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Introduction

Les modes de légitimation des sociétés modernes avancées s’appuient sur la « science » conçue comme un dispositif de production de savoirs sous forme de résultats de recherche empiriquement « solides » et par là « incontestables », ou encore sur des analyses de contextes et de situations qui se présentent comme « objectives » et « rationnelles », en même temps qu’elles semblent soutenues par le « sens commun ». Le texte qui suit entend illustrer cette dernière affirmation, à partir d’un cas précis, soit le débat actuel aux États-Unis à propos de la certification des enseignants des écoles publiques[1]. Ce débat voit s’affronter deux groupes qui se réclament de la science pour mieux mener leur combat idéologique et politique. Plus précisément, les deux groupes reconnaissent la légitimité d’une politique éducative « evidence-based », i.e. une politique qui « aide les gens à prendre des décisions informées à propos de politiques, de programmes et de projets en mettant au coeur du développement et de l’implantation des politiques, la meilleure recherche (« evidence ») disponible » (Davies, 1999). Une démarche de type « evidence-based policy » implique que soient mis en place des dispositifs de compilation de la recherche existante, un concept et des indicateurs de qualité de la recherche, et une compréhension ou une interprétation de ce que la recherche « dit » ou ne « dit pas ». Dans le cas des sciences humaines et sociales, cela est loin d’être évident, non seulement à cause des médiations idéologiques, mais aussi à cause de la difficulté des consensus sur des indicateurs de qualité de la recherche et du caractère incertain et incomplet du savoir des sciences sociales.

Dans ce texte, nous voulons donc analyser le vif débat, présentement en cours aux États-Unis, à propos de la certification des enseignants du primaire et du secondaire. Il oppose ceux qu’à la suite de Cochran-Smith et Fries (2003), nous appellerons les « professionnalistes » et les « dérégulationnistes », et est soutenu non seulement par des individus (universitaires, experts, cadres scolaires ou hommes politiques) mais aussi par des fondations et des instituts privés pour qui cette « cause » est exemplaire d’un ensemble de questions plus larges, au sein du champ éducatif, voire de l’ensemble de la société américaine.

Ce débat est scientifique, dans la mesure où il pose la question de l’effet de l’enseignant sur l’apprentissage des élèves. Plus précisément, il pose la question de l’effet de la formation pédagogique et disciplinaire des enseignants sur la réussite des élèves : suivant la formule américaine mal traduite en français, mais néanmoins courante, « l’enseignant fait-il une différence » ? Si oui, quels facteurs produisent cette différence ? La formation y est-elle pour quelque chose ? Quelle formation produit quel effet ? Mais le débat déborde la science, notamment en cherchant à imposer une manière quelque peu réductrice de poser cette question et une seule et unique méthodologie pour y répondre.

Le débat est aussi idéologique en ce que, tout en partageant le même souci du bien public en éducation, s’opposent ici deux modèles de qualité de l’enseignement : soit, d’une part, un modèle professionnel axé sur une formation universitaire des enseignants de longue durée, combinant une formation disciplinaire et une formation pédagogique, organisée et vécue en alternance, et d’autre part, un modèle décentralisé de quasi-marché éducatif, de reddition de comptes et d’imputabilité des enseignants et des établissements. On peut aussi affirmer sans trop se tromper que le débat oppose deux conceptions d’un enseignant de qualité : d’un côté, un enseignant dit « compétent », et de l’autre, un enseignant dit « efficace ». Les tenants de l’enseignant efficace jugent de la plus grande importance tout ce qui contribue à une valorisation inconditionnelle des résultats mesurés. Par opposition, les tenants de l’enseignant compétent résistent tant bien que mal à une responsabilisation qui leur semble excessive des enseignants et à une conception qui leur apparaît réductrice de la mission de l’enseignement. Mais tout porte à croire que ces derniers sont sur la défensive, essayant de limiter les avancées des premiers, bien branchées sur l’air du temps politico idéologique et sur de puissants réseaux.

Enfin, le débat est politique en ce que les partisans du second modèle cherchent à briser le « monopole » des facultés d’éducation en matière de formation des enseignants et d’accès à l’enseignement. Ils proposent également des programmes alternatifs de formation, des voies multiples de certification et d’accès au métier, et ils voudraient déplacer une partie du pouvoir de l’université vers les établissements et les directions d’écoles.

Nous entendons dans ce texte analyser ce débat, dans un premier temps en présentant les protagonistes, les agendas qu’ils épousent et le contexte de concurrence entre les groupes en présence pour le contrôle de la politique éducative américaine. Dans un second temps, nous nous attacherons au débat scientifique proprement dit, en identifiant les données disponibles et débattues, les zones de consensus et de discussion ainsi que les stratégies d’argumentation utilisées pour tenter de vaincre l’« adversaire » et de « remporter la victoire ». Enfin, en conclusion, nous réfléchirons sur les caractéristiques du débat, notamment sur la référence à l’« evidence-based policy » et sur les rapports qu’elle révèle entre la science, la politique et l’idéologie.

Les protagonistes : des fondations philanthropiques influentes et des universitaires et des chercheurs engagés

Les fondations et les instituts privés constituent des interfaces entre le politique, le monde du savoir et les divers univers d’action sociale. Historiquement, ils ont soutenu les arts, des bibliothèques et des recherches ; ils ont épousé des causes, comme l’enseignement public de qualité, et par leurs modes de travail et la qualité de leur réflexion, ont pu contribuer à influer sur l’état sinon de l’opinion publique en général, du moins de celle qui compte en matière d’influence et de prise de décision. Au cours des dernières décennies, les fondations sont passées à l’action et se sont engagées sur des terrains précis. Par exemple, C. E. Finn et D. Ravitch, de la fondation Fordham, ont mis sur pied en 1981 un réseau d’excellence (Educational Excellence Network, EEN), une organisation sponsorisée par la fondation et axée sur des réformes éducatives « fondées » (« sound ») et la diffusion d’informations et d’idées « valides » à propos de l’éducation. Ce réseau se caractérise par une volonté de hausser les exigences (ou « standards ») de formation et d’assurer un contenu académique fort, ainsi que par l’acceptation d’une imputabilité « pure et dure » (« tough-minded accountability »).

Le débat qui nous intéresse oppose deux groupes d’intellectuels universitaires (certains acteurs importants des sciences de l’éducation américaine, par exemple Linda Darling-Hammond[2], d’autres davantage liés à la culture disciplinaire universitaire, par exemple Diane Ravitch[3]), des hommes et des femmes politiques (des gouverneurs, des membres des deux grands partis nationaux, menant carrière dans les institutions politiques fédérales ou dans les instances politiques des divers États), des cadres scolaires (surintendants et cadres supérieurs), des hommes d’affaires et des chercheurs et des analystes à l’emploi des fondations engagées dans le combat.

De plus, si les fondations sont des entités distinctes largement à cause de leur histoire et de la marque du fondateur donateur, elles sont en lien les unes avec les autres, du moins parmi celles qui partagent des « sensibilités politiques communes ». Cela est particulièrement observable dans la composition des conseils d’administration et parmi le groupe des « senior associates ». C’est ainsi que Chester E. Finn[4] est rédacteur de la revue Education Next, publiée par la Hoover Institution, tout en étant le président et le directeur général de la Fordham Foundation. Mme Ravitch est à la fois membre de la Brookings Institution et de la Fordham Foundation. La revue Education Next, porte parole de l’agenda de la dérégulation, est soutenue, entre autres, par le Manhattan Institute (New York), la Fordham Foundation et la Hoover Institution. Il y a donc un réseau de personnes et d’organismes qui se reconnaissent comme partageant le même agenda ou ayant une même vision politique, voire des intérêts communs.

L’étude des fondations et des instituts privés, en tant qu’interfaces, soulève plusieurs questions. Parmi celles-ci, quatre sont particulièrement importantes : 1) Quels agendas de réformes épousent-ils ? 2) Quels savoirs et quels champs de connaissance sont pertinents et méritent d’être soutenus et développés dans le cadre du travail des fondations et des instituts dans le domaine des politiques publiques ? 3) Qui sont ces experts producteurs d’analyses et éventuellement de politiques structurant le débat public en éducation ? et 4) Quelle est la place de l’expertise dans le débat public et dans le processus de prise de décision démocratique ? Dans ce texte, nous aborderons les deux premières questions, à partir du cas à l’étude, soit celui de la politique américaine à propos de la certification des enseignants du primaire et du secondaire.

Les deux agendas de réforme : la dérégulation et la professionnalisation de la formation des enseignants

Pour les fins de notre analyse, il importe de nous attarder quelque peu sur le manifeste de la Fordham Foundation intitulé The Teachers We Need and How To Get More of Them : A Manifesto (1999). Ce manifeste a été signé par une cinquantaine de personnalités, dont C. E. Finn, D. Ravitch et plusieurs autres associés à diverses fondations et instituts conservateurs, comme la Heritage Foundation, l’Hudson Institute, le Goldwater Institute, le Pionner Institute et le Manhattan Institute. Le manifeste reprend l’élément de base du diagnostic scolaire fait en 1983 par le rapport A Nation at Risk : les écoles américaines sont sous-performantes et le problème ne sera pas résolu tant qu’il n’y aura pas dans chaque classe d’excellents enseignants. Selon le manifeste, il est clairement démontré que la variable la plus importante dans l’apprentissage des élèves, c’est la qualité de l’enseignant. Et toutes les réformes éducatives échouent parce qu’elles sont incapables de garantir que de plus en plus d’enseignants possèdent le savoir et les capacités nécessaires pour aider tous leurs élèves à apprendre. Nous savons que les enseignants « font une différence ». Ce qu’il importe de savoir, soutient le manifeste, c’est comment les former, les attirer, les évaluer et les retenir dans l’enseignement. Or la formation des enseignants américains souffre de sérieuses carences, elle n’a pas bonne réputation, y compris auprès des enseignants eux-mêmes ; de plus, les enseignants sont insuffisamment formés dans les matières qu’ils ont à enseigner. Aussi, on est incapable d’attirer des étudiants en formation des maîtres possédant d’excellents dossiers scolaires (« the best and the brightest ») et on semble incapable de retenir un nombre suffisamment élevé de celles et ceux qui sont parmi les meilleurs étudiants. Le système actuel de formation, conclut le manifeste, est en somme incapable de répondre au double défi de la qualité et de la quantité.

La réponse récente d’un certain nombre d’États à ce double problème a été de resserrer les exigences de certification : plus de cours, des tests standardisés et des stages prolongés. Cette réponse, selon le manifeste de la Fordham Foundation, ne peut être efficace, car, du pareil au même (« more of the same »), elle renforce le statu quo (c’est-à-dire le pouvoir des facultés d’éducation et des bureaucrates), alourdit, standardise et uniformise davantage le système de certification, impose une orthodoxie professionnelle plus proche des idéologies et des modes que des résultats de recherche solides, et est coûteuse puisqu’elle mène inévitablement à un accroissement de la scolarité avant l’insertion dans le métier. De plus, cette réponse n’est pas justifiée, car la soi-disant base de connaissances qui fonde la prétention des sciences de l’éducation à assumer la responsabilité pédagogique et pratique de la formation des enseignants, n’est pas très solide (elle est « shaky »). Et lorsqu’elle existe dans un secteur donné, les écoles de formation de maîtres ont tendance à ne pas en tirer les nécessaires conséquences, puisque cela leur apparaît contraire à leur idéologie.

Il faut donc penser à autre chose, selon la Fordham Foundation : « Le temps est venu de prendre en considération des politiques radicalement différentes pour rehausser la qualité de l’enseignement dans les écoles aux Etats-Unis (traduction libre) » (1999, p. 8). Cette autre approche n’est pas fondée sur la science ou sur l’idéologie ; elle relève plutôt du sens commun. En effet, celui-ci nous dit que s’il faut déréguler la profession enseignante, en ouvrir l’accès à une plus grande diversité de candidats, et permettre aux chefs d’établissement d’embaucher et d’évaluer qui leur semble compétent, alors il importe de s’assurer que les écoles et leurs administrateurs soient imputables de leurs décisions et surtout de l’apprentissage et de la réussite des élèves dont ils sont responsables, mais également mettre fin au monopole des sciences de l’éducation. En somme, affirme le manifeste, plus de liberté pour davantage de résultats :

Les gestionnaires des écoles se trouvent dans la meilleure position pour savoir qui enseigne bien et qui enseigne mal. Ils ont accès à des informations de loin plus signifiantes que celles des conseils d’agréments dans les états et les agences gouvernementales. On devrait leur donner le pouvoir (et si nécessaire la possibilité d’être formés) pour évaluer les forces et les faiblesses particulières de chaque enseignant plutôt que de laisser des bureaucraties lointaines décider de qui devrait faire partie de l’équipe. Une fois embauchés, les enseignants ne devraient être évalués qu’en regard de la seule mesure qui compte réellement : voir si leurs écoliers apprennent.

traduction libre

1999, p. 9

Ce qu’il faut faire donc, suivant ce « sens commun », est apparemment simple et direct. Cela tient en quatre points :

  1. Les États devraient développer des systèmes d’imputabilité des écoles axés sur les résultats ; ces systèmes devraient porter tant sur les écoles, les enseignants que les élèves.

  2. Les États devraient autoriser les directions d’écoles à prendre des décisions en matière de personnel enseignant et de gestion des ressources humaines de l’établissement dont ils assument la responsabilité.

  3. Les États devraient maintenir un minimum de régulation du personnel enseignant afin de s’assurer que dès l’entrée, les enseignants ne puissent causer de préjudice sérieux aux élèves : celle-ci devrait comprendre des vérifications de leur passé, l’exigence d’un baccalauréat (licence) disciplinaire, et des examens imposés par l’État dans les matières d’enseignement.

  4. Les États devraient aussi ouvrir de nouvelles avenues pour l’enseignement, encourager la diversité et la liberté de choix entre plusieurs dispositifs de préparation à l’enseignement, et accueillir dans l’enseignement un bassin plus large de personnes talentueuses et bien formées désireuses d’enseigner (même si celles-ci ne sont pas formées en sciences de l’éducation).

Il est clair que l’administration américaine actuelle soutient la position des dérégulationistes. On n’a qu’à lire le rapport du Secrétaire à l’Éducation intitulé Meeting the Highly Qualified Teachers Challenge (2002) pour dissiper tout doute à cet effet. En effet, dans la politique présidentielle No Child Left Behind (qui a maintenant force de loi), G.W. Bush s’est engagé à ce que chaque classe américaine soit enseignée par un enseignant « qualifié ». La définition légale du gouvernement fédéral de ce qu’est un enseignant qualifié met l’accent prioritaire sur la connaissance disciplinaire[5]. Le secrétaire à l’Éducation, Rod Paige, tire les conséquences de ce retour en force des disciplines : la formation pédagogique, dans les programmes universitaires en éducation, devrait être optionnelle et les programmes alternatifs, nés dans l’urgence et pour contrer la pénurie, devraient être dorénavant des solutions permanentes, adaptées à un marché de la formation désormais dérégulé, sans monopole universitaire et, surtout, financés par l’État.

L’agenda est aussi en cours de réalisation, pour autant qu’il participe du nouveau paradigme des politiques publiques en éducation, soit celui qui met l’accent sur la responsabilisation des établissements et des acteurs locaux dans l’apprentissage des élèves, l’obligation de résultats et l’imputabilité des acteurs locaux.

Pour sa part, l’agenda de la professionnalisation de l’enseignement est soutenu par la Carnegie Corporation et la Rockefeller Foundation de New York, les Pew Charitables Trusts, la Ford Foundation et le DeWitt Wallace Reader’s Digest Fund (Cochran-Smith et Fries, 2001, p. 3). Cet agenda a été d’abord problématisé, formulé et justifié en 1986 dans le Rapport A Nation Prepared : Teachers for the Twenty-First Century, financé par la Carnegie Corporation de New York, à travers son programme intitulé le Carnegie Forum sur l’éducation et l’économie. L’agenda de professionnalisation qu’il propose est en cours de réalisation, du moins en partie et dans certains États et districts scolaires, grâce aux efforts conjoints du National Council for the Accreditation of Teacher Education (NCATE), revivifié à partir de 1991, du National Board for Professionnal Teaching Standards (NBPTS), créé en 1987, et de l’Interstate New Teacher Assessment and Support Consortium (INTASC), lui aussi mis sur pied en 1987.

Il importe aussi de mentionner la National Commission on Teaching and America’s Future sur la formation des enseignants dont le rapport a été rendu public en 1996 et qui a servi de base à la construction de partenariats entre une quinzaine d’États et la commission nationale sur l’enseignement et l’avenir des États-Unis. Linda Darling-Hammond en a été la secrétaire et la directrice générale. L’agenda est aussi en voie de réalisation dans les universités qui, dans la foulée des rapports du Holmes Group (Lessard, 2003), cherchent à améliorer substantiellement leurs programmes de formation des maîtres, en rehaussant les exigences et les seuils de réussite, en allongeant la formation (4 ou 5 ans) et, dans un nombre croissant de cas, en créant des maîtrises en enseignement, et aussi en mettant sur pied des écoles de formation clinique (les Professionnal Development Schools ou PDS).

Ainsi s’affrontent deux agendas de réforme de la formation des maîtres. Ils renvoient à des visions différentes de l’enseignant, de sa mission et de la réforme de l’école.

Le contexte de concurrence idéologique et la genèse du débat actuel : A Nation at Risk (1983) et A Nation Prepared (1986)

On peut faire remonter la genèse du débat actuel au début des années 1980 et au célèbre rapport de la National Commission on Excellence in Education, intitulé A Nation at Risk. Considérons ce rapport comme représentant la droite américaine et incarnant la fin d’une époque – celle des « Trente glorieuses » et de la démocratisation de l’école et de la culture – et le début d’une autre, marqué par le retour en force d’un discours résolument économiste, axé sur l’efficacité et la productivité de l’industrie de l’enseignement, rendue nécessaire pour une concurrence plus vive entre les nations du monde dans le contexte de la globalisation économique.

La Commission ne comprenait aucun représentant d’associations professionnelles ou syndicales d’enseignants, ni de porte-parole des facultés d’éducation. Pouvant s’appuyer sur une perception assez largement répandue au sein de l’opinion publique américaine, du moins de l’avis du secrétaire à l’Éducation d’alors, à l’effet que l’école publique américaine n’était pas à la hauteur des attentes de la population[6], la Commission avait pour mandat d’apprécier la qualité de l’enseignement et de l’apprentissage dans les écoles, les collèges et les universités et de comparer les écoles et les collèges américains avec ceux des autres nations développées. C’est cependant surtout de l’école secondaire – le high school – que la Commission a traité.

A Nation at Risk prend ses distances par rapport aux discours qui ont dominé la scène éducative américaine tout au long du 20e siècle : pour la Commission, l’enjeu majeur n’est pas la contribution de l’école publique à l’intégration des immigrants et à la construction de la nation américaine, sa mission de développement d’une citoyenneté démocratique, l’écart entre une valeur méritocratique et son fonctionnement réel, notamment dans son traitement des minorités « visibles », ou encore sa capacité d’innover selon les idéologies pédagogiques des années 1960. Bref, l’enjeu majeur ne renvoie pas aux fonctions sociales et politiques de l’école ; il porte plutôt sur la performance proprement scolaire de l’école, celle-ci étant fonction des apprentissages réalisés par les élèves, mesurés par des tests standardisés et perçus comme directement responsables de la compétitivité de l’économie américaine sur la scène mondiale. Il y a ici à l’oeuvre une réelle réduction du champ d’intérêt et de préoccupation vis-à-vis de l’école : c’est sa performance, définie en termes de résultats à des tests standardisés, qui est questionnée, les dimensions plus larges et plus traditionnelles de sa mission étant reléguées au statut de discours anciens, certes généreux mais désormais secondaires, c’est-à-dire en somme de moins en moins pertinents.

Le rapport A Nation at Risk a été critiqué pour son discours alarmiste sur l’état des écoles et les acquis des élèves. Aussi, la thèse du déclin renvoie à un prétendu âge d’or, largement imaginaire. La Commission a aussi essuyé de nombreuses critiques à propos de la recherche et des données quantitatives utilisées et notamment de la grande confiance que lui inspiraient les tests comme le SAT, ceux du College Board, ceux du National Assessment of Educational Progress et les tests internationaux. Comme le reconnaît aujourd’hui D. Ravitch (2003, p. 35), les données quantitatives disponibles à propos de la qualité de l’éducation américaine sont limitées et partielles, et l’on sait peu de chose sur les inégalités de réussite.

Que dit la Commission à propos des enseignants ? Le message à leur propos se présente de manière simple et directe : il faut en recruter de meilleurs et combler les besoins, notamment dans les matières à fortes retombées technologiques et économiques – les sciences, les mathématiques. À cette fin, la formation des maîtres doit s’assurer que les futurs enseignants soient capables de rencontrer des exigences académiques élevées, qu’ils démontrent une aptitude à enseigner et qu’ils maîtrisent la discipline qu’ils désirent enseigner. Et les facultés d’éducation devraient être jugées en fonction de la qualité de leurs diplômés. Aussi, puisque la maîtrise des savoirs disciplinaires est en définitive plus importante que la pédagogie, afin de combler la pénurie d’enseignants, recrutons pour l’enseignement plus largement que parmi les seuls diplômés des facultés d’éducation. Rendons possible l’accès à l’enseignement, après une formation pédagogique minimale (acquise possiblement dans l’école même du premier emploi, sous la guidance d’enseignants chevronnés), à des diplômés universitaires de sciences ou de mathématiques, à des ingénieurs ou à des scientifiques en exercice ou retraités, mais intéressés par l’enseignement. D’ailleurs, la commission est d’avis que des centres scientifiques importants ont la capacité de former ou de recycler des scientifiques pour l’enseignement. Au nom de la pénurie réelle ou construite[7], la porte est ainsi ouverte à une révision de la politique de formation des maîtres et au mandat confié à cet effet aux facultés d’éducation.

Évaluant le chemin parcouru depuis vingt ans, Finn estime qu’à la suite du rapport de la Commission sur l’excellence en éducation, des transformations significatives de l’école américaine ont été réalisées, notamment aux plans du curriculum et des exigences (« standards ») pour les élèves. En ce qui concerne les enseignants, selon lui, peu de changements ont vu le jour. Pourquoi ? Deux raisons principales sont évoquées : la forte résistance de l’ « establishment » éducatif (les syndicats d’enseignants, les institutions de formation de maîtres et les bureaucraties éducatives des États) et l’émergence, soutenue par ces mêmes groupes résistants, d’un discours de nature professionalisante. Pour Finn, ce discours, matérialisé dans le rapport A Nation Prepared, produit en 1986 par le Task Force on Teaching as a Profession de la Carnegie Foundation, est contraire à celui de A Nation at Risk :

L’élément le plus notable de A Nation Prepared fut un changement d’orientation subtil mais profond : de l’enseignant comme instrument à l’enseignant qui façonne l’amélioration de l’école, de l’enseignant employé dans un système éducatif géré par d’autres, à l’enseignant comme décideur clé des orientations et opérations du système lui-même. On pourrait aussi dire d’enseignants travailleurs vers des enseignants patrons.

traduction libre

2003, p. 218

La lecture que Finn propose du rapport A Nation Prepared est juste. En effet, si ce rapport du groupe de travail sur l’éducation et l’économie de la Carnegie Foundation part des mêmes constats que ceux du rapport A Nation at Risk, encore qu’il les interprète différemment, il n’en tire pas tout à fait les mêmes conclusions. Pour ces auteurs, si le système scolaire américain est déficient, ce n’est pas tant qu’il soit en déclin ou médiocre ; c’est plutôt qu’il est inadapté au contexte actuel et surtout incapable de relever les défis de la société et de l’économie du savoir. Il ne s’agit pas de restaurer un prétendu âge d’or d’antan, plutôt il importe de résolument regarder devant soi et agir en fonction des intérêts bien compris de la nation. Si les États-Unis veulent demeurer une puissance économique de premier plan, s’ils désirent conserver leur niveau et leur qualité de vie supérieure, dans un contexte de mondialisation économique où les pays en développement récupèrent de plus en plus d’emplois peu spécialisés, il importe de former une main-d’oeuvre de plus en plus qualifiée, afin de maintenir un avantage compétitif au plan des secteurs d’activité et des emplois de haute valeur. Ce discours économiste rend impérieux la réussite scolaire pour tous :

Si nous voulons maintenir notre niveau de vie, si nous voulons éviter la croissance d’une sous-classe permanente, si la démocratie doit encore fonctionner efficacement jusqu’au siècle prochain, nos écoles doivent faire diplômer la plus vaste majorité de leurs élèves avec des niveaux de réussite qui pendant longtemps n’ont été accessibles qu’à un petit nombre de privilégiés.

traduction libre

1986, p. 3

Certes, pour y arriver, il faut revoir à la hausse les exigences du curriculum secondaire américain, mais celui-ci ne peut générer les fruits escomptés que si les enseignants sont des professionnels de qualité : « […] la clé du succès se trouve dans la création d’une profession à la hauteur de sa tâche – une profession d’enseignants bien formés et préparés à assumer de nouveaux pouvoirs et responsabilités en vue de redéfinir les écoles pour le futur (traduction libre). » (1986, p. 2) Les changements souhaités par A Nation Prepared constituent des dimensions de la professionnalisation de l’enseignement et de la formation des enseignants. Il s’agit de créer une sorte d’ordre professionnel national, chargé de définir et de superviser le respect de « standards » nationaux de compétence professionnelle (un National Board for Professional Teaching Standards), restructurer les écoles et revoir l’organisation du travail enseignant de sorte que les enseignants soient collectivement autonomes au plan des moyens et des dispositifs pédagogiques privilégiés et responsables des résultats des élèves, introduire progressivement un plan de carrière hiérarchisé, et mettre sur pied une formation des maîtres comprenant un baccalauréat disciplinaire et une maîtrise en enseignement, ainsi qu’améliorer les conditions statutaires (salaires, récompenses, etc.). Notons que ces mesures seront pour l’essentiel reprises de 1986 à 1996 par les divers rapports du Groupe Holmes[8] et que certaines seront partiellement mises en application (Lessard, 2003).

Les deux rapports sont en quelque sorte contemporains : si le premier date de 1983, le second est de 1986. Émergent donc deux discours et deux agendas[9] différents et en bonne partie contradictoires sur la place et le pouvoir des enseignants dans l’école et dans les décisions concernant l’enseignement dispensé. Mais il y aurait plus en cause. En effet, deux visions de l’enseignement et de l’apprentissage s’affronteraient : une vision plus traditionnelle, axée sur la transmission des connaissances et bien vue des parents, et une autre vision, plus moderne, socioconstructiviste, axée sur l’apprentissage et sur l’enseignant comme facilitateur, entraîneur et mentor. Cette seconde vision serait épousée par l’establishment éducatif. La première appelle un redressement de la situation, la mise en place de mesures administratives et pédagogiques plus efficaces ; la seconde commande une « restructuration », voire une « reculturation » de l’école.

La différence clé est que l’équipe de Carnegie cherchait à placer davantage le contrôle (et les ressources) dans les mains des éducateurs et leurs groupes d’intérêt tandis que la Commission d’Excellence semblait se satisfaire des arrangements de « contrôle civil » qui caractérisaient traditionnellement la gouvernance du système.

traduction libre

Finn, 2003, p. 221

On pourrait à juste titre penser que Finn, dont les appartenances et les orientations idéologiques néo-libérales sont connues et clairement affichées, radicalise les différences entre les deux courants et les deux groupes, parce qu’il cherche à montrer que les groupes qui soutiennent la professionnalisation de l’enseignement ont détourné le vent de réforme qui soufflait aux États-Unis au début des années 1980 en faveur d’une plus grande efficacité et performance des écoles, vers une plus grande reconnaissance statutaire des enseignants et un plus grand pouvoir de l’establishment éducatif sur l’école et sur l’organisation de la formation des maîtres. Finn n’a pas tort de considérer l’idéologie de la professionnalisation comme concurrente de celle sur l’efficacité et sur la performance. La première épouse une conception plus large de la réussite de l’élève et de l’efficience de l’établissement et elle estime que la mission de l’enseignant dépasse sa capacité à faire augmenter les résultats d’un groupe d’élèves sur des tests standardisés. Les professionnalistes estiment eux-mêmes que l’école de l’avenir, celle qui pourra insérer ses diplômés dans la société du savoir, devra développer chez ceux-ci des compétences et des connaissances de haut niveau, qui ne sont pas facilement mesurables, en tout cas pas par des tests standardisés centrés sur des acquisitions et non sur des capacités. Les professionnalistes ont donc une conception plus large et ouverte de l’apprentissage, alors que les dérégulationistes le ramènent à ce qui peut être quantitativement mesuré à l’échelle d’un système.

Par ailleurs, pour les dérégulationistes, ce qui est en cause c’est la contribution des deux agendas de réforme à l’amélioration des apprentissages des élèves. D’où la question qu’ils posent : quelles données de recherche soutiennent l’un ou l’autre agenda ? A-t-on vraiment prouvé qu’un enseignant diplômé d’une faculté d’éducation a un effet plus positif sur les apprentissages des élèves qu’un enseignant sans formation pédagogique (mais avec néanmoins une formation disciplinaire universitaire) ? Comment s’y prend-on pour démontrer cela ?

Le débat scientifique : quelle recherche de qualité pour quelle proposition de politique ?

Malgré des divergences d’orientations et de valeurs, l’accord entre les parties au débat existe sur quelques points majeurs qui structurent considérablement la discussion scientifique. Le premier point d’accord porte sur l’importance de l’« evidence-based policy », c’est-à-dire sur l’idée que la politique éducative doit s’appuyer le plus possible, voire découler directement de la « recherche » de qualité, et non pas de l’« idéologie ». Le second porte sur le lien nécessaire entre les caractéristiques des enseignants (dont la formation) et l’apprentissage des élèves : un bon enseignant fait progresser ses élèves sur le plan des connaissances et des capacités, et cela se mesure. Avec ces deux éléments, ainsi qu’on tentera de le montrer dans les paragraphes qui suivent, le débat, dans ses aspects scientifiques, devient à la fois très spécialisé et très polarisé, masquant ainsi une importante zone d’accord.

On peut présenter sous la forme de quatre propositions les éléments essentiels du débat scientifique.

  • Première proposition : la recherche montre que les enseignants « font une différence ». Une fois contrôlés les effets du milieu et les caractéristiques des élèves, l’enseignant, plus que toute autre caractéristique de l’école, a un effet significatif sur l’apprentissage des élèves et cet effet est durable. Les deux parties au débat reconnaissent le bien-fondé de cette proposition et estiment que bon nombre de recherches empiriques de qualité en présentent une preuve convaincante.

  • Deuxième proposition : la recherche fournit des éléments de réponse à la question suivante : quelles sont les caractéristiques de l’enseignant qui font une différence ? Ces éléments sont incomplets, car tout n’est pas mesurable (Laczko-Kerr et Berliner, 2002) et l’enseignement de qualité demeure mystérieux (Goldhaber, 2002) ; néanmoins, ils sont utiles pour orienter les politiques. Les deux parties au débat reconnaissent l’importance démontrée d’une formation disciplinaire (mesurée par un diplôme de majeur ou de baccalauréat disciplinaire), de l’expérience (jusqu’à un certain niveau, au-delà duquel elle ne joue plus ou peu) et de l’habileté verbale. En ce qui concerne la formation disciplinaire, de nombreuses études sur l’enseignement hors-champ au secondaire montrent hors de tout doute que l’apprentissage des élèves, notamment dans les matières scientifiques, est mieux assuré par des enseignants possédant une formation disciplinaire pertinente. Quant à l’effet de l’habileté verbale, il a été mesuré la première fois dans la célèbre étude de Coleman (1966) au cours des années 1960 et plusieurs États américains ont par la suite intégré dans leurs tests de certification des enseignants une mesure de l’habileté verbale (tout comme d’ailleurs des examens de la compétence disciplinaire).

    Ce qui ne fait pas consensus, c’est le statut accordé à ces variables. Prenons l’exemple de la formation disciplinaire. Ainsi que l’affirme Darling-Hammond (2002), il serait ridicule de prétendre que la compétence disciplinaire est sans importance mais, selon elle, il est également ridicule de soutenir que la connaissance de l’enseignement et de l’apprentissage, ainsi que la possibilité structurée d’apprendre à enseigner sous la supervision d’un enseignant chevronné dans le cadre d’une formation pratique bien encadrée, sont sans conséquence. Pourtant, les dérégulationistes, estimant que la recherche « sérieuse » ne soutient véritablement que l’importance de la formation disciplinaire, sont d’avis que les politiques ne devraient rendre obligatoire que cette formation, et pas l’autre de nature pédagogique, ainsi reléguée au statut d’optionnelle ou de facultative. Les dérégulationistes affichent ici un point de vue assez simpliste de la relation entre la recherche et l’élaboration des politiques : celles-ci ne doivent pas aller au-delà de ce que la recherche démontre. Ce qui n’est pas prouvé empiriquement, ou de façon incertaine et ambiguë, ne doit pas être objet de législation. Il faut dire que les dérégulationistes cherchent à défaire un arrangement institutionnel, qu’ils présentent toujours comme le monopole des facultés d’éducation sur la formation. Il est donc de bonne guerre de tenter de montrer que la recherche « sérieuse » ne justifie pas le maintien de ce monopole.

    Notons qu’il est empiriquement difficile de séparer les effets des deux types de formation, disciplinaire et pédagogique, car s’il est vrai qu’il se trouve dans les écoles américaines des enseignants avec une formation disciplinaire et sans formation pédagogique, l’inverse est à peu près impossible. En effet, un diplômé d’une institution américaine de formation de maîtres a reçu une formation à la fois disciplinaire et pédagogique. De telle sorte que lorsqu’on mesure l’effet d’un diplôme d’éducation sur l’efficience des enseignants, ce diplôme révèle l’influence potentielle des deux formations inextricablement liées. Pour les dérégulationistes, le fait qu’on n’ait pas isolé l’effet de la formation pédagogique constitue une faiblesse importante de la preuve présentée par les professionnalistes. Ces derniers répliquent en mettant de l’avant une conception plus large de l’expertise enseignante, disons une vision multidimensionnelle et moins réductrice de la qualité de l’enseignement. Certes, ils retiennent et intègrent les variables que les dérégulationistes estiment scientifiquement incontournables, mais ils les placent dans un ensemble plus complexe et riche.

    Il y a donc un débat sur l’importance d’une formation pédagogique préalable à l’exercice du métier, et par implication, sur la nécessité de faire de celle-ci une exigence de certification des enseignants. Comment la recherche peut-elle contribuer à trancher cette question ? Dans le contexte américain, une sous-question de recherche est rapidement associée à la première : s’il est nécessaire de former les futurs enseignants dans quelque chose d’autre que les contenus d’enseignement, les programmes universitaires de baccalauréat en éducation sont-ils plus performants que des programmes « alternatifs », plus courts, dispensés quelques semaines avant la prise de fonction et souvent gérés par les autorités scolaires locales ?

  • Troisième proposition : pour que la recherche empirique soit en mesure de contribuer à éclairer ces questions, elle doit être de qualité. Qu’est-ce qu’une recherche de qualité ? Pour le compte de la Abell Foundation, K. Walsh (2001) a produit une analyse secondaire de la recherche soutenant l’importance de la formation pédagogique et de la certification des enseignants. Cette analyse a porté sur 175 études empiriques réalisées au cours des cinquante dernières années et mentionnées par les professionnalistes dans leur argumentaire en faveur de la formation pédagogique obligatoire. Parmi ces études, Walsh a sévèrement critiqué la recherche effectuée par Darling-Hammond (2000). Cette analyse de Walsh est souvent citée[10] et Darling-Hammond a senti le besoin de répliquer dans un texte d’une cinquantaine de pages (2002). On peut donc considérer ces deux documents comme exprimant et discutant de conceptions de la qualité de la recherche en éducation.

    Walsh porte un jugement sévère sur l’ensemble de la recherche analysée ; celui-ci apparaît « déficient, peu rigoureux, vieilli et parfois malhonnête » (2001, p. 13). Ce jugement se décline en huit critiques formulées de manière polémique et catégorique. Walsh élimine un grand nombre de recherches pour des problèmes méthodologiques associés à la taille des échantillons, aux mesures utilisées, au vieillissement de la recherche dans les sciences sociales appliquées mais également pour des problèmes reliés à l’absence de contrôle de la production des connaissances par les membres de la communauté scientifique. Darling-Hammond (2002) estime pour sa part que s’il est légitime de soulever ces problèmes méthodologiques, il est par ailleurs discutable d’éliminer systématiquement tout résultat de recherche sous le prétexte que l’un ou l’autre critère de qualité n’est pas complètement respecté.

    En fait, s’opposent ici deux conceptions de la qualité de la recherche en éducation, l’une qui se présente comme restrictive et rigoureuse, éliminant une bonne partie de la production scientifique parce que les données qu’elle utilise apparaissent « molles », subjectives, en nombre insuffisant pour généraliser quoi que ce soit, et l’autre, refusant d’appliquer de manière « automatique » les critères retenus par la première conception, et insistant sur les vertus scientifiques de la diversité des méthodes et des niveaux d’analyse.

    Ce débat intéressant est bien mené par les tenants des deux positions. Par ailleurs, ne voyant pas d’issue possible, on peut penser qu’il est donc appelé à se renouveler sans cesse.

  • Quatrième proposition, formulée de manière interrogative : s’il s’avère important d’apprendre ce métier, comment l’apprend-on de manière efficiente ? La question de politique éducative est plus directe et moins générale : les programmes de certification alternatifs sont-ils aussi ou plus efficaces que les programmes universitaires longs ?

    Pour les dérégulationistes, les programmes alternatifs présentent des avantages certains, empiriquement vérifiés. En effet, ils permettent de répondre rapidement à une situation de pénurie, dans certaines matières, en milieu rural et en milieu urbain pauvre. Aussi, ils attirent des personnes différentes de la recrue typique d’une faculté d’éducation : ce sont en général des adultes qui n’ont pas vécu toute leur vie dans le cadre de l’institution scolaire et qui ont une expérience professionnelle riche et éventuellement stimulante pour des élèves. D’ailleurs, C.E. Finn les appelle des « career transitioners » et il considère leur apport comme positif à l’éducation des jeunes, même si ce jugement relève davantage du sens commun que de la recherche empirique. Selon les professionnalistes, les dérégulationistes oublient de mentionner que ce type d’enseignants a tendance à quitter l’enseignement plus rapidement que les enseignants certifiés, probablement parce qu’ils sont amenés à travailler dans des contextes difficiles, là où une formation plus importante s’avère nécessaire.

    Par ailleurs, les dérégulationistes citent des statistiques à l’effet que les facultés d’éducation recrutent leurs étudiants parmi les diplômés du secondaire les plus faibles. Le Secrétaire à l’Éducation du gouvernement fédéral, M. R. Paige, cite ces données dans son rapport sur la qualité de l’enseignement (2002) et il s’en sert pour soutenir les programmes alternatifs. Darling-Hammond réplique avec des chiffres récents montrant la progression des scores des étudiants en formation des maîtres sur le fameux SAT (Scholastic Aptitude Test).

    De leur côté, les professionnalistes insistent pour que, parmi l’ensemble des programmes alternatifs de certification, des distinctions soient faites. En effet, à leurs yeux, il importe de distinguer les programmes universitaires « post-undergraduate » ou de maîtrise, qui attirent des étudiants détenteurs d’un baccalauréat disciplinaire, des programmes courts offerts par le milieu scolaire, recrutant souvent des adultes désirant changer de profession, provenant des minorités visibles et disposés à travailler dans des écoles de milieu pauvre. Dans le premier cas, on permet à des étudiants n’ayant pas choisi l’enseignement à leur entrée à l’université de s’orienter vers l’enseignement, tout en les amenant à compléter une formation pédagogique et didactique, ainsi qu’à réussir des stages en milieu scolaire. Que ces formations soient empiriquement démontrées efficaces réjouit et conforte les professionnalistes dans leur position de base. Dans le second cas, il s’agit de programmes d’urgence, en vue d’assurer le recrutement d’enseignants « qualifiés » dans des matières pour lesquelles une pénurie – réelle ou construite – existe, et dans des districts scolaires et des écoles de milieux pauvres et à forte densité ethnique (afro et latino-américaine). Ces formations ne prévoient pas d’apprentissage pratique du métier avant la prise de fonction dans une école et elles ne dépassent guère la couverture des programmes à enseigner et les informations nécessaires à l’insertion professionnelle.

    Parmi ce second type de programme, le programme Teach for America, grâce au soutien du gouvernement fédéral, jouit d’une aura particulière. Pourtant, selon Laczko-Kerr et Berliner (2002), les enseignants formés dans ce programme « alternatif » ne se sont pas révélés plus performants que les autres enseignants non-certifiés.

    Darling-Hammond élargit le débat sur les programmes alternatifs en soulignant leur contribution au maintien des inégalités sociales et scolaires. En effet, selon elle, tout se passe comme si les écoles publiques et privées, riches, situées en banlieue, recrutent des enseignants certifiés, diplômés d’un programme universitaire long, alors que les écoles publiques, des centre-ville défavorisés et ethniquement denses, ou de milieu rural pauvre, doivent se contenter d’enseignants non certifiés ou formés dans les programmes alternatifs d’urgence. En somme, deux classes d’enseignants, aux coûts de formation différents, pour un système scolaire de plus en plus nettement dualisé. Selon Darling-Hammond, au nom de l’équité sociale, il importe de combattre cette option politique. Pour les dérégulationistes, seule l’efficacité des formations doit être considérée.

    Même si les protagonistes au débat partagent des orientations fondamentales – la recherche doit et peut fournir l’ « évidence » nécessaire à l’élaboration des politiques de formation des enseignants et ultimement, l’efficience d’un enseignant se mesure par les gains d’apprentissage des élèves qui lui sont confiés –, des conceptions différentes de l’expertise enseignante et aussi de la recherche éducative de qualité les opposent et les amènent à se livrer une lutte qui apparaît aux groupes concernés suffisamment importante pour mobiliser de part et d’autre des représentants crédibles, voire de grandes figures (Darling-Hammond, Berliner, Floden, Ravitch, Finn, etc.). Cette mobilisation contribue certes à la qualité du débat, mais aussi à sa polarisation.

Conclusion : sortir de la polarisation par davantage de concurrence, mais régulée par l’évaluation scientifique, ou réintroduire la dimension sociale dans la politique éducative ?

Il est clair que l’administration américaine actuelle soutient la position des dérégulationistes. Dans un pareil contexte politique, les facultés d’éducation sont placées sur la défensive. Ayant accepté l’evidence-based policy et le nécessaire lien entre la formation et la réussite scolaire des élèves, elles apparaissent vulnérables et peuvent difficilement soutenir leur position monopolistique. D’ailleurs, leur discours sur le fond de la question en débat n’entre pas en contradiction directe avec celui des dérégulationistes ; plutôt, il cherche à l’élargir et à le complexifier, notamment en ce qui a trait à la conception de l’apprentissage des élèves, de l’expertise de l’enseignant et de la qualité de la recherche. D’une certaine façon, cette stratégie reconnaît au moins en partie le bien-fondé de la position de l’autre. Et une fois qu’on accepte d’être sur le terrain de l’autre, il est difficile, lorsqu’en lutte, de s’en tirer indemne.

Suivant cette ligne d’analyse, la suggestion de Finn (2003) pour sortir de la polarisation actuelle est redoutable et d’une finesse stratégique difficile à contrer pour quiconque veut « sauver » le monopole des facultés d’éducation sur la formation des enseignants. Qu’on en juge. Finn propose aux parties de :

  1. convenir d’une mesure commune de l’efficacité des différents dispositifs de formation, à savoir la valeur ajoutée de la formation à l’apprentissage mesuré des élèves ;

  2. puisqu’en théorie, plusieurs dispositifs et différentes stratégies peuvent contribuer à l’apprentissage des élèves, être ouverts d’esprit et à l’expérimentation, et non pas doctrinaires ou dogmatiques ;

  3. respecter les choix des États : ceux qui opteront pour l’agenda de la professionnalisation ou pour celui de la dérégulation devront accepter que leurs effets soient évalués à long terme, grâce à des évaluations de qualité et objectives ;

  4. diversifier la formation des enseignants et en évaluer les effets.

Cette proposition est séduisante, car elle se présente comme raisonnable, pragmatique et conforme à l’ethos politique et culturel américain. Elle est aussi une voie de sortie pour les aspects scientifiques du débat puisqu’elle affirme que ce débat avancera dans la mesure où le quasi-marché de la formation se diversifiera véritablement, tout en se soumettant à une évaluation scientifique continue et rigoureuse.

C’est aussi ce que soutient une coalition d’experts dans un document soumis au Département d’éducation américain. Cette Coalition for Evidence-Based Policy (2002) presse instamment le gouvernement fédéral américain de ne soutenir financièrement que les efforts de recherche utilisant la méthode de l’expérimentation contrôlée et aléatoire sur grande échelle (« randomized trials »), dans le but de construire une base de connaissances scientifiques. Cette base de connaissances ne pourra devenir prescriptive que si elle est soutenue par ce type de recherche.

Pour sa part, le doyen de la faculté d’éducation de la Northeastern University de Boston, J. Fraser (2002), accepte cette idée d’un quasi-marché de la formation soumis à une évaluation de la valeur ajoutée des diplômés et tente de convaincre ses collègues de faire de même. Selon lui, la fin du monopole aura pour conséquence de donner plus de liberté aux universités, car elles ne seront plus tenues de se soumettre aux politiques et aux législations des États en matière de formation des maîtres. Elles pourront donc construire les curricula de formation qu’elles estimeront fondés sur l’état des connaissances (« state of the art »).

Il ne fait pas de doute que dans cette voie de sortie du débat polarisé, le paradigme de l’enseignant (et du formateur) efficace triomphe. Ce qui apparaissait plus haut comme une opposition forte entre l’enseignant compétent et l’enseignant efficace s’estompe considérablement au profit du second terme qui absorbe le premier.

Peut-il y avoir une alternative ? Il est difficile de répondre, en tout cas, on ne la voit pas émerger et se construire dans les États-Unis actuels. À notre sens, la seule alternative possible passe par une réintroduction dans le débat d’une forte composante d’une idéologie socialement connotée et d’une critique à la fois des institutions actuelles de formation et des thèses de dérégulationistes pour leur contribution aux inégalités sociales et à la hiérarchisation des écoles. Le risque cependant est alors de sembler vouloir opposer la science ou la recherche et l’idéologie. Peut-être pas, car rien n’empêche les professionnalistes de travailler à la construction de bases de données de nature à soutenir leur thèse. Après tout, Bourdieu et les autres théoriciens de la reproduction ont élaboré leur théorie en s’appuyant sur des analyses empiriques rigoureuses.

Le débat américain sur la formation et la certification des enseignants nous force à réfléchir sur les rapports entre la science et l’idéologie. Certes, les partis prennent très au sérieux ce débat qui dure depuis maintenant deux décennies. Ils y ont investi une importante capacité de mobilisation et de réseautage, ont entrepris de nombreuses études empiriques et complété des méta-analyses des recherches existantes. Ils ont même contribué à raffiner certaines méthodologies appropriées à l’étude de l’effet-enseignant, et ils ont construit des argumentaires serrés nommant les points d’accord et de désaccords fondamentaux entre les partis. Il y a là un véritable débat[11].

Paradoxalement, le débat montre que plus on cherche à évacuer l’idéologie du débat, considérant toute référence idéologique illégitime dans une volonté de ne soumettre l’élaboration des politiques éducatives qu’à des résultats scientifiques « incontestables », plus on lie en quelque sorte la science à une idéologie particulière qui refuse de se nommer comme telle. Car les dérégulationistes, dévoués à la science de la mesure empirique rigoureuse, épousent néanmoins une conception de l’apprentissage qui n’est pas neutre et ils ont une vision de l’expertise enseignante et de la formation requise pour la développer qui participe du modèle séculaire de l’artisan instruit (Paquay, 1994). En ces matières, il ne peut pas ne pas y avoir de référence à des valeurs, à des conceptions du désirable.

La conception des dérégulationistes à propos de la relation entre la science et la politique est étrangement silencieuse sur les inévitables et nécessaires médiations idéologiques entre, d’une part, la science et les jugements de fait, et d’autre part, la politique et les jugements de valeur. En fait, cette conception doit être qualifiée d’étroite et de réductrice, puisqu’en somme, la thèse fondamentale consiste à soutenir que l’État ne doit élaborer de politiques contraignantes pour les acteurs et imposer des pratiques que si la science incontestablement soutient dans les faits ses prétentions. Sinon, il doit s’abstenir et laisser faire. Cela est évidemment un peu court et du même souffle, d’une prétention hégémonique : seule la science peut trancher des questions litigieuses, transcender les intérêts particuliers et incarner le bien commun. C’est parce que la science est imparfaite ou insuffisamment développée que la politique est soumise à des effets de mode, des intérêts « corporatistes » ou des tendances idéologiques. Pour contrer ces modes et ces dérives, il faut donc développer la science, celle qui produit des jugements de fait « incontestables ». Ainsi l’evidence-based policy se développera et rassemblera tous les acteurs autour d’un bien commun scientifiquement défini.

Loin de nous l’idée que la recherche évaluative soit inutile ou que l’evidence-based policy soit à bannir. C’est plutôt le piège qu’elles comportent qui doit être soumis à la critique. Ce piège, c’est de réduire l’apprentissage à ce qui est mesurable, l’expertise enseignante à son efficacité, conçue comme valeur ajoutée, et la valeur de l’éducation à son instrumentalité. Pour éviter ce piège, il faut rappeler la position wébérienne de l’irréductibilité des types de jugements.