Corps de l’article

1. Introduction

Minimalement, deux approches ont cours dans les classes pour analyser un texte littéraire : la première, largement répandue, cible le texte comme objet et s’appuie sur les avancées du structuralisme et de la narratologie (Genette, 1972 ; Todorov, 1973) ; la seconde, moins connue, repose sur les théories de la réception (Jauss, 1975) et met l’accent sur le travail du sujet lecteur. Depuis plusieurs années, il est admis que la spécificité du texte littéraire réside en ce qu’il exige, de son lecteur, une coopération interprétative pour en construire le sens (Eco, 1985a). Cette coopération se distingue par la production incessante d’hypothèses interprétatives qu’il s’agit de vérifier et de corriger au fil de la lecture (Rouxel, 1996). Pour bâtir une didactique de la lecture littéraire qui engage le lecteur dans une démarche interprétative, il apparaît fondamental de poser d’abord la question du choix des textes. En effet, favoriser le développement des habiletés interprétatives des élèves suppose qu’on leur offre des textes qui suscitent un travail de construction de sens relativement complexe (Falardeau, 2003 ; Simard, Dufays, Dolz et Garcia-Debanc, 2010 ; Tauveron, 1999). Pour y parvenir, les enseignants doivent être en mesure de juger du degré de complexité des oeuvres. L’absence d’outil validé permettant l’analyse des albums jeunesse en vue d’y cerner les éléments propices au travail interprétatif rend ce travail de sélection particulièrement difficile pour les enseignants du primaire.

Cet article présente les résultats partiels d’une recherche qui visait à développer un tel outil d’analyse des albums jeunesse et à le mettre à l’essai afin d’en évaluer la validité et la fidélité. Il expose d’abord la problématique à l’origine de la recherche, puis les différents concepts qui ont servi d’appui au développement de l’outil d’analyse, de même que la méthodologie utilisée pour mettre à l’essai l’outil développé. Enfin, l’article décrit les principaux résultats obtenus et souligne certaines limites, ce qui permet de proposer des pistes de recherche pouvant contribuer à enrichir les résultats de la présente recherche.

2. Problématique

Selon les orientations et les prescriptions du programme de formation (ministère de l’Éducation du Québec, 2001) et de la progression des apprentissages (ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, 2009), les élèves du primaire doivent développer des compétences fines de compréhension liées notamment à la capacité de formuler des interprétations. Toutefois, il semble que les enseignants du primaire se sentent démunis par rapport à l’enseignement de l’interprétation, et ce, tant du point de vue des pratiques d’enseignement que de celui du choix des textes (Dezutter, Larivière, Bergeron et Morissette, 2007 ; Simard et al., 2010 ; Sorin, 2004 ; Tauveron, 2002b). En particulier, ils éprouvent des difficultés à analyser des albums jeunesse dans le but de sélectionner ceux qui seraient les plus favorables au développement des habiletés interprétatives de leurs élèves, et ce, en raison de leur manque de formation en didactique de la littérature jeunesse. Ce faisant, les enseignants déplorent de ne pouvoir se constituer aisément un répertoire d’oeuvres (notamment québécoises) susceptibles de favoriser le développement des habiletés interprétatives de leurs élèves.

Un outil d’analyse des albums jeunesse leur permettrait de juger du degré de complexité des oeuvres, non pour les écarter, mais pour en saisir les potentialités d’exploitation afin de développer les compétences de lecture de leurs élèves et d’outiller ces derniers pour aller au-delà d’une simple lecture de surface ou de divertissement. Or, à notre connaissance, il n’existe pas d’outil validé qui permettrait aux enseignants du primaire d’analyser des albums jeunesse afin d’y cerner les éléments propices au travail interprétatif.

Par ailleurs, exception faite des travaux de Tauveron (1999) sur les oeuvres résistantes, on trouve peu mention, dans le discours des didacticiens, d’oeuvres complexes ou qui posent des problèmes de compréhension ou d’interprétation (Dufays, 1999). De plus, bien qu’il existe de plus en plus de recherches portant sur la lecture littéraire au primaire (Sorin, 2005), à notre connaissance, peu de recherches ont encore porté sur les oeuvres québécoises susceptibles de favoriser le développement des habiletés interprétatives.

Une recherche-développement a donc été mise en oeuvre afin de pallier les problèmes énoncés précédemment. Ce type de recherche s’intéresse au développement de produits, de modèles ou d’interventions pédagogiques. Van der Maren (2003) regroupe ces différents éléments sous le vocable d’objets pédagogiques. Dans le domaine de l’éducation, la recherche-développement est peu documentée et donne donc lieu à des pratiques encore peu balisées (Loiselle et Harvey, 2007). Pourtant, le développement de matériel ou de façons de faire est monnaie courante dans la pratique des enseignants, mais il ne se fait pas toujours en lien avec la théorie ou peut souffrir d’un manque de validation, l’intuition et le gros bon sens y occupant souvent une large place (Van der Maren, 2003).

Compte tenu de ce qui précède, il est possible de formuler ainsi la question de la recherche : Quelles seraient les étapes à suivre et les conditions à mettre en place pour évaluer la validité et la fidélité d’un outil qui servirait à analyser des albums jeunesse et qui permettrait d’y cerner les éléments propices au travail interprétatif ?

3. Cadre théorique

Cette section regroupe les éléments qui ont servi de base pour le développement de l’outil d’analyse. Nous y traitons du travail interprétatif, des caractéristiques des oeuvres qui favorisent le travail interprétatif, de l’analyse des procédés narratifs et de l’album jeunesse.

3.1 Le travail interprétatif

Un certain flou conceptuel entoure actuellement la définition de la compréhension et de l’interprétation, et cela se répercute non seulement sur les pratiques des enseignants, mais également sur les apprentissages des élèves (Falardeau, 2003). Par ailleurs, on peut observer, au sein de la communauté des chercheurs, une partition entre ceux qui conçoivent la compréhension et l’interprétation comme deux opérations successives et hiérarchisées et ceux qui les considèrent comme une seule et même opération et ne devant donc pas être dissociées (Rouxel, 1996).

Une première conception, très répandue dans le milieu scolaire, consiste à envisager la compréhension comme le décryptage d’un texte au niveau littéral, et l’interprétation comme une pratique consistant à y ajouter d’autres sens (Jouve, 2001 ; Sorin, 2004). Ainsi, on conçoit, le plus souvent, que la compréhension précède l’interprétation. Pour les tenants de cette conception, la compréhension aurait lieu quand les relations de sens s’établiraient facilement, à l’aide de processus automatiques dont le lecteur n’aurait pas ou peu conscience. Quant à l’interprétation, elle surviendrait lorsque le texte ne se « laisserait » pas comprendre aisément. Cette façon de concevoir l’interprétation comme une opération qui résulte d’une incompréhension recèle une contradiction, comme le souligne Tauveron (1999). On ne peut, en effet, dire qu’on interprète après avoir compris et, en même temps, dire qu’on interprète parce qu’on n’a pas compris.

Une deuxième conception, héritée du structuralisme et développée grâce à l’essor des sciences cognitives, donne priorité à la compréhension et accorde très peu d’importance à l’interprétation. Dans cette conception, le texte littéraire est traité comme tout autre texte et ce qui est recherché, c’est surtout une compréhension littérale. D’ailleurs, dans les classes où l’on s’inspire de cette conception, les textes proposés aux élèves sont souvent courts, simples et transparents, ce qui rend l’interprétation superflue (Sorin, 2004). La lecture de ces textes est souvent accompagnée d’un questionnaire qui vise principalement le repérage d’informations (Beltrami, Quet, Rémond et Ruffier, 2004).

Finalement, une troisième conception, issue de la tradition herméneutique, associe étroitement la compréhension et l’interprétation jusqu’à la faire fusionner (Sorin, 2004). Pour les tenants de cette conception interactive de la compréhension et de l’interprétation, le sens produit par la compréhension et la signification issue de l’interprétation se nourrissent l’un et l’autre (Falardeau, 2003). L’interprétation est ainsi considérée comme un sous-processus de la compréhension qui ne serait sollicité que lorsque le texte offre des choix et invite le lecteur à élaborer une ou plusieurs hypothèses pour mieux le comprendre (Tauveron, 2002a). Bref, on soutient que le lecteur interprète le texte pour mieux le comprendre et que pour apprendre à comprendre, il faudrait apprendre à interpréter (Tauveron, 2001). Les implications d’une telle conception sont de taille, notamment pour les pratiques d’enseignement et le choix des textes.

Dans le cadre de cette recherche, c’est cette troisième conception qui a retenu notre attention, car c’est celle qui nous semble la plus porteuse pour une didactique de la lecture littéraire au primaire. En ne limitant pas la compréhension à une simple lecture de surface et en abordant la lecture du texte dans toute sa complexité, dès les premiers apprentissages, il nous apparaît plus probable que les élèves pourront développer une conception de la lecture et de la compréhension qui implique de se questionner et de questionner le texte pour mettre à jour ses multiples potentialités. En outre, nous retenons que la principale différence entre les deux processus est le nombre de sens qu’ils permettent de dégager : en effet, si la compréhension ne permet de dégager qu’un seul sens, l’interprétation se distingue par le fait qu’elle autorise plusieurs sens acceptables.

3.1.1 Les caractéristiques des oeuvres qui favorisent le travail interprétatif

Par sa nature, le texte littéraire comporte des indéterminations (Eco, 1985b) et requiert un travail actif de la part du lecteur pour le parachever en comblant ses blancs (ce qui n’est pas dit), en déjouant ses ambiguïtés (ce qui n’est pas clair) et en levant son implicite (ce qui est suggéré) (Eco, 1985a, 1992 ; Iser, 1976 ; Jauss, 1975). Ces blancs, ces ambiguïtés et ces implicites peuvent être monosémiques (il n’y a qu’une façon de les comprendre) ou polysémiques (ils entraînent plusieurs sens). Par ces indéterminations, le texte littéraire postule donc l’existence d’un lecteur implicite (Iser, 1976) ou lecteur modèle (Eco, 1985), c’est-à-dire expérimenté, capable de reconstituer le sens du texte à l’aide des instructions de lecture qu’il renferme. En effet, l’auteur s’imagine un lecteur qui partage avec lui des codes culturels ou linguistiques et va programmer, dans son texte, un certain parcours de lecture qui prévoit les anticipations du lecteur (Maingueneau, 1990). Il convient de souligner que le lecteur coopère avec le texte en fonction des données du texte, mais également en fonction de son imaginaire singulier, de ses référents culturels et de son expérience personnelle qui peuvent ne pas être identiques à ce que l’auteur aura prévu.

Le propre du texte littéraire réside donc en grande partie dans sa capacité à stimuler l’activité interprétative du lecteur (Tauveron, 2002a). Toutefois, parmi les textes littéraires, il en existe qui sollicitent davantage l’activité interprétative. Certains chercheurs ont nommé ces textes qui posent des problèmes de compréhension ou d’interprétation des oeuvres résistantes (Maingueneau, 1990 ; Tauveron, 1999). Pour notre part, nous utilisons les termes oeuvres polysémiques pour désigner les oeuvres qui sont susceptibles de favoriser le travail interprétatif et retenons que ces oeuvres sont parsemées de blancs, d’ambiguïtés ou d’implicites qui sont sources de polysémie et peuvent donc donner lieu à une pluralité d’interprétations.

3.2 L’analyse des procédés narratifs

En ce qui concerne la méthode retenue pour l’analyse des albums, notre choix s’est arrêté sur l’analyse des procédés narratifs (temporalité narrative, mode narratif et voix narrative), en référence aux travaux de narratologie de Genette (1972, 1983, 1987, 1991). Ce choix s’est imposé à nous en raison de la prééminence du récit dans la vie de tous les jours (Bruner, 2002) et de l’impact des procédés narratifs sur la compréhension de ce dernier. Il se justifie également en raison des difficultés qu’éprouvent les enfants et les enseignants que nous côtoyons à identifier les procédés narratifs au sein d’un récit (Qui raconte l’histoire ? Selon quel point de vue ? etc.). Ces difficultés s’observent particulièrement quand il est question d’albums, puisqu’il s’agit alors d’interroger les choix narratifs au sein du texte et des images, mais également à travers la relation que ces derniers entretiennent entre eux. Ainsi, l’outil d’analyse que nous avons développé sert principalement à analyser les procédés narratifs des albums jeunesse pour y cerner les éléments propices au travail interprétatif.

3.3 L’album jeunesse contemporain

Beaucoup d’albums jeunesse contemporains cultivent la complexité, notamment à cause de l’étroite relation qui unit le texte et l’illustration (Van der Linden, 2007). En effet, au même titre que le texte, l’illustration nécessite aussi compréhension et interprétation et participe à la réception de l’oeuvre. D’autant qu’elle peut signifier autre chose que le texte, le compléter ou même le contredire. La complexité peut résider aussi dans le renouvellement des formes de récits que l’album propose. En ce sens, on peut affirmer qu’il vise à construire un lecteur cultivé et expert (Escarpit, Connan-Pintado et Gaïotti, 2008). Ce faisant, l’album jeunesse contemporain place les jeunes lecteurs dans une posture de résolution de problème (Chabanne, Parayre et Villagordo, 2012), les rend actifs et favorise le développement de leurs habiletés interprétatives.

Un enseignant qui voudrait juger du degré de complexité d’un album jeunesse aurait donc avantage à connaître les différents aspects du fonctionnement de celui-ci afin d’en dégager les éléments propices au travail interprétatif, notamment en ce qui concerne les images, le texte et la relation qu’ils entretiennent entre eux, à l’intérieur du livre (au sein de la double page et à l’échelle du livre) et dans son paratexte, c’est-à-dire, les pages qui précèdent celles contenant l’histoire, comme les pages de garde, la page de titre, etc. (Van der Linden, 2007). C’est pourquoi la conception de l’outil d’analyse s’appuie notamment sur ces trois éléments (les images, le texte et la relation texte/image) et prévoit une analyse tant à l’intérieur du livre (au sein de la double page et à l’échelle du livre) que dans son paratexte.

Au terme de cette section, il est possible de formuler ainsi les objectifs de la recherche : 1) développer un outil pour analyser les procédés narratifs des albums jeunesse et y cerner les éléments propices au travail interprétatif, 2) mettre à l’essai l’outil d’analyse afin d’en évaluer la validité et la fidélité, et 3) élaborer, à l’aide de l’outil développé, un répertoire d’albums québécois susceptibles de favoriser le développement des habiletés interprétatives des élèves du primaire. Le présent article rend compte du degré d’atteinte du second objectif. Ces objectifs de recherche sont à distinguer des objectifs pédagogiques qui en découleront éventuellement et qui concerneront, cette fois, l’élève et le développement de ses habiletés interprétatives.

4. Méthodologie

Cette section expose la méthodologie de la recherche. Cette dernière s’inspire du modèle de recherche-développement suggéré par Van der Maren (2003) ainsi que par Loiselle et Harvey (2009).

4.1 Participants

Afin d’évaluer la validité et la fidélité de l’outil d’analyse, trois experts ont été recrutés (deux didacticiennes du français, dont une spécialiste de la littérature jeunesse, et une bibliothécaire de la ville de Montréal), de même que cinq codeurs (deux enseignants du primaire, une conseillère pédagogique en français, une chargée de cours et une animatrice en bibliothèque). Il s’agit d’un échantillonnage par choix raisonné, c’est-à-dire un procédé par lequel certains éléments d’une population (ici, des personnes pour qui le concept d’oeuvres susceptibles de favoriser le développement des habiletés interprétatives est familier) sont délibérément choisis pour former un échantillon (Lamoureux, 2000). Ce choix se justifie par le fait que les experts et les codeurs devaient pouvoir se prononcer sur la pertinence de l’outil. Le recrutement s’est fait au moyen d’une invitation transmise par courrier électronique qui précisait l’objet de la recherche ainsi que les détails concernant une éventuelle participation à cette dernière.

4.2 Instrumentation

L’outil d’analyse que nous avons développé dans le cadre de notre recherche comprend deux parties. La première comporte des questions à choix multiple pour soutenir les enseignants dans l’analyse des procédés narratifs d’un album jeunesse, et la seconde consiste en une liste d’indicateurs de polysémie que l’utilisateur est invité à cocher, à la suite de son analyse de l’album. Les questions et les indicateurs sont regroupés en trois catégories d’analyse qui ont été subdivisées en un certain nombre de dimensions issues du cadre conceptuel. Pour évaluer la validité et la fidélité de l’outil d’analyse, nous avons développé deux instruments que nous avons soumis à des experts et à des codeurs.

4.2.1 Un questionnaire autoadministré pour les experts

Dans le but de répondre à l’objectif de recherche, un questionnaire autoadministré, comportant six items et divisé en deux sections, a été conçu par la chercheure principale. L’objectif en était de faire en sorte que les indicateurs de l’outil d’analyse remplissent des conditions de validité de construit et de contenu (Durand et Blais, 2009). De façon plus particulière, le questionnaire permettait aux experts de se prononcer (à l’aide d’une échelle de Likert à 5 ou 2 degrés d’appréciation) pour chacun des indicateurs de l’outil sur cinq aspects. Il s’agit de : 1) la pertinence du choix des indicateurs au regard des caractéristiques des oeuvres qui favorisent le développement des habiletés interprétatives (présence de blancs, d’ambiguïtés et d’implicites, au sein des procédés narratifs du texte, de l’image et de la relation texte/image), comme présentées dans le résumé du cadre conceptuel qui leur était fourni, 2) la pertinence de leur classification en dimension, 3) l’absence de redondance, 4) la clarté de leur formulation et 5) la nécessité d’ajouter ou de supprimer certains indicateurs. Des espaces y étaient également prévus pour expliquer certaines réponses ou formuler des commentaires. Soulignons qu’un premier expert a été sollicité afin de recueillir ses commentaires sur le questionnaire, et ce, dans l’intention non seulement d’en déceler les failles et de l’améliorer (Lamoureux, 2000), mais aussi de s’assurer de la clarté de la formulation des questions et d’évaluer le temps requis pour y répondre.

4.2.2 Un questionnaire autoadministré pour les codeurs

Un deuxième questionnaire a également été conçu spécialement pour les codeurs. Celui-ci comportait 13 questions recueillant leurs commentaires quant à la convivialité et à l’utilité de l’outil d’analyse. Plus précisément, ce questionnaire s’intéressait à l’appréciation des codeurs sur 1) la facilité d’utilisation ; 2) la longueur ; 3) la clarté ; 4) l’organisation ; 5) la mise en page et 6) l’utilité de l’outil d’analyse. Le format de réponse proposé pour chacune des 13 questions était une échelle de Likert à 4 degrés.

4.3 Déroulement

La recherche-développement s’est déroulée selon les étapes suivantes : 1) l’analyse des besoins, 2) la conception de l’outil d’analyse, 3) l’élaboration de l’outil d’analyse et 4) la mise à l’essai.

4.3.1 L’analyse des besoins

La première étape a consisté en une analyse des besoins. Cette dernière a d’abord permis de se pencher sur les finalités de l’outil à développer ainsi que sur ses utilisateurs pressentis. En ce qui concerne les finalités de l’outil, ce dernier devait permettre : 1) d’analyser les procédés narratifs des albums jeunesse (dans le texte, l’image et la relation texte/image, et ce, au sein de chaque double page, à l’échelle du livre et dans le paratexte, et 2) d’y cerner les éléments propices au travail interprétatif (les blancs, les ambiguïtés et les implicites). Ultimement, l’outil attendu devait donc permettre d’identifier des albums jeunesse susceptibles de favoriser le développement des habiletés interprétatives.

En ce qui concerne les utilisateurs pressentis de l’outil d’analyse, il s’agit prioritairement des enseignants et des conseillers pédagogiques désireux d’utiliser des albums jeunesse qui sollicitent le travail interprétatif et subsidiairement, de tout médiateur du livre jeunesse (libraire, bibliothécaire, animateur, etc.) intéressé par ce type d’oeuvre. Étant donné que les enseignants du primaire, au Québec, sont plus ou moins formés à l’analyse des albums jeunesse et en particulier à l’analyse des procédés narratifs, il va sans dire que les utilisateurs auront besoin d’une formation à l’utilisation de l’outil. Par ailleurs, l’analyse des besoins a permis de dégager quelques caractéristiques que l’outil devait comporter en ce qui concerne sa convivialité et son utilité (par exemple, des composantes claires et faciles à comprendre) et qui ont servi de critères d’évaluation pour évaluer la satisfaction des codeurs au regard de leur utilisation de l’outil d’analyse.

4.3.2 La conception et l’élaboration de l’outil d’analyse

Comme nous l’avons mentionné précédemment, la conception de l’outil d’analyse s’appuie sur les travaux de narratologie de Genette (1972, 1983, 1987, 1991) et sur ceux de Van der Linden (2007) à propos du fonctionnement de l’album auxquels ont été croisés les travaux de théoriciens de l’esthétique de la réception (Eco, 1985a, 1985b ; Iser, 1976 ; Jauss, 1975) à propos des caractéristiques des textes polysémiques.

Étant donné leur formation de généralistes, les enseignants du primaire québécois ont été peu familiarisés avec les éléments qui sollicitent le travail interprétatif (blancs, ambiguïtés et implicites), ainsi qu’avec les procédés narratifs. Nous avons donc pensé qu’ils auraient besoin d’analyser l’oeuvre afin de pouvoir y cerner les éléments polysémiques. Voilà pourquoi la première version de l’outil que nous avons développée comporte deux parties : la première prend la forme d’un questionnaire pour analyser les procédés narratifs (temporalité narrative, mode narratif et voix narrative) au sein du texte, de l’image et de la relation texte/image, et la seconde prend la forme d’une liste composée d’indicateurs de polysémie, c’est-à-dire des énoncés qui décrivent les procédés qui peuvent être sources de polysémie (dans lesquels on observe la présence de blancs, d’ambiguïtés ou d’implicites). Les utilisateurs sont invités à cocher les indicateurs de polysémie qu’ils auront observés au sein de l’album analysé (par exemple, le narrateur ne présente pas les événements dans un ordre chronologique ; le narrateur imagier utilise des images qui comportent des sous-entendus ; les contenus narratifs du texte et de l’image entretiennent un rapport de collaboration). À chaque partie de l’outil d’analyse sont jointes une brève présentation (description et utilité) et des consignes d’utilisation. L’outil développé étant très volumineux (18 pages), il n’est pas possible de le joindre au présent article. Il est toutefois possible de le consulter dans la thèse de doctorat de la première auteure du présent article (Turgeon, 2013).

4.3.3 La mise à l’essai de l’outil d’analyse

C’est lors de l’étape de la mise à l’essai que la validité et la fidélité de l’outil d’analyse ont été évalués. La validité et la fidélité sont deux qualités recherchées pour l’élaboration d’un instrument de mesure (Robert, 1988). Le degré de validité d’un outil repose en grande partie sur ses indicateurs. Pour s’assurer de la validité d’un outil, il faut évaluer dans quelle mesure les indicateurs représentent adéquatement et de façon exhaustive les concepts étudiés, la qualité de leur choix et de leur formulation (Lamoureux, 2000). En ce qui concerne la fidélité, un indicateur est censé ne mesurer qu’une caractéristique d’un objet et rien d’autre. Pour s’en assurer, il importe de vérifier notamment si chaque mesure faite à partir des mêmes opérations donne un résultat similaire (Durand et Blais, 2009).

Afin d’évaluer la validité de l’outil d’analyse, trois experts ont été recrutés pour analyser et commenter ses indicateurs. Ils ont reçu, par la poste, tous les documents nécessaires, dont une lettre leur expliquant leur tâche. Nous leur avons fourni une maquette de la recherche comprenant une synthèse du cadre conceptuel et de la méthodologie. Ils ont également reçu l’outil d’analyse d’un album jeunesse de même que le questionnaire autoadministré, un formulaire de consentement et une enveloppe de retour affranchie. Les experts disposaient de trois semaines pour réaliser le travail demandé. Ensuite, à la lumière des commentaires des experts, nous avons élaboré une seconde version de l’outil d’analyse.

Afin de compléter la mise à l’essai de l’outil, la fidélité de celui-ci a été évaluée. Lors de cette étape, nos objectif étaient d’évaluer : 1) la précision des indicateurs de l’outil et 2) la satisfaction des codeurs au regard de l’utilisation de l’outil d’analyse. Pour évaluer la fidélité des indicateurs, nous avons eu recours à la méthode de l’accord interjuges. Cette méthode consiste à observer le degré de constance des résultats obtenus à la suite de l’utilisation par différents utilisateurs auprès d’un même objet (Massé, 2000). Pour y parvenir, cinq codeurs ont été recrutés afin d’analyser trois albums à l’aide de la deuxième version de l’outil d’analyse. Nous avions préalablement fait le même travail, à partir des trois mêmes albums, afin de comparer les résultats obtenus par les différents codeurs à ceux que nous avions nous-même obtenus.

Les codeurs ont été invités à une rencontre d’une journée au cours de laquelle nous leur avons présenté l’outil d’analyse et la façon de l’utiliser. Pendant la rencontre, ils ont lu trois albums jeunesse préalablement sélectionnés pour leurs différents degrés de polysémie (un album peu polysémique, un album moyennement polysémique et un album polysémique). Soulignons que les participants étaient aveugles à cet aspect. Les codeurs ont ensuite été invités à classer les albums en ordre croissant, de façon intuitive, selon leur degré de polysémie. Puis, nous leur avons présenté l’outil d’analyse et les avons formés à son utilisation. Notamment, nous leur avons fait analyser un album, de façon collective, afin de leur faire expérimenter une première utilisation guidée de l’outil d’analyse. Par la suite, les codeurs disposaient de cinq jours pour analyser les trois albums à l’aide de l’outil d’analyse et revoir, selon le cas, le classement initial des trois albums.

Une fois le travail d’analyse des trois albums terminé, les codeurs étaient également invités à remplir le questionnaire autoadministré portant sur leur degré de satisfaction au regard de leur utilisation de l’outil d’analyse. Nous leur avons fourni les trois albums, quatre exemplaires de l’outil d’analyse, le questionnaire autoadministré, un formulaire de consentement ainsi qu’une enveloppe de retour affranchie.

4.4 Méthode d’analyse des données

La façon de procéder pour l’analyse des données relatives à l’évaluation de la validité des indicateurs de l’outil a d’abord consisté à compiler les réponses des experts au questionnaire autoadministré. Nous avons ensuite calculé le nombre d’indicateurs jugés problématiques, et ce, au regard de chacun des aspects évalués de l’outil (la pertinence des indicateurs au regard des caractéristiques des oeuvres polysémiques, la pertinence de leur classification en dimension, leur exclusivité mutuelle, leur clarté et leur exhaustivité). Nous avons considéré qu’un résultat supérieur à 95 % était très satisfaisant, qu’un résultat situé entre 90 % et 94 % était satisfaisant et qu’un résultat situé en deçà de 90 % était insatisfaisant et nécessitait que l’on revoie les indicateurs visés. Ces résultats ont permis d’apporter des modifications à la première version de l’outil d’analyse et d’en produire une seconde version.

En ce qui concerne l’analyse des données relatives à l’évaluation de la fidélité de l’outil d’analyse, la façon de procéder s’est déclinée en deux étapes, et ce, afin de répondre aux deux intentions poursuivies, soit évaluer 1) la fidélité des indicateurs de l’outil et 2) la satisfaction des codeurs au regard de l’utilisation de l’outil d’analyse. En ce qui concerne la fidélité des indicateurs, nous avons compilé les réponses des codeurs dans les trois outils d’analyse remplis (ainsi que l’ordonnancement des trois albums selon leur degré de polysémie) et nous avons comparé ces données aux nôtres afin d’observer les différences. Nous avions prévu que, si la fidélité des indicateurs était suffisamment élevée, les codeurs obtiendraient des résultats relatifs à la complexité de l’album jeunesse similaires, (+/- 3 étant jugé satisfaisant) et obtiendraient donc le même ordonnancement des albums du plus polysémique au moins polysémique. Les informations colligées nous ont permis de tirer des conclusions à propos de la fidélité des indicateurs, d’apporter des modifications à l’outil d’analyse et d’en produire une troisième version.

En ce qui concerne la satisfaction des codeurs au regard de l’utilisation de l’outil d’analyse, nous avons compilé les réponses de ces derniers au questionnaire de satisfaction afin d’en tirer des conclusions, et ce, pour chacun des aspects évalués (facilité d’utilisation, longueur, clarté, organisation, mise en page et utilité).

4.5 Considérations éthiques

Afin de permettre aux experts et aux codeurs de donner un consentement libre et éclairé, ces derniers ont rempli un formulaire de consentement écrit qui prend la forme proposée par le Comité plurifacultaire d’éthique de la recherche de l’Université de Montréal (2010). Ce dernier leur présentait notamment les objectifs de la recherche, la nature et la durée prévue de leur participation et leur assurait l’anonymat et la confidentialité lors de l’analyse de leurs réponses et de la diffusion des résultats. Par ailleurs, les participants ont reçu un rapport décrivant les conclusions générales de la recherche ainsi que la version finale de l’outil d’analyse.

5. Résultats

Cette section présente les résultats relatifs à la mise à l’essai de l’outil d’analyse (objectif 2), et ce, en ce qui concerne l’évaluation de ses niveaux 1) de validité et 2) de fidélité.

5.1 L’évaluation de la validité

L’analyse des réponses inscrites par les experts dans les questionnaires autoadministrés a permis de tirer certaines conclusions à propos de la validité de l’outil d’analyse. Rappelons que les experts devaient se prononcer sur 1) la pertinence des indicateurs, 2) la pertinence de la classification des indicateurs en dimension, 3) leur exclusivité mutuelle, 4) la clarté de leur formulation, 5) la nécessité d’ajouter des indicateurs, et 6) la nécessité de retirer des indicateurs.

La compilation et l’analyse des réponses des experts permettent d’affirmer que les indicateurs de l’outil d’analyse présentent un très haut degré de pertinence, puisqu’ils sont jugés à 97 % très pertinents ou pertinents, c’est-à-dire conformes aux caractéristiques des oeuvres qui favorisent le développement des habiletés interprétatives (présence de blancs, d’ambiguïtés ou d’implicites au sein des procédés narratifs du texte, de l’image et de la relation texte/image), comme nous les avions décrites dans le résumé du cadre conceptuel. Il est également possible d’affirmer que l’outil présente, selon les trois experts, un très haut degré de pertinence quant à la classification des indicateurs en dimensions, puisque ces derniers jugent que 100 % des indicateurs correspondent à la dimension à laquelle ils sont associés. En outre, il ressort que 94 % des indicateurs ont été jugés mutuellement exclusifs (c’est-à-dire qu’un même élément ne se retrouve pas dans deux dimensions différentes), ce qui permet de dire que, selon ces derniers, l’outil présente un haut degré d’exclusivité mutuelle. À la lumière de ces résultats et afin d’améliorer la pertinence et l’exclusivité mutuelle des indicateurs ciblés par les experts, treize indicateurs ont été supprimés et sept indicateurs ont été fusionnés en trois indicateurs.

La plus grande faiblesse révélée par les experts concerne la clarté de la formulation des indicateurs. En effet, la formulation de seulement 88 % des indicateurs a été jugée claire ou très claire. Bien que la majorité des commentaires indiquant un manque de clarté dans la formulation de certains indicateurs ne provienne que d’un seul expert (les deux autres n’ayant pas souligné de problème au sujet de la clarté de la formulation des mêmes indicateurs), la grande majorité des suggestions d’amélioration de cet expert ont été prises en compte, étant donné la justesse de ces dernières qui visaient surtout à raccourcir et à simplifier les énoncés pour en améliorer la lisibilité.

En ce qui concerne la nécessité d’ajouter des indicateurs, deux des trois experts ont suggéré des ajouts (notamment en ce qui concerne la dimension du sujet lecteur et l’intertextualité). Bien que les suggestions des experts soient pertinentes et révèlent certaines limites de l’outil, ces dernières n’ont pas été retenues, étant donné le nombre déjà très élevé d’éléments de l’outil (58 questions et 66 indicateurs). Finalement, en ce qui concerne la nécessité de retirer des indicateurs, bien que les experts soient d’avis qu’aucun des indicateurs figurant dans l’outil n’est superflu, ils en signalent néanmoins le nombre élevé. Afin de réduire la longueur de l’outil, cinq indicateurs jugés moins polysémiques ont donc été supprimés, en plus des treize indicateurs déjà supprimés pour un total final de 46 questions et 44 indicateurs.

En outre, afin de pouvoir juger du degré de polysémie de chaque album, à la suite de leur analyse, il a été décidé d’attribuer des points à chacun des indicateurs. Ainsi, pour chaque indicateur coché, il est possible de lui attribuer de 1 à 2 points, en fonction de son caractère plus ou moins polysémique, ce qui permet, à la fin de l’analyse, de calculer le nombre de points obtenus et de juger du degré de polysémie de l’album (de 0 à 10 points : faible degré de polysémie, de 11 à 20 points : degré moyen de polysémie, plus de 20 points : fort degré de polysémie). Par ailleurs, il nous est apparu qu’il n’était pas pertinent d’analyser le paratexte en même temps que l’intérieur du livre, puisqu’il n’est pas nécessaire d’analyser le paratexte d’un album dont l’intérieur se révèle peu polysémique. L’analyse du paratexte a donc été séparée (sauf en ce qui concerne les pages de couverture) de celle de l’intérieur du livre et une note stipule que l’analyse du paratexte n’est nécessaire que si l’album comporte un degré moyen ou élevé de polysémie.

5.2 L’évaluation de la fidélité

L’analyse des réponses inscrites par les cinq codeurs dans les trois outils d’analyse et dans le questionnaire autoadministré a permis de tirer des conclusions, d’une part, à propos de la fidélité des indicateurs et, d’autre part, à propos de la satisfaction des codeurs à l’égard de leur expérience d’utilisation de l’outil d’analyse.

5.2.1 L’évaluation de la fidélité interjuges des indicateurs

En ce qui concerne la fidélité des indicateurs, nous avions prévu que si l’outil d’analyse présentait un bon niveau d’accord interjuges, les cinq codeurs arriveraient à des résultats semblables aux nôtres, c’est-à-dire qu’ils cocheraient sensiblement les mêmes indicateurs que nous pour les trois albums (+/-3) et obtiendraient probablement le même classement que nous pour les trois albums. Or, l’analyse des résultats montre qu’il existe des écarts parfois importants entre les résultats de certains codeurs et les nôtres. En effet, les différences observées entre les réponses de trois codeurs et les nôtres (de -9 à + 8 indicateurs) amènent à penser que l’outil d’analyse pourrait manquer, dans une certaine mesure, de fidélité, et que les règles d’interprétation de certains indicateurs gagneraient peut-être à être modifiées.

Les codeurs étaient également invités à classer les albums selon leur degré de polysémie, avant et après leur analyse (du moins polysémique au plus polysémique). L’accord sur l’ordonnancement des trois albums selon leur degré de polysémie, après leur analyse, ne permet pas non plus d’affirmer que l’outil est fidèle, puisque seuls deux codeurs sur cinq parviennent au même ordonnancement que le nôtre, et ce, en raison des différences dans les résultats obtenus pour chaque album.

Il est toutefois difficile de savoir avec exactitude dans quelle mesure ces différences sont attribuables aux codeurs eux-mêmes et à leur manque de pratique avec l’outil d’analyse (notamment en raison de la trop brève formation qui leur avait été offerte à ce sujet), de même qu’à leur manque d’expérience dans l’analyse des procédés narratifs du texte et de l’image (particulièrement ceux qui concernent l’image) et de la relation texte/image. Finalement, le fait que les codeurs pouvaient décider du nombre de points à attribuer à chaque indicateur de polysémie a pu contribuer à faire varier les résultats.

Bien qu’il ne soit pas possible d’affirmer que les indicateurs de l’outil sont suffisamment précis, l’exercice d’évaluation de la fidélité auprès de codeurs a quand même permis d’identifier les difficultés éprouvées par ces derniers et d’apporter de nouvelles modifications à l’outil d’analyse afin d’en produire une troisième version. Les principales modifications apportées sont la reformulation de douze questions et de dix indicateurs (précisions ou ajouts pour en faciliter la compréhension), la suppression de trois questions et de deux indicateurs ainsi que l’ajout de trois questions et de deux indicateurs (pour un total de 46 questions et 44 indicateurs). Un sous-total a également été ajouté par catégorie afin de permettre aux utilisateurs de saisir d’emblée sur quel aspect l’album se démarque et pose un éventuel problème interprétatif : voix narrative, mode narratif et temporalité narrative. Cela, dans le but de permettre notamment aux enseignants de se constituer des ensembles de livres par catégories afin, par exemple, de créer des réseaux de livres autour d’un motif de polysémie ou d’un procédé narratif particulier.

5.2.2 L’évaluation de la convivialité et de l’utilité de l’outil d’analyse

En ce qui concerne la facilité d’utilisation de l’outil d’analyse, il ressort des réponses fournies par les codeurs que la majorité d’entre eux (4/5) considèrent que l’outil est difficile à utiliser. Un seul codeur considère qu’il est facile à utiliser. Étant donné la complexité et la longueur du travail d’analyse que nécessite l’outil, ce résultat étonne peu. Par ailleurs, trois codeurs attribuent la difficulté à leur manque de connaissance (métalangage) et à leur manque de pratique avec l’outil. Bien qu’il soit long à remplir, la majorité des codeurs (4/5) mentionnent que l’outil a une longueur satisfaisante, étant donné ses finalités. Un codeur considère même que la longueur en est très satisfaisante. Deux codeurs mentionnent qu’avec de la pratique, l’utilisation de l’outil serait probablement plus rapide. En ce qui concerne la clarté de l’outil, les réponses sont partagées. Deux codeurs considèrent que les éléments à observer au sein des albums sont faciles à comprendre, deux autres considèrent plutôt qu’ils sont difficiles à comprendre, alors qu’un dernier les considère comme moyennement difficiles à comprendre. Ici encore, un des codeurs attribue la difficulté au métalangage qui est nouveau pour lui et à son manque de pratique. Finalement, tous les codeurs (5/5) considèrent que l’outil est très bien organisé et que sa mise en page est très adéquate.

En ce qui concerne l’utilité de l’outil, les réponses des codeurs montrent que la majorité d’entre eux (4/5) estime que, considérant les trois finalités qui lui sont assignées (analyser les procédés narratifs des albums jeunesse, cerner les éléments propices au travail interprétatif, identifier les albums susceptibles de favoriser le développement des habiletés interprétatives), l’outil est très utile, alors que le cinquième codeur estime qu’il est utile. Par ailleurs, la majorité des codeurs (4/5) considère que l’outil leur a beaucoup permis de mieux connaître et comprendre les caractéristiques des oeuvres qui favorisent le développement des habiletés interprétatives, alors que le cinquième codeur considère que l’outil lui a assez permis de le faire.

Quant à la satisfaction par rapport à l’expérience d’utilisation, la majorité des codeurs (4/5) se déclarent satisfaits, tandis que le cinquième codeur indique qu’il est très satisfait. Une majorité (4/5) affirme vouloir utiliser à nouveau l’outil (parfois pour trois d’entre eux, et souvent, pour le dernier). Finalement, tous les codeurs mentionnent qu’ils souhaitent avoir accès à un répertoire d’oeuvres québécoises élaboré à l’aide de l’outil d’analyse. Soulignons que nous avons élaboré un tel répertoire à l’aide de la dernière version de l’outil d’analyse, mais que nous n’en traitons pas dans cet article.

6. Discussion des résultats

La recherche-développement vise à apporter aux praticiens des solutions aux problèmes qu’ils rencontrent dans leur pratique (Loiselle et Harvey, 2007). Étant donné les difficultés des enseignants à analyser des albums jeunesse et l’absence d’outil validé qui permettrait aux enseignants du primaire d’analyser les procédés narratifs des albums jeunesse et d’y cerner les éléments propices au travail interprétatif, cette recherche constitue un premier pas pour améliorer la situation décrite dans la problématique. En effet, notre outil d’analyse bien qu’encore perfectible, transpose et combine de façon inédite des éléments théoriques issus de l’esthétique de la réception (Eco, 1985a, 1985b, 1992 ; Iser, 1976 ; Jauss, 1975), de la narratologie (Genette, 1972, 1983, 1987, 1991) et du fonctionnement des albums jeunesse (Van der Linden, 2007). Ce faisant, il amène plus loin certains travaux menés, entre autres par Tauveron (1999) à propos des oeuvres qui sollicitent le travail interprétatif, et permet non seulement d’analyser les procédés narratifs du texte, de l’image et de la relation texte/image, mais également d’identifier les motifs de polysémie présents au sein de chaque album, ce qui n’était jusqu’à maintenant pas possible, faute d’outil validé. Cela constitue une avancée pour la formation des enseignants à la didactique de la lecture littéraire au primaire.

En outre, les résultats issus de l’évaluation de notre outil d’analyse des albums jeunesse par trois experts permettent d’affirmer que ce dernier présente un haut degré de validité, ce qui donne à penser que l’objet développé pourra s’avérer un premier outil pertinent pour le milieu scolaire. En ce qui concerne l’évaluation de la fidélité, bien qu’il ne soit pas possible d’affirmer que les indicateurs de l’outil sont suffisamment fidèles, il est permis de croire que les modifications apportées à la troisième version de l’outil d’analyse, notamment la reformulation des indicateurs et les exemples, pourraient donner éventuellement des résultats où l’on observerait moins d’écarts entre les réponses des codeurs. En outre, à l’instar de certains codeurs qui expliquent leur difficulté à utiliser l’outil par leur manque de connaissance et d’expérience, nous pensons qu’une formation plus longue et une utilisation plus fréquente de l’outil leur permettraient d’en améliorer la maîtrise.

Malgré tout, nous pensons qu’il serait difficile de parvenir à développer un outil qu’on pourrait qualifier de tout à fait fidèle. En effet, bien qu’il soit possible d’identifier quelques caractéristiques de l’album contemporain, il demeure que ce type de livre échappe bien souvent, comme le souligne Van der Linden (2007), aux tentatives de fixation de ses règles de fonctionnement. Chaque oeuvre étant par nature incomplète (Eco, 1985b), il revient en définitive à chaque lecteur de combler ses blancs, de lever ses implicites et de déjouer ses ambiguïtés, ce qu’aucun outil ne pourra jamais faire à la place du lecteur, qu’il soit élève ou enseignant. Cela représente certes une limite de notre outil, mais qui est probablement inhérente à toute analyse d’une oeuvre littéraire.

6.2 Limites de la mise à l’essai

Au terme de la démarche de mise à l’essai, il faut déplorer que malgré tout le soin apporté, cette dernière comporte certaines limites. Une première limite concerne le temps que chaque expert a été en mesure de consacrer au travail d’évaluation de la validité de l’outil d’analyse et pour lequel aucune mesure n’était prévue dans la méthodologie. En effet, il aurait été nécessaire de demander aux experts combien de temps ils ont pu consacrer au travail d’analyse afin d’en tenir compte dans l’interprétation des résultats.

Une seconde limite de la mise à l’essai de l’outil d’analyse est le fait que les versions subséquentes n’ont pas été soumises aux experts. En effet, l’évaluation de la validité des indicateurs de l’outil portait sur la première version développée. Or, trois autres versions ont été développées au cours de la démarche de mise à l’essai. En soumettant aux experts la troisième version de l’outil d’analyse, il aurait été possible de vérifier la pertinence des changements apportés à la première version, à la suite de l’évaluation par les experts, puis de son utilisation par les codeurs, ce qui aurait pu assurer à l’outil un niveau de validité plus élevé. Toutefois, étant donné que les experts ont jugé que la première version de l’outil présentait un très haut degré de pertinence et que les principales faiblesses identifiées concernant la clarté de la formulation de certains indicateurs ont été corrigées dans les versions subséquentes, il est permis de penser que la dernière version de l’outil possède encore les qualités identifiées par les experts lors de l’évaluation de la première version.

Une troisième limite de la mise à l’essai est le fait que nous n’ayons pas procédé à la vérification de nos propres réponses en ce qui concerne l’analyse des trois albums utilisés pour l’évaluation de la fidélité de l’outil. En effet, il aurait été souhaitable de vérifier auparavant les réponses avec un groupe de codeurs avec qui il aurait été possible de débattre afin de s’assurer de leur justesse, ce qui aurait donné plus de crédibilité à la procédure d’évaluation de la fidélité de l’outil. Par contre, le nombre d’heures consacrées à l’analyse de chaque album, de même que les allers-retours constants entre le cadre conceptuel, les différentes versions de l’outil d’analyse et les albums analysés, laisse à penser qu’il aurait été difficile de trouver des codeurs qui puissent y consacrer autant de temps.

Une autre limite importante qu’il convient de souligner est la faible représentativité des enseignants parmi les codeurs. En effet, étant donné des difficultés de recrutement liées à l’absence d’un budget permettant la libération des enseignants, l’échantillon ne comportait que deux enseignantes. À cet égard, étant donné que l’outil d’analyse est prioritairement destiné aux enseignants intéressés par ce type d’oeuvres, un échantillon comprenant davantage d’enseignants aurait été souhaitable.

Une cinquième limite de la mise à l’essai est le fait que la troisième version de l’outil d’analyse n’ait pas été soumise à de nouveaux codeurs pour une évaluation de sa fidélité. En effet, compte tenu des limites précédemment mentionnées, il aurait été pertinent de refaire l’évaluation de la fidélité de l’outil d’analyse auprès de nouveaux codeurs. Il aurait ainsi été possible d’observer si les résultats de codeurs formés plus longtemps à utiliser l’outil auraient manifesté moins d’écarts. Par ailleurs, étant donné que l’outil d’analyse exige une formation préalable, il aurait aussi pu être pertinent d’évaluer l’efficacité de cette dernière.

6.3 Les limites de l’outil d’analyse

L’outil d’analyse que nous avons développé et mis à l’essai comporte également un certain nombre de limites. Au nombre de celles-ci, mentionnons le fait que l’outil d’analyse ne concerne que les procédés narratifs de l’album et évacue la dimension du sujet-lecteur, comme nous l’ont souligné deux experts, lors de l’évaluation de sa validité. En effet, l’outil se centre exclusivement sur la dimension du texte et ne permet pas de prendre en compte l’apport nécessaire des connaissances encyclopédiques du lecteur. Toutefois, cette dimension pourrait être avantageusement abordée dans une formation à l’utilisation de l’outil d’analyse afin de soutenir les enseignants dans le développement des habiletés interprétatives de leurs élèves.

Par ailleurs, nous avons fait le choix de nous appuyer sur les travaux de Genette (1972, 1983, 1987, 1991) en narratologie et sur ceux de Van der Linden (2007) sur l’analyse de l’image auxquels nous avons croisé ceux des théoriciens de l’esthétique de la réception. Or, d’autres travaux auraient également pu être explorés afin d’enrichir le cadre conceptuel et, incidemment, l’outil d’analyse. Mentionnons les travaux de Barthes (1982) sur la sémiologie de l’image, les travaux de Tilleuil et Barbalato (2005) sur la sémiologie des messages mixtes ou encore ceux de Jouve (1992) sur l’effet personnage, pour ne nommer que ceux-là.

Malgré ces limites, nous pensons que l’outil d’analyse développé sera utile pour soutenir les enseignants dans l’analyse des procédés narratifs des albums jeunesse en vue d’identifier ceux qui sont propices au travail interprétatif et qu’il pourra certainement être bonifié au cours des prochaines années.

7. Conclusion

La recherche-développement dont il est question dans cet article a été entreprise afin de pallier, d’une part, le fait que les enseignants du primaire semblaient se sentir démunis par rapport à l’enseignement de l’interprétation, et ce, tant du point de vue des pratiques que de celui du choix des textes et, d’autre part, l’absence d’outil servant à identifier des albums jeunesse susceptibles de développer les habiletés interprétatives des élèves du primaire. Le premier objectif consistait à développer un outil pour analyser les procédés narratifs des albums jeunesse et y cerner les éléments propices au travail interprétatif. Le deuxième visait à mettre à l’essai l’outil d’analyse afin d’en évaluer la validité et la fidélité. Le troisième consistait à élaborer, à l’aide de l’outil développé, un répertoire d’albums québécois susceptibles de favoriser le développement des habiletés interprétatives des élèves du primaire. Le présent article a rendu compte de l’atteinte du deuxième objectif.

En ce qui concerne la validité de l’outil d’analyse, les résultats issus du recours à des experts sont très satisfaisants. Quant à la fidélité de l’outil d’analyse, la mise à l’essai auprès de codeurs montre que des changements seraient à apporter à l’outil afin d’améliorer la précision des résultats. Toutefois, étant donné le peu de connaissances de la littérature jeunesse que les enseignants du primaire semblent avoir et, en particulier, en ce qui concerne l’analyse des procédés narratifs des albums jeunesse, cet outil d’analyse pourra vraisemblablement, dans sa version actuelle, être considéré comme une avancée pour la formation des enseignants en didactique de la lecture littéraire.

En outre, sur le plan méthodologique, la recherche fournit des pistes pour le développement et la mise à l’essai d’un objet afin d’en évaluer la validité et la fidélité. Étant donné le peu de recherches-développement disponibles en éducation (Van der Maren, 2003), cette dernière pourrait éventuellement servir de base à des recherches adoptant une méthodologie similaire.

À la lumière des limites soulevées précédemment, il est possible d’envisager une recherche-développement qui évaluerait la fidélité de la troisième version de l’outil d’analyse. Cette dernière pourrait être menée en corrigeant les limites identifiées dans la démarche de mise à l’essai, notamment en formant plus longuement les codeurs à l’utilisation de l’outil. Cela permettrait également d’identifier les composantes d’une formation susceptible de soutenir les enseignants du primaire dans leur utilisation de l’outil d’analyse et fournirait des renseignements sur celui-ci en tant qu’outil de formation des enseignants.