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Introduction

L’épistémologie, ou « la philosophie des sciences » (Russ, 2003, p. 89), est l’étude « critique des principes, des hypothèses et des résultats des diverses sciences, destinée à déterminer leur origine logique […] leur valeur et leur portée objective » (Lalande, 1991, p. 293). Elle veut notamment définir les fondements, les méthodes, les objets et les finalités de la science. Parmi les cinq grands courants épistémologiques (rationalisme, empirisme, positivisme, constructivisme, réalisme), le présent article se situe globalement dans le constructivisme.

Dans cet article, nous abordons les fondements des savoirs d’expérience. C’est-à-dire à ces connaissances issues de la pratique qui sont indispensables pour l’économie de la connaissance. Pour ce faire, nous empruntons la notion de représentation. Tout savoir d’expérience est intimement lié à un changement de représentation ; pour mieux comprendre ce changement, nous référons à une théorie de la connaissance, car l’épistémologie est aussi « l’introduction et l’auxiliaire indispensable » (Lalande, 1991, p. 293) de la théorie de la connaissance : « On appelle théorie de la connaissance un ensemble de spéculations qui ont pour but d’assigner la valeur et les limites de nos connaissances » (Lalande, 2001, p. 1129).

Parmi les nombreux concepts reliés aux savoirs d’expérience, la notion de représentation est centrale. Elle revêt aussi plusieurs appellations apparentées comportant leur lot de similitudes et de divergences : les théories personnelles dans les pratiques professionnelles (Waldersee, 1997) ; la connaissance individuelle enfermée dans les façons originales et implicites de penser de l’individu (Lam, 2000) ; le sens accordé à une situation donnée (Bourdages, 2001) ; les postulats ou façons de voir la réalité du travail, le plus souvent dictés par de l’automatisme ou de l’inconscient (Spender, 1996). Cette notion de représentation s’apparente aussi à de nombreuses expressions propres aux réalités économiques et de gestion des ressources humaines : certaines composantes des intangibles organisationnels ; les représentations à la base des actions en entreprise (Argyris et Schön, 2002) ; les modèles mentaux ou façons de penser dans l’organisation (Senge, Kleiner et Roberts, 1999 ; Senge, Roberts et Ross, 2000) ; les basic assumptions organisationnelles empruntées à la culture nationale (Schein, 1995 et 1999) ; une partie de l’embodied knowledge ou de la connaissance organisationnelle tacite (Polanyi, 2001).

Toutefois, les écrits pertinents portent surtout sur les processus de changement de ces représentations. Diverses étapes ont déjà été identifiées. Les tout premiers moments semblent particulièrement importants dans l’acquisition des savoirs d’expérience ; forcément, ils sont les déclencheurs incontournables (Argyris et Schön, 2002 ; Senge et al., 2000). Dans cet article, nous voulons justement mettre en lumière un antécédent expérientiel possible aux changements de représentations dans ces types de savoirs : l’expérience lavellienne du il y a. Nous proposons certains éléments de réponse à la question suivante : comment cet antécédent expérientiel se retrouverait-il dans les changements de représentation antérieurs à l’acquisition des savoirs d’expérience ? Dans cet essai théorique qui s’abreuve à la philosophie, nous décrivons certains processus fins par lesquels s’amorcent les changements de représentation dans les constructions du savoir d’expérience. Pour ce faire, nous présentons une illustration et une explication de l’expérience du il y a en précisant ses divers moments. Nous mettons également en relief son antériorité ontologique au regard de certains concepts apparentés en éducation. Enfin, nous indiquons nos couleurs conceptuelles relatives à la métaphysique, aux savoirs d’expérience et au processus de transformation de la représentation.

L’expérience du il y a

La question des tout premiers moments du changement de représentation est très complexe en soi. En effet, « quoi qu’il en soit, les origines, les points zéro de toute chose ne se laissent pas facilement représenter, et il s’agit là peut-être d’une des impasses ou plutôt l’une des butées de la psyché humaine qui ne peut approcher ces commencements que de manière détournée et asymptotique » (Golse, 2004, p. 176). Étant donné cette grande complexité des tout premiers moments, on doit aborder ceux-ci par le biais d’analyses fines et se tourner dès lors vers des théories qui renvoient à des constructions conceptuelles d’un niveau d’abstraction forcément élevé. C’est notamment pourquoi nous avons choisi, pour les fins de cet essai théorique, le philosophe métaphysicien Louis Lavelle et son expérience du il y a. Quoique critiquée, notamment par les postmétaphysiciens, la pensée de Lavelle inspire encore les chercheurs. Plusieurs de ses ouvrages ont été réédités récemment. De plus, l’Association Louis Lavelle qui regroupe de nombreux membres propose, chaque année, un calendrier d’activités scientifiques permettant d’intégrer les publications les plus récentes sur la pensée du philosophe.

L’inexprimable

Pour mieux saisir l’expérience du il y a, j’invite le lecteur pédagogue et éducateur à imaginer la situation de groupe suivante. Vous proposez d’aborder un sujet qui vous tient à coeur. Les membres du groupe sont entièrement d’accord pour discuter de ce thème. Ils ont tous des anecdotes à raconter. Vous êtes même en présence d’une surabondance de réactions passionnées et intéressantes. Tout à coup, sans trop savoir pourquoi, et sans trop savoir comment, un commentaire vous plonge directement dans une réflexion intérieure, et vous absorbe complètement. Vous ne voyez plus le groupe. Tous les éléments se fusionnent : vous, le groupe, la salle, le sujet de discussion, l’animateur. Il n’y a de présent qu’une sorte d’unité indifférenciée. Il se peut que vous ayez fait une expérience du il y a.

L’expérience du il y a renvoie à une sorte de sensation de bascule dans un autre monde. Mais cet autre monde, nous nous le donnons. Grâce à cette nouvelle représentation du monde, nous découvrons notamment des savoirs d’expérience. C’est une réflexion sur cette nouvelle représentation qui nous amène, ensuite, à mieux identifier, articuler, partager nos propres savoirs d’expérience. Pour mieux comprendre le processus de construction de nos savoirs issus de notre pratique, il faudrait ainsi remonter à l’expérience ontologiquement première où on se situe à un point antérieur à la distinction entre l’intuition et l’intelligence. C’est notamment pourquoi nous parlons, rappelons-le, d’un antécédent expérientiel permettant l’enclenchement de la construction d’une nouvelle représentation du monde, en passant par une forme de redéfinition du moi, en tant que participant à ce monde.

L’expérience métaphysique lavellienne du il y a est ainsi un moment où l’on retourne à la genèse d’une autre représentation du monde. C’est une sorte de moment fugitif d’une très grande harmonie fusionnelle avec les personnes et avec les choses qui nous entourent. Ce moment fugitif procure une sorte de joie nous incitant à participer au monde et à se développer. Même si ce moment est fugitif, il peut se refaire incessamment.

Les conditions pour le vivre sont diverses. Une situation de groupe pourrait aider à le créer. Par exemple, dans une dynamique de groupe, divers éléments (le climat interpersonnel ; les attitudes de l’animateur et des sujets-acteurs-chercheurs ; les consignes proposées ; la nature des mises en situation ; le respect mutuel) pourraient s’avérer autant d’aspects ayant le potentiel de susciter cette expérience, ou de faire apparaître cet antécédent expérientiel à un renouvellement de ses représentations.

L’expérience du il y a, rappelons-le, « se réduit à une expérience à la fois totale et indéterminée. Son premier moment est une saisie qui peut s’exprimer par une proposition comme celle-ci : il y a quelque chose » (Lavelle, 1955, p. 169). Mais cette expression, il y a quelque chose, ne signifie pas que l’on retrouve une distinction entre le sujet, le verbe et le complément ; lors du premier moment de cette expérience, rien n’est encore distingué. En effet, « l’affirmation ne sont-elles distinguées l’une de l’autre que par les nécessités du langage, car on ne saurait établir aucune différence entre l’affirmation il y a, et ce qu’elle affirme, à savoir il y a quelque chose » (Lavelle, 1955, p. 169). L’expérience du il y a est antérieure à toute distinction. C’est la saisie d’une unité indifférenciée. Il n’y a pas de différence entre l’affirmant (le moi) et l’affirmé (le quelque chose) : « Nous sommes donc ici à un point antérieur à la distinction de l’affirmant et de l’affirmé et qui est tel qu’au lieu d’être l’effet de leur synthèse, il est l’origine de leur distinction » (Lavelle, 1955, p. 169).

Ce premier moment de l’expérience du il y a est celle d’une connaissance inexprimable. Lavelle parle d’une « appréhension confuse » (1992, p. 415). Nous ressentons tout d’abord une présence à laquelle nous sommes fusionnés. Par exemple, les nombreuses opinions intéressantes et empathiques émises par des membres d’un groupe, lors d’un travail d’équipe, peuvent résulter en la saisie d’une présence à une totalité indifférenciée. Toutefois, la vue d’un magnifique paysage peut aussi provoquer la saisie d’une telle présence. L’expérience du il y a renvoie moins à la saisie de la présence de personnes ou de choses qu’à celle de la présence d’un tout indifférencié. Cette saisie d’une « confusion originaire » (Lavelle, 1992, p. 224) nous reporte à un moment préalable à la re-naissance du moi (la redéfinition), c’est-à-dire à un moment fusionnel avec le il y a où nous ne savons même pas encore que nous sommes là. En langage métaphysique lavellien, c’est le moment où nous ne sommes pas encore détachés d’un tout d’où nous émergerons. D’où le caractère notamment inexprimable de l’expérience du il y a, et non pas inexprimé, comme on va le voir plus loin.

Antériorité ontologique du il y a

L’expérience du il y a se réalise essentiellement dans un acte d’attention. Cette attention lavellienne est « ’éveil même de la conscience. Elle est […] plus fondamentale que l’intentionnalité de la conscience : elle est disponibilité à soi-même et à tout ce qui est » Lavelle, 1999, p. 2). Cette expérience lavellienne du il y a est en quelque sorte, selon cet auteur, une « union de la sensibilité et de l’intelligence qui se réalise dans l’attention » (Lavelle, 1999, p. 2). Cette attention déclenche une réflexion initiale sur le moi et le monde. L’humain « est ainsi fait qu’il n’est pas capable de rien là où il ne ressent aucune émotion, mais qu’il n’est pas capable de rien non plus s’il s’attarde et se complaît dans l’émotion » (Lavelle, 1999, p. 4).

Si le premier moment de l’expérience du il y a se réalise essentiellement dans un acte initial d’attention, il rejoint en partie les premières phases du processus de transformation d’une représentation. Celles-ci sont empruntées à divers auteurs et analysées, entre autres, par Bourassa, Serre et Ross (2000). Par exemple, pour Dewey, la phase de l’impulsion renvoie « au désir de comprendre lors d’une expérience » (p. 28). Pour Lewin, la phase du dégel correspond à celle où « les connaissances et les comportements acquis sont remis en question » (p. 39). Pour Piaget, le changement de représentation apparaît « au moment où des caractétistiques trop nouvelles entraînent une accommodation » (p. 32). Pour Kolb, la première phase est notamment celle de « l’appréhension au moment de l’intuition » (p. 41). Elle renvoie à un processus qui arrive lorsque l’individu réfléchit sur son action (reflective observation) et qui conduit à une nouvelle représentation de celle-ci (abstract conceptualization) (Fry, Ketteridge et Marshall, 2003, p. 14)[1]. Mais le premier moment de l’expérience du il y a dépasse, en termes d’antériorité ontologique, ces diverses phases identifiées. Il est même antérieur à l’intentionnalité. Ce premier moment est un acte d’attention, et l’attention lavellienne est « plus fondamentale que l’intentionnalité » (Vieillard-Baron, 1994, p. 210)[2]. Par ailleurs, les auteurs ne distinguent pas suffisamment le caractère inexprimable des premières phases du changement d’une représentation. Ils insistent plutôt sur le caractère inexprimé, ou même partiellement exprimé. L’expérience du il y a, dans son premier moment, renvoie à l’inexprimable. C’est-à-dire qu’elle génère le potentiel de ce qui sera exprimé ultérieurement en mots, puis, par la suite, fera l’objet d’analyse ou de réflexion.

L’expérience du il y a, dans son premier moment, est aussi ontologiquement antérieure à l’eureka, c’est-à-dire à ce moment où « l’on trouve subitement la solution d’un problème, une bonne idée » (Rey, 1992, p. 748). L’eureka, lorsqu’il est reconnu comme tel, est exprimable, du moins suffisamment pour commencer à procéder à une analyse sommaire. L’expérience du il y a est aussi antérieure à l’insight. Ce serait l’expérience du il y a qui déclencherait l’insight que l’on définit ici comme le début relativement exprimable du renouvellement de sa représentation. « Insight has limited value if it does not somehow affect the way we feel, think and live... rarely does an Eureka experience produce drastic and immediate change » (Clemens, 2003, p. 463). L’expérience lavellienne du il y a, dans son premier moment, posséderait ainsi un statut d’antécédent expérientiel, ou d’antériorité ontologique, dans le processus du changement de représentation. Pour Lavelle, il « convient de distinguer l’ordre chronologique de l’ordre ontologique » (1955, p. 196), ou entre « primauté historique [et] primauté métaphysique » (1947, p. 224)[3].

Les diverses notions d’insight pourraient cependant correspondre à des manifestations de la résultante du premier moment d’une expérience du il y a. Cette expérience n’est pas d’ordre psychanalytique ; il n’est pas question ici d’un passage par un processus de remémorisation d’événements passés, plus ou moins relégués à l’inconscient. L’expérience métaphysique du il y a ne demande ainsi aucun entretien thérapeutique, d’obédience psychanalytique ou cognitiviste[4]. Cette expérience sollicite plutôt une sorte de réflexion qui s’apparente à un consentement, à une forme de méditation profane sur un objet (personne, événement, chose) qui attire notre attention. Si cette expérience métaphysique ne demande pas d’entretiens thérapeutiques, il n’est cependant pas impossible que le premier moment de cette expérience du il y a se vive dans le cadre d’une thérapie. Par exemple, si je conçois que l’insight provient de la réminiscence de nombreux événements de mon passé (comme le veut l’école psychanalytique), il se peut que cet insight ait été provoqué par une expérience du il y a. Il en va de même si je vis un insight tel que défini par l’école du cognitivisme. Selon cette école, l’insight fait suite à une série de remises en question de pensées fausses ou automatiques. Il est possible que la thérapie place le sujet devant une série de stimuli correspondant à la possibilité d’idées fausses qu’il véhicule à son insu. Le premier moment de l’expérience du il y a aurait été amené par la présence de divers stimuli rendant le passé présentifié (école psychanalytique) ou le présent corrigé (école cognitiviste). Cette présence de stimuli se serait transformée en la saisie d’une unité indifférenciée au sein de laquelle la personne se serait sentie fusionnée. Et cette expérience du il y a aurait résulté, par la suite, en un changement dans sa représentation du monde.

L’inexprimé

Si je reviens à la situation de groupe de tout à l’heure, il se peut que le lecteur pédagogue et éducateur vive un deuxième, puis un troisième moment. Rappelons-le, pour l’explication du il y a, il est nécessaire d’en distinguer les parties, bien qu’il s’agisse d’un seul et même moment. Pour cette partie, tout se passe comme si le moi se détachait soudainement de l’unité indifférenciée du il y a précédemment perçue. C’est une nouvelle prise de conscience du moi en tant qu’être confronté, ou présent, à cette unité. Ce deuxième moment de l’expérience du il y a remet ainsi l’adulte en contact avec son moi. Il se reconnaît à nouveau comme étant présent au groupe. À ce moment, nous faisons tacitement deux jugements d’existence : l’unité indifférenciée est présente ; je suis présent à cette unité indifférenciée. Nous percevons un lien d’inhérence entre la présence de cette unité indifférenciée, et notre présence à cette présence. Nous ne percevons alors qu’un lien de juxtaposition ou d’association entre ces deux présences. Nous n’avons cependant pas encore identifié le type d’association qu’il y a entre les deux.

Enfin, lors du troisième moment de cette expérience de groupe, nous avons le goût d’essayer d’exprimer la réflexion encore tacite que ce commentaire a provoquée. Nous saisissons que nous nous devons d’être proactifs, que nous devons réfléchir à nouveau sur cette expérience afin de mieux participer au monde de la pratique. Dans cette expérience du il y a, on compte trois actes : l’acte de consentement à accorder son attention au il y a ; l’acte d’attention au il y a ; l’acte de réflexion initiale sur le il y a. Pour Lavelle, « l’acte initial de la réflexion, c’est de nous détacher du donné » (1955, p. 37). Après m’être détaché du donné, ou après avoir saisi ma propre présence à cette unité indifférenciée, je vis alors un troisième moment : celui où je prends conscience que j’ai un lien de participation au monde, que j’ai un certain pouvoir sur ce monde dans lequel je suis né. Lors de ce troi-sième moment, exprimable mais encore non exprimé, je me donne non seulement une nouvelle représentation du monde, mais une nouvelle représentation de ma participation à ce monde. Pour Lavelle, nous sommes des êtres de relation. Mais ce n’est pas n’importe quelle relation. C’est une relation de participation. « C’est cet acte de participation qui est le secret de chaque vie [...] il nous empêche de demeurer enfermé en nous-même [...] il est un point de rencontre » (1955, p. 49-50). Ainsi, au troisième moment, nous percevons tacitement que ce lien entre le tout indifférencié, et nous-même, ne peut être autre qu’un lien de participation à cet il y a, à tout ce qui est inclus dans cet il y a. Et c’est à ce moment, selon Lavelle, qu’il y a le début de la construction du sens. La nouvelle représentation du monde inclut une saisie de nous-même en tant qu’être participant à ce monde.

Lors de ces deuxième et troisième moments, l’expérience du il y a est exprimable, mais encore non exprimée. Elle est cependant le prélude à l’exprimé. Lors de la saisie du il y a, on comprend globalement la nouvelle représentation du monde (y compris celle de soi à titre d’être participant à ce monde représenté) que nous sommes en train de se donner. Plus tard, on exprime ce que nous avons vraiment saisi lors de cette expérience du il y a. C’est ici qu’une réflexion sur son expérience, sur son action (Argyris et Schön, 2002) prend toute son importance, car cette réflexion suit une expérience du il y a qui, elle, a provoqué l’enclenchement d’un changement de représentation. Le praticien doit ensuite la verbaliser, la comprendre et l’articuler. Tout comme en psychanalyse, rappelons-le, on doit viser à exprimer le non encore exprimé. Par exemple, quand on parle de « langage infra-verbal » (Prat, 2002, 2004), on ne se ramène pas, comme dans les premiers moments de l’expérience du il y a, à de l’inexprimable. On réfère plutôt à de l’inexprimé qui se doit, pour la croissance de l’individu, d’être symbolisé, puis verbalisé.

Antécédent au pouvoir de participer

Pour Lavelle, l’expérience du il y a se caractérise par le fait qu’elle conduit nécessairement à la saisie d’un moi agissant et participant. Cette expérience permet, rappelons-le, une renaissance ou redéfinition constante du moi à chaque fois qu’il s’extrait d’une présence indifférenciée. Elle peut se répéter indéfiniment, tout au long du développement de notre connaissance. Surtout, cette redéfinition relativement constante du moi nous amène à saisir de façon à la fois intuitive et rationnelle, sentie et logique, que notre seul lien viable avec le monde en est un de participation : « c’est cette origine continuellement retrouvée de soi-même et du monde que nous avons essayé de décrire et qui nous a paru constituer un acte de participation » (Lavelle, 1955, p. 49). Plus loin, ce philosophe précise ceci : « le mot de participation désigne un acte par lequel j’accomplis ce que je suis, c’est-à-dire par lequel je me pose moi-même dans une série de démarches que je ne cesse de reprendre ni d’amender » (Lavelle, 1955, p. 28).

Pour Lavelle, différemment de Descartes, c’est ma pensée qui m’a d’abord donné le donné qu’est le il y a. En un premier moment, elle ne m’a pas donné le moi. C’est après la saisie du il y a, et seulement ensuite, que je fais la découverte du moi en tant que présent à cet il y a. Par exemple, Lavelle respecte beaucoup le Je pense donc je suis de Descartes, mais il s’en dissocie. Ce cogito cartésien serait une expérience métaphysique déconnectée, séparée. Pour Lavelle, rappelons-le, l’expérience du il y a conduit, lors des deuxième et troisième moments, à une représentation tacite de sa participation au monde. Elle génère la représentation d’un moi agissant, d’un moi participant ou, mieux encore, d’un moi doté du pouvoir d’agir ou de participer (ou se caractérisant par une nature essentiellement participative). Cette expérience du il y a est en quelque sorte un antécédent à la saisie du pouvoir de participer. À la suite d’une perception d’une unité indifférenciée, il y a la nouvelle saisie du moi, et finalement, l’enclenchement d’un renouvellement de la représentation de son action. « La première [antériorité ontologique] expérience que nous faisons, celle dont toutes les autres dépendent, ce n’est pas celle du moi, ni celle du monde, c’est celle de la présence du moi dans le monde, ou plutôt de sa participation [à celui-ci] » (Lavelle, 1955, p. 68). Toutes les autres expériences que nous faisons dépendent et proviennent d’elle. Elle est la première vérité qu’un individu peut atteindre. Elle « est l’expérience primitive et le fondement de toute autre expérience » (Lavelle, 1992, p. 225). Lavelle conclut : « tels sont les fondements de la théorie que nous avons nommée théorie de la participation, qui n’est elle-même que la description et l’épanouissement d’une expérience primitive par laquelle le moi se découvre et se constitue » (1955, p. 223).

En somme, l’expérience du il y a est un instant de dépaysement significatif. Elle réfère à un processus de conscientisation d’un tout infini et profane comportant trois moments : 1) une saisie d’une globalité ou d’un tout indifférencié qu’est le il y a ; 2) la saisie de notre présence à cette unité indifférenciée ; 3) la saisie de l’intériorité du moi dans ce tout et d’un lien de participation à ce tout. Si cette expérience du il y a est de courte durée, les effets le sont également. D’où la nécessité d’être attentif pour être en mesure de la revivre régulièrement.

Les tout premiers moments du changement de représentation

Voyons maintenant de plus près comment cette expérience du il y a peut s’inscrire dans les tout premiers moments du changement de représentation des savoirs d’expérience.

L’expérience métaphysique

L’expérience du il y a semblerait très pertinente à l’étude des premiers moments du processus de changement de représentation, nécessaire à l’apparition des savoirs expérientiels. Cette expérience emprunte à la métaphysique. Cette science renvoie à toute enquête argumentée, démarche ou approche, dont le but est l’établissement ou la découverte des premiers principes ou des causes de l’être, du connaître et de l’agir. Précisons, cependant, qu’une expérience métaphysique n’est pas religieuse, mais bel et bien profane. « Le propre de la vérité métaphysique, c’est d’être un objet de la connaissance rationnelle... le propre de la vérité religieuse, c’est de solliciter une adhésion au coeur » (Lavelle, 1991, p. 530). Ainsi, pour ce philosophe, « la vérité métaphysique ne connaît pas d’autre autorité que celle de la conscience... [alors que] la vérité religieuse suppose une Église qui en assure le dépôt » (1991, p. 530-531). Parmi les philosophies métaphysiques, nous avons précisément choisi, rappelons-le, celle de Louis Lavelle, un spiritualiste français du XXe siècle. Comme nous le rappellons plus loin, l’expérience métaphysique lavellienne du il y a réfère, de façon originale, à l’établissement des premiers principes de la connaissance et de l’action.

Les savoirs d’expérience

Les savoirs d’expérience renvoient ici à une conception particulière de l’apprentissage : l’apprentissage transformateur. Il se définit par un changement de représentation. Par exemple, Kegan et Lahey (2001) utilisent l’expression « transformation des perspectives » pour évoquer le changement de représentation. Ils conviennent que ce changement est une notion clé d’un type d’apprentissage qu’ils appellent apprentissage transformateur. Pour Clark (1993), on ne peut pas parler de changement si la personne ne vit pas une modification dans sa façon de se percevoir, ou de percevoir le monde. Selon Niles, Herr et Hartung (2001), il faut amener l’individu à réfléchir sur ses processus coutumiers de refaire le monde et à se donner une nouvelle représentation de la réalité. Ce faisant, l’individu est un autoapprenant, car il demeure attentif à chaque reconstruction de ses représentations. Bref, dans ce courant de pensée de l’apprentissage transformateur, on affirme qu’un changement de représentation est le seul véritable apprentissage (Merriam et Caffarella, 1999). C’est d’ailleurs le type de changement que souhaitent le plus souvent les méthodologies collaboratives qui étudient les savoirs d’expérience. Par exemple, Desmarais (2003) parle d’un « phénomène de déblocage » (p. 136) qui apparaît lors des histoires de vie ; ce processus de « redynamisation implique une transformation... de toutes les composantes de l’appropriation » (p. 137). Par exemple, la transformation réalisée lors des histoires de vie est liée, selon Rugira (2000), au degré d’acceptation de la personne, et, selon Lapointe (2000), à la création de son présent et à une plus grande liberté de sa destinée. Il est, par ailleurs, un principe souvent repris par les tenants de la recherche-action. Selon Habermas (1975), la raison d’être de toute connaissance gravite autour de l’émancipation des individus qui peut être encouragée par l’autoréflexion critique sur la pratique. Selon Dolbec, « quelles que soient les méthodes utilisées, la recherche est perçue comme un engagement véritable dans le but de développer ou d’améliorer les pratiques des individus, leur compréhension de ce qui se passe et la situation dans laquelle ils évoluent » (2003, p. 514-515).

Pour Lavelle, l’expérience du il y a nous met en présence d’une connaissance nouvelle qui enclenche une représentation autre du monde. La notion lavellienne du connaître s’apparente, par exemple, au processus d’accommodation de Piaget : « toute connaissance doit posséder une fraîcheur et une nouveauté perpétuelles, une innocence toujours renaissante ; sans quoi le contact de notre esprit avec le réel cesse d’être senti » (Lavelle, 1993, p. 35). L’assimilation piagétienne réfère à ce que Lavelle appelle l’ombre de la connaissance. Car « nulle connaissance ne s’obtient par un savoir déjà formé ; ce n’est là que l’ombre de la connaissance véritable » (Lavelle, 1993, p. 36-37). Pour ce philosophe, l’apprentissage transformateur apparaît avant même que la connaissance soit exprimable, c’est-à-dire lors de l’expérience du il y a. La connaissance la plus importante, selon Lavelle, est justement celle qu’on obtient avant de pouvoir la mettre en mots. « On dit parfois que l’on sait bien une chose quand on ne la sait pas encore assez bien pour pouvoir l’exprimer. C’est qu’alors elle est encore si vivante qu’elle ne peut point se détacher de nous » (Lavelle, 1993, p. 36). Cette connaissance inexprimable précède la formation d’une représentation. « On ne peut se borner à identifier la connaissance avec la représentation. Elle [la connaissance] est l’acte par lequel la représentation est engendrée » (Lavelle, 1992, p. 497). Comme on le rappelle plus loin, l’expérience du il y a serait possiblement l’antécédent expérientiel au changement de représentation et, ainsi, à l’apparition des nouveaux savoirs d’expérience.

La transformation de la représentation

La représentation. Pour Lavelle, la notion de représentation doit rester à un niveau englobant. Si le monde est ma représentation, il faut faire une nette distinction entre l’acte de se donner une nouvelle représentation et le contenu, si large soit-il, de celle-ci. « Une expression aussi commune que celle-ci le monde est ma représentation favorise la confusion entre ce que l’on se représente et l’acte même de se le représenter » (Lavelle, 1934, p. 133). Précisons au passage ceci : le mot monde renvoie à un contexte particulier, ou encore très large[5]. Pour se concentrer sur l’acte de la représentation, on ne parle pas, dans cet article, du contenu des représentations de la pratique professionnelle de l’insertion socioprofessionnelle. Par exemple, on ne dit pas que celles-ci se rattachent (ou devraient se rattacher) à l’un ou l’autre des grands courants psychologiques comme la psychanalyse, le behaviorisme, l’humanisme, le cognivitisme ou le constructivisme.

Pour Lavelle, « chacun vit dans un monde purement représenté... ce monde est son oeuvre... il [le monde représenté] diffère d’un individu à l’autre en richesse et en profondeur » (1934, p. 243). La représentation lavellienne « n’est qu’une virtualité » (Lavelle, 1992, p. 496). Elle « n’est rien de plus que la possibilité de l’objet » (Lavelle, 1955, p. 85). Dès que je pense à une chose, à une action, je dois utiliser cette virtualité. Dès que je réfléchis, par exemple, sur ma pratique professionnelle, « je cherche à envelopper le monde tout entier [le monde de la pratique ou autre] par la représentation mais en construisant il est vrai cette représentation » (Lavelle, 1992, p. 429). Cependant nous sentons régulièrement le besoin de modifier nos constructions de la réalité. Si « le monde des choses est pour nous avant tout une sphère de représentations... C’est pour cela que nous posons toujours la question de savoir si telle représentation est fidèle » (Lavelle, 1955, p. 70-71). Ces visions du monde, que nous savons virtuelles et limitées, nous amènent à chercher à les enrichir et ainsi à évoluer.

La transformation de la représentation. Diverses étapes ont été identifiées relativement à la transformation de la représentation. Mais, rappellons-le, les tout premiers pas de ces changements sont particulièrement importants (Bourassa, Serre et Ross, 2000). Par exemple, selon ces auteurs, Dewey parle du déclenchement d’une impulsion ; Lewin met en lumière une phase du dégel ; Kolb évoque une saisie par appréhension au moment de l’intuition.

Pour Lavelle, soulignons-le, l’acte de se donner une nouvelle représentation s’enclenche dans l’union de la sensibilité et de l’intelligence : « ma représentation du monde est toujours sensible en même temps que rationnelle » (1992, p. 398). Pour ce philosophe, « il n’y a pas de monde qui serait posé d’abord et qui produirait en nous la représentation que nous en avons par une sorte d’action sur notre conscience. Mais c’est en nous inscrivant dans ... [le il y a] par un acte qui nous est propre que nous faisons naître un monde qui surpasse toujours notre représentation actuelle » (1992, p. 311-312). L’expérience du il y a serait possiblement l’antécédent expérientiel responsable du déclenchement de la transformation de nos représentations, faisant apparaître les nouvelles et s’évanouir les anciennes.

Pour Lavelle, la formation d’une nouvelle représentation découle d’un choix. Rappelons-le, l’attention accordée au il y a permet de nous donner un donné. Cette attention est un acte libre. Elle aurait pu porter sur autre chose. Nous aurions alors eu un autre donné. Et « les objets de la représentation évoquent l’infinité du monde qu’ils ne cessent de morceler pour le proportionner à la capacité limitée de notre attention » (Lavelle, 1955, p. 221). À la suite du donné que nous nous sommes donné, par un acte d’attention, le processus de la construction d’une nouvelle représentation est amorcé et la réflexion sur le donné du il y a « se transforme aussitôt en une synthèse formatrice de nous-même et du monde » (Lavelle, 1992, p. 45-46). Et cette synthèse « n’est elle-même qu’un effet de ce que nous avons su discerner, choisir, préférer » (Lavelle, 1992, p. 46).

Implications

Implications théoriques

L’expérience lavellienne du il y a réfère à une conception contextualiste particulière. Le changement de représentation se réalise, rappelons-le, lors d’une fusion avec le contexte confus et infini du il y a, ou lors de la saisie d’un tout indifférencié. Cette saisie arrive, rappelons-le, si on consent à donner notre attention à des choses quotidiennes. C’est grâce à une fusion furtive avec ce contexte indifférencié que, par la suite, des représentations plus raffinées, subtiles et authentiques surviennent. Selon Lavelle (1991, 1992), nous empruntons au contexte social des éléments pour notre développement. Mais nous puisons aussi dans le contexte métaphysique du il y a des éléments nécessaires à notre évolution : ces derniers seraient des essences-possibilités. On pourrait alors parler d’un contexte métaphysique (à ne pas confondre, rappelons-le, avec une réalité religieuse quelconque). Ce contexte serait un concept central de l’explication du il y a, ou de l’enclenchement de la transformation d’une représentation.

Ce contextualisme métaphysique de l’enclenchement du processus de la transformation d’une représentation renvoie ainsi à plusieurs principes contextualistes. Le contextualisme de Pepper, repris notamment par Richardson (2002), concernant les interventions en counseling de carrière, comprend les principes suivants : l’influence du moment présent est plus grande que celle du passé ; le changement est potentiellement constant[6] ; il n’y a pas de finalité prédéterminée au changement : chaque individu génère ses propres intentions de changement selon le sens qu’il donne à sa vie personnelle et professionnelle[7]. Ces principes contextualistes s’appliquent globalement à la philosophie lavellienne concernant l’expérience du il y a. Pour Lavelle (1991, 1992), le temps est dans le présent, et non pas l’inverse. Le futur et le passé n’exercent une influence sur le présent que s’ils sont présentifiés, c’est-à-dire s’ils ont du sens pour la personne dans le moment présent. Pour ce métaphysicien, la seule finalité prédéterminée est celle choisie par l’individu pour atteindre la réalisation de soi-même. Selon ce philosophe, le changement est constant. Ce changement provient notamment des expériences du il y a qui sont répétables mais avec des contenus toujours différents. Ces expériences du il y a enclenchent des transformations de ses représentations du monde et de sa participation au monde. Et ces transformations génèrent des changements constants dans la construction du sens de la vie et, conséquemment, dans les actions quotidiennes.

Implications pratiques

Par la diversité des points de vue qu’il génère, par le brainstorming qu’il provoque (Geoffrion, 2003), le groupe de discussion pourrait s’avérer une condition favorisant l’apparition de l’expérience du il y a, nécessaire à l’enclenchement de la transformation des représentations. Par exemple, la prise en charge temporaire de son problème de pratique professionnelle, par tous les membres du groupe, a souvent pour effet de dissocier temporairement la personne d’avec son quotidien, de lui créer une dissonance par rapport à ses façons habituelles de penser. Elle favorise une sorte d’abandon positif, une disposition à être davantage attentif et, possiblement, à la saisie d’une unité indifférenciée. Pendant un moment, il peut en arriver à ne plus se dissocier du groupe, ni à distinguer l’interprétation de son problème de celle qu’en font les membres de ce groupe. Il peut s’abandonner, pour un court temps, à cette expérience.

Les membres du groupe, qui deviennent des témoins d’un tel état de concentration subite, peuvent davantage faire preuve de complicité pour ne pas entraver ce début de processus de transformation de la représentation. Car ce début est, en soit, fragile. Il s’évanouit très facilement. D’ailleurs, cette expérience du il y a n’aurait jamais lieu si la personne ne donne pas son consentement à y accorder son attention, si elle ne se place pas dans un « état de présence active » (Lavelle, 1993, p. 120). Un adage dit : si on parle à l’autre pendant qu’il réfléchit, on lui coupe la parole. Les membres du groupe doivent être encore plus respectueux de l’autre, surtout si celui-ci vit un moment de bascule dans une autre représentation du monde. La disposition à être attentif est très importante pour réaliser l’expérience du il y a. Selon Lavelle, « il ne faut rien demander de plus... que de disposer de son attention » (1993, p. 48). Nous devons être réceptif à notre for intérieur, à la nécessité d’épisodes sporadiques de silence. Dans une activité éducative de groupe, il faudrait peut-être respecter davantage le mutisme, actif ou méditatif, de l’autre. Car l’expérience du il y a se manifesterait à nous « le plus souvent d’une manière confuse... elle tend sans cesse à nous échapper et il nous appartient précisément de la rendre distincte et de la retenir » (Lavelle, 1955, p. 58).

Par ailleurs, la variété d’opinions émises par le groupe permettrait possiblement de garantir la présence d’une autre principale condition de l’apparition de l’expérience du il y a : la liberté, ou la saisie de la possibilité que nous avons de nous donner de nouvelles représentations. « Il n’y a de possibles que pour une liberté : elle commence par virtualiser le monde, et c’est pour cela que la richesse de la représentation... est l’effet de notre liberté et définit l’ampleur du champ dans lequel elle trouve à s’exercer » (Lavelle, 1955, p. 90).

La connaissance de cet antécédent expérientiel, possiblement nécessaire aux transformations des représentations, pourrait aider les praticiens en formation à se donner des conditions encore meilleures pour revivre l’expérience du il y a et intensifier ainsi l’acquisition de nouveaux savoirs d’expérience. Cette connaissance pourrait également aider à mieux comprendre que l’expérience du il y a est, en quelque sorte, une forme de dépaysement significatif ; celle-ci passe par la saisie d’un tout indifférencié déclenchant un recadrage dans sa façon de se représenter le monde, y compris le monde particulier de la pratique en insertion socioprofessionnelle. L’étude de l’antécédent expérientiel du il y a pourrait ainsi enrichir la réflexion relative à l’épistémologie de la connaissance et aux processus de reconstruction d’une représentation du monde de la pratique. 

Par ailleurs, étant donné le caractère épistémologique de cet article qui s’intéresse aux fondements des savoirs d’expérience, l’expérience du il y a aurait possiblement certaines autres implications, notamment dans le domaine appelé l’épistémologie personnelle. Soulignons que, selon Hofer, « les chercheurs en épistémologie personnelle se sont appropriés la définition de l’épistémologie pour l’appliquer principalement à des concepts psychologiques rattachés aux problématiques de l’éducation » (2004a, p. 47). Il faut alors distinguer les termes, car avec cette appropriation, « il n’est pas surprenant que cette problématique interdisciplinaire ait résulté en une certaine ambiguïté et un manque de précision relativement à la terminologie » (Hofer, 2004a, p. 47). Rappelons, d’une part, que l’épistémologie a pour objet d’étude l’origine, la nature, les limites, les méthodes et la justification de la connaissance humaine. De ce fait, l’épistémologie est l’étude critique des fondements de la connaissance et elle est l’introduction de la théorie à la connaissance. D’autre part, comme son nom l’indique, l’épistémologie personnelle est aussi une théorie relative à la connaissance. Mais elle relève de l’individu. Elle n’a certes pas le raffinement et la profondeur des écrits épistémologiques dont l’histoire remonte à l’époque de la Grèce antique. Différemment de l’épistémologie, l’épistémologie personnelle « renvoie à des dimensions relatives à la compréhension personnelle de la connaissance et de l’acte de connaître » (Hofer, 2004a, p. 46). L’épistémologie personnelle se définirait ainsi comme un ensemble de représentations au niveau métacognitif (Hofer, 2004a, 2004b). Ces représentations se développent en interaction avec un environnement et elles sont influencées par la culture et l’éducation. Elles se retrouvent aussi bien dans un domaine spécifique que général. Elles se situent dans le quotidien et émanent à l’intérieur d’un contexte particulier. L’éducation aurait donc un rôle important à jouer. En effet, « les questions relatives au domaine de l’épistémologie personnelle… veulent répondre aux besoins des éducateurs dans leur pratique quotidienne » (Bendixen et Rule, 2004, p. 69).

L’expérience du il y a pourrait avoir des implications intéressantes dans la découverte renouvelée de son épistémologie personnelle ou de ses représentations relatives à ses processus d’acquisition des savoirs. Par exemple, pour tout adulte au travail, qu’il soit intervenant éducatif ou non, il importerait d’avoir des programmes de formation continue lui permettant de mieux saisir les débuts très fins des changements de représentation nécessaires pour un apprentissage professionnel permanent qui est exigé par l’économie du savoir. Ainsi l’expérience du il y a permettrait possiblement de revisiter de l’intérieur ses propres pratiques et contribuerait à leur donner en quelque sorte un sens.

Auprès des intervenants en formation initiale, un programme d’éducation s’inspirant de l’expérience du il y a pourrait possiblement les aider à identifier leur épistémologie personnelle, et tout particulièrement leurs processus d’acquisition de connaissances. Comme on le sait, tout élément permettant cet enrichissement devient un atout social majeur pour l’économie de la connaissance. De même, au niveau des intervenants éducatifs actuellement en exercice, des programmes de formation continue pourraient s’inspirer de cette expérience du il y a pour enrichir la conscientisation et l’articulation de leurs savoirs d’expérience. Ce faisant, les deux groupes d’intervenants, soit ceux en exercice et ceux en formation initiale, deviendraient encore davantage sensibilisés à leurs propres raisons personnelles et professionnelles dans le choix des stratégies éducatives qu’ils utilisent ou comptent utiliser.

Il serait tout aussi important, pour les mentors au travail et les formateurs de formateurs, de mieux définir leur épistémologie personnelle. Ils remettraient ainsi en question les représentations qu’ils entretiennent à propos des tout premiers moments des processus d’acquisition des savoirs. L’expérience du il y a pourrait également contribuer à cette définition. S’ils deviennent davantage conscients de l’origine des savoirs, et tout particulièrement des savoirs d’expérience, ils pourraient s’avérer des pédagogues encore plus efficaces auprès des adultes au travail. Ces mentors et ces formateurs seraient alors encore mieux outillés pour aider ceux dont ils ont la responsabilité.

Au plan de la recherche, l’expérience du il y a permettrait peut-être de bonifier la cueillette des données pertinentes au processus de la clarification de l’épistémologie personnelle des sujets à l’étude. Par exemple, pour Hofer, « la méthodologie de penser à haute voix [think-aloud methodology] demeure le meilleur moyen pour saisir la nature de la pensée épistémique alors que la personne est dans un processus d’acquisition de connaissance » (2004a, p. 51). Dans l’utilisation de cette méthodologie, l’expérience du il y a pourrait aider à mieux conscientiser certains éléments de son épistémologie personnelle, et tout particulièrement les tout premiers moments du changement de représentations de cette épistémologie. Car, rappelons-le, « l’épistémologie personnelle est un domaine de recherche qui étudie notamment ce que l’individu croit au sujet de la manière dont la connaissance apparaît » (Hofer, 2004b, p. 1).

Conclusion

Dans l’économie de la connaissance, les intervenants sont plus que jamais interpellés par la nécessité de produire du sens et de renouveler continuellement leurs représentations du monde et de leur pratique quotidienne (Bradbury et Reason, 2003 ; Desmarais, 2003 ; Latouche, 2003 ; Argyris et Schön, 2002 ; Martin, 2000). Devant cet impératif, les études relatives aux savoirs d’expérience doivent davantage porter sur le renouvellement des représentations. Nous proposons une réflexion épistémologique en s’inspirant du philosophie Louis Lavelle. Selon cet auteur, il n’y a pas de renouvellement de représentation sans avoir auparavant vécu une expérience métaphysique du il y a. Cette expérience particulière de connaissance, associant la sensibilité et l’intelligence, est à la fois préproductrice de sens et de l’évolution de sa participation au monde. L’expérience du il y a serait ainsi un antécédent expérientiel à tout changement de représentation. Elle est une expérience à la fois primitive et fondamentale. Nous croyons que cette expérience du il y a serait importante à étudier davantage dans le cadre de la mise en relief des savoirs d’expérience. Elle serait à l’origine du changement de représentation nécessaire à l’apparition de ces nouveaux savoirs. D’ailleurs, ces savoirs ne seraient-ils pas nécessairement des savoir-comment participer au monde, et à celui de la pratique professionnelle de l’insertion socioprofessionnelle ?

Si nous parlons d’un antécédent expérientiel, nous abordons forcément la question des déclencheurs incontournables à la production des savoirs d’expérience. Cependant l’étude de tels déclencheurs n’occulte en rien les autres dimensions déjà présentes relevées par les chercheurs et praticiens. Comme le mentionnent Bourassa et ses collaborateurs (2000), « pour qu’il comprenne vraiment le sens de l’existence d’un modèle d’action, il peut être important d’amener le praticien à faire un effort de réflexion sur la dimension intime de son action ; dimension qui contient des connaissances tacites, des motivations non révélées. Il est également indispensable de tenir compte du contexte qui stimule leur naissance et leur présence » (p. 75). Mais, selon le présent essai théorique, il faudrait tout autant porter une grande attention à cette expérience du il y a. Il faudrait se préoccuper des conditions favorisant l’apparition de cet antécédent expérientiel afin de s’assurer que de nouveaux savoirs d’expérience puissent davantage émerger lors des démarches éducatives entreprises en ce sens. L’effet de l’expérience du il y a s’apparenterait ainsi à un « éveil des consciences et du sens de l’engagement en favorisant une démarche intérieure de quête de sens de la vie et du sens d’appartenance à l’humanité » (Ferrer et Allard, 2002, p. 8). Cette expérience du il y a serait à la fois fondatrice de sens et créatrice de nouvelles représentations de sa participation au monde.