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Introduction

L’objectif central de ce numéro thématique est de faire état des recherches et des réflexions qui traitent des dimensions et des enjeux culturels de l’enseignement en milieu scolaire, tout en concevant l’enseignant lui-même comme un acteur culturel et un médiateur à la culture et aux cultures pour les élèves. Dès lors, la question qui nourrit cet ouvrage est de savoir comment rendre compte aujourd’hui de l’enseignement conçu à la fois comme expérience, discours et pratique culturels ? Il s’agit ici de montrer la pertinence et l’actualité de cette question ainsi que son intérêt théorique et pratique pour les sciences de l’éducation, et d’indiquer les divers éléments de réponse apportés par les auteurs qui ont contribué à ce numéro.

L’enseignant comme acteur et médiateur culturel

Ces dernières décennies, l’enseignement en milieu scolaire a été défini et conçu de bien des manières ; il a été tour à tour assimilé à un travail, à une relation interpersonnelle, à une activité professionnelle ou à une technologie. Bref, ce ne sont pas les définitions qui manquent ; en outre, bien d’autres sont aujourd’hui possibles. Il suffit en effet d’ouvrir un ouvrage des sciences sociales et humaines ou des sciences de l’éducation pour y rencontrer la dernière interprétation à la mode concernant la nature de l’activité enseignante, qui peut être vue, selon le cas, comme une activité de gestion de l’information, une construction de connaissance, une praxis d’émancipation, une pratique réflexive, une action située, une activité morale, un agir communicationnel, etc.

Pourtant, malgré ce foisonnement de définitions, rappelons que, au sens le plus traditionnel du terme, l’enseignement est d’abord et avant tout une activité symbolique et discursive visant à la fois la transmission d’une culture héritée et l’intégration des élèves à la culture actuelle. Autrement dit, enseigner, c’est faire oeuvre, d’une façon ou d’une autre, de culture selon un double rapport de médiation soutenu par tout enseignant.

En premier lieu, l’enseignement est médiation à la culture du passé qui se présente sous la forme d’un « héritage » ou d’un « patrimoine » à préserver et à transmettre. Ce qu’on appelle les matières scolaires ainsi que leurs formes et modes de transmission constituent, pour ainsi dire, le contenu concret de ce patrimoine culturel. L’enseignement se définit ici en fonction de vision qu’on pourrait qualifier de « patrimoniale » de la culture : celle-ci est de l’ordre de l’excellence dans le registre des oeuvres humaines qui nous précèdent et qui méritent, par conséquent, d’être recueillies, conservées et retransmises par l’école. Toutefois, on le sait bien aujourd’hui, la vision patrimoniale de la culture promeut un héritage qui n’est ni neutre, ni recueilli, ni transmis passivement par l’école et les enseignants. En effet, l’école ne peut pas tout conserver et tout transmettre ; elle doit forcément différencier et sélectionner, au sein de la culture globale, une culture partielle et modèle, qu’elle considère exemplaire et porteuse d’avenir (Tardif, 1996). Il lui faut, par conséquent, établir des hiérarchies et effectuer une sélection entre les oeuvres, les activités, les connaissances, les croyances, les savoirs hérités, afin de construire et de présenter les contenus mêmes de la culture scolaire aux nouvelles générations.

Dans le même sens, un enseignant opère toujours une sélection culturelle au sein de son propre enseignement, par exemple, en choisissant d’insister sur telle matière plutôt que sur telle autre (Tardif et Lessard, 1999), ou en présentant telle matière scolaire comme une forme culturelle figée et incontestable plutôt que comme une production contingente et révisable (Berlak et Berlak, 1981). Finalement, la culture scolaire, comme le montrent les nombreux travaux d’historiens et sociologues (Chervel, 1998 ; Petitat, 1986 ; Vincent, 1980, 1994 ; Chartier Compère et Julia, 1976 ; Lahire, 1993 ; Chevallard, 1991), n’est jamais une simple reproduction de la culture sociale ou même savante : elle apparaît pour une large part comme une production de l’école elle-même, production relativement autonome, car elle est régie par des enjeux et des logiques proprement scolaires. Ainsi, plusieurs des auteurs précédents ont mis en évidence que les disciplines scolaires étaient largement indépendantes des savoirs scientifiques ou savants, qu’elles étaient davantage une production récente de l’école elle-même et qu’elles obéissaient, dans leur construction et utilisation, à des logiques fort différentes de celles en usage dans les communautés scientifiques ou savantes. En ce sens, s’il est vrai qu’enseigner, c’est faire oeuvre de culture au sens patrimonial du terme, c’est aussi et toujours mettre en oeuvre une certaine culture, c’est-à-dire la soumettre à des principes culturels de sélection, de transposition et de reconstruction ainsi que de mise en forme didactique et de mise en scène pédagogique particulières à l’école, voire à l’enseignant lui-même.

En second lieu, l’enseignement est médiation à la culture du présent, médiation qui s’impose comme tâche d’éducation et d’instruction des nouvelles générations aux connaissances et aux normes sociales contemporaines qui président à l’exercice de la citoyenneté, c’est-à-dire au savoir-vivre ici et maintenant dans notre société. Médiateur entre la culture héritée et les élèves, l’enseignant est en même temps un représentant culturel forcément engagé dans la culture du présent et un acteur face à la culture perpétuellement en gestation du monde contemporain et du proche avenir. Mais qu’en est-il de cette culture actuelle ? Et de quelle culture s’agit-il ? Peut-on vraiment encore aujourd’hui maintenir l’usage du singulier ? La culture ne se conjuge-t-elle pas nécessairement au pluriel : culture savante, culture livresque, culture des jeunes, culture de la télévision, cultures des groupes et des sous-groupes sociaux, cultures des « communautés culturelles », culture du marché, c’est-à-dire de la consommation et de la mode, culture technologique, des communications, d’Internet, cultures des images, des corps, des vêtements, des postures, des façons d’aimer, de bouger, de danser, de se droguer, culture de la violence, mais aussi cultures anomiques, culture des limites et des extrêmes, culture mise en lambeaux dans l’expérience de sa propre constitution ? Mais alors, où se loge l’enseignant dans cette mouvance, ce pullulement et cette interpénétration des cultures ? Quelle est sa propre culture, mieux encore, quelles sont ses cultures personnelle, professionnelle, scolaire, disciplinaire, d’adulte, etc., et comment celles-ci se rattachent-elles aux autres cultures, à commencer à celles de ses propres élèves ?

Telles sont quelques-unes des principales questions culturelles en jeu ici. Or, est-il nécessaire de le souligner, ce sont bien ces questions qui constituent le principal défi de toutes les réformes des systèmes d’enseignement depuis la Seconde Guerre mondiale, autant en Europe qu’en Amérique du Nord. Au Québec, comme le montrent fort bien dans ce numéro thématique l’article de D. St-Jacques, A. Chené, C. Lessard et M.-C. Riopel, et celui de C. Gohier, la réforme actuelle des programmes scolaires n’échappe pas à cette règle. Dans tous les cas, il s’agissait et il s’agit encore d’établir, au sein même de l’école et de l’enseignement scolaire, un centre de gravité et une cohérence capable d’unifier tant bien que mal la multiplicité et l’éclatement culturels qui caractérisent nos sociétés modernes avancées. Encore là, face aux élèves, l’enseignant joue un rôle de médiateur culturel, car il lui revient concrètement de définir, à travers ses stratégies pédagogiques et ses conceptions didactiques, les contenus, les valeurs et les normes qui, quotidiennement, orientent l’enseignement et l’apprentissage. Cela établi, qu’en est-il de cette culture dont l’enseignant est à la fois acteur et médiateur ?

La culture à la croisée des sciences sociales et humaines

Traditionnellement, en Occident, la notion de culture désignait deux réalités. Premièrement, au sens philosophique et plus largement « classique », la culture désignait simultanément le processus de formation des individus (paideia, Bildung, Aufklarung) et le résultat de ce processus, l’être humain cultivé, l’être humain de haute culture (Jaeger, 1964 ; Marrou, 1981). L’être humain cultivé se définissait autant par un ensemble de vertus morales (autonomie, ouverture d’esprit, sens de la vérité et de la beauté, sens de l’harmonie, de l’équilibre et de la justice, etc.) que de capacités intellectuelles supérieures (rationalité, esprit critique, exercice du jugement, etc.). Sur ce plan, la culture ne se réduisait pas à la pure intellectualité ou à un cumul d’érudition, mais englobait toute la vie et la personne de l’être humain cultivé. Cette vie était idéalement orientée par des activités à finalité culturelle (apprentissage, études, lecture, réflexion, méditation, observation, dialogue, etc.), lesquelles possédaient une valeur intrinsèque, c’est-à-dire valable en elle-même et par définition non utilitaire, non technique et non spécialisée. En ce sens, c’est donc l’éducation « libérale » qui correspondait à la formation de l’être humain cultivé, dans la mesure où cette éducation considérait l’acquisition de la culture comme bonne en soi et, par conséquent, indépendante des dimensions pratiques, techniques, professionnelles ou utilitaires que peut aujourd’hui revêtir l’instruction. L’éducation libérale visait aussi à mettre en contact l’être humain avec les modèles du passé, par exemple, les grands penseurs, les grandes oeuvres formant le patrimoine culturel de l’humanité, etc. Elle reposait donc essentiellement sur le principe d’une stabilité et d’une certaine universalité de la culture, laquelle était largement, pour ne pas dire exclusivement, identifiée à la tradition culturelle occidentale.

Deuxièmement, au sens socioanthropologique, la culture désignait « un ensemble cohérent d’éléments matériels et institutionnels déterminant la spécificité d’une société, donc […] une sphère autonome de la réalité qui obéit à ses lois propres » (Schulte-Tenckhoff, 1985, p. 65). L’être humain cultivé se définissait au sens fort par son appartenance à cette sphère culturelle, au sein de laquelle il avait été socialisé et éduqué. Membre à part entière d’une culture, il possédait, par éducation, des normes et des principes orientant ses actions individuelles et structurant sa propre forme de vie dans l’intégralité de ses manifestations : dispositions corporelles, sexualité, rapports à autrui, expression de soi, travail, relations sociales, etc. La culture était alors conçue ici comme un système stable et unifié de normes, de règles ou d’habitus indépendants des individus et que ceux-ci intériorisaient par éducation. Elle s’exprimait par des caractéristiques particulières à chaque culture et, à la limite, se cristallisait dans une « personnalité culturelle » (Linton, 1967). De ce point de vue, comme l’explique bien Schulte-Tenckhoff (1985), « le comportement individuel est ainsi programmé de façon à correspondre au contenu du système des valeurs : il exprime l’intériorisation ou encore l’adaptation conditionnelle des valeurs fondamentales. Par conséquent, le comportement individuel est conçu comme étant régi par des habitudes : la culture forme la déterminante première de l’établissement et de l’organisation des relations entre l’individu et le reste du monde » (p. 118).

Or, contrairement à ces deux conceptions traditionnelles, ce qu’on appelle « culture » semble aujourd’hui se révéler à travers une expérience fondamentale de fragmentation et de dispersion. D’une part, l’idée que la culture forme une totalité autonome, une sorte de système de normes et d’habitus stables orientant les conduites des individus, semble actuellement faire brèche de tous côtés. D’autre part, la conception libérale de la culture n’a plus guère de poids de nos jours au sein des grands systèmes scolaires de masse, car elle a été grandement discréditée à cause de ses significations élitistes et de son mépris des sciences et des techniques ainsi que des réalités du travail moderne et, plus largement, de la praxis humaine. Certes, la conception libérale revient périodiquement hanter les idéologies scolaires et éducatives, mais comment peut-elle réellement répondre à l’enjeu même de l’éducation pour la modernité : instruire tous et chacun de manière la plus égalitaire possible.

En fait, dans le cadre des théories actuelles de la culture (anthropologiques, sociologiques, philosophiques, etc.), on assiste depuis quelques décennies à une véritable critique de la notion de culture elle-même. Par exemple, en anthropologie, en s’inspirant notamment du travail théorique de Michel Foucault, on lui a reproché son anhistoricité (Piron, 1998), qui a longtemps nui à l’effort de penser en même temps la culture et le pouvoir, entre autres, l’histoire des rapports de pouvoir au sein des sociétés étudiées, l’histoire de leurs rapports avec les sociétés voisines, etc. Dans le même ordre d’idées, on lui a reproché ses connotations de cohérence et d’homogénéité (« une » culture), autre manière de masquer les enjeux et les conflits sociaux et, par conséquent, les différences culturelles et la culture comme différences. En même temps, des travaux en anthropologie (Clifford, 1988 ; Clifford et Marcus, 1986 ; Fardon, 1990 ; Handelman, 1994 ; Jackson, 1989 ; Marcus et Cushman, 1982 ; Rosaldo, 1989) s’attachent à critiquer les illusions scientistes et la fausse neutralité des descriptions ethnographiques de telle ou telle culture, qui tendent à masquer les rapports complexes entre l’Occident et ses Autres qui sont inscrits au coeur des textes anthropologiques, en particulier pendant la période coloniale mais aussi dans le monde contemporain. À la lumière de ces critiques, la culture, loin de correspondre à une totalité stable et indépendante des individus, ne serait rien d’autre, au fond, qu’une interprétation intersubjectivement construite : « La culture et ce qu’elle représente à nos yeux sont des produits de l’histoire fortement constestés. [...] Si la culture n’est pas un objet descriptible, elle n‘est pas davantage un ensemble unifié de symboles et de sens qu’il serait possible d’interpréter une fois pour toutes. La culture est mise en cause, temporaire et changeante. Sa représentation et sa description, tant par les citoyens que par les étrangers, est partie intégrante de son évolution » (Clifford, 1986, p. 18-19).

On retrouve des idées semblables en sociologie, où des travaux récents (par exemple, Dubet, 1994 ; Touraine, 1997) soulignent avec force l’idée que, dans les sociétés modernes avancées ou postmodernes, l’éclatement culturel paraît constitutif du vécu des êtres humains cultivés, dans la mesure où ceux-ci ne parviennent plus à vivre leur propre existence à partir de normes et de principes culturels clairs et stables qui leur permettraient d’unifier leurs conduites et de donner sens à leur vie au sein d’une totalité culturelle : ils doivent dans la mesure du possible essayer de construire une unité vécue à partir des éléments disparates de la vie culturelle et de la multiplicité des orientations qu’ils portent en eux. Les questions culturelles, cessant de renvoyer à des cultures stables, deviennent ainsi de plus en plus intra et intersubjectives, se présentant comme des dilemmes de l’expérience pour chaque être cultivé dans ses relations à autrui et au monde. Finalement, en philosophie, les nombreux débats des dernières années à propos de la postmodernité (entre autres, Lyotard, 1979 ; Martuccelli, 1992 ; Rorty, 1990 ; Habermas, 1988 ; Taylor, 1992) mettent aussi en lumière des thèmes similaires : éclatement culturel, diversité des cultures, refus de penser l’expérience culturelle à partir des modèles totalisants ou cohérents, émergence de la subjectivité comme source de culture, caractère socialement construit, contingent et improvisé des cultures, etc.

Enseignement et cultures

Il n’est pas besoin d’une longue analyse pour montrer que cette expérience de fragmentation culturelle, telle que la désigne des théoriciens en anthropologie, sociologie ou philosophie, est au coeur des institutions, des savoirs et des pratiques scolaires actuels. En effet, que ce soit en Amérique du Nord ou en Europe, l’évolution de l’école suit la même tendance et subit les mêmes dilemmes : partout, elle est confrontée au maintien des traditions et des cultures locales, mais aussi à l’exigence de former des acteurs sociaux rompus aux logiques de la performance avec leur bagage nécessaire de « compétences », tout en devant éduquer des enfants et des jeunes, les former aux exigences d’une vie autonome et personnelle, mais sans jamais pouvoir s’appuyer sur des valeurs et des conduites consensuelles, unifiées et cohérentes. Comme « la barque à la proue altérée » de René Char, l’enseignement s’avance maintenant dans le tourbillon des attentes culturelles disparates, dans la cacophonie discordante des exigences les plus contradictoires, dans la tempête infiniment répétée des projets politiques et des réformes trop souvent embrouillés. Qu’il prenne l’eau de toutes parts ne doit surtout pas nous étonner.

Dans Changing teachers, changing times. Teachers’ work and culture in the Postmodern Age (1994, p. 84-85), Hargreaves reprend ces idées et les applique à la condition enseignante. Il montre de quelle manière l’incertitude culturelle entraîne pour les enseignants la nécessité de développer des « certitudes ancrées » (situated certainties), par opposition aux certitudes savantes, ce qui provoque en même temps de l’anxiété personnelle débouchant à la limite sur une quête d’authenticité dans un monde superficiel et fait d’images, sans racines morales profondes et sécurisantes. Hargreaves insiste aussi sur l’idée que les statuts et les rôles officiels de l’enseignant ne suffisent plus à définir sa condition professionnelle, laquelle appelle la construction de soi comme travail d’une vie. Dans le même sens, Dubet (1994) propose de définir le travail enseignant « comme une expérience sociale conçue comme la capacité pratique de combiner des logiques différentes, cette capacité étant au coeur de l’identité enseignante, comme de celle des élèves. Le raisonnement est strictement le même pour les élèves qui doivent apprendre à donner un sens à leurs études, celui-ci ne leur étant plus offert, tout constitué, par l’institution. En ce sens, le travail enseignant n’est pas le vestige d’une tradition résistant à la rationalisation moderne, il n’est pas la manifestation d’une crise de l’institution, c’est une expérience sociale totalement “ moderne ”. Le sens de l’action y est hétérogène, instable, produit par les acteurs eux-mêmes et c’est ce qui rend ce métier si épuisant, si stressant, si mobilisateur aussi parce que directement construit par les individus » (p. 5).

Or, si on admet ces points de vue, cela soulève forcément, tant en sciences de l’éducation que dans le champ socioéducatif, plusieurs questions critiques à propos des fonctions culturelles qu’on attribue traditionnellement à l’enseignement, soit la transmission de la « culture héritée », la formation de personnes cultivées et la socialisation des élèves à l’univers des normes et des principes formant les contenus de la culture à laquelle ils devront s’intégrer en tant que futurs membres adultes de la société. Des thèmes éducatifs contemporains comme le multiculturalisme, la critique de l’ethnocentrisme des curriculums, l’éducation à la citoyenneté, l’ouverture aux différences culturelles, la lutte contre les exclusions de toutes sortes, etc., peuvent justement être interprétés dans l’horizon d’une critique d’une culture scolaire vue comme totalisante, unificatrice et stable. Ces thèmes témoignent surtout d’une difficulté de plus en plus grande, aussi bien sur le plan des principes théoriques que sur celui des politiques scolaires et des curriculums, de concevoir la culture scolaire comme une totalité homogène à la fois singulière et cohérente. En effet, de quelque côté qu’on tourne la question, la culture scolaire actuelle paraît largement marquée et traversée par l’éclatement des modèles traditionnels de la culture, qu’ils soient philosophiques, religieux, humanistes, disciplinaires, scientifiques ou techniques, et l’ouverture au pluralisme et au relativisme culturels. Bref, on peut dire, en simplifiant, que l’école actuelle est en train de vivre une phase profonde et complexe de transition qui mène de la culture aux cultures, et ce, sur tous les plans : contenus et objectifs des curriculums, différenciation culturelle des clientèles scolaires, multiplication des sources de culture (livre, imprimé, télévision, vidéo, informatique, Internet, etc.). Mais comment penser cette transition dans le cas spécifique de l’enseignement et du travail d’enseignant ?

Pour une articulation de la culture à l’enseignement

La problématique de la culture en enseignement se laisse percevoir à partir d’une très large diversité de points de vue car, en cette matière, bien des perspectives sont possibles et presque toutes les disciplines en sciences de l’éducation peuvent prétendre y contribuer. Toutefois, dans ce numéro thématique, pour mieux préciser l’articulation entre enseignement et culture, nous avons choisi volontairement de nous limiter à trois ordres de question distincts mais complémentaires : la culture enseignante envisagée en lien avec les transformations actuelles de la culture scolaire ; la culture professionnelle des enseignants, censée influencer directement leurs interactions avec les élèves ; le pluralisme culturel en salle de classe, véritable défi de l’école contemporaine.

Enseignement et culture scolaire

Les nombreuses réformes scolaires et éducatives amorcées, depuis le début des années 1990, dans un grand nombre de pays et celles qui sont en cours appellent toutes d’une manière ou d’une autre un renouvellement et un rehaussement culturel de l’enseignement et de la formation à l’enseignement. Pourtant, on observe en même temps combien il est devenu difficile pour les autorités scolaires et les enseignants eux-mêmes de préciser les principes de sélection et d’organisation de la culture scolaire, notamment les contenus concrets des curriculums et leurs objectifs culturels. Comme nous le disions précédemment, toutes les réformes curriculaires aussi bien les plus récentes que les plus anciennes se présentent comme une suite d’essais qui tentent de donner tant bien que mal une cohérence aux programmes scolaires : formation générale, formation fondamentale, culture première, compétences transversales, voilà autant de thèmes et de notions explorés depuis quarante ans afin d’offrir aux élèves une culture scolaire qui ait au moins l’apparence de la cohérence et de l’unité. Pourtant, les nombreux changements curriculaires et la régularité même des réformes attestent de l’échec au moins relatif de ces essais. En découlent certaines questions.

Si l’enseignement est bel et bien une activité culturelle, comment enseigner aujourd’hui en milieu scolaire alors que la culture elle-même devient un espace symbolique et pratique de fragmentation et de dispersion ? Au sein de l’école et des classes, quelle(s) culture(s) enseigner ? Comment enseigner des cultures sans unité ni homogénéité ? Comment faire oeuvre de culture, sans prendre soi-même parti pour une culture particulière ? Parmi la diversité des cultures actuelles (scientifique, technique, artistique, communicationnelle, etc.), sur laquelle ou lesquelles doit-on miser dans l’apprentissage scolaire ? Quelles normes socioculturelles sont vraiment importantes aujourd’hui, par exemple, en ce qui concerne les rapports à autrui, à la sexualité, aux autres cultures, à l’environnement, à la consommation ?

Ce premier ordre de questions vise à situer la problématique de la culture enseignante au sein du cadre plus large des transformations qui marquent aujourd’hui la culture scolaire, afin de mieux comprendre le rôle et la place des enseignants comme agents culturels et médiateurs à la culture et aux cultures.

La culture professionnelle des enseignants

Depuis deux décennies maintenant, tout le champ de l’enseignement et de la formation à l’enseignement est dominé par la question de la professionnalisation du métier d’enseignant. Malheureusement, trop souvent, cette question est conçue en termes juridiques (protection du territoire de travail, imputabilité des professionnels, création d’un ordre professionnel légalement reconnu, contrôles disciplinaires exercés sur les membres de l’ordre, etc.) ou technoscientifiques (définition d’un répertoire de compétences professionnelles ou d’une base de connaissances, standardisation des actes professionnels et de la formation, modalités de gestion par les pairs, etc.).

Pourtant, la professionnalisation de l’enseignement est aussi une question profondément culturelle. En effet, elle appelle, d’une part, une transformation de la culture collective des enseignants (par exemple, nécessité d’une formation continue, nouveaux rapports aux savoirs savants, réflexivité dans l’appropriation et la mise en oeuvre des savoirs scolaires, esprit critique et autonomie face aux autres groupes producteurs de culture dans le champ éducatif comme le ministère de l’Éducation, les universités, les compagnies privées de formation, etc.), ainsi que de nouveaux modes de gestion et de régulation, au sein même des établissements scolaires, des pratiques et des contenus d’enseignement. La professionnalisation de l’enseignement, si elle se concrétise, amènera donc les enseignants à exercer collectivement un pouvoir sur l’organisation curriculaire et les formes et modes de transmission des savoirs scolaires.

Au regard de cette question du professionnalisme, qu’en est-il de la « culture personnelle et professionnelle de l’enseignant », et quelle place et quelle fonction a-t-elle désormais au sein des cultures sociales et scolaires ? Comment former des enseignants capables d’assumer à la fois la dimension culturelle de leur propre métier ainsi que la fragmentation de la sphère culturelle et l’ouverture aux cultures et à la variété des expériences et des pratiques culturelles ? Peut-on parler, dans le cas des enseignants, de la nécessité d’un nouveau « professionnalisme culturel » ? Qu’en est-il alors de la question du « pédagogue cultivé » dont parle Denis Simard dans ce numéro et en quoi se rattache-t-il ou diffère-t-il du « professionnel » ou du « praticien réflexif » dont les réformateurs ne cessent de nous vanter les mérites ?

Enseignement et pluralisme culturel

Enfin, contrairement aux travaux et débats actuels sur l’interculturalisme et la pluriethnicité, nous ne croyons pas que le pluralisme culturel se limite à des questions d’ethnicité ou de cultures particulières. Comme nous le remarquions d’entrée de jeu, le pluralisme culturel constitue le vecteur central de développement de la culture de la postmodernité ; en ce sens, il couvre le spectre complet des productions et des pratiques culturelles. Il convient donc de reposer dans des termes nouveaux et plus larges la question des rapports entre l’enseignement et le pluralisme culturel (Mujawamariya, 2002). Comment concevoir aujourd’hui la formation des maîtres et l’exercice du métier d’enseignant sous l’angle du pluralisme culturel ou, comme le disait Max Weber, du polythéisme qui caractérise la culture des sociétés modernes avancées ? Et surtout, comment arrimer une telle conception avec les réalités du travail en classe avec des élèves eux-mêmes pluralisés en termes culturels ? Ces questions conduisent sans doute à interroger l’enseignant comme citoyen, lequel a perdu ici les repères stables d’une Cité aux valeurs unanimes et doit réapprendre à s’orienter au sein d’une multitude d’environnements culturels pluriels. À la limite, cette citoyenneté enseignante découlant de l’expérience du pluralisme n’est-elle pas par définition une citoyenneté questionnante, voire inquiétante, travaillée de l’intérieur par un principe de contestation potentielle de ce qui paraît culturellement normal, naturel, assuré, légal, etc. ? Le défi n’est-il pas alors, pour chaque enseignant, de s’ouvrir aux autres cultures, incarnées concrètement pour lui dans la présence remuante de la diversité de ses élèves, mais tout en ne perdant pas le sens de sa propre culture comme travail de réflexion sur soi-même confronté aux autres et à l’Autre ?

Présentation des contributions

Ce numéro thématique regroupe des textes envisageant l’enseignement et la formation à l’enseignement conçus comme des activités, des discours et des expériences culturels, et qui les interrogent précisément à partir de l’un ou l’autre des ordres précédents de question. Les auteurs invités abordent ces questions à partir de différents points de vue théoriques et méthodologiques, où alternent et se nourrissent mutuellement des analyses conceptuelles, des enquêtes de terrain, des études de cas, des résultats de sondages, des prises de position philosophiques, etc., lesquels mettent à contribution plusieurs disciplines des sciences sociales et humaines, et des sciences de l’éducation : l’histoire des idées, la philosophie, la sociologie, l’anthropologie, la didactique, la pédagogie, etc.

Louis LeVasseur s’intéresse à la transformation de la culture scolaire québécoise sous l’impact des pressions sociales. Reposant sur une analyse des manières de penser la culture sous des angles critique et herméneutique et sur la constatation que, loin de s’exclure, ces deux aspects se trouvent profondément imbriqués dans la praxis scolaire, LeVasseur pose un regard interprétatif et conceptuel sur l’évolution au Québec des pratiques d’enseignement dans plusieurs disciplines et dans divers ordres d’enseignement. L’évolution de l’enseignement collégial de la philosophie des années 1960 à la fin des années 1970 montre le passage d’une approche normative, visant à modifier la structure conceptuelle de l’élève en conformité à une idéologie, à une approche objectiviste, laquelle se contente de présenter les courants de pensée, sans chercher l’engagement de l’élève. Pour sa part, l’enseignement du français au secondaire se trouve partagé entre un paradigme utilitaire, qui favorise les aspects pragmatiques de l’usage de la langue, et un paradigme classique, qui laisse plus de place à l’étude de la littérature ; la première approche prend le dessus sous la pression de la demande sociale. L’enseignement de la religion au secondaire, quant à lui, se maintient dans une dimension culturelle de plus en plus dépourvue de transcendance. Enfin, la pédagogie par compétences insiste sur les savoir-faire dans des situations concrètes et met l’accent sur la formation d’individus aptes à s’intégrer dans un monde social en évolution. Centrée principalement sur l’action, cette pédagogie par compétences contribue à la constitution d’un profil culturel où l’efficacité, la productivité, mais aussi l’appropriation de compétences transversales et des modes de socialisation constituent les principales valeurs. Se fondant sur ces trois études de cas, LeVasseur soutient, en conclusion, que les pratiques pédagogiques contemporaines ne procèdent pas des mêmes fondements axiologiques et culturels. Toutefois, il semble que les fonctions critique et herméneutique de la culture scolaire s’estompent progressivement au profit de la nouvelle logique de l’action et de l’efficacité qui s’impose à travers les approches par compétences.

Diane Saint-Jacques, Adèle Chené, Claude Lessard et Marie-Claude Riopel examinent, à partir des résultats d’une enquête par questionnaire, les représentations que se font les enseignants du primaire de la dimension culturelle du nouveau programme scolaire du ministère de l’Éducation du Québec. L’analyse du discours officiel du Ministère met en évidence, au sein du curriculum, une instabilité de la définition de la notion de culture et des manières privilégiées de l’intégrer à l’enseignement. Deux tendances complémentaires ressortent des discours ministériels officiels : la première définit la nécessité d’initier au monde de la culture comme l’une des fonctions essentielles de l’école ; la seconde évoque la dimension culturelle de l’éducation comme moyen d’affirmer l’identité nationale dans le contexte de la mondialisation et de la globalisation. Face aux nouveaux défis de l’époque contemporaine, l’ouverture à l’héritage culturel national et universel acquiert une valeur spécifique qui relève de la logique de l’action et de la politique. Cependant, le concept de culture, tel qu’il émane des documents ministériels, revêt des significations multiples, pouvant se ranger sur un continuum dont les extrêmes sont représentés, d’une part, par l’acception normative et prescriptive, qui vise à former des esprits « cultivés » en possession de larges connaissances et de compétences cognitives et générales, et d’autre part, par l’acception descriptive et objective qui met l’accent sur les caractéristiques du mode de vie de la collectivité. Cette polysémie de la notion de culture se reflète directement dans les pistes d’action proposées qui témoignent du même manque d’homogénéité et portent à la confusion. L’ambiguïté de la demande ministérielle, facile à identifier sur le plan curriculaire, favorise du même coup une ambiguïté des représentations que se font les enseignants envers la culture et les moyens de l’intégrer au programme de l’école primaire. À cet égard, la recherche qu’ont menée les auteurs auprès de 800 enseignants du primaire au Québec montre bien que les conceptions des enseignants en matière de culture se rapprochent de celles du Ministère ; elles en possèdent aussi la même fluidité, tout en témoignant de leur ancrage dans l’évolution culturelle de notre société.

Denis Simard propose une approche herméneutique de la culture dans le processus d’enseignement. La société contemporaine vit la dissolution, inquiétante pour certains, normale pour d’autres, de la culture conçue selon les limites de l’humanisme traditionnel. L’instabilité des repères culturels de l’époque postmoderne en pleine évolution s’accompagne de la reconnaissance du pluralisme des sociétés. Ce processus de vaste ampleur nourrit la réforme curriculaire au primaire et au secondaire, mais aussi celle des programmes de formation des maîtres. Cherchant à contribuer à la clarification d’une approche culturelle marquée par la disjonction entre la culture scientifique et la culture des humanités, l’auteur situe son propre questionnement dans le cadre de l’herméneutique. Sise dans la lignée de Heidegger, Gadamer et Ricoeur, cette herméneutique repose sur quelques principes de base : la circularité structurelle de la compréhension, son enracinement dans le passé, son caractère essentiellement linguistique, la productivité comme trait sine qua non de la compréhension, son ancrage dans la praxis, la similarité entre la structure logique du questionnement et celle de la compréhension. Dans une perspective herméneutique, tout ce qui relève de l’épistémologie d’une époque appartient à la culture. La disjonction qui semble séparer depuis toujours sciences et humanités se dissout dans une perspective de la culture élargie, fondée sur les axiomes herméneutiques. Science, savoir, culture deviennent ainsi les facettes multiples d’un seul et unique monde, interprété de façons variées et d’autant plus enrichissantes. Cela mènerait à l’émergence d’un discours éducatif qui, loin de dissocier sciences et humanités, et de valoriser ainsi différemment les disciplines, saurait intégrer les savoirs, les clarifier en vue d’une saisie critique de leurs contenus de vérité, les recontextualiser du point de vue historique et culturel. Plus concrètement, selon Simard, la tâche même de la pédagogie apparaît largement herméneutique, car, face aux élèves, elle doit resituer les savoirs scolaires au sein des contextes historiques et culturels qui ont permis leur émergence, tout en se mettant à l’écoute du présent et des questions qu’il suscite face aux savoirs hérités.

Marc Durand, Luc Ria et Éric Flavier analysent la cognition et la culture en action des enseignants. Essayant de dépasser les deux « naïvetés » constitutives des recherches sociologiques sur la cognition et des recherches psychologiques sur la culture, les auteurs envisagent simultanément cognition et culture dans une perspective pragmatique inspirée des travaux contemporains dans le champ de l’action située. Selon eux, culture et cognition se rejoignent dans le processus de construction ou d’exploitation de significations dans l’action quotidienne. L’action individuelle des enseignants devient dès lors l’espace où les éléments constitutifs de leur culture se laissent repérer. Au-delà de ses enjeux théoriques, cette nouvelle perspective de recherche vise également à repositionner la question de la formation des enseignants entre les pôles « cognition » et « culture ». Suivant une approche qualitative, les auteurs structurent leur propos autour de trois noyaux durs de recherche, qui constituent d’ailleurs les composantes principales du programme novateur qu’ils proposent : la construction et l’actualisation des connaissances dans l’action, la dynamique du processus de développement d’une communauté de pratiques enseignantes malgré le caractère singulier de l’action en classe, le processus de transmission des acquis de cet ensemble de pratiques partagées. L’analyse des actions des enseignants dans des contextes pragmatiques variés (prise en main d’une classe de lycée au retour d’une période de vacances, la formation initiale des futurs maîtres, des entretiens de conseil pédagogique au cours desquels les novices sont incités à décrire leur style) se situe dans le cadre théorique de la sémiologie de l’action humaine. S’inspirant des recherches menées par Peirce en sémiotique, les tenants de cette théorie considèrent que toute action se compose d’unités élémentaires invariables, porteuses de significations pour l’acteur et interprétables au sein d’une semiosis générale de l’action. En ressort un inventaire apparemment limité d’unités significatives qui devraient faire partie du bagage culturel de tout enseignant. La transmission de ces invariants constituerait l’un des principaux volets du processus d’acculturation des novices.

François Galichet aborde les enjeux de l’éducation à la citoyenneté et de la citoyenneté comme pédagogie. Les trois modèles qui structurent actuellement l’éducation à la citoyenneté (famille, travail, discussion scientifique ou argumentative) semblant épuisés, Galichet propose d’en ajouter un quatrième, plus englobant et centré sur la pédagogie comme valeur. Le monitorat entre les élèves acquiert le statut de pratique privilégiée au sein de ce quatrième modèle. L’auteur se situe dans une perspective théorique alors qu’il présente l’évolution des modèles classiques de citoyenneté et bâtit un nouveau modèle, plus approprié dans le contexte social contemporain. La distinction entre droits de l’être humain et droits des citoyens constitue le fondement de l’idée maîtresse que la citoyenneté est d’essence pédagogique. Deux conceptions se confrontent : la vision libérale des droits de l’être humain, qui limite les voies d’action aux cas de transgression de ses principes, et la vision républicaine des droits du citoyen, qui prescrit une action pédagogique destinée à induire une transformation des comportements sociaux déviants. Cette intervention pédagogique doit se distinguer nettement des interventions abusives [violence physique (dressage) ou symbolique (inculcation, endoctrinement)]. La distinction entre les modèles libéral et républicain repose sur la distinction entre compétition et conflit, concepts clés pour la définition de chaque idéologie. Le conflit est constitutif, selon l’auteur, de la pédagogie ; il appelle un modèle d’éducation à la citoyenneté inspiré des valeurs de la conception républicaine.

Diane Gérin-Lajoie s’intéresse au rôle des enseignants dans le processus de reproduction linguistique et culturel en milieu scolaire francophone en Ontario. Son hypothèse est que les enseignants des écoles françaises en milieu minoritaire doivent assumer, outre les rôles habituels de transmettre des connaissances et de socialiser les élèves aux valeurs de la société, la responsabilité de sauvegarder la langue et la culture devant la menace d’assimilation par la culture majoritaire. Les écoles francophones en milieu minoritaire se voient assigner le mandat de maintenir la communauté francophone, par la transmission de la langue et de la culture françaises. Confrontés à une réalité sociale complexe et à une définition ambiguë de la notion de culture dans les documents officiels, les enseignants font face à des défis auxquels ils ne sont pas préparés par leur formation à l’enseignement. Le caractère hétérogène de la clientèle, les compétences langagières inégales des élèves, la demande d’assurer des conditions d’intégration sociale réussie des élèves dans un milieu majoritaire anglophone tout en conservant la langue française représentent autant de problèmes que les enseignants doivent résoudre. Le support du ministère de l’Éducation de l’Ontario se limite à l’amorce d’une politique d’aménagement linguistique dans les écoles françaises et à l’introduction du concept d’animation culturelle. Une étude qualitative menée dans deux écoles françaises ontariennes permet à l’autrice de construire une image plus exacte des défis des enseignants francophones dans un milieu minoritaire. Au-delà des interventions des enseignants, une action concertée sur le plan administratif s’imposerait, étant donné surtout la menace croissante d’assimilation, devant laquelle les enseignants, s’ils restent isolés, sont impuissants.

Abdel Jalil Akkari et Aline Gohard-Radenkovic proposent une approche nouvelle de l’habitus pédagogique des enseignants et des cultures des élèves dans les classes multiculturelles. Les classes multiculturelles constituent une réalité de plus en plus présente dans la société nord-américaine contemporaine, particulièrement en milieu urbain. Les autorités éducatives se doivent de reconnaître ce fait qu’est l’hétérogénéité socioculturelle à l’école et d’établir des orientations d’action pour aider les enseignants dans leur difficile tâche de gestion d’une classe où la diversité domine. Un bref regard historique sur la classe multiculturelle montre qu’il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau, mais d’un phénomène qui a été traité différemment par le passé en fonction des enjeux politiques et idéologiques du moment. Les chercheurs visent à comprendre la structure du système des valeurs véhiculées par les instances éducatives d’un pays et les pratiques adoptées par les enseignants pour reproduire ces valeurs. Les ethnothéories des enseignants sous-tendent la présente étude, dont le cadre conceptuel comprend les notions de représentations sociales et habitus pédagogique. Afin de raffiner ces concepts, les chercheurs ont mené une enquête auprès d’enseignants en formation provenant d’un groupe biculturel américain (Afro-Américains et Euro-Américains) et d’un groupe suisse. L’analyse comparative des données ainsi obtenues conduit à conclure que les représentations des enseignants sur l’éducation sont conditionnées sur les plans culturel et socioprofessionnel. En effet, l’appartenance socioculturelle des enseignants influe sur la culture pédagogique dominante dans une école. Du côté des élèves, on assiste à une certaine rupture culturelle avec l’univers familial. L’habitus pédagogique en classe hétérogène est régi alors par un processus de négociation entre les représentations véhiculées par les enseignants et les modèles culturels préalables des élèves.

Fasal Kanouté trace les profils d’acculturation d’élèves issus de l’immigration récente. Son étude se base sur l’analyse quantitative des données colligées à la suite de la distribution d’un questionnaire dans huit classes du primaire du Conseil scolaire de l’Île de Montréal. Le problème de recherche analysé trouve sa pertinence et son actualité dans le contexte présentement vécu par le Canada en général, l’un des pays les plus ouverts à l’immigration, qui accueille annuellement un nombre considérable d’immigrants. Le Québec ne fait pas exception à cette situation, et Montréal représente l’une des destinations de choix des nouveaux arrivants. La réponse que les enfants issus de l’immigration récente donnent à leur statut minoritaire en contexte multiculturel mais où il y a quand même une culture dominante, peut varier en fonction de plusieurs facteurs que l’autrice se propose d’identifier, ce qui conduit à la création de profils d’acculturation variés. Les enjeux de l’adaptation de ces enfants dépassent probablement le contexte du système éducatif, touchant à moyen terme la structuration sociale et économique en général. Les problèmes de l’acculturation concernent autant les groupes que les individus et les conditionnements réciproques s’instaurant entre les deux. Dans le processus d’acculturation, le profil de l’acculturateur se révèle tout aussi important que le profil d’acculturation. Cette recherche montre que les élèves issus de l’immigration récente sont portés à bien répondre aux réalités culturelles du pays d’accueil, ils se distancient des attitudes individualistes. Mais il est essentiel de souligner le fait qu’ils y trouvent un milieu acculturateur généreux, qui rejette l’assimilation et l’exclusion. Les politiques du gouvernement québécois supportent ces attitudes favorables à une intégration qui n’équivaut pas, pour les nouveaux arrivants, à une rupture avec leur propre individualité culturelle. La manière de gérer une classe multiculturelle acquiert un poids significatif dans le processus d’acculturation, et les enseignants devraient se montrer de plus en plus sensibles à ce sujet.

À partir du récit de Guillaume, un jeune décrocheur de 17 ans, Florence Piron analyse la tolérance culturelle et éthique face au décrochage scolaire. La société dans laquelle nous vivons présentement se caractérise, selon Piron, par la justice mais non pas par la décence. Il y a, dans notre société, des pratiques institutionnelles courantes appartenant à l’image de normalité promue par le système socioéconomique actuel qui humilient la personne, qui induisent la perte du respect de soi. Solidement ancrées dans la culture contemporaine, ces pratiques sont difficiles à éliminer, parce qu’elles sont véhiculées par le système social et situées à l’intérieur des limites de tolérance des citoyens. Le décrochage scolaire fait partie de cet ensemble de pratiques susceptibles d’engendrer la perte du sentiment de la valeur intrinsèque de la personne tolérée par la société. La décision de laisser l’école se situe dans un espace éthique qui relève autant du choix personnel que du système culturel et scolaire de notre société. La notion de croyance aux mythes fondateurs se trouve à la base de l’appareil conceptuel de cette étude. Les institutions et les pratiques sociales en vigueur sont légitimées à travers l’adhésion à ces mythes fondateurs. L’école en est un pour la société moderne. Le décrochage devient alors un geste à valeur symbolique de suspension de ce mythe de l’institution scolaire. La quête identitaire du jeune Guillaume, partagé entre les modèles (contradictoires dans son milieu) de l’élève apprécié par les enseignants et du personnage populaire reconnu par ses pairs, semble confirmer cette hypothèse ; mais il soulève aussi l’inquiétante question de la tolérance systémique au décrochage, identifiable dans l’existence des écoles spéciales de « raccrochage ».

Christiane Gohier explore, dans la dernière contribution, le lien entre enseignement et culture. Elle prend comme point de départ de sa réflexion théorique la constatation que les questions sur les liens entre enseignement et culture ne sont pas nouveaux, mais reviennent au coeur des débats à chaque fois que le changement du contexte politique l’impose. L’autrice analyse tout d’abord la notion de culture, telle qu’elle ressort des recherches les plus récentes. Il est difficile d’identifier un fil conducteur dans la fragmentation qui domine les différentes conceptions sur la culture, de l’acception perfective de l’esprit cultivé à l’acception philosophique portant sur le positionnement de l’être humain par rapport à la nature, sans oublier les acceptions anthropologique (qui renvoient au mode de vie spécifique d’une communauté), patrimoniale (l’héritage culturel d’une communauté) et universellement humaine (l’héritage culturel qui transcende les valeurs ethniques). Une autre dimension vient s’y ajouter : la culture socio-économico-ethnologique, caractéristique des groupes définis par leur appartenance à un niveau social, économique ou ethnique spécifique. Or, loin d’être exclusives, ces acceptions de la culture se complètent mutuellement et devraient contribuer ensemble à la définition d’une notion opérationnelle de culture. Les débats occidentaux et canadiens autour de la notion de culture à véhiculer par le système d’éducation relèvent d’une forte influence idéologique. On assiste à une confrontation entre la conception républicaine, centrée sur l’instruction de la personne par la transmission d’un héritage culturel universel, et la conception démocrate, qui privilégie une éducation plus contextualisée. Dans les discours officiels, la nouvelle acception de la culture de la compétence semble prendre de plus en plus de place. Gohier analyse d’une perspective théorique la dynamique de ce processus et les enjeux culturels des programmes éducatifs.

Sans nullement prétendre mettre le point final aux débats actuels marquant les rapports entre la culture et l’enseignement, nous croyons que ces contributions permettent toutefois d’avoir une vision plus juste de leur complexité et des différentes nuances en jeu. Nous ne voudrions pas conclure sans ajouter que, même si elle n’est pas de l’ordre des choses mais bien des mots et des actes, bref, de l’humain, la culture appelle ainsi à sa propre autoréflexion et à sa réalisation concrète à travers les défis pédagogiques qui marquent aujourd’hui le métier d’enseignant et, plus largement, le système d’enseignement. Comme le disait Spinoza de la philosophie, la culture doit être une réflexion sur la vie et non sur la mort. En ce cas, l’important est peut-être aujourd’hui, pour l’école et dans l’école, non plus seulement de penser la culture et les cultures, de les mettre en formules et en mots, en compétences et en programmes, mais de les vivre en actes avec les enfants afin que ceux-ci en nourrissent leur imaginaire, pour les féconder en retour de toute la force rayonnante de leur imagination.