquante mais davantage dans celle d’un repositionnement du regard porté sur celle-ci. Ce dernier repose sur l’exigence manifestée d’une approche préférentiellement expériencielle de l’action plutôt que praxéologique, moins encore théorique. Il s’opère en ce sens une forte focalisation sur le « problème » et la recherche induite de la « solution ». Celle-ci participe d’une reconstruction ascendante de l’expérience par les pairs, précisant ainsi les savoirs d’expériences pertinents du point de vue du groupe. La transmutation du problème convoqué dans les termes des expériences quotidiennes semble favoriser une rationalité partagée. Le séminaire d’analyse des pratiques puise donc son intérêt dans la construction d’une posture réflexive mais trouve également ses limites dans la difficulté rencontrée à spécifier par la réalité les situations d’enseignement rapportées. Il s’agit d’une mise en discours de l’expérience et non d’une analyse in situ. Nous considérons donc que le séminaire d’analyse des pratiques est un cadre favorable à un travail de la posture de l’enseignant mais qu’il devra être prolongé par des approches de l’analyse des pratiques reposant sur des situations réelles.