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Les transformations de l’université : regards pluriels

Lorsqu’on analyse les écrits sur l’enseignement supérieur des trente dernières années, il est aisé de constater que la problématique du changement occupe une place privilégiée. Après l’explosion des inscriptions à la fin des années 1960 dans tous les pays développés, qui demandait une croissance accélérée des dispositifs de tous ordres (infrastructure, personnel enseignant et administratif, offre de formation), c’est autour de la « gestion de la décroissance » que s’élabore une importante production, en particulier au Canada, surtout de type professionnel (comment effectuer la décroissance et comment minimiser ses effets), mais aussi de type plus théorique à partir de la perspective systémique de la sociologie des organisations.

La période d’accalmie des réductions budgétaires, du milieu des années 1980 jusqu’au début des années 1990, aura permis l’éclosion, en particulier au Canada, d’une réflexion sur le type de formation à privilégier au premier cycle et sur les changements qu’on devrait envisager. Avec le début des années 1990 survient une nouvelle crise des finances publiques qui accentue le processus de retrait de l’État du financement traditionnel de l’université. Toutefois, dès le milieu des années 1990, on assiste à un réinvestissement progressif dans l’enseignement supérieur. En Amérique du Nord, ce sont d’abord les États américains qui engagent les changements, suivis par les provinces canadiennes. En Europe, les restrictions budgétaires ont été plus tardives et elles se sont concrétisées d’abord par défaut : une augmentation budgétaire qui ne suivait pas le rythme de croissance des étudiants. Ensuite, les rationalisations budgétaires sont devenues monnaie courante dans l’ensemble des systèmes européens d’enseignement supérieur.

Par ailleurs, on a assisté, de chaque côté de l’Atlantique, à une généralisation des contrôles a posteriori par l’État et à une contractualisation croissante avec l’obligation de rendre compte. Cette période, qui s’étend jusqu’à l’époque actuelle, est dominée, outre le resserrement des finances publiques, par des changements dans les systèmes d’enseignement supérieur, notamment en ce qui a trait à la technologisation de l’université, aux rapports avec l’environnement social et économique, au rôle de l’État, à la gouvernance des institutions, à l’évaluation, et au renouvellement des missions du corps professoral.

Sur ce fond de « changement » et de son analyse au cours des trente dernières années, ce n’est que vers la fin des années 1990 que l’on commence à utiliser, de manière plus soutenue, le terme « transformation » pour rendre compte des changements qui surviennent dans l’enseignement supérieur et plus particulièrement dans l’université. On pourrait citer de nombreuses études sur ce sujet, mais il y en a une qui sert actuellement de référence. Il s’agit de celle de Clark (1998), Creating entrepreneurial universities : Organizational pathways of transformation (voir aussi Clark, 2003). Dans cette étude, Clark décrit cinq chemins de transformation à travers lesquels les universités publiques assument un rôle hautement proactif.

Ce numéro thématique s’inscrit dans cette ligne d’analyse. À partir d’un découpage et d’un choix des thèmes et des secteurs à traiter, il s’attaque à la problématique de la transformation avec des perspectives diversifiées : philosophique, historique, organisationnelle, administrative et politique. Le terme « pluriel » choisi pour le titre, « Les transformations de l’université : regards pluriels », a pour objectif d’insister sur la diversité des thématiques, mais aussi sur la diversité des perspectives.

Une première série de « regards pluriels » sur les transformations de l’université ont été initiés lors d’un colloque de l’Association canadienne-française pour l’avancement des sciences, tenu à l’Université de Montréal en mai 2000 [1]. D’autres auteurs ont été ensuite sollicités afin de couvrir, autant que faire se peut, les différents aspects des transformations vécues récemment par les universités.

Avant d’aller plus loin, nous aimerions remercier la Revue des sciences de l’éducation de nous avoir accordé le privilège de travailler comme corédacteurs de ce numéro thématique. Nous remercions aussi vivement les nombreux évaluateurs externes anonymes pour leurs judicieux commentaires et suggestions. Bien que les auteurs soient les seuls responsables de leurs textes, les critiques formulées par les évaluateurs externes ont été fort profitables lors de la révision finale des textes.

À la lecture des travaux de ce numéro, le lecteur se posera la question suivante : Est-on en face de changements à caractère adaptatif ou d’une véritable transformation ? On connaît les propos de Clark Kerr, ancien recteur de l’Université de Californie, sur la persistance de l’institution universitaire à travers les siècles. À l’occasion du centenaire de la fondation de l’Université de Chicago, Kerr (1992, p. 150) rappelait que sur 75 institutions fondées avant 1520, 60 sont des universités qui perdurent. C’est dire que l’institution universitaire est passée par de nombreux processus adaptatifs et des crises et qu’elle se conserverait, du moins pour l’essentiel, comme elle était jadis. L’ensemble des articles facilitera une réflexion sur cette affirmation de Kerr. À terme, on se posera la question de la stabilité de l’institution universitaire ou de sa transformation.

Présentation des contributions

Le numéro s’ouvre par une contribution de Guy Bourgeault qui correspond bien à cette perspective : plutôt que de tenter un impossible point de vue général sur les transformations de l’université, il est plus pertinent de tenter des zooms sur un certain nombre de points clés. L’article de Guy Bourgeault introduit cette réflexion par un plaidoyer en faveur du « maintien d’une irréductible et féconde tension entre divers ordres et divers modes de rationalité dans l’université et dans la société – ou dans les universités et dans les sociétés ». Il ne s’agit pas de minimiser la difficulté inhérente pour des universitaires à produire un discours distancié sur l’université, mais, au contraire, de se servir de la richesse produite par leur diversité de points de vue. Son article nous convie à une réflexion sur la continuité et le changement à l’université et le rapport à l’État, à partir du « conflit des facultés », dont Kant avait si bien défini les contours il y a plus de 200 ans.

Le « conflit des facultés » s’étend aujourd’hui au « conflit des universités », c’est-à-dire à la hiérarchisation des institutions en fonction de critères principalement liés à la performance en recherche. Les universités paieraient aujourd’hui le prix de cette compétitivité par une certaine perte de leur autonomie et de la liberté universitaire. Pour Guy Bourgeault, l’université doit résister aux hégémonies de l’heure, lesquelles auraient tendance à devenir totalitaires. Selon lui, « l’exercice de ce qu’on appelle traditionnellement la fonction sociale des universités passe aujourd’hui comme hier, mais aujourd’hui différemment d’hier, par le refus des enfermements ».

L’article d’André Brassard constitue un apport original de distinction entre les concepts d’adaptation et de transformation organisationnelles. Les propos en sont fort utiles pour la compréhension des changements que vivent les universités d’aujourd’hui. Pour l’auteur, une transformation organisationnelle requiert une modification majeure du « modèle prévalant », lequel est conçu comme une configuration. Par « modèle prévalant », on entend « l’ensemble des modes d’action, des modes d’interaction et des définitions de situation qui prévalent dans une organisation et qui impliquent à la fois un système d’attentes et de positionnement et le système des schèmes mentaux individuels et collectifs des acteurs ». Il note aussi que la transformation ne se produit pas nécessairement comme un changement rapide et abrupt : on peut la concevoir aussi comme le résultat de l’ajout de petits changements sur un temps plus ou moins long.

Yorgos Stamelos aborde le thème de la transformation en analysant la création de l’espace européen d’enseignement supérieur. C’est grâce au traité de Maastricht, par les articles qui concernent l’éducation (art. 126) et la formation (art. 127), que l’institutionnalisation de la politique européenne d’éducation a été instaurée. Une distinction s’est établie entre éducation obligatoire, du ressort des pays, et éducation postobligatoire, c’est-à-dire « la formation », y compris l’université, qui fait partie de la construction européenne.

Par rapport à l’éducation tertiaire, l’Union européenne promeut plusieurs axes : recherche, professions, spécialisations, reconnaissance des diplômes, qualité de l’enseignement supérieur. Aussi, la déclaration de Bologne vise la construction d’un espace unique européen de l’enseignement supérieur. Cette procédure vise l’uniformisation des temps de formation postsecondaire, selon la formule 3-5-8 (ou LMD), qui ressemble à celle de la formation nord-américaine : trois années après la fin du secondaire pour un premier grade (licence = L), cinq ans pour un master (M) et huit ans pour un doctorat. Ce système européen de diplômes s’instaurera graduellement jusqu’en 2010.

Selon l’auteur, la confusion entre éducation et formation et le remplacement du mot « université » par le terme flou « d’éducation tertiaire », font de l’université un établissement tertiaire comme les autres ayant comme objectif la formation professionnelle. Stamelos conclut en s’insurgeant contre une professionnalisation de la formation universitaire et en défendant la valeur du lien enseignement/recherche et de la recherche non marchande.

Les systèmes d’enseignement supérieur s’adaptent en fonction des contraintes et des possibilités de l’environnement social, politique, économique et culturel. Dans le contexte canadien, un des systèmes d’enseignement supérieur qui s’est le plus diversifié au cours des quarante dernières années est celui de la Colombie-Britannique. De leur analyse de l’histoire du développement de l’enseignement supérieur dans cette province canadienne, Donald Fisher, Dawn House et Kjell Rubenson concluent à l’existence de certaines grandes tendances à long terme. En premier lieu, on a assisté à une expansion du système en termes d’étudiants et d’institutions. Il y a eu, en deuxième lieu, une diversification du système, d’un système dominé par l’université à un système diversifié et structuré, en passant par une forme binaire. En troisième lieu, les institutions ont eu tendance à migrer vers un modèle universitaire : les collèges universitaires ont tenté de devenir des universités de recherche. Finalement, à côté de la « vogue académique », on a favorisé la relation formation-emploi à travers, entre autres, la création de deux universités orientées vers le marché du travail.

Parallèlement au mouvement de décentralisation de l’enseignement supérieur au moyen d’institutions qui décernent des grades et diplômes, les auteurs notent un accent accru sur l’imputabilité. Ainsi, le gouvernement de la Colombie-Britannique s’oriente vers l’utilisation d’indicateurs de performance et un financement basé sur le rendement. Les modèles d’imputabilité sont par ailleurs imbriqués dans des mécanismes politiques plus élargis comme la réforme du secteur public, la nouvelle gestion publique et l’« État évaluatif » (Neave, 1998).

C’est ce nouvel État évaluatif et les ajustements des universités que Marie-Françoise Fave-Bonnet analyse dans son article basé sur les données d’EVALUE, une vaste enquête paneuropéenne sur l’évaluation et l’autoévaluation dans les systèmes d’enseignement supérieur. Selon l’auteure, un contrôle a été maintenu, ces dernières années, sur les universités par l’État, mais en même temps, on a assisté à un développement de l’autonomie universitaire. Contrôle et autonomie s’inscrivent de plus en plus dans un cadre nouveau qui fixe des objectifs à atteindre et alloue des moyens. Dans ce cadre nouveau, l’évaluation se développe à la fois comme contrôle par l’État, mais aussi comme soutien possible de la croissance de l’autonomie universitaire. L’auteure note que le contrôle public n’est plus exclusivement centré au niveau de l’État national, car les instances régionales et l’Union européenne ont également certains pouvoirs sur l’enseignement supérieur.

Les universités publiques ont été soumises à une ou à plusieurs réformes durant les quinze dernières années dans les huit pays qui font l’objet de cette étude. Ces réformes ont diversifié et accru les missions assignées aux universités, mais ont aussi réaffirmé l’autonomie des universités. L’auteure note que la diversification des missions a eu comme conséquence directe la diversification et la multiplication des partenariats, notamment avec le secteur productif privé.

Ces développements ont favorisé l’émergence de l’évaluation, laquelle, avant les années 1980, couvrait presque exclusivement le domaine de la recherche. À partir du milieu des années 1980, l’évaluation s’est étendue aux enseignements et à l’organisation ainsi qu’aux impacts des réformes. Ainsi, l’évaluation dans le secteur universitaire s’est développée en grande partie pour des besoins d’imputabilité vis-à-vis de l’État, principal pourvoyeur des moyens et redevable aux citoyens. Pour l’auteure, l’évaluation peut être utilisée pour gérer des tensions entre, par exemple, enseignement traditionnel et enseignement professionnalisant, et entre recherche fondamentale et recherche appliquée. Quant aux modèles de référence de l’évaluation, la recherche EVALUE en recense trois : le contrôle de conformité, l’évaluation par les pairs et le modèle « gestionnaire » ou « managérial ». Les deux premiers modèles se retrouvent traditionnellement dans les universités. Le modèle « gestionnaire », qui s’impose de plus en plus, vise à déterminer des façons efficaces et efficientes de pourvoir des services avec des ressources limitées : planification stratégique, total quality management, assurance de la qualité. La recherche EVALUE propose un quatrième modèle, « une évaluation pluraliste, contextuelle et dynamique ».

Les processus d’assurance-qualité se sont développés, au cours de la dernière décennie, par des politiques centrées sur l’accès à l’enseignement supérieur et sur son coût. David Dill analyse, dans son article, la nature et les causes du problème de la qualité de la formation dans les universités. Pour Dill, les causes du problème résident dans le désengagement du corps professoral. Les professeurs ont réduit leur temps consacré à l’enseignement au profit de la recherche et des publications. Ce déplacement de l’enseignement vers la recherche découle en partie de certaines politiques institutionnelles privilégiant le rendement en recherche.

Dill décrit ce qui, pour lui, est le paradoxe de la qualité de formation. Se référant au roman de Joseph Heller, Catch 22, il souligne que, pour s’occuper de la qualité de l’enseignement de manière collective, il faut que l’investissement individuel dans des actions collectives relatives à l’amélioration du curriculum soit valorisé. Or, l’institution ne valorise pas les actions collectives, mais plutôt les actions individuelles d’enseignement et le rendement en recherche. Pour s’engager dans des actions collectives, il faut prouver qu’elles sont bénéfiques. Mais on ne peut pas le prouver parce que toutes les incitations institutionnelles se fondent sur le rendement individuel en enseignement et en recherche.

L’auteur aborde aussi les transformations organisationnelles qui favorisent la qualité des apprentissages. Il s’inspire de l’approche des « organisations apprenantes » pour rendre compte de ces transformations. D’après les résultats de recherche de l’auteur, l’aspect des « organisations apprenantes » qui faisait le plus défaut dans les universités étudiées était celui des processus ou des structures qui favorisent le transfert de nouvelles connaissances pour améliorer l’enseignement et l’apprentissage.

Dans un numéro thématique portant sur les transformations de l’université, un regard sur le professorat s’avérait nécessaire. Le changement dans les missions de l’université, la réponse aux besoins de l’environnement et l’intégration des technologies de l’information ont eu des répercussions sur le « centre opérationnel » formé par les professeurs. L’article de Denis Bertrand et Roland Foucher décrit le travail des professeurs des universités du Québec, tel qu’il apparaît dans les données empiriques disponibles. Ils décrivent également ce que sera ce travail à l’horizon 2015.

Ils notent que l’investissement des professeurs dans les formations supérieures augmente alors que leur nombre diminue. La mondialisation, le culte de la productivité et la dictature du client ont, comme conséquences, une pression sur les professeurs pour se maintenir à la fine pointe des connaissances, un déplacement des intérêts vers l’international plutôt que vers le local, un accroissement des demandes de service pour satisfaire des clientèles dans un climat de concurrence interinstitutionnelle, des évaluations plus contraignantes et une pression vers la médiatisation et l’informatisation de l’enseignement.

Concernant la nouvelle dynamique de la recherche, les auteurs insistent surtout sur l’importance accrue de la recherche appliquée et commercialisable en partenariat avec des organisations à l’extérieur des universités. Les auteurs croient que, dans les prochaines années, on parviendra à reconnaître qu’il existe différents types de professeurs en fonction de leurs intérêts et capacités. Une note volontariste clôt l’article. Les auteurs affirment que le travail professoral n’est pas historiquement déterminé et qu’il dépend, en grande partie, de ce que les professeurs eux-mêmes voudront qu’il soit.

Le constat d’une plus grande acceptation de la professionnalisation croissante du transfert technologique, de la commercialisation des résultats de la recherche et de l’affermissement des structures de recherche et du développement à la périphérie de l’université, incite Manuel Crespo à poser la question de l’avènement possible d’une « deuxième révolution universitaire » : la révolution entrepreneuriale au sein de l’université. Cette « révolution » serait la résultante de l’accentuation de quatre tendances lourdes depuis le milieu de la dernière décennie : 1) l’accélération du phénomène de mondialisation ; 2) l’émergence d’une économie basée sur la connaissance ; 3) le retrait progressif de l’État du financement de l’enseignement supérieur ; 4) l’accent mis par les politiques publiques sur le développement de l’innovation.

Cette université entrepreneuriale développerait des relations suivies avec l’industrie et l’État. Il se produirait alors un échange de rôles entre ces trois acteurs, chacun prenant des rôles qui autrefois appartenaient exclusivement à l’autre partenaire. Ainsi, l’université prend le rôle de l’industrie lorsqu’elle collabore à la mise sur pied d’entreprises dérivées dans ses incubateurs. L’État prend le rôle de l’industrie en commercialisant des résultats de recherches menées dans ses laboratoires, et de l’université, en participant à la formation d’une main-d’oeuvre hautement qualifiée. Enfin, l’industrie prend le rôle de l’université en promouvant la recherche et la formation. Ces rapports pourraient se comprendre au moyen de la métaphore de la « triple hélice » : les activités des universités, des industries et des États, dans le but de promouvoir la recherche scientifique et le développement économique, créent des réseaux systémiques de spirales interactives. Dans le contexte canadien, c’est à travers les réseaux des centres d’excellence (RCE) que la perspective théorique de la « triple hélice » se concrétise. Toutefois, l’auteur souligne que « tout n’est pas rose » au sein de ces nouveaux arrangements organisationnels, des problèmes liés au progrès de la technologie, à la filiation institutionnelle ou au choc des cultures pouvant conduire à des résultats parfois chaotiques. De fait, certains réseaux disparaissent, comme le réseau sur le vieillissement qui faisait partie de la première cuvée des réseaux des centres d’excellence.

L’auteur signale, par ailleurs, que le défi actuel des chercheurs en sciences sociales et humaines est de trouver des intégrations efficaces dans les processus d’innovation. Quelle valeur ajoutée peuvent offrir les sciences sociales et humaines ? Quel langage devrait-on utiliser pour arriver à une fécondation réciproque ? Dans quels secteurs devrait-on entreprendre une intégration dans le processus d’innovation? Voilà quelques questions programmatiques que l’auteur propose comme ordre du jour pour un débat sur l’intégration des sciences sociales et humaines dans les processus d’innovation.

Un des secteurs en transformation dans le contexte européen est celui de la structuration de la formation doctorale. Guy Neave essaie d’expliquer l’essor de nouvelles formes d’encadrement de la formation à la recherche qui rompent avec le style « maître/apprenti » de la production traditionnelle de la thèse doctorale. C’est ce que Guy Neave appelle la « professionnalisation » de la formation universitaire. Dès que la demande de qualifications professionnelles s’est « engouffrée » à l’intérieur de l’université, la question de l’adaptation de la formation s’est posée avec plus d’acuité.

Selon l’auteur, les années 1980 ont vu l’accroissement des exigences de l’État en matière de reddition de comptes et de formations pour le secteur privé. Cela constituait une rupture fondamentale avec la mission principale de l’université au cours des 175 années écoulées – la formation pour la fonction publique. On a alors exigé des universités qu’elles recherchent des appuis financiers de l’industrie, des régions et des administrations locales. Et parallèlement à cette recherche de fonds de « tierce provenance », l’État régularisait la formation doctorale.

C’est ainsi qu’au cours des années 1990, la solution aux questions de professionnalisation fut de créer des écoles « avancées » selon le modèle de la graduate school américaine. L’auteur décrit trois modèles : les écoles doctorales en France, le « collège de diplômés » en Allemagne et l’école de recherche néerlandaise. Ces développements marquent la fin, selon lui, du pouvoir du professeur et du département dans le déroulement des études doctorales. Enfin, ces institutions nouvelles favoriseraient la création d’un « espace universitaire » européen, l’équivalent du principe fondateur de la mobilité des travailleurs. Guy Neave rejoint de la sorte un aspect de l’analyse de Yorgos Stamelos.

Une des thématiques parmi les plus ardemment débattues aujourd’hui est celle de la « virtualisation de l’université ». Sous l’appellation « chant des sirènes », Louise Marchand et Jean Loisier rapportent que nombre d’auteurs prédisent un déclin réel de l’université telle qu’elle a été conçue jusqu’à ce jour. Dans les universités, la pédagogie fondée sur une intégration des TIC a fait des progrès certains, mais on est loin toutefois d’une utilisation généralisée par l’ensemble des professeurs.

Les auteurs notent qu’un apprentissage exclusivement en ligne serait une absurdité, car l’école et l’université sont des outils indispensables de socialisation. Ils affirment qu’il existe peu de programmes complets à distance, et que le développement des cours en ligne se fait au gré de l’intérêt et de l’investissement des professeurs.

Les universités s’orienteraient vers un rapport producteur-consommateur dans un contexte d’offre et de demande. C’est un nouveau marché de l’éducation. C’est à travers la formation en ligne que les universités, en partie, essaient de bâtir leur « part du marché ». Dans ce marché de l’éducation, l’université est vue comme un fournisseur de crédits et de diplômes, et non comme un haut lieu du savoir et des connaissances. Pour les auteurs, l’université doit garder son caractère réflexif et critique ainsi que des échanges argumentés dans des contextes vraiment interactifs.

Houssine Dridi et Roch Chouinard abordent le même thème de la virtualisation de l’université. Ils analysent en particulier le contexte financier et concurrentiel de cette virtualisation ainsi que la situation du Canada et du Québec dans le domaine de la formation universitaire en ligne. Le Canada, malgré sa population peu nombreuse, fait bonne figure en matière de formation en ligne, sans pour autant se retrouver parmi les pays les plus engagés : les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie.

Selon les auteurs, les méthodes de l’enseignement en ligne ont été souvent des extrapolations des méthodes traditionnelles, ce qui ne favorise pas nécessairement l’apprentissage. Il faudrait innover en exploitant l’interactivité entre les apprenants et les mentors. Il s’agit d’aborder l’enseignement en ligne à partir d’une perspective d’apprentissage collaboratif. Ils affirment, enfin, que l’université virtuelle doit être de haute qualité si elle veut relever les défis de la concurrence.

Voilà ces « regards pluriels » que nous vous soumettons, même s’il ne s’agit que de traits de pinceau d’un tableau impressionniste. Notre sélection n’est peut-être pas la plus adéquate ou la plus significative. Elle n’est certes pas exhaustive, car, par exemple, la gouvernance de l’université n’est abordée qu’implicitement et à la marge. Il en va de même de la question de la « professionnalisation » ou de la mort de l’idéal humboldtien. Bien que ces thématiques fassent surface dans l’un ou l’autre des textes, elles ne sont pas analysées de manière systématique. Enfin, la question inquiétante de la baisse de l’accès des jeunes hommes à l’enseignement supérieur, phénomène émergeant dans les sociétés développées, n’est même pas évoquée.

On peut avancer, à la lecture de ce numéro, que les universités, comme leur environnement social et culturel, ont vécu de véritables transformations. Leur place dans l’enseignement supérieur a été profondément modifiée. Alors qu’elles occupaient dans tous les systèmes postsecondaires une place centrale, on peut aujourd’hui se demander si elles ne sont plus qu’un élément parmi d’autres dans les systèmes d’enseignement supérieur.

Nous avons peint collectivement une toile que nous soumettons maintenant à l’appréciation. D’autres «regards pluriels » contribueront au débat très actuel sur l’avenir de l’université.

Si l’on prend en effet un peu de recul, et pour poursuivre la métaphore, si l’on regarde cette toile impressionniste d’un peu plus loin, on peut alors s’interroger sur la spécificité même des universités dans le panorama actuel. C’est alors qu’on comprend beaucoup mieux les points de vue de ceux qui avancent que l’université est «en péril», comme Bourdieu (cité dans ARESER, 1997) ; ou qu’elle est en crise, une crise de son identité même, comme le dit Busino (2001) ; voire qu’elle est morte, comme l’affirme Barnett (1997). Il s’agit maintenant d’un débat à engager…