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Introduction

Le transfert se définit comme l’habileté à accéder à ses ressources intellectuelles et à les utiliser dans des situations nouvelles (Lauder, Reynolds et Angus, 1999). Le transfert est considéré comme l’un des buts ultimes de l’éducation, où les ressources acquises lors d’une formation doivent pouvoir être réinvesties dans un contexte professionnel. Ainsi, lorsque l’on demande à des étudiants de définir la formation idéale, ils considèrent le transfert vers la pratique comme plus important que l’acquisition de connaissances (Subedi, 2006).

Pourtant, différentes preuves sont régulièrement évoquées pour déplorer le faible taux de transfert des compétences, des institutions d’enseignement vers le milieu de travail (Kontoghiorghes, 2004 ; Larose, Lenoir, Karsenti et Grenon, 2002). L’enjeu est crucial pour la formation dans différentes professions, qui mettent en place des dispositifs variés de formation afin de favoriser l’apprentissage et le transfert des compétences. C’est le cas, notamment, dans le secteur des professionnels de la santé et en soins infirmiers, où les institutions font valoir la nécessité de stimuler la résolution de problèmes (Cossette, McClish et Ostiguy, 2004) et de créer des environnements technologiques sophistiqués qui reproduisent les conditions de compagnonnage en milieu contrôlé (Whoolley et Jarvis, 2007) afin de développer les compétences professionnelles et la réflexion (Taylor, 2003).

Derrière ces propositions, les milieux s’attendent à ce que les compétences soient transférées des institutions de formation vers le milieu clinique et d’un secteur clinique à un autre (Lauder et collab., 1999). Par ailleurs, dans ce processus, les milieux professionnels sont sollicités à travers le compagnonnage qu’ils effectuent auprès des stagiaires. Cette forme d’apprentissage présente l’avantage potentiel de minimiser le problème du transfert, car les compétences construites lors du compagnonnage s’avèrent adaptées à la fonction future. Cependant, cet apprentissage a un coût (Packer, 2001) et, alors que certains facteurs concourent à favoriser le transfert, d’autres peuvent l’inhiber (Kontoghiorges, 2004 ; Rodríguez et Gregory, 2005). Ainsi, se posent beaucoup de questions relatives au transfert des compétences en milieu professionnel et aux conditions de réalisation de ce transfert. Les taux de transfert peuvent être très variables d’un contexte à l’autre et il existe peu d’études empiriques qui interprètent en ce sens les observations recueillies lors de stages en milieu professionnel.

Nous formulons l’hypothèse qu’il y a transfert dans la mesure où il y a construction d’un langage d’action partagé entre les différents milieux institutionnels et professionnels. Dans le présent article, un langage d’action est défini comme l’ensemble des schèmes cognitifs mobilisés lors d’interactions avec l’environnement physique et social. Notre objectif est de traduire cette proposition dans un modèle et de le soumettre à une validation empirique dans le cadre d’un stage terminal à l’intérieur du curriculum en techniques de soins infirmiers. Comme les stagiaires ont réussi avec succès toutes les activités antérieures du programme, il est admis qu’elles disposent des ressources scientifiques et technologiques nécessaires aux interventions requises par leur profession. De plus, les techniques de soins qu’elles devront réaliser ont toutes déjà été abordées lors de cours ou de stages précédents. Cependant, les situations rencontrées sont nouvelles et présentent des particularités auxquelles il leur faut pouvoir s’adapter.

Transfert des compétences en milieu professionnel : construction d’un langage d’action

Cinq observations se dégagent de notre recension des écrits de recherche sur le sujet.

  • Premièrement, il est primordial que la personne dispose d’un bagage cognitif élaboré préalablement au transfert. Ce bagage constitue la base d’un langage d’action, qui se compose lui-même de schèmes conceptuels et procéduraux. Nous en traiterons dans la partie intitulée : Un bagage et une structure cognitive élaborés.

  • Deuxièmement, le rôle du milieu professionnel est considéré comme essentiel, en ce qu’il contribue à la construction et au transfert de ce langage dans les nouvelles situations, à travers un compagnonnage cognitif qui favorise différents modes d’interactions (démonstration, assistance à l’action, informations supplémentaires) entre un superviseur et un supervisé. Nous en traiterons dans la partie intitulée : Le processus de compagnonnage.

  • Troisièmement, les schèmes de ce langage se modifient à travers le temps. Les transitions génèrent alors des parcours variés lors du transfert d’une situation à une autre. Nous en traiterons dans la partie intitulée : La relation entre l’acquisition des schèmes conceptuels et procéduraux.

  • Quatrièmement, nous établissons une distinction entre une réflexion avant et pendant l’action, et la réflexion réalisée après l’action (Figure 1). Cette dernière permet une reconceptualisation de l’action. Nous en traiterons dans la partie intitulée : La réflexion à la suite de l’action.

  • Finalement, le transfert peut ne pas se produire d’une manière homogène dans l’ensemble des différentes composantes d’une compétence. Nous décrirons ces composantes dans la partie intitulée : Compétences en soins infirmiers.

Figure 1

Relations entre l’acquisition des schèmes conceptuels et procéduraux et parcours possibles[*]

a)

Spirale verticale

Spirale verticale

b)

Palier

Palier

c)

Spirale horizontale

Spirale horizontale

d)

Modèle linéaire

Modèle linéaire

-> Voir la liste des figures

1. Un bagage et une structure cognitive élaborés

Les écrits de recherche font largement ressortir l’importance de disposer d’un bagage cognitif préalablement au transfert. Ainsi, une personne compétente doit posséder des ressources cognitives structurées (Jonnaert, Barrette, Boufrahi et Masciotra, 2004) auxquelles elle accède activement lors du transfert (Alliger et Janak, 1989 ; Sadler et Fowler, 2006).

Un des postulats fondamentaux est que cette structuration cognitive se concrétise dans un espace où la conceptualisation de l’action côtoie l’action elle-même, mais peut s’en dissocier. Les actions sont orientées de manière intentionnelle vers un but et possèdent une sémantique et une syntaxe qui se traduisent en procédures (Harvey et Rousseau, 1995). Cette caractéristique est particulièrement cruciale dans les professions qui reposent sur la mise en action de procédés scientifiques utilisant des artéfacts technologiques.

La notion de langage d’action s’apparente à la fois aux théories (Engeström, 1987 ; Roth et Lee, 2007) et aux grammaires (Payne et Green, 1986) d’action. Elle traduit le caractère génératif et interactif d’une action d’une manière similaire à celle qui sous-tend l’ensemble de la pensée (Fodor et Pylyshyn, 2002), et ce, tant dans ses composantes verbales que non verbales. Nous considérons les travaux sur l’architecture de la cognition d’Anderson (2005) comme l’une des meilleures tentatives de formalisation des aspects cognitifs d’un tel langage. La cognition y est décrite comme un système composé de différents modules indépendants, dont certains opèrent en parallèle et d’autres de manière séquentielle. Les situations activent des connaissances antérieures organisées en schèmes conceptuels, qui sont, par la suite, incorporées dans des schèmes procéduraux qui régularisent l’action.

Comme nous l’avons mentionné antérieurement, un tel langage d’action est défini, dans le présent article, comme l’ensemble des schèmes cognitifs mobilisés lors d’interactions avec l’environnement physique et social. L’unité d’analyse (Vosniadou, 2007) sera l’individu, dans une interaction constructive avec un environnement socio-culturel riche (sa pratique clinique), au travers d’une variété de structures symboliques internes et externes.

La notion de schèmes nous servira à référer aux éléments constitutifs de ce langage. Le choix de cette notion se justifie d’abord parce qu’elle désigne très largement ce qui, dans une activité, […] est transposable dans les mêmes situations ou généralisable à des situations analogues (Sabah, 2002, p. 269). Ces schèmes sont définis comme une forme de représentation mentale abstraite permettant de guider l’action (Sabah, 2002). Ils sont le résultat de l’activité cognitive, métacognitive et sociale. De plus, le mot schème subordonne les notions spécifiques de connaissances, de schéma, de concepts, de procédures, de stratégies métacognitives. Il regroupe également les acceptions qui émergent des situations professionnelles et sociales telles que les pratiques et les modes d’interactions (Greeno, 1997). Ces schèmes sous-tendent le langage d’action dans le même sens qu’ils sous-tendent la notion de compétence (Jonnaert et collab., 2004).

En outre, il s’avère utile et pertinent de distinguer les schèmes conceptuels et procéduraux de ce langage. Cette distinction est importante et se retrouve dans différents ouvrages. Ainsi, Argyris et Schön (1974) différencient la qualité du schème conceptuel basée sur les explications de l’apprenant, de l’action effective réalisée. Singley et Anderson (1989) ainsi que Brooks et Dansereau (1987) suggèrent des taxonomies spécifiques au transfert dans lesquelles ils distinguent le rôle de ces schèmes. En soins infirmiers, selon Lauder et ses collaborateurs (1999), les habiletés psychomotrices sont souvent négligées lors de l’étude du transfert. Ces schèmes procéduraux sont requis pour développer des compétences cliniques. Ils sont représentés en mémoire sous la forme de règles condition-action et sont spécifiques à l’action. Ils se distinguent des concepts généraux, qui sont interconnectés par le sens.

D’autres auteurs traduisent une distinction similaire à travers des typologies telles que le transfert direct/abstrait (Salomon et Perkins, 1989), implicite/explicite (Detable et Vinter, 2006), général et spécifique (Lauder et collab., 1999) et vertical/transversal (Péladeau, Forget et Gagné, 2005). Tardif (1992, 1999) tient des propos contradictoires sur ce sujet. En 1992, il reconnaît l’importance stratégique des connaissances conceptuelles et procédurales mais plus tard, en 1999, cette distinction devient une fausse conception.

Derrière ces typologies, on retrouve d’abord une référence à un transfert qui s’effectue d’une manière automatique, sans effort et sans erreur. Cette situation se produit lorsqu’un apprenant possède une structure cognitive élaborée, et que les schèmes nécessaires à l’exécution d’une tâche sont déjà présents en mémoire. Les nouvelles informations en provenance du contexte s’assimilent alors à ces schèmes, sans accommodation importante. Salomon et Perkins (1989) donnent l’exemple d’un conducteur automobile qui prend le volant d’un camion semi-remorque. Les compétences acquises pour conduire une automobile sont alors mobilisées automatiquement et sans grand effort (low-road transfer). L’assimilation des informations se fait au moyen des schèmes déjà connus et de l’application quasi automatique de procédures. Ce type de transfert est important, car il assure une certaine fluidité dans les comportements. La pratique dans des contextes variés et l’automaticité sont les conditions qui favorisent l’émergence de ce type de transfert.

Cette situation de référence à un transfert qui s’effectue de manière automatique est idéale. En effet, l’apprenant y démontre qu’il dispose de tous les schèmes du langage d’action nécessaires pour s’adapter aux nouvelles situations. La situation sera codifiée CP dans la figure 1.

À ce stade-ci, il s’avère nécessaire de doter notre langage d’une notation minimale. D’abord, les lettres majuscules C et P référeront respectivement à la présence de schèmes conceptuels et procéduraux. A contrario, les lettres minuscules c et p symboliseront l’absence de ces schèmes respectifs. Nous postulons que, de l’absence d’un schème p ou de son application inadéquate dans un contexte, découlera une erreur ou un oubli. De même, l’absence d’un schème conceptuel c aura une influence sur la qualité des explications fournies lors d’un épisode de soins. Un épisode correspond à l’exécution d’une ou l’autre des techniques associées aux compétences en soins. L’état cognitif de la stagiaire est inféré par la conjonction des schèmes conceptuels et procéduraux. Ainsi, dans chaque épisode observé, il sera possible d’inférer l’état (cp, cP, Cp ou CP) d’une stagiaire. L’observation de plusieurs épisodes forme une séquence qui peut correspondre à l’un ou l’autre des parcours proposés à la figure 1.

Sous-jacente à ce langage et à ces typologies, il y a également une capacité de re-représentation (Anderson, 2005). Les écrits scientifiques (Harvey et Anderson, 1996) proposent ainsi de nombreux mécanismes de transfert qui sont non automatiques et qui nécessitent un effort d’abstraction/généralisation intentionnelle de la part du sujet. Mentionnons l’action de mécanismes analogiques opérant sur des procédures ou des concepts pour créer des méta-procédures (symbolisé cp→cP) ou des méta-concepts (symbolisé cpCp). Les schèmes conceptuels présents peuvent également favoriser le développement de schèmes procéduraux à travers des mécanismes de résolution de problèmes (symbolisé CpCP). À l’inverse, des procédures déjà acquises peuvent aussi faciliter l’acquisition de nouveaux schèmes conceptuels par la réflexion à la suite de l’action (symbolisé cPCP). De plus, l’application de procédures inappropriées dans un contexte peut générer des effets négatifs de transfert (Singley et Anderson, 1989). Selon notre modèle, on peut prévoir également la présence de régressions à des états antérieurs provoquées par des oublis ou l’incapacité d’accéder et de mettre en action les schèmes adéquats (symbolisé CPcP ou autres).

Ces diverses re-représentations peuvent se produire lors de la résolution de problèmes, lors d’élaborations à partir d’exemples (Van Gog, Paas et Van Merriënboer, 2004), lorsqu’une personne perçoit des analogies entre les situations, lors de réflexions métacognitives (Berardi-Coletta, Buyer, Dominowski et Rellinger, 1995) et lors d’interactions avec l’environnement physique et social. Selon Brown, Collins et Duguid (1989) ainsi que Tardif (1999), les schèmes sont indexés par le contexte. Cette indexation est considérée comme une forme de métacognition.

Il est important de mentionner que les différentes situations professionnelles offrent au stagiaire l’occasion de développer son langage et de construire de nouveaux schèmes. Pour qu’il y ait transfert, le langage développé doit permettre de profiter d’un avantage et il doit soutenir l’évolution des pratiques de l’apprenant et ses interactions avec le nouvel environnement physique et social dans un processus de compagnonnage (Baldwin et Ford, 1988 ; Broad et Newstrom, 1992 ; Brown, Collins et Duguid, 1989 ; Greeno, 1997). Par ailleurs, il est possible qu’il y ait absence de transfert. Cette situation est traduite par le symbole cp. Bien que des schèmes élémentaires soient présents, les schèmes plus complexes nécessaires pour évoluer dans la situation sont absents. Ce scénario est considéré comme un niveau de base. La question qui se pose est donc la suivante : Dans quelle proportion chacun des états (cp, Cp, cP, CP) sera-t-il observé lors des différentes situations de transfert ? La réponse à cette question correspond à notre premier sous-objectif.

2. Le processus de compagnonnage

Le transfert est généralement conçu comme l’étape ultime d’une séquence acquisition, rétention, transfert-maintenance (Baldwin et Ford, 1988 ; Péladeau et collab., 2005). La maintenance fait référence à l’idée qu’il est possible que 1) certains comportements ne se manifestent jamais, 2) certains disparaissent rapidement et 3) la fréquence d’autres comportements augmente dans le temps.

De leur côté, les milieux professionnels font valoir qu’ils ne sont pas simplement des lieux passifs de transfert et de maintenance. Ils sont des lieux où se construisent les compétences dans une dynamique d’enculturation (Lave, 1991), et où l’apprenant est considéré comme un apprenti qui participe à une communauté professionnelle. Des conditions reliées à l’instauration de modalités de compagnonnage (Brown et collab., 1989) et de collaboration sont alors mises en place et évaluées (Bereby-Meyer, Moran, Unger-Aviram, 2004 ; McNeese, 2000 ; Pharand, 2007). Le compagnonnage inclut des modalités comme la démonstration, le modelage (Larose et collab., 2002), la supervision de l’action et la réflexion sur l’action. Cet ensemble de modalités constitue un échafaudage (étayage) considéré comme plus efficace que l’interaction verbale directe. Notons que les expressions encadrement et supervision sont respectivement considérées comme synonymes de compagnonnage et d’échafaudage. L’échafaudage se définit comme l’ensemble des modalités pédagogiques mises en place par une personne pour guider un apprenti dans la réalisation d’une tâche qui dépasse les capacités actuelles de ce dernier. L’échafaudage est temporaire, et il faut souhaiter que l’apprenti accomplisse le plus possible la tâche sans assistance (Chi, Siler, Jeong, Yamauchi et Hausmann, 2001).

Ainsi, le transfert se situe dans une perspective où les pratiques et les actions sont négociées en fonction des croyances et des valeurs du milieu professionnel. Il fait partie d’un cycle perpétuel de reconstruction des significations et des pratiques (Lauder et collab., 1999). Différents auteurs reconnaissent que le transfert peut être assisté (Harvey et Anderson, 1996 ; Péladeau et collab., 2005 ; Salomon et Perkins, 1989 ; Singley et Anderson, 1989), mais ce n’est que récemment que certains modèles théoriques attribuent un rôle pleinement actif à d’autres acteurs que l’apprenant, et reconnaissent l’apport du milieu professionnel (Baldwin et Ford, 1988 ; Broad et Newstrom, 1992 ; Chiaburu et Marinova, 2005 ; Kontoghiorghes, 2004 ; Rodríguez et Gregory, 2005 ; Subedi, 2006).

Dans la présente analyse, nous reconnaissons cet apport. Le compagnonnage fait l’objet d’un suivi, permet d’inférer les états (cp, Cp, cP, CP) dans lesquels l’apprenti se trouve, favorise les évolutions et permet de superviser le bon déroulement des interventions. Ainsi, dans le cadre de notre second sous-objectif, il est possible de reformuler la question du transfert énoncée dans la section précédente en terme de compagnonnage (Greeno, 1997) : Jusqu’à quel point le compagnonnage est-il nécessaire au stagiaire dans les différentes situations de transfert ?

3. La relation entre l’acquisition des schèmes conceptuels et procéduraux

Le développement du langage d’action s’accompagne du retrait progressif de l’échafaudage dans l’ensemble des parcours. Il existe ainsi une succession d’états qui sont anticipés et le présent article, rappelons-le, vise à présenter, entre autres, une formalisation de cet aspect. L’argumentation s’inspire de celle de Baldwin et Ford (1988), mais diffère quant aux parcours proposés. Ainsi, selon leurs écrits de recherche, les transferts réalisés vers le milieu professionnel seraient caractérisés par des parcours où les apprentissages ne se maintiennent pas et où l’apprenant régresse. Un seul de leurs parcours permet d’observer une progression linéaire, et ce, lorsqu’un soutien est apporté dans le milieu professionnel.

Dans notre analyse (Figure 1a, 1b, 1c, 1d), les parcours proposés sont ascendants, transversaux (1c) et verticaux (1a). Ils pourraient également être descendants et exprimer des régressions. Ainsi, les apprentissages réalisés à partir de problématiques professionnelles peuvent être caractérisés par des modèles linéaires, en palier, cycliques, en boucle ou en spirale. Les parcours en spirale sont observables lorsque l’apprenant progresse sur une dimension, mais régresse en même temps sur une autre, au fil des situations. Ces modèles attestent des allers-retours multiples entre la réflexion et l’action.

Un parcours linéaire (1d) émerge à la suite d’une transformation simultanée (insight) des schèmes, alors que, dans les parcours en palier (Sadler et Fowler, 2006), il y a un décalage entre l’apparition de ceux-ci (1b).

L’objectif de cet article est de traduire cette proposition dans un modèle et de le soumettre à une validation empirique dans le cadre d’un stage terminal à l’intérieur du curriculum en techniques de soins infirmiers. Cinq sous-objectifs y sont rattachés. Ainsi, il sera nécessaire de distinguer : 1) les différentes situations de transfert ; 2) l’importance du compagnonnage ; 3) comment s’effectuent les transitions d’une situation à une autre ; 4) la relation entre la réflexivité et les différentes situations ; et finalement, 5) comment s’effectue le transfert entre les différentes composantes d’une compétence.

4. La réflexion à la suite de l’action

Dans le domaine de la supervision professionnelle au Québec, la pratique réflexive occupe une place importante (Boutin, 2001). Notons que les expressions pratique réflexive, pensée réflexive, réflexion et réflexivité sont utilisées de manière interchangeable. La réflexivité se définit comme une caractéristique d’autoreprésentation, d’autoréférence et d’autojugement (Sabah, 2002). Elle permet d’expliciter l’action, de la re-représenter et de porter un jugement sur celle-ci. Elle est associée à la métacognition qui implique un nombre important de stratégies qui peuvent rendre effectif le transfert (Berardi-Coletta et collab., 1995). Cependant, comment la pensée réflexive est-elle reliée à la nature des schèmes sollicités lors du transfert ? Selon Joung, Hesketh et Neal (2006), il est plus facile d’élaborer une argumentation autour d’erreurs que de succès. Pour Taylor (2003), cette argumentation se concentre parfois sur des enjeux scientifiques et technologiques, parfois sur d’autres construits (sociaux, affectifs et éthiques). Selon Argyris et Schön (1974), dans certaines situations professionnelles, il n’y aura pas concordance entre l’explicitation de l’action et l’action effective, et c’est ce qui alimente la réflexion. Ces auteurs caractérisent la pensée réflexive comme un système d’autorégulation de l’action qui opère en trois boucles. Ils distinguent une explicitation de l’action (boucle 1), d’une conceptualisation (boucle 2), d’une réflexion critique sur les conditions de réalisation appelée deutéro-apprentissage (boucle 3). Par conséquent, il existe différentes propositions et un quatrième sous-objectif de l’étude est d’investiguer plus amplement la relation qui s’établit entre l’activité réflexive (les trois boucles d’Argyris et Schön, 1974) et la nature des schèmes sollicités par la réalisation de la tâche professionnelle. Ainsi, la réflexion sera-t-elle différente lorsqu’il y a absence de schèmes conceptuels et procéduraux (état cp) et que l’épisode a été marqué par l’absence d’explications adéquates, d’erreurs et d’oublis, si on compare cette situation à celle où il y a présence de ces schèmes (état CP) et qu’une situation idéale de transfert a été observée ?

5. Compétences en soins infirmiers

Les compétences requises pour l’exercice des soins infirmiers sont variées et visent […] la prise en charge globale de la personne soignée alliant un savoir technique à une bonne capacité relationnelle (De Bouvet et Sauvaige, 2005, p. 3). Pharand (2007) distingue les compétences professionnelle, organisationnelle, humaine, pédagogique et technique. Par contre, le programme de formation du ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (MÉLS, 2004) identifie plutôt 22 compétences qui servent à décrire principalement les interventions professionnelles en fonction du type d’action, mais également en fonction des clientèles et des milieux cliniques spécifiques. L’examen de ce dernier ensemble de compétences permet de constater que plusieurs possèdent des similitudes et qu’il est légitime de penser qu’il y a une certaine forme de transfert d’une compétence et d’une situation à l’autre.

Par définition, la notion de compétence réfère à la capacité de mobiliser un ensemble de ressources internes et externes dans une situation donnée (Jonnaert et collab., 2004). Cette définition identifie un double processus de détermination, interne et externe, de l’activité professionnelle, par l’individu et la situation (Rogalski, 2004). Dans une perspective de transfert, il est pertinent de mentionner que ces compétences sollicitent à l’occasion des ressources internes et externes similaires. Par exemple, les compétences Intervenir auprès d’adultes et de personnes âgées en perte d’autonomie requérant des soins infirmiers en établissement et Intervenir auprès d’adultes et de personnes âgées hospitalisées requérant des soins infirmiers de médecine et de chirurgie (Ministère de l’Éducation, des Loisirs et du Sport, 2004) nécessitent toutes les deux des schèmes similaires relatifs à la préparation et l’administration de médicaments. La maîtrise de schèmes communs qui sont à la fois conceptuels et procéduraux favorise le transfert d’une situation à l’autre et d’une compétence à l’autre (Harvey et Anderson, 1996).

Par ailleurs, les composantes de la plupart de ces compétences s’insèrent dans un modèle planification-action-évaluation-réflexion comparable. Les interventions requièrent en effet que l’on recueille les informations relatives aux personnes soignées (Recueil), que l’on planifie les interventions (Planification) et qu’elles soient réalisées (Application du plan infirmier) dans le respect des prescriptions, des connaissances scientifiques et des contraintes technologiques, qu’on les évalue (Évaluation), qu’elles fassent l’objet d’un suivi rigoureux (Suivi) et suscitent une réflexion critique à la suite de l’action (Réflexion).

A priori, toutes ces composantes sont susceptibles d’être transférées dans une nouvelle situation. Cependant, les écrits de recherche rapportent des difficultés particulières dans la planification de l’action, attribuables à la présence d’une grande variété de facteurs contextuels liés à la situation professionnelle : en soins infirmiers, Lauder et ses collaborateurs (1999) mentionnent des pratiques variables d’un centre hospitalier à un autre et d’un secteur clinique à un autre, des clientèles spécifiques et des cas particuliers, des variations : dans les ressources matérielles et leur organisation spatiale, dans le climat et dans les conditions de travail, dans les ressources pédagogiques, dans la préparation des superviseurs et dans la surcharge de travail. Pour Lauder et ses collaborateurs (1999), ces facteurs sont bien connus, mais l’état actuel de la recherche ne permet pas de déterminer dans quel contexte il y a transfert, si bien que des preuves empiriques supplémentaires restent nécessaires. Ainsi, le dernier sous-objectif de cet article consiste à fournir des preuves empiriques supplémentaires qui permettront de mieux entrevoir comment les différentes composantes d’une compétence sont affectées par le transfert.

Validation

Notre étude est observationnelle et respecte une logique hypothético-déductive. Les objectifs en sont les suivants. Premièrement, distinguer les différentes situations de transfert, les quantifier et en observer la progression dans le temps. Il sera nécessaire d’identifier les états cognitifs (cp, Cp, cP, CP) associés à chacune des composantes des compétences, les transitions d’un état à l’autre et de porter une attention spéciale au compagnonnage cognitif qui témoigne de ces transitions. Un deuxième objectif est d’investiguer la relation qui existe entre l’activité réflexive et la nature des schèmes sollicités par la réalisation de la tâche professionnelle.

Participants et milieux professionnels

Treize personnes (dont onze de sexe féminin) ont participé à l’étude sur une base volontaire. Pour la suite du texte, nous avons choisi d’utiliser le féminin. Ces treize personnes constituent un échantillon opportuniste dans la mesure où elles proviennent de deux collèges distincts du Québec et ont été assignées (sept / six) à deux maîtres de stage différents. Ces stagiaires sont inscrites à un programme de techniques en soins infirmiers et ont réussi l’ensemble des activités scolaires et professionnelles à ce jour. Elles en sont à la sixième et dernière session du programme. En principe, elles disposent de la structuration cognitive nécessaire à la réalisation des présentes interventions et doivent être en mesure d’utiliser leurs compétences dans les nouveaux secteurs. Les secteurs cliniques et les cas rencontrés sont cependant nouveaux.

Les stages se déroulent dans une unité d’orthopédie et de neurologie pour les stagiaires du premier collège et sont d’une durée de 39 jours. Les stages du second collège sont d’une durée de 48 jours et effectués dans une unité de médecine interne. Ces unités sont associées à deux centres hospitaliers différents.

Déroulement

L’observation se fait durant les quatre premières semaines du stage. Chaque stagiaire est observée, sur une base hebdomadaire, à au moins une reprise, ce qui génère quatre temps d’observation par stagiaire (variable Temps, voir la figure 2). Lors de chacune des rencontres, les stagiaires doivent intervenir auprès d’une à quatre personnes. L’état d’une personne peut nécessiter plusieurs interventions. On observe généralement une augmentation de la complexité des cas avec la progression normale du stage. Cela se traduit par un accroissement progressif du nombre et de la complexité des interventions requises. Le choix des personnes soignées vise à diversifier les diagnostics médicaux, tout en considérant l’ensemble des soins à réaliser sur l’unité considérée. Le choix est établi par la superviseure du stage. D’un temps à l’autre, la stagiaire n’a jamais la même personne à soigner. Certaines techniques de soins à apporter (prise des signes vitaux et autres) peuvent cependant être identiques.

Les compétences observées

Les compétences considérées à ce stade de la formation sont les suivantes : Intervenir auprès d’adultes et de personnes âgées en perte d’autonomie requérant des soins infirmiers en établissement et Intervenir auprès d’adultes et de personnes âgées hospitalisées requérant des soins infirmiers de médecine et de chirurgie (Ministère de l’Éducation, des Loisirs et du Sport, 2004).

Lors des interventions, chacune des composantes des compétences est sollicitée. Au début d’une journée, la stagiaire planifie et organise la journée de travail (Organisation du travail). Elle collecte les informations à propos de la personne soignée (Collecte), planifie les soins à apporter (Planification des soins) et explicite à l’observatrice/accompagnatrice (O/A) chacune des tâches qu’elle s’apprête à exécuter. La stagiaire exécute par la suite l’ensemble des tâches requises (Application du plan infirmier) et procède au suivi des interventions (Évaluation et continuité des soins).

Observatrice/Accompagnatrice (O/A)

Diane Barras est la superviseure officielle d’un des deux groupes observés. Dans l’autre groupe, elle agit avec l’accord de la maître de stage attitrée. Infirmière qualifiée, elle est active comme enseignante au niveau collégial et universitaire, et agit comme superviseure en milieu hospitalier. Cet engagement est essentiel à l’exercice d’une supervision en milieu clinique (Boendermaker, Schuling, Meyboom-de Jong, Zwierstra et Metz, 2000). Elle guide, observe et note le bon déroulement des interventions.

Instrumentation

Grille d’observation. La grille utilisée pour l’observation des compétences mentionnées en soins infirmiers est celle en vigueur dans les institutions concernées. Elle permet de codifier chacun des épisodes du stage. Chaque épisode a un début et une fin identifiables et correspond à une action ciblée de la stagiaire (il peut s’agir de la préparation d’un médicament, de son administration, etc.). La grille permet de distinguer les variables suivantes : 1) Intervention : l’intervention effectuée ; 2) Explications : la qualité des explications (Adéquates ou Inadéquates) ; 3) Erreurs : la présence d’erreurs (Oui, Non) ; 4) Oublis : la présence d’oublis (Oui, Non) ; la nécessité d’accompagnement (Important, Léger, Modéré, Aucun) sous la forme des variables ; 5) Informations : informations supplémentaires ; 6) Aide : assistance directe par la superviseure ; et 7) Démonstration : réalisation complète de la tâche par la superviseure. Par ailleurs, l’observatrice note les variables 8) Suivi : la stagiaire peut effectuer le suivi adéquat de la tâche auprès de la personne soignée (Oui, Non) ; et 9) Autonomie : un jugement sur l’autonomie de la stagiaire dans la réalisation de la tâche (Autonome, Non-autonome). Ainsi, pour chaque intervention, un total de neuf variables (Intervention, Explications, Erreurs, Oublis, Informations, Aide, Démonstration, Suivi, Autonomie) sont codifiées.

Chacune de ces informations est notée pour chacune des composantes de la compétence observée, pour chacune des personnes rencontrées. Ainsi, pour chaque stagiaire, un minimum de cinq épisodes (une par composante de la compétence) est généré pour chacune des personnes soignées. Plus de cinq épisodes sont générés lorsque la composante Application du plan infirmier de la personne contient plusieurs techniques de soins. Dans tous les cas, chaque épisode contient les informations mentionnées plus haut.

Afin de valider les inscriptions, chacune de ces composantes a fait l’objet d’un consensus entre la superviseure et la supervisée. De plus, afin de valider la complétude du fichier d’observations, la variable Autonomie a été triangulée avec l’évaluation officielle rendue lors du stage. La complétude est la propriété selon laquelle rien ne peut être ajouté à l’ensemble qui ne soit déjà présent. Ainsi, sur la base du fichier d’observations, deux stagiaires n’obtiennent pas 60 % d’autonomie. Par ailleurs, ces personnes n’ont pas obtenu la note de passage de 60 % pour le stage. Les observations codifiées concordent donc avec une décision officielle, ce qui contribue à valider la complétude du fichier compilé.

Journal réflexif. À la fin de la journée, chaque stagiaire rédige son journal réflexif à propos d’une ou deux situations qui ont retenu son attention. En tout, sur une possibilité de 52 (13 stagiaires X quatre périodes d’observation), 50 journaux réflexifs ont été recueillis (une stagiaire a omis de remettre deux journaux). Pour le codage de ces journaux, nous avons utilisé la grille suivante, inspirée d’Argyris et Schön (1974) (Tableau 1). Elle permet de distinguer cinq niveaux d’analyse réflexive. Cette grille est appliquée pour l’analyse de chaque technique de soins mentionnée dans le journal. Il est ainsi possible de relier la nature de la réflexion à l’épisode observé.

Tableau 1

Grille d’analyse des journaux réflexifs

Grille d’analyse des journaux réflexifs

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Codification des épisodes

Chaque épisode a été classifié cp, Cp, cP ou CP. L’état (c ou C) des schèmes conceptuels est inféré à partir de la variable Explications (Adéquate = C et Inadéquate = c). La qualité P est obtenue lorsque l’épisode ne contient aucune erreur, aucun oubli et qu’aucun soutien n’a été nécessaire de la part de la superviseure. Les variables Erreurs, Oublis, Informations, Aide et Démonstration sont alors utilisées pour rendre cette décision. Ainsi, s’il y a présence d’erreurs, d’oublis ou de soutien, la qualité p sera attribuée au schème procédural. Par exemple, si une stagiaire ne peut expliquer correctement la technique de soins qu’elle s’apprête à réaliser et qu’elle a besoin d’une démonstration, l’épisode sera codifié cp. Par contre, si lors de la deuxième semaine d’observation, elle peut expliquer correctement la technique, mais qu’elle a besoin encore d’aide pour la réaliser, l’épisode sera codifié Cp.

Considérations éthiques

L’étude se déroule dans le respect de la dignité et de l’anonymat des participantes, des personnes soignées et des institutions académiques et professionnelles concernées. La participation est volontaire et les participants ont donné leur consentement. L’étude cherche à minimiser les inconvénients et à maximiser les avantages associés à son déroulement. À aucun moment, l’étude n’a interféré avec la qualité des soins offerts aux personnes soignées. Enfin, elle a été approuvée par le Comité d’éthique de l’Université du Québec à Rimouski.

Méthodes d’analyses

Nous avons observé les interventions réalisées auprès de 43 personnes. En tout, 1 926 épisodes de soins ont été observés et codifiés. La fréquence d’occurrences des épisodes a été compilée en fonction du temps d’observation (1 à 4). Notre analyse permet de voir la distribution des états (cp, Cp, cP et CP) associés au transfert ainsi que l’évolution en fonction de l’avancement du stage (Sous-objectifs 1 et 2). Les variables Suivi et Autonomie sont alors utilisées pour trianguler les états de transfert obtenus. Deuxièmement, l’analyse des états en fonction des composantes des compétences permet d’établir si toutes les composantes sont transférées d’une manière identique (Sous-objectif 5). Troisièmement, afin de mieux comprendre le rôle de la réflexivité comme agent de transformation des schèmes, nous avons établi une relation entre les états de la stagiaire et la présence et la nature de la réflexivité (Objectif 2). Finalement, nous avons analysé les parcours (Sous-objectif 3). Comme il s’agit de données catégorielles, des tests du Khi-carré serviront à établir des différences entre les situations contrastées.

Résultats

Distribution des états

Les stagiaires sont autonomes dans 71,4 % (n = 1 375) des épisodes. Dans 42 % des cas (n = 820), les épisodes sont ponctués d’une erreur ou d’un oubli. La superviseure intervient dans 672 situations (35 %) pour donner une forme de soutien. À 143 reprises (7,4 %), les interventions réalisées ne sont pas accompagnées d’explications adéquates et dans 219 (11,37 %) des cas, le suivi est jugé inadéquat. Notons cependant que nous avons analysé les données en regroupant les institutions ; l’étude ne peut donc établir avec certitude qu’il existe entre elles des différences significatives. Enfin, ces informations préliminaires ne sont pas indicatives de la quantité et de la nature des transferts effectués par les stagiaires. Des analyses subséquentes sont nécessaires afin de raffiner l’interprétation en conformité avec le modèle proposé.

Figure 2

Fréquences des épisodes en fonction du temps

Fréquences des épisodes en fonction du temps

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Ainsi, au temps 1 (Figure 2), le taux de CP est de 36 % (n = 170, N = 471) et augmente progressivement pour atteindre 73 % au temps 4 (n = 360, N = 490). Dans l’ensemble, la majorité des épisodes (n = 1 022) sont de ce type. En triangulant, on constate que 99 % (n = 1 012) des épisodes ont fait l’objet d’un suivi adéquat auprès de la personne et que dans 98,5 % (n = 1 007) des cas, les stagiaires se sont montrées autonomes. On peut juger paradoxal le fait que les stagiaires n’aient pas été évaluées comme autonomes dans tous ces épisodes. En fait, dans 1,5 % des cas, la stagiaire éprouvait trop d’insécurité.

Les épisodes Cp représentent 39,5 % (n = 761) des épisodes totaux. Ils ne forment cependant pas un ensemble pleinement homogène. Les épisodes où les stagiaires sont autonomes (codifiés CpA) ont été distingués de ceux où elles ne le sont pas (codifiés CpN). On a classifié 18 % des cas (n = 347) comme étant CpA à la session 1, et ce taux demeure stable dans le temps. Dans la plupart des cas (89 %, n = 309), ces épisodes ont reçu un suivi adéquat.

Les CpN représentent 21,5 % des épisodes totaux (n = 414). Au suivi, ce type enregistre un taux de succès de 73 % (n = 302). Les CpA et les CpN sont similaires dans la perspective où les deux ensembles nécessitent une forme de supervision pour compléter l’intervention. Ces épisodes diffèrent cependant quant à la nature et à la fréquence de supervision nécessaire.

Les épisodes cp ont été observés dans 142 cas (7,3 %). Le taux de succès au suivi est alors de 59,8 % (n = 73). Dans 86 % des cas, les stagiaires ne sont pas évaluées comme autonomes. Il faut ici conclure à l’absence de transfert. Signalons que, dans les quelques cas où les apprenants ont été considérés comme autonomes, cela signifie que leurs difficultés procédurales ont été légères.

Composantes de la compétence

Il existe des différences importantes et significatives (χ2 = 160 (4), p ≤ 0,001) en fonction des composantes (Tableau 2). On observe que 62 % des interventions sont pleinement réussies (CP). Les difficultés des stagiaires ne se trouvent pas dans la composante Application du plan infirmier proprement dite. Comme nous l’avions anticipé, les difficultés résident principalement dans le Recueil et l’interprétation adéquate des informations et dans la Planification du plan infirmier.

Tableau 2

Taux de transfert en fonction des composantes des compétences

Taux de transfert en fonction des composantes des compétences

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Réflexion a posteriori

Dans le présent contexte, la réflexion est suscitée a posteriori et centrée sur l’action. Ainsi, 10 % des épisodes codifiés (n = 203) ont fait l’objet d’une réflexion. Comme nous l’avions prévu, il existe des différences (Figure 3) dans l’activité réflexive en fonction du type d’épisodes observés (χ2 = 41,5 (6), p ≤ 0,01). Ainsi, la majeure partie de l’activité réflexive (67 %, n = 137) porte sur des épisodes où des lacunes procédurales existent (profils Cp et cp).

Figure 3

Réflexivité en fonction des épisodes

Réflexivité en fonction des épisodes

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Il faut noter, cependant, qu’il existe une activité réflexive lors d’épisodes où aucune lacune procédurale ou conceptuelle n’a été observée (n = 65). Cela représente 32 % de toute l’activité réflexive (profil CP). La question suivante consiste à déterminer si l’analyse réflexive diffère en profondeur en fonction du type de schèmes mobilisés (Figure 3).

Une comparaison (χ2 = 24,1 (4), p ≤ 0,01) des profils CP avec les autres profils (cp, Cpn, Cpa) suggère une différence dans la distribution de l’activité réflexive. On y trouve plus de profondeur lorsque celle-ci est fondée sur des schèmes bien établis (CP). En contrepartie, les lacunes procédurales (cp, Cpn, Cpa) font l’objet d’une activité réflexive plus fréquente et moins profonde.

Par ailleurs, l’analyse réflexive varie en fonction des composantes de la compétence (Tableau 3). On remarque une activité réflexive significativement plus fréquente lorsque la composante implique le recueil des informations et la planification des interventions, ce qui confirme la difficulté associée à cette dernière composante (χ2 = 42,0 (4), p ≤ 0,001).

Tableau 3

Réflexivité en fonction des composantes des compétences

Réflexivité en fonction des composantes des compétences

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Analyse des parcours

Signalons des différences significatives entre les types d’épisodes en fonction du temps. Une augmentation des épisodes CP2 = 105,5 (3), p ≤ 0,01) est accompagnée d’une réduction des épisodes CpN2 = 96,3 (3), p ≤ 0,01) et cp2 = 25,5 (3), p ≤ 0,01). Dans le cas des CpA, des fluctuations significatives (χ2 = 9 (3), p ≤ 0,03) sont observées, mais sans qu’il soit possible d’affirmer qu’il y a une hausse ou une diminution. L’interprétation de ces résultats permet de suggérer une transformation progressive des schèmes au fil du temps (cpCpNCpACP). Pour la caractériser, nous nommerons cette séquence : Action-Conceptualisation-Procéduralisation.

L’analyse des taux de succès au suivi confirme cette interprétation d’une séquence Action-Conceptualisation-Procéduralisation. Les taux sont de 99,8 %, 89,0 %, 73,0 % et 59,8 % pour les types CP, CpA, CpN et cp, respectivement. De plus, la séquence observée correspond au retrait progressif de l’échafaudage. Il y a une réduction significative des taux de support nécessaire passant de 96 %, à 86 %, à 51 % et 0 % pour les épisodes cp, CpN, CpA et CP respectivement.

Il s’agit ici cependant d’une tendance générale et des exceptions existent. Conformément à l’analyse (Figure 1), un épisode cP est l’indication de la présence possible d’un parcours en spirale. Or, un seul cas cP a été formellement répertorié. La stagiaire a été autonome et a bien réalisé l’intervention, mais elle n’a pas pu fournir d’explications adéquates à son sujet. Le parcours réalisé par la stagiaire suggère la présence de certaines régressions sans qu’il soit possible cependant d’identifier un véritable parcours en spirale. Il s’agit d’une intervention appelée Bilaningesta-excréta. Si la supervisée arrive parfois à bien faire ce bilan, les explications ne sont pas toujours appropriées. Par ailleurs, si elle arrive à bien conceptualiser ses actions, l’exécution comporte des lacunes.

Discussion

Le présent article propose un modèle de transfert de compétences associé au compagnonnage en milieu professionnel. Celui-ci s’articule autour de cinq énoncés principaux. Premièrement, il s’avère essentiel que l’apprentie dispose d’un langage d’action préliminaire qui la prépare à faire face aux nouvelles situations qui se présenteront à elle. Ce langage se développe au travers d’interactions avec le milieu d’apprentissage scolaire et les milieux de pratique. Ainsi, à la fin de leur curriculum, on observe chez les stagiaires 36 % d’un transfert idéal au temps 1 (Figure 2). Ce résultat confirme et dépasse même les taux rapportés dans les écrits scientifiques (Kontoghiorghes, 2004), taux estimés à environ 15 % de transfert. Dans les autres situations, des faiblesses dans les schèmes ont été observées et la stagiaire a dû bénéficier d’une aide pour le transfert. Dans 7 % des épisodes analysés, il a fallu conclure à l’absence de transfert.

Deuxièmement, le compagnonnage stimule le transfert et favorise le développement de nouveaux schèmes associés au langage d’action. Ainsi, les taux de transfert augmentent dans le cadre du stage et l’échafaudage se retire progressivement (Brown et collab., 1989 ; Greeno, 1997). Troisièmement, la pensée réflexive permet de reconceptualiser des lacunes instrumentales (Joung et collab., 2006) et les actions futures (planification). On observe peu de deutéro-apprentissage. Cela nous indique qu’à ce stade de leur formation, les stagiaires sont encore nettement préoccupées par les aspects instrumentaux de la profession.

Quatrièmement, la transformation des schèmes confirme l’hypothèse générale d’un modèle en palier (Péladeau et collab., 2005 ; Sadler et Fowler, 2006). À la suite d’une action désorganisée (cp), des schèmes conceptuels sont construits et par la suite transférés dans d’autres situations (Cp) afin de soutenir la construction subséquente de schèmes procéduraux (CP). Dans ce processus, des régressions d’un état à l’autre ont été observées, mais on ne peut parler de réelles spirales. Des recherches supplémentaires sont nécessaires pour mieux comprendre l’ensemble des transitions observées.

Cinquièmement, le transfert ne se produit pas d’une manière identique pour toutes les composantes d’une compétence. Ainsi, nous avons comparé avec succès les états (cp, Cp, cP et CP) associés au langage d’action relié aux composantes (Recueil, Planification, Intervention, Évaluation et Suivi) des compétences comme les décrit le programme de formation. Cette stratégie détaillée a permis d’interpréter en termes de transfert les observations généralement utilisées pour qualifier les niveaux de performance associés aux compétences. Il est ainsi possible d’affirmer que les composantes relatives à la collecte d’information et à la planification de l’action (Schön, 1987) sont moins susceptibles d’être transférées. La supervision s’avère alors essentielle à la poursuite de l’action professionnelle. Cependant, des recherches futures sont nécessaires afin d’établir une relation encore plus détaillée entre les états du langage d’action, les niveaux de performance des compétences telles que décrites dans les programmes de formation, chacune des composantes des compétences et une mesure indépendante de la compétence professionnelle.

Conclusion

Ces différentes considérations sont largement débattues dans les écrits de recherche. On y trouve, de façon sous-jacente, un débat sur ce qu’est la connaissance, la manière dont elle se construit. Le présent article intègre des propositions de différents courants. Cette intégration n’est que partielle et Greeno (1997, p. 14) considère qu’une synthèse constitue un agenda scientifique important. Dans cette perspective, la notion de langage d’action est novatrice et traduit le caractère génératif et interactif de l’action. Ce langage permet de soutenir tant une action émergente et construite que planifiée et transférée. Le modèle Action-Conceptualisation-Procéduralisation, sous-jacent à sa construction, traduit les préoccupations relatives aux opérations de contextualisation, décontextualisation et recontextualisation souvent énoncées dans les publications de recherche. L’avantage de notre analyse est qu’elle s’insère dans une modélisation (Figure 1) précise de l’évolution des compétences (Anderson, 2005), tout en prenant en considération les aspects interactifs associés à la situation. Elle permet une mesure de la magnitude du transfert et une interprétation de données authentiques observées en milieu professionnel. Sur le plan pédagogique, cet article rejoint certaines idées développées en didactique professionnelle (Rogalski, 2004 ; Samurçay et Pastré, 2004), où on reconnaît également un double processus de construction des compétences en situation de travail. Associé à l’individu et à la situation professionnelle, ce double processus est ici favorisé dans la mesure où le langage d’action et les schèmes développés en institution correspondent et présentent des similarités avec ceux en vigueur dans le milieu professionnel, afin de faciliter la négociation des significations et des pratiques. Samurçay et Pastré (2004) parlent d’une articulation forte entre la formation et le travail. Cet aspect apparaît souvent négligé dans les écrits de recherche sur le transfert. Par ailleurs, la présente étude est limitée par le fait que l’analyse de la situation de travail que nous avons réalisée ne permet pas de distinguer des degrés d’efficacité dans les programmes de formation professionnelle offerts par des institutions différentes. Cependant, dans ces programmes, les rôles respectifs des modalités telles que le compagnonnage (Whoolley et Jarvis, 2007) et la réflexion à la suite de l’action se trouvent confirmées.