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Ce livre décrit l’ethnographie de deux écoles belges selon une posture épistémologique anthropologique, conjuguée à un certain regard sociologique. Via une observation participante clandestine, l’auteur a recueilli des informations auprès des acteurs des deux milieux (entre autres les enseignants, les éducateurs, les assistants-éducateurs et les élèves). Les écoles dispensent une formation professionnelle et technique à des élèves ayant une trajectoire scolaire d’échecs et une histoire de placements successifs en milieux solaires toujours plus déshérités. Les chercheurs se sont intégrés dans les milieux en endossant les rôles de membres du personnel. Ils n’ont dévoilé leurs conditions d’observateur qu’au cours de la deuxième année de recherche, et ce, aux membres du personnel, mais non aux élèves. C’est sur la base de la vie quotidienne, des expériences vécues et en faisant table rase de ce qu’il pensait connaître de la violence en milieu scolaire que l’auteur a réussi à élaborer quatre grilles d’analyse, à la fois différentes et complémentaires de celles qui prévalent actuellement.

La première grille est celle de l’institution totale (vie en institution, comme c’est le cas pour les personnes psychiatrisées). L’auteur explique comment la violence en milieu scolaire est une réponse inévitable au mode et aux conditions de vie que l’on retrouve dans un tel contexte. Le manque de contact avec l’extérieur, la mise en place des dispositifs de contrôle, l’encadrement de la vie par des normes, des façons de faire et de se comporter sont à l’origine des incivilités ou des conduites violentes dirigées envers l’institution et le personnel. Le système scolaire belge semble avoir adopté un tel modèle pour les écoles défavorisées. Les réactions des élèves (désenchantement, dérivatifs, contestations, conflits avec le personnel) sont suscitées par cet effort de l’institution pour exercer et maintenir son autorité. Ces élèves tentent d’affaiblir l’autorité, créant ainsi un contexte de duel incessant entre ce qu’il faut faire et comment le contrecarrer.

Une telle confrontation débouche inévitablement sur une dualité entre les élèves et le personnel, creusant une distance impossible à combler. Il y a ainsi un choc entre les deux cultures (deuxième grille d’analyse) : celle de l’institution (culture du système scolaire, mission de l’enseignement, culture spécifique à chaque établissement) et celle importée dans l’institution par les élèves (bagage culturel et familial, moyens de résistance à l’oppression de l’institution, la culture des jeunes). De là naît l’univers symbolique de l’établissement (sa réputation, celle des élèves, les événements majeurs, le personnel qui l’a marqué), qui entraîne l’apparition d’îlots de sociabilité (certains réservés au personnel, d’autres aux élèves). Deux univers symboliques, dans lesquels règne un manque de compréhension mutuelle, coexistent et entraînent la manifestation de comportements, d’attitudes négatives envers l’autre. Cette situation favorise la construction représentative de l’autre (l’altérité, entendue au sens de se sauver soi-même) sur laquelle s’enracine la solidarité au sein de chacun des univers symboliques.

L’univers des élèves menace la mission de l’institution dont l’autorité s’exerce sous forme de domination (troisième grille d’analyse, domination dans les rapports sociaux). Cette domination scolaire s’exerce par le refus d’inscrire les élèves dans des écoles plus favorisées et par la relégation des enseignants dans des écoles de « dernière chance ». Cela produit une exclusion à l’intérieur même du système scolaire qui ouvre la voie à la domination éventuelle dans le monde ouvrier. L’exclusion de l’intérieur se manifeste par une violence institutionnelle envers les élèves. Ces derniers y répondent en dirigeant leurs violences vers les représentants de l’institution, dans une tentative ultime de renverser sa domination. Ces violences prennent parfois des formes ludiques dans les îlots de sociabilité.

La dernière grille d’analyse a trait à la construction de l’identité de l’élève scolarisé dans une filière d’écoles défavorisées. Cette filière s’apparente à un méandre de stigmatisations scolaires (apparence désavantagée, tares de caractère, ethnie, religion) où l’inévitable rencontre entre moi et autrui ou normal et stigmatisé se cristallise. Selon l’auteur, le système scolaire et ses façons de faire ne permettent pas au stigmatisé d’échapper à sa condition. Ce dernier intériorise le stigmate, y résiste ou le valorise. Il y a ici un risque de se forger une identité ambivalente, négative dans les rencontres avec le personnel et positive dans les échanges avec les élèves. Dans le dernier chapitre, qui semble un peu éloigné des grilles d’analyse, l’auteur fait une incursion dans les stratégies ou les interventions mises en place pour contrer ou réduire les violences dans les deux écoles étudiées.

Cet ouvrage apporte des pistes intéressantes pour une meilleure compréhension de la violence en milieu scolaire. Ces pistes se situent bien au-delà des traits de caractères isolables ou des étiquettes habituelles de délinquance, de conduites marginales. Au contraire, ces pistes incitent à porter un regard très critique sur ce que le système scolaire offre à la clientèle la plus en difficulté. Les constats formulés dans ces deux écoles belges peuvent très bien s’appliquer à plusieurs milieux, y compris au système scolaire québécois. Ces constats devraient servir de balises pour orienter les décideurs à repenser le système d’aide aux élèves en constante situation d’échecs et dirigés vers des voies alternatives, marginales à la scolarisation. Selon ce que cette recherche a mis en exergue, il semble que les interventions comportementales, individualisées et localisées ne sont ni suffisantes ni adaptées pour contrer les violences en milieu scolaire ; c’est tout le système scolaire qu’il faut repenser. Mais avant, l’institution scolaire doit reconnaître qu’elle est, elle-même, porteuse de violences, qui émergent en son sein. Constat difficile à faire et à assumer pour un système qui a bien trouvé sa place, alors que ce n’est pas le cas pour une bonne portion de sa clientèle.

Fort intéressant pour stimuler une réflexion sérieuse et, espérons-le, audacieuse, sur ce que l’on doit offrir à cette clientèle scolaire, ce livre est un ouvrage peu facile à lire et à intégrer. Certains paragraphes demandent une à deux relectures avant que le sens du propos de l’auteur puisse être saisi. Cette résistance est particulièrement prononcée pour le chapitre traitant de la grille d’analyse de l’institution totale ; on ne sait pas toujours où l’auteur veut en venir. Le style adopté peut en rebuter plusieurs, notamment les étudiants et probablement les praticiens. Visant une diffusion assez large auprès d’une clientèle en lien avec le milieu scolaire, ce livre risque de rester sans écho puisqu’il est probable que le lecteur éventuel ne le termine pas. Afin de mieux orienter le lecteur dans les choix qui ont présidé à la teneur de ce livre, l’annexe méthodologique et épistémologique aurait avantage à être incluse dans l’introduction. Ainsi, il serait plus facile pour le lecteur de se recentrer. Une économie de pages aurait aussi pu être faite, puisque plusieurs répétitions de contenus sont décelables.

Malgré les derniers commentaires de nature plutôt négative, le contenu de ce livre a intérêt à être largement diffusé.