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Introduction

La recherche que nous avons menée examine l’espace dans l’inter-action entre une stagiaire et ses élèves. La situation de classe mettant en présence un enseignant et ses élèves a déjà été largement étudiée (Altet, 1994 ; Leinhart et Smith, 1985 ; Pièron, 1988 ; Postic, 1979 ; Shavelson et Stern, 1981). Cependant, l’espace n’a que rarement été l’objet de recherches. Il apparaît pourtant a priori comme un élément à la base de l’organisation de l’activité de l’enseignant et de ses élèves, en particulier en éducation physique et sportive (dorénavant EPS). Il s’agit donc de considérer l’espace dans la dynamique de l’inter-action entre une enseignante stagiaire et ses élèves lors de séances d’EPS pour questionner les déterminations [1] entre les processus de constitution de l’espace et les processus inhérents au déroulement de l’inter-action.

L’espace est envisagé selon deux perspectives : topographique et topologique. Au-delà de ces points de vue, une définition phénoménologique de l’espace est proposée. Les investigations menées avec une stagiaire sont ensuite détaillées. L’analyse des données recueillies montre, enfin, que l’espace construit dans l’inter-action est d’abord un espace d’évolution, d’interrelation et/ou d’inter-action, puis une structure de l’inter-action.

L’espace

Une topographie

La topographie [2], définie comme l’agencement physique observable d’un lieu, fait l’objet de différents travaux en sciences humaines et sociales (Hall, 1971 ; Lave, Murtaugh et de la Rocha, 1984 ; Vant, 1986). Certains (Lave et al., 1984) s’attachent plutôt à l’importance de la disposition topographique des objets dans les activités humaines quotidiennes. D’autres (Hall, 1971 ; Vant, 1986) étudient les rapports topographiques des individus entre eux à différents moments de la vie sociale. Ces derniers travaux retiennent davantage notre attention et alimentent plus particulièrement notre réflexion sur le sujet. Plusieurs distances sont observées entre les personnes en référence aux sentiments réciproques des unes à l’égard des autres (Hall, 1971). Seules les conséquences des relations interpersonnelles sur la distance observée entre les individus sont mises en évidence dans ces études. L’espace est étudié non pas en lien avec l’inter-action, mais plutôt dans le contexte de l’interrelation. L’inter-action renvoie à la mise en rapport d’actions [3], à la coconstruction réciproque de la manière d’être au monde de chacune des personnes en présence. L’interrelation relève des liens affectifs, sociaux, biologiques que les individus entretiennent entre eux de manière assez stable.

Notre recherche se distingue de toutes les études qui examinent l’espace en référence à une interrelation (Pujade-Renaud, 1983 ; Pujade-Renaud et Zimmermann, 1976) [4] : elle prend pour objet l’espace dans le cours de l’inter-action entre une stagiaire et ses élèves.

Outre ses observations sur l’espace référées à l’interrelation, Hall (1971) aborde l’importance de la topographie d’une salle d’attente pour l’engagement ou non d’une conversation entre les personnes en présence. Pour Vant (1986), la proximité et la distance des individus les uns par rapport aux autres influencent les possibilités d’action de chacun. Les propriétés topographiques dessinent des occasions d’action et d’inter-action. Dans le contexte de l’enseignement, l’activité des élèves serait en relation avec la distance à laquelle se trouve l’enseignant (Doyle et Ponder, 1977). Inversement, l’agencement spatial d’une salle, les placements et les déplacements des élèves configurent l’intervention de l’enseignant (Durand, 1998 ; Durand, 1999 ; Gal-Petitfaux, 2000). Ces études conduisent à la conclusion suivante : les positions relatives de l’enseignant et des élèves influencent les inter-actions descriptibles. Cependant, une topographie permanente, comme une classe de sciences physiques agencée en deux rangées de tables parallèles, offre à l’enseignant différentes manières d’interagir avec ses élèves (Durand, 1999). L’enseignant fait des allers-retours. À l’aller, il s’engage dans un rapport d’observation et de gestion de l’activité des élèves ; au retour, la même topographie lui permet de s’isoler quelques instants. La topographie ne permet pas à elle seule de rendre compte du cours de l’inter-action.

Une topologie

La topologie se différencie de la topographie [5]. L’espace n’est plus circonscrit à une dimension métrique, c’est un espace « perçu comme » (Relieu, 2000, p. 103). Les propriétés de l’espace dépendent des intuitions perceptives de l’acteur. La perception réintroduite, l’espace ne renvoie plus à une dimension objective, mais à la manière dont l’acteur saisit un agencement physique à un moment donné. La topographie ne suffisant pas à rendre compte du déroulement de l’inter-action sociale, l’espace est analysé en termes de topologie. Les travaux concernant l’espace s’intéressent à la connaissance spontanée des lieux, aux logiques d’utilisation [6] des agencements topographiques (Auriac, 1986 ; Baudelle et Pinchemel, 1986 ; Raffestin, 1986). Le déroulement des inter-actions est, dans ce cas, examiné au regard du rapport actif d’un agent à une organisation topographique.

Le déroulement de l’inter-action entre la stagiaire et ses élèves paraît se fonder sur la manière dont celle-là saisit l’agencement topographique de la classe (Durand, 1999 ; Gal-Petitfaux, 2000). La disposition d’une salle de sciences physiques n’induit pas un type d’inter-action avec les élèves, car le contrôle ou l’isolement se réalise dans un rapport particulier de l’enseignant à cet agencement (Durand, 1999). En EPS, la « file indienne » représente une organisation spatiotemporelle des déplacements des élèves. Dans une ligne d’eau de piscine, ils circulent en boucle les uns derrière les autres, « à la queue leu leu ». Ce dispositif fixe est saisi de différentes manières par l’enseignant de natation. Lorsque ce dernier est posté au bord du bassin, il apostrophe successivement les élèves et leur donne un conseil très bref : l’enseignant associe la file indienne à un « défilé ». Lorsqu’il marche à côté d’un nageur et lui parle plus longuement, la file indienne devient un « circuit » qu’il peut suivre (Gal-Petitfaux, 2000). Pour un même enseignant, plusieurs logiques d’utilisation d’une topographie sont mises en évidence. Ces topologies sont porteuses de différents modes d’inter-action avec les élèves. L’inter-action entre l’enseignant et ses élèves s’appuie sur la manière dont l’enseignant saisit une topographie à un moment donné, c’est-à-dire sur une topologie située qui lui est propre. La topologie est « située » dans le sens qu’elle ne correspond ni à des caractéristiques générales de l’espace ni à des règles universelles concernant son usage. Elle renvoie aux propriétés que l’enseignant confère spontanément à la topographie à un moment donné. Cette topologie devient le fondement de son inter-action avec ses élèves.

Une signification

L’espace ne se réduit plus à une distance, une topographie, indépendante d’un engagement humain. Il se construit dans la rencontre d’un acteur et d’un contexte : « ce n’est plus à une réalité matérielle qu’on a à faire et pas davantage d’ailleurs à une réalité psychique, mais à un ensemble significatif ou à une structure qui n’appartient en propre ni au monde extérieur, ni à la vie intérieure » (Merleau-Ponty, 1942, p. 197). L’espace dans l’inter-action se constitue dans le rapport perceptif et actif d’une personne à un environnement physique et humain particulier.

Dans une perspective phénoménologique, l’espace s’apparente au mode d’engagement d’un acteur dans un contexte. Il importe alors de rechercher la signification qui advient dans le rapport perceptif et actif de l’acteur à l’environnement. Il s’agit de saisir la signification qui se forme et s’exprime dans ce qui est fait effectivement ; signification incarnée qui n’existe que dans, par, au cours d’une production corporelle particulière (Merleau-Ponty, 1942 ; Quéré, 1998). Cette signification, qui qualifie l’action de l’enseignant, ne peut néanmoins être isolée d’un contexte de signification dans lequel cette action prend la valeur d’une inter-action. La signification incarnée n’a de possibilité que parce qu’elle est une sédimentation dans l’acte de systèmes de significations disponibles, mais qui ne sont pas donnés bien que partagés dans un langage (Merleau-Ponty, 1960b).

Ainsi, la signification est « lisible » pour autrui (Ibid., p. 111). Comme elle relève de l’engagement de la personne dans un contexte physique et humain dynamique, cette signification [7] a les caractéristiques suivantes. Elle est instantanée et éphémère, puisque l’engagement d’une personne s’inscrit dans un flux continu. La signification est dite « instantanée » puisque sa construction ne suppose pas de délai. Elle apparaît dans un moment qui est à la fois instant et mouvement qui le construit. Elle est éphémère puisqu’elle ne reste jamais figée à l’identique mais se renouvelle sans cesse. Par conséquent, l’étude de l’espace ne suppose pas de décrire des états topographiques, mais d’analyser l’évolution d’une signification à travers des études de cas. Il s’agit de saisir, dans des situations quotidiennes, les processus sous-jacents à la dynamique de l’espace dans les inter-actions entre un enseignant et ses élèves.

Cette signification est également spontanée et personnelle, c’est-à-dire qu’elle émane d’un élan propre à l’acteur à un moment donné [8] : elle ne résulte pas de contraintes ou de stimulations extérieures, elle ne suppose pas de calculs, de raisonnements intermédiaires ou d’effort de sa part. Saisir cette signification implique donc d’intégrer l’acteur non comme objet d’étude, mais comme personne prenant part à la construction de connaissances la concernant. Le chercheur abandonne toute position en surplomb pour redonner la parole aux acteurs (Beaud et Weber, 1997 ; Durand et Arzel, 1996).

La signification est aussi syncrétique et implicite dans la mesure où la signification n’est pas l’oeuvre de l’entendement, mais de l’engagement du sujet au monde (Merleau-Ponty, 1942). Elle n’est ni réfléchie, ni clairement exprimable d’emblée. Elle se réalise dans une manifestation corporelle et n’est pas encore organisée par l’analyse. L’étude de l’espace trouve donc, dans la manifestation corporelle de l’acteur, la trace de sa signification. Par ailleurs, le sens de l’action est saisissable dans la réflexion de l’acteur sur son vécu. Grâce à la capacité de la conscience à se pencher sur ses propres contenus et ses modes de fonctionnement, l’acteur rend explicite la signification incarnée et implicite au départ (Lyotard, 1954 ; Merleau-Ponty, 1988) et traduit sous un autre mode le sens de son action. Cet effort de réflexion permet de substituer « à l’action dans le monde des événements, une apparition dans le monde de la pensée » (Isambert, 1993, p. 114). En explicitant la signification qui le mobilise à un moment donné, l’acteur saisit les fondements implicites de son engagement et son sens. Dans le même temps, il permet à autrui de comprendre son expérience (Vermersch, 1994). Considérer l’espace suppose un dispositif qui permette à l’enseignant d’exprimer sa conscience engagée.

Enfin, la signification est située en ce qu’elle se construit dans la rencontre particulière d’un acteur et d’un contexte, lequel se détermine selon un mode de donation [9]. C’est l’engagement de l’acteur qui, à la fois, constitue ce mode de donation et contient la signification de la situation. L’explicitation de celle-ci est facilitée par une confrontation de l’acteur à l’enregistrement audio et vidéo du cours des événements (Baribeau, 1996 ; Tochon, 1996).

L’espace n’est plus perçu comme une donnée extérieure à l’inter-action ayant des propriétés en soi. Il ne renvoie plus à un élément descriptible, soit une topographie. Il ne se réduit pas non plus aux propriétés que l’acteur confère à l’agencement physique des lieux (une topologie), appréhendé comme une connaissance, voire une logique d’utilisation d’une topographie donnée. L’espace, dans ce cas, n’appartient en propre ni à un monde extérieur à l’acteur, ni à une représentation de ce monde qui lui serait intérieure. Il se construit au fil de l’engagement de l’acteur dans un contexte à un moment donné. À cet égard, c’est une conscience engagée, une signification incarnée. Cette conscience engagée sera étudiée dans son caractère inédit sans, cependant, occulter son ancrage culturel (Merleau-Ponty, 1960b).

La possibilité d’étudier l’espace ainsi défini suppose de se centrer sur la manière dont l’acteur construit l’espace dans son engagement dans le contexte. Cet espace peut alors être saisi, d’une part, dans l’engagement corporel de l’acteur et, d’autre part, lors de son effort de réflexion sur sa conscience engagée. L’espace dans l’inter-action entre l’enseignant et ses élèves est étudié à partir de cet ancrage phénoménologique. L’attention est portée sur le rapport de l’enseignant à l’environnement physique et humain de la classe, sur son mode d’engagement dans le contexte, sur les particularités de son expérience vécue (Gal-Petitfaux et Saury, 2002 ; Kerry et Armour, 2000 ; Malet, 2000). Les investigations se centrent plus précisément sur les espaces construits au cours d’inter-actions entre enseignant et élèves. Elles tendent à l’émergence de principes génériques de constitution de l’espace dans ce processus d’inter-action, de « codéfinition permanente, simultanée et à double sens » des actions des uns et des autres (Durand, 1999, p. 3). Le point de vue adopté est celui de l’enseignant, soit la construction de l’espace au fil de son engagement dans la situation d’enseignement. Cependant, les élèves sont d’autres acteurs pour lesquels la situation est aussi une occasion de construire une signification dans l’action intentionnelle. Il y a donc codéfinition permanente, non parce qu’il y aurait ajustement réciproque résultant d’éléments factuels comme l’ajustement calculable ou la corrélation, mais dans la mesure où la signification survient dans le cours de l’action. Les élèves ne sont pas des éléments d’un contexte posé, mais plutôt de l’horizon d’une signification qui se partage.

Méthode

Participants

L’étude a été menée au cours de l’année scolaire 1999-2000 en collaboration avec Anne, 23 ans, stagiaire en EPS dans un lycée professionnel de la région clermontoise (France). Volontaire pour s’engager dans cette collaboration, elle a présenté l’étude à ses élèves de terminale. Elle a défini l’objet du travail : son activité d’enseignante et la vie de la classe. Elle a aussi précisé l’intérêt d’un enregistrement audio et vidéo des séances en vue d’une analyse a posteriori de son activité. Les 23 filles et les 3 garçons de ce groupe d’élèves issus de 4 classes différentes (une terminale en sciences médico-sociales et trois terminales de sciences et techniques du tertiaire) avaient tous plus de 18 ans. L’accord de chacun a été sollicité, à travers une convention écrite, afin d’autoriser l’enregistrement audio et vidéo des séances.

Procédure

L’étude s’est appuyée sur l’investigation de trois séances. Les deux séances de tennis de table se sont déroulées dans un gymnase. Dix tables occupaient la moitié de la salle, l’autre moitié restait vacante. Pour la séance d’athlétisme en salle, la stagiaire disposait d’une piste de cinq couloirs pour le sprint et d’un sautoir pour la longueur. Les séances duraient une heure et demie.

Collecte des données

La collecte des données [10] s’est déroulée en deux temps. En premier lieu, chaque séance a été filmée dans son intégralité selon un plan large fixe ; la prise audio était réalisée grâce à un micro-cravate (HF) fixé sur l’enseignante. Deuxièmement, en utilisant ce premier enregistrement, un entretien d’autoconfrontation a été mené après chaque séance. Cet entretien consistait « à présenter à l’acteur, immédiatement après son action, un enregistrement vidéo de son comportement, et à lui demander de commenter » (Theureau, 1992, p. 45) les événements qu’il avait vécus au cours de son inter-action avec ses élèves. Pour des commodités de repérage et en vue d’une analyse de l’engagement de l’enseignante dans l’autoconfrontation, l’entretien faisait l’objet d’un nouvel enregistrement audio et vidéo.

Traitement des données

Le corpus a été construit en trois phases. La première phase consiste en une retranscription intégrale des entretiens d’autoconfrontation. La deuxième consiste en une sélection de séquences, à partir des données retranscrites, selon deux critères. Le premier était d’ordre méthodologique : la fidélité des propos de l’acteur. Le discours de la stagiaire devait se rapporter au déroulement singulier de son action – action à laquelle la vidéo la confrontait à ce moment-là. Toutes les considérations généralisantes ont ainsi été mises de côté. Le deuxième était lié à la définition de l’espace exposée ci-dessus. Lors de l’inter-action, l’espace se construit dans le rapport de l’enseignante à l’environnement physique et humain. L’espace est de l’ordre d’une signification inhérente à l’engagement de l’enseignante et explicitée dans l’entretien. Étudier l’espace supposait donc de sélectionner les moments où l’enseignante explicitait son engagement dans le contexte en termes d’espace. Des extraits d’entretien étaient ainsi repérés. La dernière phase est composée d’une description des périodes des séances auxquelles ces extraits se rapportaient. Il s’agissait de « rendre compte de ce qui peut être vu et entendu » à ce moment-là (Saury, 1998, p. 110) en limitant les intrusions interprétatives. Les communications et les événements étaient exposés parallèlement aux données d’entretien.

Interprétations

Le travail d’interprétation visait à rendre compte de la signification inhérente à l’activité de l’enseignante à un moment donné. D’une part, il reposait sur une transaction cognitive entre le chercheur et l’acteur. Une compréhension commune du vécu de l’enseignante était coconstruite au cours de l’entretien et validée, dans le même temps, par cette dernière [11]. D’autre part, il supposait de documenter le sens traduit au cours de l’entretien avec les manifestations corporelles de l’enseignante au moment considéré. Cette documentation mutuelle a permis une description phénoménale de l’espace dans l’inter-action, description qui rend compte de ce que vit l’enseignante à un moment donné. Ce travail a été effectué à partir de tous les extraits d’entretien retenus. Chaque séquence a fait l’objet d’un effort particulier d’interprétation. Un ensemble de descriptions d’espaces singuliers a été produit.

La suite de l’analyse s’appuie sur ces descriptions. Il s’agissait de caractériser différents principes de constitution d’un espace au cours d’une inter-action entre une stagiaire et ses élèves. Cette démarche inductive, reposant sur des études de cas, a permis d’établir progressivement des principes rendant compte de processus génériques sous-jacents aux expériences particulières. Ce travail a consisté en une abstraction progressive, c’est-à-dire, dans un premier temps, comprendre comment, dans chaque cas, l’espace se construisait, puis, dans un deuxième temps, circonscrire les différentes manières dont l’espace se constitue dans l’inter-action, et, dans un troisième temps, élaborer, à partir de ces différentes sortes d’espace, les principes sous-jacents à toute construction d’espace dans une inter-action entre une stagiaire et ses élèves. Les résultats de ce travail d’interprétation et d’analyse ont, en dernier lieu, été validés par la stagiaire. Cette démarche d’acceptation des produits de la recherche par l’acteur confère la validité de l’analyse menée (Mucchielli, 1991).

Résultats

Les résultats présentés ici ne relatent que certains traits de la dynamique de l’espace dans l’inter-action entre une stagiaire d’EPS et ses élèves. Les études de cas ont fait apparaître des espaces toujours singuliers (Rix, 2000). Cependant, les descriptions phénoménales permettent de distinguer trois sortes de contenu. L’espace se décline en des espaces d’évolution, d’interrelation et d’inter-action. Sur un plan plus générique, ce travail consiste à poser l’espace comme une structure de l’inter-action entre une stagiaire et ses élèves.

Un espace pluriel

L’étude aboutit à une distinction entre différentes sortes d’espace : un espace d’évolution, d’interrelation et d’inter-action. L’espace a trait, pour chaque instance, à une valeur sémantique particulière et se distingue en termes de contenu. Il se construit dans un rapport perceptif et actif de l’enseignante à ses élèves, rapport qui est caractéristique. La différenciation des trois espaces met en évidence les manières dont l’espace se construit au cours de l’inter-action.

L’espace d’évolution relève d’un rapport à l’autre relatif aux présences physiques de chacun. Cet espace se construit dans l’inter-action, inter-action où le volume du corps ou du mouvement de chacun est le caractère prégnant dans le rapport à l’autre. Lors de la rencontre entre la stagiaire et ses élèves, l’engagement de chacun d’un point de vue corporel occupe ou laisse une certaine place nécessaire à l’activité des uns et des autres. Par exemple, Anne termine la présentation de son premier exercice lors de la première séance de tennis de table. Face à l’ensemble des élèves, elle recule en direction du mur en écartant les bras. Elle construit un espace relatif à la place dont ils ont besoin pour se mouvoir et réaliser l’exercice : « Je recule en fait pour leur laisser la place pour qu’ils s’installent. »

L’espace d’évolution est un espace conçu par l’acteur comme étant utile au volume du corps en mouvement. Il relève d’un rapport à l’autre où les présences des uns et des autres sont physiques puisque les uns et les autres sont construits comme des corps occupant un certain volume. Cet espace d’évolution porte aussi sur la manière dont l’acteur perçoit l’environnement physique (Relieu, 2000).

L’espace d’interrelation renvoie à un rapport à l’autre d’un point de vue affectif, relationnel. Il a trait aux liens affectifs, sociaux que les personnes entretiennent entre elles. Ainsi, par exemple, au cours de l’entretien d’autoconfrontation concernant la première séance de tennis de table, Anne rend compte, à différents moments, qu’elle va « plus vers les gens […] des fois par affinité », « ceux avec qui je discute le plus, et ben c’est vrai, c’est ceux vers qui j’ai tendance à aller pendant la séance », ou encore « c’est vrai, par exemple, lui là, on a eu quelques frictions tous les deux […] et c’est vrai, je me rends compte, je vais moins vers lui. » Elle souligne que l’espace qu’elle construit à ce moment-là, alors qu’elle regarde de manière répétitive certains élèves, est relatif aux liens affectifs qu’elle entretient avec eux.

L’espace dans l’inter-action se construit aussi dans le rapport de l’enseignant au contexte humain en fonction des relations qui s’instaurent avec chaque élève, ainsi cet espace est dit d’interrelation. L’espace d’interrelation étudié par Hall (1971) est mis au jour sous une perspective nouvelle. Il ne se réduit pas à une distance fixe relative à des sentiments permanents, il est construit par l’acteur dans un rapport particulier à autrui et se concrétise dans son engagement corporel. Ce rapport s’inscrit néanmoins dans des normes culturelles d’usage de l’espace (Hall, 1971) sans s’y être strictement soumis. L’anthropologie relativiste de Hall met en exergue les différences fondamentales entre les structures proxémiques des peuples (Ibid., p. 160). Les normes culturelles d’usage de l’espace apparaissent, dans cette perspective, déterminantes. Souligner l’idée que la construction de l’espace n’est pas strictement soumise à ces normes nuance ce déterminisme, étant donné qu’elles ne constituent qu’un facteur global de détermination. Même s’il s’inscrit dans des systèmes de significations disponibles, l’espace d’interrelation se construit, à un moment donné, selon les rapports affectifs et sociaux particuliers des personnes entre elles.

L’espace d’inter-action est un rapport particulier à l’activité de l’autre. Il a trait à la dialectique des engagements des uns et des autres dans une situation à un moment donné. L’engagement de l’enseignante dans l’inter-action relève alors de son rapport à l’engagement des élèves relativement au sien [12]. L’espace d’inter-action se construit dans un rapport de l’enseignant à ses élèves centré sur la dialectique de leurs engagements réciproques. Par exemple, lors de la séance d’athlétisme, les élèves sont organisés en file indienne. Ils défilent en effectuant chacun un saut en longueur devant l’enseignante. Cette dernière conseille brièvement les élèves qui se succèdent : « Agrandis pas tes foulées. Tu avanceras un petit peu. », « Toi, tu reculeras un peu, par contre, tu pars du plot derrière. », « Ouais, tu accéléreras encore, mais tu es pas mal là. » Dans l’entretien, elle décrit l’espace relativement à l’engagement successif de chaque élève devant elle. Elle relate : « Je me rends compte que je ne finis jamais mes phrases quand je vois que l’autre est en train de sauter. En fait, il faut que je dise vite à celui qui vient de sauter : “Il faut que tu recules plus”. » Ces interventions rapides de l’enseignante, relatives à l’engagement des élèves en file indienne, sont aussi fonction de l’influence qu’elles ont sur la continuité de l’activité de la classe : « Il vient de sauter donc je lui dis : “il faut que tu recules, il faut que tu avances, il faut que tu accélères par rapport à […]”. Mais je lui dis rapidement, en fait, pour être sûre de regarder, enfin, pour regarder aussi ce que fait l’autre et voir ce qui va, ce qui va pas quoi. Donc, en fait, essayer de faire deux choses à la fois quoi. Aussi, de pas casser le rythme, ne pas arrêter en disant tu attends. »

L’espace d’inter-action construit par l’enseignante à ce moment-là a trait à la dialectique des engagements des uns et des autres. Elle construit un espace qui dépend de l’activité des élèves et où elle intervient sur leurs comportements. Au cours d’une leçon de natation, la même construction dialectique peut être mise en évidence (Gal-Petitfaux, 2000). Dans l’inter-action entre un enseignant et ses élèves, un espace est plus particulièrement qualifié d’espace d’inter-action. Il se constitue dans la coconstruction réciproque de la manière d’être au monde de chacune des personnes en présence, coconstruction réciproque qui définit en propre l’inter-action. La connaissance des espaces construits paraît être un moyen de comprendre la manière dont l’enseignant s’engage dans l’inter-action comme la gestion de la classe et/ou l’instruction des élèves (Doyle, 1986).

Trois sortes d’espace sont distinguées selon des valeurs sémantiques particulières, selon les manières dont l’espace se construit. Cependant, ces différentes sortes d’espace ne sont pas exclusives les unes des autres. À un moment donné de l’inter-action, l’espace peut être à la fois un espace d’évolution, d’interrelation et d’inter-action. Isoler ces différents espaces permet, d’une part, de souligner diverses caractéristiques de l’engagement d’un enseignant d’EPS dans son inter-action avec ses élèves. D’autre part, ces distinctions laissent entrevoir un caractère plus générique de la valeur sémantique de l’espace puisque cette valeur n’est pas uniquement relative à des propriétés spatiales objectives, mais renvoie plutôt à un système où espace et engagement sont indissociables (Merleau-Ponty, 1945). L’espace se différencie d’une représentation, c’est-à-dire de la reproduction mentale d’éléments extérieurs au sujet où la valeur de ces éléments pourrait être considérée pour elle-même. Les résultats soulignent que l’espace est lié à l’action, à l’engagement d’une personne dans un contexte. Ils contribuent ainsi à questionner le statut de l’existence postulée d’une réalité topographique autonome.

L’espace, une structure de l’inter-action

La structure est définie comme « un tout formé de phénomènes solidaires tel que chacun dépend des autres et ne peut être ce qu’il est que par et dans sa relation avec eux » et « comme une orientation d’ensemble » (Lalande, 1993, p. 1031-1032). Par conséquent, poser l’espace comme une structure de l’inter-action suppose qu’il soit structuré par l’inter-action et structurant pour l’inter-action.

L’espace structuré par l’inter-action

L’espace n’est pas simplement l’agencement d’un lieu, il est une signification qui s’incarne. Le versant corporel qui lui est propre ne se circonscrit pas à une forme a priori. Ainsi, pendant l’échauffement de la séance d’athlétisme, Anne construit une certaine proximité avec ses élèves. Lors de l’autoconfrontation, elle relate : « Là en fait, je les regarde à chaque fois, je fais souvent le va-et-vient, pour être un peu plus près d’eux quand ils sont vers le fond, me rapprocher un peu quand ils sont… » Cet espace est indissociable, d’une part, de ses regards et de son va-et-vient et, d’autre part, du mouvement des élèves qui tournent autour d’elle.

L’espace construit se réalise non pas dans un comportement isolé, mais dans la globalité de l’engagement corporel de la stagiaire comprenant ses déplacements et ses attitudes, ses regards, ses communications, ses énoncés, etc. (Rix, 2000). Sa dynamique s’ancre à la fois dans l’engagement de l’enseignant et dans celui des élèves. L’espace, structuré par l’inter-action, s’élabore dans la coconstruction des engagements des uns et des autres (Durand, 1999). Sans nier l’agencement de la classe que la stagiaire prévoit (ateliers, aires de jeux, parcours), cette étude souligne que la constitution de l’espace dans l’inter-action correspond à une construction où les mouvements, les paroles, les regards des élèves et de la stagiaire, tout comme l’environnement physique, sont indissociables. Cette construction toujours originale repose cependant sur la culture professionnelle dont l’enseignant est héritier, sur les cultures dont sont également héritiers les élèves et sur l’environnement physique déjà « réagencé » ou non. Ainsi, bien que structuré dans et par l’inter-action, l’espace n’est pas indépendant de la manière d’être propre au contexte d’enseignement, notamment dans ses versants social, institutionnel et culturel (Lahire, 1998).

L’espace structurant pour l’inter-action

Définir l’espace comme structure de l’inter-action suppose qu’il oriente le cours de cette dernière. Toutes les inter-actions particulières étudiées lors de ce travail permettent de mettre en évidence le caractère de l’espace. Qu’il soit d’évolution, d’interrelation et/ou d’inter-action, l’espace crée les possibilités d’actions des uns et des autres. Par exemple, au cours de l’échauffement de la première séance de tennis de table, dans la partie de la salle sans table, l’enseignante se déplace entre les élèves qui jonglent. Elle passe successivement auprès de chacun d’eux. Elle relate alors :

Là, je vais voir un peu oui, parce que ça me permet aussi de […]. Enfin, si jamais ils ont des questions, ils ne viendront jamais me le demander si je suis en dehors, et c’est des fois quand je passe qu’ils m’arrêtent en me disant « madame ». Donc ça me permet aussi d’aller voir tout le monde […]. Donc voilà je passe, je passe, puis bon, s’ils ont besoin, ils me demandent, si moi je vois un truc qui ne va pas, je leur dis directement.

L’espace qu’elle construit par rapport aux élèves lui offre l’occasion de les observer, de les conseiller, de répondre à leurs demandes. Il lui ouvre donc certaines possibilités d’action, mais il offre aussi un champ d’actions possibles pour les élèves. Cet espace permet aux élèves de l’interpeller et de la solliciter. Ainsi, Anne, après avoir expliqué un exercice de la deuxième séance de tennis de table, fait quelques pas et vient se placer au centre des tables, entre les deux rangées, au milieu. À ce moment-là, l’espace qu’elle construit avec ses élèves crée les possibilités d’inter-action : « Ça [le fait d’être au milieu] me permet d’aller plus rapidement d’une table à l’autre […] ce qu’il y a, c’est que c’est plus facile pour donner des conseils tout de suite. » Cet espace lui permet d’intervenir rapidement sur l’activité des élèves.

Dans l’inter-action, l’espace construit un champ d’actions possible pour les uns et les autres ; il suggère ainsi la dynamique de cette inter-action. L’espace est structurant pour l’inter-action (Lave, 1988), mais plus qu’un artefact, il est un mode de rapport à l’environnement physique et humain qui crée l’inter-action.

Discussion

Les axes de discussion abordés ont pour objectif de cerner la portée de cette étude tant au plan de la connaissance de l’espace dans l’inter-action, qu’au plan de la formation des enseignants et de la compréhension de leur métier.

Avantages et limites des études de cas

Cette étude vise à saisir la dynamique de l’espace dans l’inter-action. L’analyse minutieuse du déroulement de l’inter-action dans des situations quotidiennes est nécessaire. La particularité des moments étudiés et l’impossibilité de multiplier les études de cas à l’infini posent la question de la portée des résultats de ce travail. Les descriptions phénoménales développées ne sont pas exhaustives ; elles rendent compte de moments particuliers qui ne sont pas considérés comme des moments exemplaires, typiques ou représentatifs des situations d’enseignement.

La validité externe de cette étude et ses possibilités de généralisation (Matalon, 1988) ne résident pas dans la reproductibilité des données d’observation et de verbalisation, mais reposent dans la possibilité d’analyser la multiplicité des espaces dans l’inter-action en termes d’évolution, d’interrelation et/ou d’inter-action. Malgré la diversité des expériences, leur variabilité n’est pas indéfinie (Sperber, 1974). Les descriptions du phénomène sont toutes singulières, mais l’espace construit dans l’inter-action a toujours trait à un ou à plusieurs des espaces circonscrits. Cette étude détermine donc les différentes manières dont l’espace se construit dans une inter-action. Elle met aussi en évidence des principes génériques qui permettent de comprendre la construction de l’espace quelle que soit l’inter-action. Premièrement, l’espace fait partie intégrante de l’engagement de l’enseignant dans une inter-action avec ses élèves et en est, de ce fait, indissociable. Deuxièmement, l’espace structure l’inter-action.

L’étude contribue ainsi à une théorisation de l’activité de l’enseignant dans son inter-action avec des élèves. Comme toute théorie, les principes énoncés supposent d’être à nouveau mis à l’épreuve afin de mieux les préciser. Ce travail établit une base pour les futures recherches concernant l’espace dans l’inter-action entre un enseignant et ses élèves.

De nouvelles perspectives de formation

Cette étude a permis de poser l’espace comme structure de l’inter-action. Il en fonde ainsi le déroulement et participe à sa construction dynamique. Il semble intéressant d’inciter les enseignants à réfléchir sur les espaces qu’ils construisent, puisque toutes les possibilités d’enseignement et d’apprentissage reposent sur cette inter-action entre un professeur et ses élèves. Il s’agit de prendre en compte les questions d’espace dans une perspective de formation. Ce travail ne consiste pas à proposer des recettes de placements ou de déplacements dans la classe. Il tente plutôt de donner à l’enseignant les moyens de se questionner sur l’espace qu’il construit dans son inter-action avec ses élèves [13]. Les processus étudiés proposent ainsi un cadre de réflexion et constituent, à cet égard, un exemple où chaque enseignant se reconnaît plus ou moins, un exemple qui lui permet de regarder son activité à travers une perspective définie, celle de l’espace qu’il construit en situation d’enseignement. Ce travail réflexif sur sa pratique professionnelle centrée sur l’espace l’amène à rendre compte de son rapport actif avec ses élèves à un moment donné. Il en prend ainsi conscience, prise de conscience indispensable à toute possibilité de transformation (Gal-Petitfaux et Saury, 2002).