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Introduction

Faire de la recherche « avec » plutôt que « sur » les praticiens (Lieberman, 1986), voilà sans doute la phrase par laquelle on peut le mieux résumer la contribution de ce numéro thématique. Les textes qui y sont réunis cherchent à établir une certaine dialectique entre les préoccupations du monde de la recherche et celles du monde de la pratique. Les recherches dont ils rendent compte considèrent, dans ce contexte, le point de vue des praticiens et le regard qu’ils posent sur la pratique comme étant incontournables pour les questions de recherche abordées. Concrètement et de façon plus spécifique, ces différents textes proviennent de chercheurs engagés dans des recherches participatives. Chacun des textes ici proposés pose en quelque sorte une lentille grossissante sur la démarche par laquelle chercheurs et praticiens de l’éducation, de l’intérieur des différents projets menés, négocient un rapport de collaboration en vue de construire un savoir pertinent pour l’éducation[1].

Que veut dire et surtout qu’implique faire de la recherche « avec » plutôt que « sur » les praticiens ? C’est, au fond, la question à laquelle différents chercheurs, issus de divers domaines touchant l’éducation (psychopédagogie, technologie éducative, formation des enseignants, enseignement des sciences, enseignement des mathématiques, formation des adultes, alphabétisation populaire et autres), tentent de répondre en jetant un regard métacognitif, si l’on peut dire, et rétrospectif sur des projets de recherche qu’ils ont menés. Ces projets ont tous en commun d’adopter une approche participative par rapport aux praticiens, qu’ils considèrent directement concernés par la recherche. Au coeur de cette participation s’élaborent une négociation des rôles et un partage d’expertises entre les partenaires engagés dans l’activité de recherche. Ces projets mettent ainsi en place de multiples médiations au coeur du processus de recherche. Les acteurs concernés, les communautés dans lesquelles ils interviennent, vont interférer au sein même de l’activité, renvoyant à différents points de vue ou « voix », à des expériences et connaissances diverses, ancrés dans un certain contexte[2].

Des conceptions différentes vont ici apparaître dans la démarche mise en place avec les praticiens. Les chercheurs vont-ils jusqu’à intervenir avec les praticiens auprès des apprenants, devenant ainsi copraticiens (voir, par exemple, le texte de Davis et la démarche de recherche collaborative élaborée avec des enseignants du secondaire en mathématiques) ? Les praticiens participent-ils au processus d’analyse des données de recherche, devenant ainsi cochercheurs (voir, par exemple, le texte de Beauchesne, Garant et Dumoulin à propos de l’élaboration d’un accompagnement réflexif pour des stagiaires en formation à l’enseignement) ? Quelles sont les attentes de chacun des partenaires quant à sa propre contribution à la recherche et quant à celle de l’autre ? Chaque témoignage, dans ce numéro thématique, propose ainsi une certaine conception de ce qu’on peut entendre par faire de la recherche « avec » les praticiens. Ces différents textes rejoignent une préoccupation de conceptualisation, dans une tentative de mieux comprendre en quoi ces « façons de faire » contribuent à repenser la manière d’aborder le changement en éducation ou encore les savoirs de la pratique, voire les approches mêmes de recherche et les enjeux inédits qu’elles comportent, dont ceux d’ordre éthique (à ce sujet, voir par exemple le texte de Laplante).

Une telle entreprise exige, à cette étape, une précision quant à la contribution visée par ce numéro thématique. Lorsqu’un chercheur rend compte d’un projet de recherche mené, il le fait habituellement pour livrer les résultats de son investigation, nous donnant accès du même coup à la problématique et à la méthodologie par lesquelles il aborde son objet de recherche. L’orientation des textes présentés dans ce numéro thématique est bien différente. Nous avons en effet demandé aux chercheurs de mettre de côté les étapes du compte rendu habituel de recherche — problématique, méthodologie et résultats — pour se pencher davantage sur l’approche participative empruntée, laquelle traverse toutes ces étapes en leur posant des défis inédits. Sur le plan de la problématique, par exemple, en quoi la considération du point de vue ou de la « voix » du praticien, inhérent à toute approche dite participative, vient-elle modifier l’angle par lequel on va aborder l’objet de recherche ? Sur le plan de la méthodologie, quelle créativité doit être déployée pour que le terrain d’exploration ne soit pas qu’une ponction des données sur un phénomène à éclairer lié à la pratique, mais qu’il constitue une intervention éducative au sens plein du terme, supposant un engagement des chercheurs et des praticiens à « agir » dans la pratique et à se servir de cet « agir » pour éclairer un phénomène ? Sur le plan des résultats, comment assurer la fécondité de la démarche entreprise et qui a mobilisé, outre les chercheurs, les acteurs du terrain de la pratique ? Quelles sont les différentes formes ou manifestations que prennent les fruits de cette démarche ?

Le défi de la médiation entre recherche et pratique en éducation

On connaît bien la diversité des appellations par lesquelles les chercheurs identifient leur démarche autour du défi de la médiation entre recherche et pratique : on parle de recherche-action, de recherche collaborative, de recherche-formation, de recherche-action-formation et d’autres, tentant par là de mettre en évidence l’originalité d’une démarche de recherche ancrée dans la pratique. C’est au carrefour de toutes ces identités que le présent numéro thématique propose de s’arrêter en vue d’approfondir ce qui fonde leur défi commun. Autrement dit, cette contribution collective permet de dépasser les identités spécifiques autour de leur quête commune, soit le défi de la médiation entre recherche et pratique, et le renouvellement du « discours de la méthode » qu’il sous-tend. C’est donc sous un angle bien précis que sont reconstruites et commentées, à travers les divers textes, les démarches de recherche ici concernées. Cela dit, il y a lieu de s’attarder, dans cette introduction aux textes présentés, sur le sens qu’on donne à cette médiation, au coeur des démarches mises en place, puisqu’elle est au centre de ce numéro thématique.

L’idée de recherche participative, et d’une nécessaire collaboration entre chercheurs et praticiens, prend sa source dans un constat d’éloignement et donc dans un désir de rapprochement entre les préoccupations des chercheurs et des praticiens, du moins pour ce qui touche le monde de l’éducation. On ne peut comprendre cette critique adressée au développement de la recherche en éducation sans une certaine mise en contexte. En effet, ce problème n’existe que dans la mesure où l’on considère nécessaire d’établir un rapport étroit entre la recherche et la pratique. Et c’est là, il faut le rappeler, un défi particulièrement adressé aux facultés universitaires qui ont comme mission de former des praticiens (ce qui n’est pas le cas de toutes les facultés, mais renvoie davantage aux préoccupations des facultés de formation professionnelle, telles que éducation, médecine, travail social, etc.) et qui, du même coup, doivent y intégrer leur mission de recherche. Autrement dit, parler de collaboration entre chercheurs et praticiens, c’est entrer d’emblée dans la problématique du rapport entre la recherche qui se fait dans un certain domaine, dans notre cas l’éducation, et la pratique professionnelle ; c’est surtout se pencher sur les différentes façons de comprendre ce rapport entre recherche et pratique, et l’éclairage réciproque que chacune est susceptible d’apporter à l’autre (Schön, 1983, 1987 ; Saint-Arnaud, 1992, 1993 ; Curry et Wergin, 1993).

Schön (1983), par son livre bien connu intitulé The reflective practitioner (pour la traduction française, Le praticien réflexif [1994], a suscité un tournant épistémologique, entre autres, pour les facultés de formation professionnelle, dont l’éducation fait partie, qui sentaient le besoin de repenser le rapport entre la recherche et la pratique. Schön a montré les limites du modèle dominant de la rationalité technique, qui maintient une certaine conception standardisée de la pratique, dans laquelle les outils fournis aux praticiens sont conçus pour offrir des solutions toutes faites à des problèmes survenant en pratique, et ce, pour proposer, en opposition à celui-ci, un modèle autre, celui de la rationalité pratique. Le modèle de la rationalité pratique, on le sait, remet à l’avant-plan la part d’indétermination qui entre dans l’analyse des situations de pratique et donc la nécessité, pour le praticien, d’exercer son jugement en contexte spécifique. Selon ce modèle, la réalité complexe d’une pratique résiste à une totale standardisation de l’intervention à réaliser ou du geste professionnel à poser, une pratique que le modèle de la rationalité technique voudrait rendre valable et applicable pour toute situation. Cette ouverture sur le jugement pratique de l’intervenant a conduit, dans le domaine de la recherche, à une recentration sur le « sens » que le praticien construit en contexte en vue d’intervenir adéquatement. En d’autres termes, la rationalité pratique a ouvert la voie à l’investigation et à la valorisation du savoir d’action des praticiens (Barbier, 1994), ce qui a voulu dire, pour l’essentiel, puiser aux théories de l’« agir en contexte » pour en offrir certaines formalisations[3] et s’inspirer des méthodologies dites qualitatives pour interpréter et faire entendre la « voix » des praticiens.

Ce passage d’une rationalité technique à une rationalité pratique, où le savoir d’action du praticien devient incontournable comme objet d’investigation et où, d’un point de vue méthodologique, on doit trouver des façons de faire entendre sa voix, constitue certainement un éclairage pour comprendre l’émergence de la recherche participative. Car la reconnaissance du savoir d’action du praticien le place de plain-pied comme un « constructeur de savoir », un savoir qui demeure sans doute informel, tacite, tant qu’il n’est pas explicité par la recherche, mais un savoir tout de même « agissant » dans la pratique concernée. En ce sens, le chercheur ne peut plus prétendre construire un savoir pour le praticien sans considération, à la base, du savoir qu’avec ou sans lui le praticien construit et fait évoluer tout au long de son expérience. D’où la nécessité, d’ordre épistémologique tout autant que méthodologique, pour le chercheur, d’intégrer le praticien dans la construction d’un savoir lié à la pratique. Sans doute les recherches à caractère participatif, pour les praticiens, existaient déjà bien avant ce passage, si on pense au mouvement bien enraciné de la recherche-action, depuis les années 1950[4], ou encore à celui de « l’enseignant chercheur » (teacher as researcher), développé à partir des années 1970[5], mais jamais ne s’est-il autant concentré, depuis les années 1980, sur la logique « interne » du praticien réflexif, telle qu’éclairée par les travaux de Schön (1983), sur l’idée de mieux comprendre la rationalité qui soutient sa pratique et sur l’idée, pour le chercheur, de se placer en interprète, à la fois compréhensif et explicatif, de l’agir du praticien[6].

Le chercheur, un interprète de l’agir du praticien ? Est-ce à dire que, dans cette démarche, le chercheur n’est qu’à l’écoute du « sens » que construit le praticien ? Comment le chercheur conçoit-il sa part d’influence et son rôle dans cette démarche ? C’est là une question à laquelle chaque projet présenté dans ce numéro est en mesure de répondre pour lui-même. Mais on peut tout de même avancer quelques éléments de fond sur cette question. Il y a d’abord un projet de recherche qui participe d’une certaine posture épistémologique et de finalités particulières qui balisent à la fois le savoir à construire et la démarche à entreprendre. Dans tous les cas, les projets présentés dans ce numéro thématique portent en eux-mêmes une perspective que l’on peut qualifier d’émancipatoire pour les praticiens, et qui s’appuie sur l’idée que la participation au projet de recherche et au questionnement qu’il soulève va permettre aux praticiens, soutenus par le chercheur, d’éclairer, voire d’élargir leur vision de la pratique. C’est là une retombée qui concerne le développement professionnel des praticiens participant à la recherche. En d’autres termes, derrière chaque projet, il y a l’idée que la participation des praticiens à la recherche — qui sera qualifiée, selon la forme et l’intensité que prendra cette participation, de recherche-action, de recherche collaborative, de recherche-action-formation ou de recherche-formation — leur fournira une occasion de questionnement réflexif et donc une certaine forme de développement professionnel.

Ce caractère émancipatoire semble toutefois osciller entre plusieurs manières différentes d’aborder le questionnement réflexif et le développement professionnel. Certains projets semblent, plus que d’autres, aborder l’émancipation par un souci de reconnaissance de l’expérience chez les praticiens concernés, un peu comme si l’émancipation passait par une prise de pouvoir sur soi et sur sa propre expérience, à travers celle qu’on partage avec d’autres, en vue de l’élargir, voire de la dépasser (voir, entre autres, les textes de Larouche, de Laplante et aussi de Monbaron). D’autres projets semblent mettre à l’avant-plan une perspective de changement des pratiques, prenant appui sur le fait qu’il faut répondre aux problèmes que vivent les praticiens, tels que ces problèmes se définissent et se vivent dans leur contexte. Ces projets abordent l’émancipation par un souci de mobilisation des praticiens en tant qu’agents de changement dans leur milieu et font du processus même de changement l’objet de la recherche (voir, entre autres, les textes de Desmarais, Boyer et Dupont, de Charlier ainsi que de Savoie-Zajc et Lanaris). D’autres projets, enfin, s’inscrivent dans une problématique de rapport aux savoirs à produire pour l’enseignement et l’apprentissage ; ce sont souvent les projets à caractère didactique, portant sur les savoirs scolaires, qui interrogent, entre autres, le rapport au savoir qui s’instaure entre chercheurs et praticiens, entre enseignants et élèves (voir, entre autres, les textes de Davis et de Couture).

Sans doute n’épuisons-nous pas ici les perspectives d’émancipation qui animent les chercheurs en éducation qui font des recherches participatives. Mais il semble intéressant de penser que, selon les différents projets à caractère participatif, on place à l’avant-plan soit un souci de reconnaissance et de dépassement des acquis de l’expérience qui nous centre davantage sur les acteurs eux-mêmes, voire les personnes en développement ; soit un souci de documenter un processus de changement qui nous centre plus sur les pratiques sociales elles-mêmes, à travers les problèmes qu’elles posent aux praticiens ; soit un souci, enfin, de remettre en cause le rapport au savoir à produire par la recherche et qui nous centre plus sur la nature des savoirs à produire pour la pratique. Toutefois, il ne s’agit pas ici de créer des territoires respectifs ou exclusifs, bien au contraire. Tous les projets présentés dans ce numéro établissent sans doute un jeu dynamique entre les trois soucis émancipatoires, centration à la fois sur les acteurs ou personnes en développement, sur les pratiques à transformer et sur les savoirs à produire. Il n’y a là qu’une question d’accent plus spécifique placé sur l’un plus que sur l’autre. Chose certaine, ces distinctions d’accent permettent d’offrir un cadre souple susceptible d’éclairer les différentes intentions émancipatoires qui jouent dans les démarches de médiation entre recherche et pratique, entre chercheurs et praticiens.

Mais ce qui distingue la contribution du chercheur dans chacun des projets dépasse la visée émancipatoire précédemment décrite. En fait, il faut aussi regarder l’apport de chacun des partenaires au fondement du concept même de collaboration. Car qui dit collaboration dit aussi mise à contribution des compétences respectives de chacun. Encore là, chaque texte décrit dans ce numéro porte en lui-même sa propre réponse. Mais on peut tout de même avancer que, dans la démarche de collaboration qui s’instaure entre chercheurs et praticiens, le chercheur sera mobilisé, entre autres, sur la base de sa sensibilité théorique liée à l’objet investigué alors que le praticien sera mobilisé, entre autres, sur la base de sa sensibilité pratique. Sans trop simplifier, on peut dire que la sensibilité théorique renvoie à un champ conceptuel que le chercheur mobilise pour investiguer l’objet de questionnement, pour théoriser l’action de pratique[7], alors que la sensibilité pratique renvoie à un champ contextuel, ressources et contraintes en présence, sur lequel s’appuie le praticien pour juger de l’action à produire dans la pratique (Desgagné, 2001). Bien sûr, le jeu des sensibilités théorique et pratique n’est pas univoque. Il renvoie à une réalité multiréférentielle et complexe (il y a en fait plusieurs pratiques professionnelles et plusieurs pratiques de recherche), et celles-ci risquent de s’entremêler. Ce sont là des vases communicants, et il serait sans doute juste de dire que, pour s’engager dans un projet de recherche à caractère participatif, le chercheur et le praticien doivent pouvoir jongler avec les deux sensibilités, du moins être ouverts à construire avec celle de l’un et de l’autre. C’est ce qui fait que, pour certains projets, les chercheurs iront jusqu’à intervenir avec les praticiens, dans leur contexte de pratique (voir le texte de Davis), et que les praticiens deviendront parfois, pour les besoins de l’exploration et de l’analyse concernée, des cochercheurs (voir les textes de Beauchesne, Garant et Dumoulin, ainsi que celui de Desmarais, Boyer et Dupont). Les frontières entre les deux sensibilités mises à contribution ne sont certainement pas étanches, pas plus qu’elles ne représentent la chasse gardée d’un seul type de partenaire.

On ne peut cependant limiter notre compréhension de la collaboration entre chercheurs et praticiens à cette contribution souhaitée de deux sensibilités, rattachées à l’exercice de deux fonctions différentes, celle de chercheur et celle de praticien. Car l’idée de lier la recherche et la pratique professionnelle ne renvoie pas qu’au rapprochement de partenaires individuels aux fonctions et expériences différenciées, mais aussi aux « communautés », ou groupes de pratique commune, dans le sens que leur donnent Lave et Wenger (1991), à l’intérieur desquelles ces personnes oeuvrent[8]. Car être chercheur et être praticien, c’est du même coup faire partie d’un certain groupe de pratique commune, qui impose ses règles de fonctionnement, et où les membres négocient entre eux, dans leur quotidien, un certain mode d’agir et de penser, à partir des ressources et des contraintes qui sont les leurs. En d’autres termes, il est de plus en plus admis que la construction de savoirs, dans notre cas liés à la pratique, est une oeuvre socialement et culturellement située (Lave, 1988, 1991 ; Wenger, 1998 ; Wenger, McDermott et Snyder, 2002)[9]. Pour le dire plus simplement, se présenter comme praticien ou comme chercheur, c’est afficher du même coup une certaine « communauté de pratique » à laquelle on appartient. Dans le contexte de facultés dites professionnelles qui assument une double fonction de formation à la recherche et de formation à la pratique, le danger, c’est que les deux mondes se développent en vase clos, sachant que l’un et l’autre imposent leurs propres règles qui, n’étant pas nécessairement compatibles, peuvent les inciter à s’éloigner l’un de l’autre (Brokhart et Loadman, 1990). En ce sens, la recherche participative, par la collaboration qu’elle propose et la démarche qu’elle suggère, cherche, en fait, à permettre la jonction des deux « mondes », sinon l’émergence d’une communauté nouvelle autour de cette jonction souhaitée (Desgagné, 2001 ; Desgagné, Bednarz, Couture, Poirier et Lebuis, 2001).

C’est dans cette perspective que nous avons été amenés, dans ce numéro thématique, à parler de « médiation entre recherche et pratique en éducation ». Car, derrière cette idée de faire de la recherche « avec » plutôt que « sur » les praticiens, il y a le postulat que la construction de savoirs liés à la pratique est une activité située et que, dans le contexte des facultés universitaires à caractère professionnel, la recherche et la pratique ont tendance à se constituer en deux communautés distinctes, communautés dites scientifique et professionnelle, reflétant elles-mêmes deux types de savoirs distincts, savoirs dits savants et d’action, ou savoirs dits théoriques et pratiques. À l’appui de ce postulat d’un savoir situé et de cette réalité somme toute « ethnoculturelle » d’une dichotomie entre deux communautés, la recherche participative propose un rapprochement, voire une interfécondation des deux mondes pour la construction d’un savoir au service d’une pratique avertie, voire éclairée. C’est là, du moins, ce qu’on pourrait appeler « l’utopie régulatrice » d’une telle entreprise, celle qui anime la recherche participative. Ce numéro thématique nous fait entrer dans les « cuisines » de la recherche, comme le dit si justement l’une des collaboratrices, reprenant une expression de Pierre Bourdieu (voir le texte de Monbaron). Ce numéro nous donne accès à la réflexion de chercheurs qui se positionnent comme des acteurs « interfaces » (Wenger, 1998) entre ces deux mondes, visant ainsi leur rapprochement et leur interfécondation. Cette posture d’acteurs interfaces les amène à déployer toute une créativité méthodologique qu’ils mettent au service d’un savoir à construire pour la pratique. C’est cette créativité qu’ils nous invitent à partager.

Efforts de médiation : une variété de projets, une diversité de regards

L’idée de parler de recherche participative, dans le sens d’une recherche qui engage les praticiens dans une démarche d’investigation, n’est pas un choix naïf. En choisissant ainsi délibérément de parler de recherche participative, nous voulions dépasser les étiquettes ou les modèles trop spécifiques de ceux qui s’associent davantage à l’approche de recherche dite collaborative (voir, entre autres, Couture, Davis, Larouche, Laplante, ainsi que Beauchesne, Garant et Dumoulin) ou à l’approche dite de recherche-action (voir, entre autres, Savoie-Zajc et Lanaris), à celle de recherche-action-formation (voir, entre autres, Charlier, Desmarais, Boyer et Dupont) ou encore à celle de recherche-formation (voir, entre autres, Monbaron). Le but était précisément de créer un carrefour à l’intersection de ces diverses approches et de faire en sorte que le témoignage s’élabore, voire que le débat s’engage, non pas autour d’une guerre d’écoles (pourquoi adopter telle approche plutôt que telle autre ?), mais autour d’un questionnement commun au fondement de toutes ces approches, à la fois épistémologique (quel type de savoir produire pour la pratique ?) et méthodologique (quelle démarche adopter entre chercheurs et praticiens ?). C’est là l’apport souhaité de ce numéro thématique et c’est dans cette perspective que le lecteur sera en mesure d’en exploiter toute la richesse.

Les contributions proviennent d’expériences de terrain multiples, rattachées à des contextes de pratiques professionnelles diversifiées. Ces expériences et pratiques touchent à des objets aussi variés que ceux de la formation initiale ou continue des enseignants, plus spécifiquement en lien avec la formation pratique et l’accompagnement de stagiaires ou d’enseignants novices (voir Beauchesne, Garant et Dumoulin) ou en lien avec l’utilisation des nouvelles technologies (voir Charlier), ceux de l’enseignement des sciences (voir Couture), de l’enseignement des mathématiques (voir Davis) ou de l’enseignement dans des classes d’immersion francophone (voir Laplante). Ces objets touchent aussi au savoir d’expérience d’intervenantes en garde scolaire (voir Larouche), à la problématique du décrochage scolaire au secondaire (voir Savoie-Zajc et Lanaris) et, en dehors du champ proprement scolaire, à la problématique de l’alphabétisation (voir Desmarais, Boyer et Dupont) ou au parcours professionnel de formateurs d’adultes (voir Monbaron). Cette multiréférentialité des contextes éducatifs et des domaines de connaissances auxquels ils renvoient de façon plus spécifique ouvre sur une réflexion riche contribuant à repenser la question de la médiation entre recherche et pratique en éducation et les démarches participatives qu’elle suggère.

Il n’est peut-être pas inutile de mentionner que ce numéro thématique est né d’une rencontre du Réseau international de chercheurs francophones en éducation (REF) portant sur le même thème. C’est dire qu’avant que chaque auteur élabore son texte (d’autres s’y sont ajoutés pour le numéro thématique), le débat avait été amorcé autour du thème médiation entre recherche et pratique, et cela, tant sur les plans idéologique, épistémologique que méthodologique. À l’issue de cette première réflexion collective, au carrefour des différentes approches empruntées et de l’éventail des projets réalisés, un consensus était apparu autour d’une caractérisation de la recherche au fondement des différents projets. Il convient ici de livrer le produit de ce consensus, non pas pour arrêter une définition de ce type de recherche participative, mais plutôt pour fournir au lecteur une grille transversale à tous les projets, qui émerge de la contribution des participants de cette rencontre[10], et qui lui permettra de mieux apprécier tout autant les similitudes entre les différents projets que leurs différences. Six éléments-clés, que nous reprenons ci-dessous, semblent ainsi traverser les préoccupations des chercheurs autour de la démarche de médiation entre recherche et pratique.

Figure 1

Éléments-clés recoupant les démarches participatives

Éléments-clés recoupant les démarches participatives

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Au-delà de cette trame commune, au regard de laquelle il est possible d’apprécier l’ensemble des témoignages contenus dans ce numéro, chacun y va de sa contribution bien spécifique, selon le contexte de recherche qui est le sien et l’angle qu’il privilégie pour aborder la problématique de médiation entre recherche et pratique.

Au fondement des projets repris dans le premier texte (Charlier), une préoccupation d’articulation entre recherche et formation apparaît centrale. Des questions liées à la mise en place de dispositifs de formation initiale ou continue des enseignants, dans un contexte innovant d’intégration des nouvelles technologies, sont ici au centre des travaux de l’auteure. Le parcours de recherche-action-formation relaté par celle-ci rend compte de la réflexion issue de deux projets contrastés de formation : l’un, mené individuellement et se situant dans le cadre d’une formation continue avec une équipe d’enseignants du primaire, l’autre mettant à contribution un réseau de chercheurs autour de l’élaboration d’un dispositif de formation à distance et visant à initier les futurs enseignants aux technologies de l’information et de la communication pour l’éducation (TICE). C’est donc ici sous la dimension d’une certaine dialectique entre recherche et formation que la chercheuse vient éclairer la réflexion sur le thème de ce numéro thématique, la « médiation entre recherche et pratique ». La recherche se greffe sur la formation et débouche sur la conception de pratiques de formation conçues et ajustées avec les enseignants. Le concept d’« outils de passage » développé par l’auteure s’avère intéressant pour rendre compte des multiples expériences en jeu et de la construction, par une communauté d’acteurs, d’une nouvelle représentation partagée de l’activité.

Dans un tout autre domaine, celui des pratiques d’alphabétisation populaire (Desmarais, Boyer et Dupont), une préoccupation de renouvellement des pratiques, à l’égard plus spécifiquement de l’écrit, guide le travail de recherche-action-formation. L’engagement dans la recherche implique le point de vue de différents acteurs sociaux (chercheurs, formatrices et jeunes adultes analphabètes) autour d’un même objet. Ce travail conjoint rejoint une triple finalité : produire des connaissances sur le rapport à l’écrit des jeunes adultes analphabètes, renouveler les pratiques d’alphabétisation (contribuer à une certaine approche renouvelée de l’alphabétisation populaire à l’égard de l’écrit) et entreprendre un processus de transformation des acteurs de la recherche. Les auteurs abordent dans ce cas la réflexion sur le thème de la médiation entre recherche et pratique par une tentative d’explicitation de la position des différents acteurs (chercheurs, formatrices et jeunes) au regard des trois finalités : 1) finalité de recherche (production d’un corpus de connaissances mettant à contribution savoirs savants et savoirs d’expérience sur le rapport à l’écrit des analphabètes) ; 2) finalité de formation (apprentissage que chacun en retire) ; et 3) finalité d’action (participation à l’élaboration de nouvelles approches en alphabétisation).

L’angle à partir duquel le texte suivant se propose d’aborder une réflexion sur le thème de la médiation entre recherche et pratique (Savoie-Zajc et Lanaris) est davantage celui de la mise en place d’une communauté éducative et de la production d’un savoir collectif. Plusieurs acteurs (élèves, enseignants, direction d’école, membres de la communauté, jeunes décrocheurs) sont engagés dans la compréhension d’un problème, celui du décrochage scolaire, et de son diagnostic. La médiation prend ici forme à travers la mise à contribution des différents points de vue des acteurs engagés dans ce diagnostic collectif, ouvrant sur des pistes d’action possibles, voire l’exploration de solutions concrètes et en contexte.

Pour Couture, le projet abordé se pose en termes de réappropriation critique de réformes en éducation, ici relatives à l’enseignement des sciences, venant éclairer la viabilité de ces réformes et les ajustements qu’elles nécessitent. En partant de l’échec des efforts de renouvellement de l’enseignement des sciences au primaire, l’auteure propose une réflexion sur la manière d’envisager ce renouvellement. Celui-ci passe par une construction conjointe de situations d’enseignement, négociée entre enseignants et chercheurs et permettant de mobiliser différentes ressources complémentaires venant enrichir la pratique d’enseignement. L’analyse du processus de coconstruction dont rend compte l’auteure montre comment cette médiation entre recherche et pratique se joue, dans ce cas, dans un nouveau rapport à établir entre savoirs savants élaborés en didactique et savoirs d’action élaborés par les praticiens, entre didactique de recherche et didactique praticienne, pour construire un nouveau savoir mieux ajusté à la pratique.

C’est cette même préoccupation d’explicitation d’un savoir susceptible de servir la pratique qu’on retrouve dans le texte de Larouche, qui étudie le processus de construction du savoir d’expérience d’éducatrices en garde scolaire et, partant de ce savoir d’expérience, tente d’apporter un éclairage sur le territoire de pratique que les éducatrices s’attribuent et qu’elles essaient, dans leur effort d’explicitation, de délimiter. La réflexion sur la médiation entre recherche et pratique à laquelle la chercheuse nous convie, pour investiguer le savoir d’expérience, met l’accent sur une créativité méthodologique permettant d’expliciter le code implicite partagé par les membres occupant un même territoire de pratique. Cette réflexion s’articule autour des appuis épistémologiques et des choix méthodologiques qui ont permis à l’auteure de questionner le savoir d’expérience des éducatrices.

Ce même souci de mise en valeur du savoir expérientiel se retrouve chez Monbaron à travers l’explicitation de l’itinéraire institutionnel de formateurs d’adultes et du rôle qu’il joue dans leur construction identitaire. Pour solliciter ce savoir d’expérience, Monbaron crée, tout comme Larouche, un espace réflexif collectif de rencontres, articulé autour de la mise en place de l’approche biographique. Cette utilisation de récits, dans l’un et l’autre cas (Larouche et Monbaron), constitue un exemple de rapprochement entre les logiques propres aux partenaires, chercheurs et praticiens, permettant la mise à jour d’un savoir expérientiel coproduit. La contribution plus particulière de Monbaron s’articule autour de l’analyse des principaux constats tirés du parcours méthodologique adopté, qui apporte des éléments précieux pour la compréhension du rapport entre praticiens et chercheurs.

Pour Beauchesne, Garant et Dumoulin, la production d’un savoir nouveau, faisant appel à une certaine sensibilité théorique (celle des chercheurs) et pratique (celle des praticiens), passe par l’appropriation d’un nouveau rôle par les praticiens, habituellement réservé aux chercheurs universitaires, celui de cochercheur. L’objet de recherche ici étudié, soit la conception d’un modèle d’accompagnement réflexif de stagiaires en formation pratique ou d’enseignants novices en insertion professionnelle, forme la toile de fond du questionnement des auteurs autour de l’appropriation par les praticiens de ce rôle de cochercheur, du passage d’un statut de praticien expérimenté à celui de praticien chercheur. La réussite de la médiation entre recherche et pratique, nous disent les auteurs, repose, tout au moins en partie, sur la création de conditions nécessaires au développement d’une identité de cochercheur aux différentes étapes de la recherche collaborative.

Davis, à travers la reconstruction du récit d’une recherche collaborative menée avec des enseignants du secondaire en mathématiques, explicite les changements significatifs sous l’angle des attitudes adoptées en recherche, qui définissent en quelque sorte le travail qui se fait au sein d’une certaine communauté de chercheurs et d’enseignants. La complexité de l’engagement des chercheurs et des enseignants dans ce type de recherche, ainsi mise en évidence, concerne non seulement les enseignants (les chercheurs devenant dans ce cas également des coenseignants), mais aussi leurs élèves et la communauté plus large dans laquelle les uns et les autres travaillent. La question de la médiation entre recherche et pratique est ici éclairée à travers trois attitudes explicitées par l’auteur : une attitude d’observation dans laquelle une division entre recherche et pratique est perceptible, une attitude d’interprétation caractérisée par l’émergence d’une communauté de cochercheurs et de coenseignants investiguant ensemble un certain objet lié à la pratique et, enfin, une attitude de participation marquée par l’émergence d’intérêts autres, dépassant l’investigation conjointe, et prenant en compte une communauté plus large.

Les différentes questions abordées dans ces projets débouchent inévitablement sur des questions éthiques. C’est cette dernière dimension qui est reprise de façon plus approfondie par Laplante dans son témoignage de chercheur engagé en recherche collaborative. À travers son propre parcours, l’auteur illustre les différentes questions éthiques soulevées sur le terrain, aux différentes étapes des recherches collaboratives qu’il a effectuées. S’arrêtant sur les principaux obstacles rencontrés et les réflexions suscitées au fil de son parcours, il nous montre qu’un questionnement méthodologique pousse souvent à prendre des décisions où les enjeux éthiques jouent un rôle essentiel. Ces décisions sont notamment reliées à l’orientation épistémologique adoptée par le chercheur par rapport au monde de la recherche et au monde de la pratique.

Chaque texte, on le voit, apporte une contribution originale à notre problématique de médiation entre recherche et pratique, une contribution qui se veut contextualisée par l’ancrage du propos dans les différents projets de recherche menés et dont témoignent les auteurs. Au lecteur d’entrer maintenant dans la problématique annoncée par le thème et de l’enrichir de son propre point de vue...