Corps de l’article

Introduction

Plusieurs écrits ont déjà montré que les les enseignants jouent un rôle de première importance auprès de leurs élèves (Giroux, 1981 ; Hargreaves, 1986 ; Gérin-Lajoie, 1993a). Ces derniers sont, sans aucun doute, les agents de reproduction qui travaillent le plus étroitement avec la clientèle scolaire, par leur contact quotidien avec les élèves. En ce sens, les sociologues de l’éducation ont reconnu le double rôle tenu par les enseignants : celui de transmettre des connaissances et celui de socialiser les élèves aux valeurs de la société (Hurn, 1978 ; Mellouki, 1983).

Dans les écoles de langue française situées en milieu francophone minoritaire, une troisième responsabilité s’ajoute aux deux autres, celle de veiller à la sauvegarde de la langue et de la culture [1]. Le travail enseignant effectué dans ces écoles se voit confronté à une réalité complexe avec laquelle il est parfois difficile de composer à cause des défis qu’il présente et des multiples facettes qu’il comporte (Gérin-Lajoie, 2001, 2002a, 2002b ; Gérin-Lajoie et Wilson, 1997). La problématique de l’enseignement en milieu francophone minoritaire et le rôle de l’école dans ce contexte particulier est plutôt mal connu, tant de la part du personnel enseignant qui y travaille – surtout pour les membres qui se trouvent en début de carrière, que de la part de la population en général, qu’elle soit francophone, anglophone, vivant en milieu minoritaire ou majoritaire. On a tendance à décontextualiser l’école de langue française située en milieu minoritaire lorsqu’on l’examine. En effet, on tient rarement compte de l’environnement immédiat et de l’influence du milieu anglophone majoritaire, comme s’il n’avait aucun impact sur ce qui se passe à l’intérieur des murs de l’école de langue française.

Nous tentons ici de jeter un peu de lumière sur la réalité du travail enseignant en milieu francophone minoritaire, en mettant l’accent sur le rôle complexe que joue le personnel enseignant à titre d’agent de reproduction linguistique et culturelle, complexité qui peut d’ailleurs s’expliquer par le rôle contradictoire de l’école même. Cette dernière est, en effet, supposée reproduire une langue et une culture françaises déjà existantes. Or, en milieu francophone minoritaire, il arrive que ces deux éléments ne soient pas toujours présents chez la clientèle scolaire et quand ils le sont, c’est souvent de façon inégale. Par exemple, les élèves arrivent à l’école avec des compétences langagières en français très diversifiées. Certains s’expriment couramment en français, alors que d’autres le parlent moins. Une étude menée en 1997 auprès d’un groupe d’enseignantes et d’enseignants de l’Ontario qui travaillent dans des écoles secondaires de langue française (Gérin-Lajoie et Wilson, 1997) illustre ce propos que viennent compléter certaines données d’un programme de recherche portant sur l’identité et les jeunes à l’école secondaire (Gérin-Lajoie, 2000), programme qui s’est déroulé de 1997 à 2000. La problématique de cette deuxième étude portait sur la réalité des jeunes ; des enseignants ont aussi été interrogés sur leur expérience de travail en milieu minoritaire.

Avant d’entrer au coeur du sujet, faisons un retour sur le travail enseignant et sur son apport au processus de reproduction sociale et culturelle qui prend place à l’école ; une attention particulière sera portée au concept de culture. Cette notion, qui est au coeur même du discours scolaire, peu importe le milieu social, se voit généralement mal définie par les milieux gouvernementaux, principaux décideurs des politiques et des programmes scolaires. Conséquemment, le personnel enseignant se trouve souvent aux prises avec un concept obscur, difficile à cerner. De quelle culture parle-t-on au juste ? Où se situe le personnel enseignant dans ce contexte de reproduction culturelle ? Que reproduit-on au juste, une culture en particulier ou plusieurs cultures à la fois ? Après cette mise en contexte, la réflexion portera sur la réalité de l’éducation en milieu francophone minoritaire, sur le rôle dévolu au personnel enseignant dans la sauvegarde de la langue et de la culture françaises, rôle qui s’avère de plus en plus difficile à remplir, à cause, en grande partie, des changements qui se sont produits dans le tissu social de la communauté francophone même.

L’enseignement et le processus de reproduction à l’école

Par sa fonction, l’école est un agent de reproduction important dans la société ; c’est par l’entremise du personnel enseignant que s’effectue ce travail de reproduction. Ce sont en effet les enseignants, par leurs pratiques quotidiennes qui inculquent aux élèves les qualités nécessaires qui leur permettront de fonctionner à titre de citoyens et citoyennes à part entière dans la société de demain. Le personnel enseignant s’assure, d’une part, de transmettre les connaissances qui seront utiles aux élèves dans leur vie de travailleurs adultes et, d’autre part, de former les élèves à certaines valeurs précises qui aideront au développement d’habiletés sociales données, permettant ainsi à ces élèves de s’intégrer dans leur environnement social. Mais il faut admettre qu’en milieu scolaire, la transmission du savoir n’est pas neutre : certains paramètres favorisent certains élèves et en pénalisent d’autres.

Dans ce contexte, le travail enseignant vise à intégrer les élèves à l’activité scolaire qui, elle, se fonde sur des normes précises, faisant appel, chez ces élèves, à la présence de certains critères de réussite. En effet, un élève s’adapte à l’école dans la mesure où il y arrive avec le capital culturel nécessaire (Bourdieu, 1979). Ce capital représente le bagage culturel hérité par l’enfant de sa famille. Plus ce capital est élevé, plus l’enfant se sent à l’aise à l’école et plus il est en mesure de s’y adapter et d’y être un «  bon élève », répondant ainsi de façon positive aux normes établies par l’école. Or, on sait bien que les élèves ne possèdent pas tous le même avoir culturel et que sa valeur dépend, en grande partie, de la classe sociale de ces derniers (Gérin-Lajoie et Labrie, 1999). Dans ce contexte, le personnel enseignant doit s’adapter à une clientèle scolaire variée, et son travail n’est pas toujours facile.

On peut même aller jusqu’à dire que le travail enseignant est rempli de contradictions. Par exemple, on vit présentement à une époque où l’école prépare les élèves à un monde du travail où les emplois se font de plus en plus rares (Tardif et Lessard, 1999). Les enseignants se trouvent à former des élèves à l’emploi, tout en sachant que plusieurs d’entre eux seront difficilement accueillis par le marché du travail. D’une certaine manière, les enseignants sont responsables de reproduire la réalité ambiante, de perpétuer ce que Forquin (1989) appelle « l’expérience humaine considérée comme culture ». Ce dernier en parle en ces termes :

c’est par et dans l’éducation, à travers le travail patient et perpétuellement recommencé d’une « tradition enseignante » que la culture se transmet et se perpétue : l’éducation « réalise » la culture comme mémoire vivante, réactivation incessante et toujours menacée, fil précaire et promesse nécessaire de la continuité humaine.

p. 12

Mais l’expérience humaine revêt plusieurs facettes dont il faut tenir compte. Ne devrait-on pas plutôt parler en termes « d’expériences humaines », où la culture s’affiche comme une notion complexe, en particulier pour le personnel enseignant ? En effet, de quelle culture parle-t-on au juste dans le contexte scolaire ? Comment arriver à définir ce concept de façon claire et précise, que ce soit en milieu minoritaire ou en milieu majoritaire ? Parle-t-on d’une culture en particulier ou de plusieurs ? Fait-on référence à une notion folklorique de la culture ou la comprend-on comme le résultat des expériences de la vie quotidienne ? De l’avis de Rocher et Rocher (1991), ce concept est difficile à cerner. Ils expliquent néanmoins que « la culture se pose comme un construit social qui s’impose aux individus à travers un ensemble de rapports systématisés » (p. 45), qui se présentent comme des rapports de force influencés par divers facteurs tels que la classe sociale, le sexe, la race, etc.

Dans le milieu scolaire, on tente, du moins sur papier, de reconnaître un caractère dynamique à la culture. Par exemple, le ministère de l’Éducation de l’Ontario (1994a) semble partager l’avis de Rocher et Rocher (1991) sur la façon de définir le concept de culture. Cette définition se lit comme suit :

On peut dire qu’il s’agit d’un ensemble complexe qui englobe les connaissances, la langue, les valeurs, les croyances, l’art, le droit, les moeurs et les coutumes propres à un groupe de personnes qui partagent certains antécédents historiques. Il s’agit d’un phénomène dynamique, en constante évolution qui contient des éléments d’enrichissement, d’adaptation, de conflits et d’opposition.

p. 9

Bien que cette définition fasse état du côté évolutif de la culture, cette dernière demeure néanmoins une notion vague lorsqu’on tente d’en interpréter concrètement le sens dans les pratiques enseignantes. Cette culture dont il est ici question est en effet de plus en plus fragmentée. Sur le plan pratique, il s’avère donc difficile de savoir quelle est la culture à transmettre et comment s’effectue sa transmission dans le quotidien de la salle de classe. Ainsi, avec un nombre grandissant d’élèves appartenant à des groupes pluriethniques, le personnel enseignant se voit parfois aux prises avec une situation difficile à gérer, lorsqu’il se retrouve en classe. D’un côté, il doit reconnaître la présence de cultures multiples chez ses élèves et de l’autre, il doit travailler à partir de politiques et de programmes qui ne reconnaissent pas toujours la présence de cultures autres que celle de la majorité, celle-là même qui est toujours véhiculée dans le système scolaire, de façon consciente ou non.

Dans la plupart des provinces et territoires canadiens, il existe des politiques en matière d’intégration, mais la majorité d’entre elles constituent des outils d’assimilation à la culture de la société d’accueil. Dans le domaine scolaire, cela se traduit souvent par une reconnaissance de la diversité dite passive, c’est-à-dire que la culture de l’Autre demeure folklorique et se limite souvent aux soirées et aux repas traditionnels. On en tient peu compte dans le quotidien, que ce soit dans les programmes scolaires, les stratégies pédagogiques utilisées et dans la gestion même de la classe. De plus, le personnel enseignant est souvent peu préparé pour composer avec la diversité de la clientèle scolaire de sa salle de classe.

Au cours des dernières années, plusieurs études ont traité de la question enseignante. Par exemple, la culture enseignante a fait l’objet de réflexions importantes (Hargreaves, 1992, 1994 ; Siskin, 1991). L’enseignement comme objet de travail a aussi fait l’objet d’études variées, mettant surtout l’accent sur l’identité professionnelle du personnel enseignant (Tardif et Lessard, 1999 ; Apple et Jungck, 1990 ; Acker, 1999 ; Fullan et Hargreaves, 1992 ; Perron, Lessard et Bélanger, 1993). D’autres ont insisté sur l’importance de tenir compte des trajectoires personnelles des enseignants, pour mieux comprendre leur parcours professionnel (Goodson, 1992 ; Ball et Goodson, 1989 ; Henry, 1992 ; Kissen, 1996 ; Dei, 1993). Enfin, la question de l’enseignement en milieu francophone minoritaire a également été examinée (Gérin-Lajoie, 1993a, 1993b, 2001, 2002a, 2002b ; Gérin-Lajoie et Wilson, 1997 ; Tardif, 1993 ; Laforge, 1993 ; Bordeleau, 1993).

Les milieux gouvernementaux se sont aussi intéressés à la question enseignante. En ce sens, la Commission royale sur l’éducation de l’Ontario (1995) a analysé, entre autres, la problématique de l’enseignement [2], et les membres de cette commission ont reconnu la complexité du travail enseignant en faisant le constat suivant :

Ironiquement, malgré son contexte très structuré, l’enseignement est, par sa nature, une tâche ouverte et mal définie. Les conventions collectives et les contrats établissent les conditions de travail minimales, mais la plupart des enseignantes et enseignants vont bien au-delà de ces exigences. Les personnalités, les dons et les besoins de l’amalgame unique formé par les élèves que les enseignantes et enseignants rencontrent chaque année déterminent les conditions de travail réelles de ces derniers, c’est-à-dire ce qui se passe vraiment dans la salle de classe.

Volume III, p. 3

Tardif et Lessard (1999) relèvent, de leur côté, qu’une partie du travail enseignant peut être définie comme du « travail flou », à cause des ambiguïtés, des incertitudes et des imprévus qui s’y rattachent. « L’enseignement, écrivent-ils, apparaît comme une activité fortement marquée par les interactions humaines, peu formalisée, différenciée et difficile à contrôler » (p. 32).

Ce type de réflexions fait par ailleurs état de la complexité de cette profession en reconnaissant les divers éléments qui viennent en façonner son objet. La grande majorité de ces écrits ont néanmoins porté sur le travail enseignant effectué dans un contexte social majoritaire. Il va sans dire que les mêmes constats s’appliquent aussi au travail enseignant réalisé en milieu francophone canadien à l’extérieur du Québec. Il est néanmoins important de reconnaître que l’enseignement en milieu francophone minoritaire diffère de celui pratiqué en milieu majoritaire, à cause du rôle particulier attribué à l’école dans ce contexte particulier (Gérin-Lajoie, 1993a, 2001, 2002a, 2002b). Comme le notent Fullan et Connelly (1987) à propos des écoles de langue française en Ontario, « l’enseignement franco-ontarien a longtemps été caractérisé par un sentiment de mission linguistique et culturelle, mission qui est sans cesse redéfinie en raison de l’évolution constante de la communauté, mais qui a toujours créé des exigences particulières en ce qui a trait à la pratique de l’enseignement » (p. 48).

L’éducation en milieu francophone minoritaire

Mise en contexte

Avant de parler de l’éducation de langue française en Ontario, il est nécessaire de brosser un portrait de sa francophonie, afin de mieux comprendre la réalité de ses écoles. L’histoire montre que la communauté francophone de l’Ontario a connu des changements importants lors de la montée de l’industrialisation. D’une communauté rurale catholique et homogène sur le plan de la langue et de la culture, la population francophone est devenue urbaine hétérogène et, rapidement, la religion catholique a perdu de son influence. En s’installant en milieu urbain, les francophones n’ont pas eu d’autre choix que de travailler pour les anglophones. Leur vie sociale s’est trouvée ainsi influencée par un environnement où dominait l’anglais. Ce nouveau contexte a aussi changé les rapports entre les francophones eux-mêmes, puisque leurs intérêts n’étaient plus nécessairement les mêmes. Par exemple, ceux et celles qui avaient opté pour un milieu de vie plus anglophone en dehors du travail ne possédaient plus toujours les mêmes attentes face à l’éducation [3].

Aujourd’hui, les francophones du Canada qui vivent à l’extérieur du Québec représentent près d’un million d’individus. La moitié habitent en Ontario. C’est en effet en Ontario qu’on retrouve, en nombre absolu, le plus de francophones hors Québec. Ce nombre y équivaut à un peu plus de 5 % de la population totale, pourcentage relativement faible comparativement au Nouveau-Brunswick, où les francophones constituent 33,5 % de la population totale même si, en nombre absolu, ils ne forment que le quart de la francophonie canadienne hors Québec. Dans les autres provinces et territoires, le poids démographique des francophones est plus faible qu’en Ontario et représente moins de 5 % de leur population totale. Ces pourcentages concernent les individus qui déclarent le français comme langue maternelle. Ces proportions diminuent cependant lorsqu’on examine la langue parlée à la maison. Dans le cas de l’Ontario, par exemple, le pourcentage des francophones qui parlent français à la maison est de 2,9 % (Bernard, 1997 ; Commissariat aux langues officielles, 1998).

Les francophones se trouvent dans toutes les régions de l’Ontario, mais ils sont surtout concentrés dans le nord et dans l’est de la province. Dans le sud de la province, les francophones constituent à peine 5 % de la population de la région métropolitaine de Toronto. Enfin, on note depuis quelques années la présence d’une population immigrante montante dans les centres urbains de Toronto et d’Ottawa. Bien que la plupart des immigrants francophones choisissent de résider au Québec, une proportion de plus en plus grande vient s’établir en Ontario. Dans un profil statistique des francophones vivant en Ontario, l’Office des affaires francophones de l’Ontario (1999) indiquait en effet que, d’après le recensement de 1996, la province comptait 28 825 individus qui appartenaient à une minorité raciale, comparativement à 22 700 en 1991. Cette population ethnoculturelle vit surtout dans la ville de Toronto, où elle représente 22,5 % des francophones, et dans la municipalité régionale d’Ottawa-Carleton, où elle constitue 8,9 % de la population francophone. De plus, 5,5 % des francophones qui habitent en Ontario sont nés à l’extérieur du Canada. Pour répondre aux besoins de la communauté francophone, l’Ontario possède plus de 500 écoles élémentaires et secondaires, relevant de conseils scolaires de langue française, confessionnels et non confessionnels.

Rôle de l’école minoritaire de langue française

L’école sise en milieu minoritaire joue un rôle de première importance auprès de la communauté francophone qu’elle dessert. En plus d’assurer la transmission des connaissances et la socialisation des élèves, elle détient la responsabilité de veiller à la sauvegarde de la langue et de la culture françaises. Selon Claudette Tardif (1993), « le rôle de préservation de la langue et de la culture ainsi que le rôle de renforcement de l’identité culturelle de l’élève sont deux rôles fondamentaux de l’école francophone en milieu minoritaire » (p. 787). Ce rôle de reproduction linguistique et culturelle est d’ailleurs perçu comme essentiel, aussi bien dans le discours officiel du gouvernement que dans celui des organisations francophones et des parents (Ministère de l’Éducation et de la Formation de l’Ontario (MEFO) [4], 1994a, 1994b, 1994c ; Fullan et Connelly, 1987 ; Gérin-Lajoie, 1995) [5]. Le mandat des écoles de langue française en Ontario se présente comme suit :

  • favoriser la réussite scolaire et l’épanouissement de l’ensemble des élèves, filles et garçons, dans le respect de leurs caractéristiques – physiques, intellectuelles, linguistiques, ethniques, culturelles, raciales et religieuses – sans égard au statut socioéconomique ;

  • favoriser chez les élèves le développement de l’identité personnelle, linguistique et culturelle et le sentiment d’appartenance à une communauté franco-ontarienne dynamique et pluraliste ;

  • promouvoir l’utilisation du français dans toutes les sphères d’activités à l’école comme dans la communauté ;

  • élargir le répertoire linguistique des élèves et développer leurs connaissances et leurs compétences en français ;

  • permettre aux élèves d’acquérir une bonne compétence communicative en anglais, dans des conditions qui favorisent un bilinguisme additif ;

  • encourager le partenariat entre les écoles, les parents, les divers groupes de la communauté ainsi que du monde des affaires, du commerce et de l’industrie ;

  • donner aux élèves les outils nécessaires pour participer à l’essor de la communauté franco-ontarienne (MEFO, 1994a, p. 9).

L’importance accordée à la reproduction de la langue et de la culture dans ce mandat montre bien à quel point le rôle de l’école est perçu comme crucial dans le maintien de la communauté francophone. Historiquement, l’école était déjà perçue comme l’outil par excellence pour contribuer de façon significative à la survie de la langue et la culture françaises. Elle a été au coeur des revendications des francophones et elle a agi, maintes fois, comme agent de mobilisation auprès de la communauté (Welch, 1988 ; Heller, 1987). La lutte pour les droits scolaires a constitué un dossier important, non seulement en Ontario, mais partout dans la francophonie minoritaire canadienne.

Les enseignantes et les enseignants ont joué un rôle actif dans ces luttes scolaires. Deux exemples viennent ici à l’esprit. Le premier est l’entrée en vigueur du Règlement 17 en Ontario en 1912, qui interdisait l’enseignement en français à partir de la deuxième année. Le deuxième est le passage en 1892 d’une Ordonnance qui faisait de l’anglais la langue officielle de l’Alberta dans le domaine scolaire (Allaire et Fedigan, 1993 ; Mahé, 1993). Dans ces deux cas, les enseignants ont fait preuve de résistance. En Ontario, le personnel enseignant s’est opposé au Règlement 17, en continuant, grâce à divers moyens, à enseigner en français. Pour l’Alberta, les enseignants ont été invités par les dirigeants francophones à continuer à offrir l’enseignement en langue française, malgré l’interdiction du gouvernement. Plusieurs enseignants ont ainsi défié ouvertement le gouvernement (Mahé, 1993).

En 1986, les francophones de l’Ontario obtiennent le droit de gestion de leurs écoles. Le premier conseil scolaire de langue française de la province est mis sur pied à Toronto. En 1992, on en compte quatre à travers la province. Depuis 1997, grâce à la réorganisation provinciale des conseils scolaires tant anglophones que francophones, le nombre de conseils scolaires de langue française est passé à douze.

La clientèle dans les écoles minoritaires de langue française

Jusqu’à la fin des années 1950, les enseignants travaillaient avec une clientèle scolaire assez homogène sur le plan de la langue et de la culture. La famille et l’Église assumaient encore une grande part de responsabilité quant à la transmission de la langue et de la culture françaises, ce qui n’est plus nécessairement toujours le cas aujourd’hui. En effet, une baisse marquée dans les pratiques religieuses des francophones et un contrôle accru de l’État ont fait en sorte que l’Église a vu son influence réduite de beaucoup ces dernières années (Allaire et Fedigan, 1993 ; Gérin-Lajoie, 2001). Pour ce qui est de la famille, cette dernière n’est plus toujours en mesure d’assurer la reproduction de la langue et de la culture françaises, puisque souvent, la langue d’usage à la maison est passée à l’anglais et que l’environnement social des enfants est empreint de la culture anglaise (Williams, 1987 ; Welch, 1991). Dans ce contexte, l’école de langue française a dû jouer un rôle accru afin d’assurer le maintien de la langue et de la culture.

Dans ces conditions, le gouvernement fédéral a voulu protéger les droits des minorités officielles au Canada en matière d’instruction en assurant, par l’Article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés de 1982, la garantie de l’instruction dans la langue de la minorité. Comme le fait remarquer Angéline Martel (1991) :

L’article 23 [...] vise, non seulement la survie, mais aussi l’épanouissement des minorités de langue officielle grâce à un régime d’éducation qui viendra enrayer l’assimilation. Il reconnaît le rôle primordial que joue l’éducation dans ce processus d’épanouissement.

p. 18

Ce droit à l’éducation représente donc un acquis considérable pour les groupes qui vivent en situation minoritaire. Ces derniers ne peuvent qu’applaudir à ces retombées positives. L’article 23 de la Charte canadienne se lit comme suit :

  1. Les citoyens canadiens :

    1. dont la première langue apprise et encore comprise est celle de la minorité francophone ou anglophone de la province où ils résident,

    2. qui ont reçu leur instruction, au niveau primaire, en français ou en anglais au Canada et qui résident dans une province où la langue dans laquelle ils ont reçu cette instruction est celle de la minorité francophone ou anglophone de la province où ils résident, ont, dans un ou l’autre cas, le droit d’y faire instruire leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans cette langue.

  2. Les citoyens canadiens dont un enfant a reçu ou reçoit son instruction, au niveau primaire ou secondaire, en français ou en anglais au Canada, ont le droit de faire instruire tous leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans cette langue.

  3. Enfin, les citoyens canadiens peuvent se prévaloir de ce droit lorsque, dans un endroit donné, le nombre d’enfants le justifie.

Les élèves dont il est ici question sont appelés des ayants droit. Cet article de loi accorde le droit à l’éducation dans la langue de la minorité officielle de la province ou du territoire de résidence en fonction des antécédents linguistiques ou scolaires de la famille, peu importe la langue que parle l’enfant. Ainsi, les ayants droit peuvent posséder des compétences langagières variées en français, allant d’une maîtrise parfaite de la langue à l’incapacité de parler celle-ci. Les critères de l’article 23 n’excluent pas une forte hétérogénéité linguistique au sein de l’école, car l’élève ne constitue pas, en soi, le point central de référence pour son admission.

Par ailleurs, les enfants qui ne répondent pas aux conditions d’admission énumérées dans l’article 23 peuvent tout de même être admis dans les écoles minoritaires de langue française en Ontario par l’intermédiaire d’un comité d’admission, tel que le stipule la Loi sur l’éducation de l’Ontario. Il s’agit des enfants qui ne sont pas francophones, ou des enfants dont les parents n’ont pas la citoyenneté canadienne. Ce comité d’admission est sous la responsabilité du conseil scolaire et il est composé d’un membre de la direction d’école où l’admission aura lieu, d’un membre du personnel enseignant de la même école et d’un agent de supervision à l’emploi du conseil scolaire de langue française.

Le droit garanti à l’instruction dans la langue de la minorité officielle a constitué, sans doute, le changement le plus significatif pour les francophones vivant à l’extérieur du Québec. En garantissant l’éducation de langue française, on donnait ainsi la chance à la communauté francophone de s’affirmer comme groupe. Mais un accès plus large à l’éducation de langue française signifie aussi un éventail plus grand d’élèves, avec des parcours identitaires très diversifiés (Gérin-Lajoie, 2000).

L’aménagement linguistique et l’animation culturelle dans les écoles de langue française de l’Ontario

L’hétérogénéité de la clientèle scolaire dont il est ici question a amené le MEFO à mettre sur pied certaines mesures d’interventions afin de minimiser l’influence de l’anglais à l’école. Il en est résulté trois documents, qui sont l’Aménagement linguistique en français : guide d’élaboration d’une politique d’aménagement linguistique, Investir dans l’animation culturelle et l’Actualisation linguistique en français et perfectionnement du français (MEFO, 1994a, 1994b,1994c). Ces documents ont été produits dans l’esprit de la mission de l’école de langue française, c’est-à-dire, de viser la réussite scolaire tout en contribuant à la sauvegarde de la langue et de la culture françaises. C’est surtout les premier et dernier documents, ceux qui portent sur la politique d’aménagement linguistique et l’animation culturelle, dont il sera ici question, puisqu’ils sont au coeur même de l’intervention scolaire dans les écoles de langue française de l’Ontario et qu’ils traitent de la question de la langue et de la culture, deux notions indissociables dans le processus de reproduction [6]. C’est en 1996 que la politique d’aménagement linguistique a été mise en oeuvre localement, en tenant compte des besoins respectifs des élèves de chaque conseil scolaire. Cette politique provinciale se présente comme suit :

un ensemble de mesures destinées à favoriser et à valoriser l’emploi d’une langue dans tous les domaines d’activités d’une société. Dans le cas des écoles franco-ontariennes, les mesures visent trois objectifs : promouvoir l’usage du français..., améliorer la qualité du français et développer l’étendue de son usage, élargir l’aire d’emploi institutionnel du français.

MEFO, 1994a, p. 6

Les politiques locales, propres à chaque conseil scolaire, doivent incorporer divers éléments. L’animation culturelle représente un de ces éléments. Les écoles doivent développer des mécanismes qui assureront, par de l’animation culturelle, la reproduction de la culture, en même temps que celle de la langue. Dans le contexte des écoles franco-ontariennes, l’animation culturelle se définit comme :

un service structuré en milieu scolaire, fondé sur l’action culturelle, soit sur toutes les interventions visant l’affirmation et le cheminement culturels de l’élève et le développement d’un sentiment d’appartenance à une communauté franco-ontarienne dynamique et pluraliste.

MEFO, 1994b, p. 9

Le même document précise également qu’à partir d’un plan d’action établi par l’école, « la responsabilité d’intégrer l’animation culturelle aux interventions pédagogiques en fonction de ses élèves, des programmes d’études et des ressources disponibles » (MEFO, 1994b, p. 23) revient à l’enseignant. On y suggère des façons d’intégrer la dimension de l’animation culturelle à l’enseignement. Toutefois, ce document omet de préciser de quelle culture il est question exactement. On parle de la clientèle scolaire en termes « d’élèves francophones », qui partageraient en somme le même vécu. On fait ainsi abstraction du contexte social dans lequel l’école de langue française évolue, c’est-à-dire, de l’influence du milieu majoritaire anglophone, de même que des multiples cultures dont sont issus un nombre grandissant d’élèves qui viennent de l’extérieur du Canada. Sur la question de la culture à enseigner en milieu francophone minoritaire, Laforge (1993) s’exprime de la façon suivante :

Vouloir aborder la question de l’enseignement de la culture « maternelle » en milieu minoritaire, c’est d’abord présupposer qu’il existe une culture dite « maternelle » par rapport à une culture seconde et même étrangère [...] Cela suppose également que la délimitation entre majoritaire et minoritaire soit clairement exprimée en données politiques, démographiques et communicatives. Cela suppose enfin, que notre réflexion s’appuie et prend ancrage dans l’indissociabilité de la langue et de la culture.

p. 815

Quelle est donc concrètement cette culture maternelle à laquelle Laforge fait référence ? Elle est difficile à définir, puisque la plupart des documents ministériels ne traitent que très peu de la notion de culture et lorsqu’on le fait, c’est de façon large. L’accent demeure plutôt sur la langue française et sur l’importance de sa reproduction pour la survie de la communauté. Il n’est donc pas étonnant que le discours tenu par les enseignantes et les enseignants semble porter davantage sur la reproduction de la langue, que sur celle de la culture (Gérin-Lajoie et Wilson, 1997).

Le ministère de l’Éducation et les conseils scolaires fournissent peu de mesures d’appui au personnel enseignant pour l’aider dans ce travail de reproduction. La tâche est particulièrement lourde pour le personnel enseignant qui débute en carrière. Ce dernier fait face à deux défis : a) affronter la salle de classe pour la première fois ; b) composer avec une clientèle scolaire des plus hétérogènes, qui maîtrise le français à divers degrés. Comment enseigner dans ces conditions ? Comment répondre aux besoins particuliers des élèves et surtout, quelles sont les valeurs à inculquer à ces jeunes qui fréquentent l’école minoritaire de langue française? (Gérin-Lajoie, 1993a, 1993b, 2002a, 2002b). Pour le personnel enseignant d’expérience, la question de la clientèle hétérogène pose aussi problème dans bien des cas. Comment, en effet, arriver à répondre aux besoins des élèves  ? On se demande aussi s’il est réaliste de penser que l’école peut assumer par elle-même la reproduction de la langue et de la culture (Gérin-Lajoie et Wilson, 1997).

À titre d’illustration, voici la réflexion d’un groupe d’enseignanes qui ont pris part à un projet de recherche portant sur la mise en oeuvre de la politique d’aménagement linguistique du gouvernement de l’Ontario dans les écoles de langue française de la province. Nous faisons également référence à un deuxième groupe d’enseignants interrogés lors d’une autre recherche qui a porté sur les jeunes. Dans ce cas, cependant, ces propos ne viendront qu’appuyer ceux du premier groupe, puisque l’objet d’étude ne portait pas exclusivement sur le personnel enseignant. Il ne s’agit pas ici de faire une analyse approfondie des résultats de ces deux études, mais plutôt de présenter brièvement l’opinion et les interrogations du personnel enseignant en ce qui concerne son rôle d’agent de reproduction linguistique et culturelle.

Le discours des enseignantes et des enseignants oeuvrant dans les écoles de langue française de l’Ontario en ce qui a trait à leur rôle d’agents de reproduction et à la réalité du milieu

Le premier projet de recherche dont il est ici question s’est effectué pendant l’année scolaire 1996-1997 et avait pour but d’examiner les besoins du personnel enseignant oeuvrant dans deux écoles minoritaires de langue française de l’Ontario relative à la mise en place de mesures d’appui susceptibles de l’aider à remplir son rôle d’agent de reproduction linguistique et culturelle [7]. C’est par la mise en oeuvre de la politique provinciale d’aménagement linguistique que la question a été étudiée.

L’objectif principal du programme de recherche « La représentation identitaire chez les jeunes francophones vivant en milieu minoritaire » était d’examiner les parcours identitaires d’un groupe d’adolescents fréquentant l’école secondaire minoritaire de langue française, en mettant l’accent sur la notion d’identité bilingue. Pour aider à mieux comprendre la réalité sociale de ces jeunes, les enseignants ont aussi été interrogés, entre autres, sur la façon dont ils perçoivent leur rôle d’agents de reproduction linguistique et culturelle.

Méthodologie

L’approche qualitative a été employée dans les deux études. Dans la première, les techniques de l’entretien individuel semi-structuré et de l’analyse documentaire ont été utilisées. Dans la deuxième, l’approche ethnographique a été privilégiée et la technique d’observation s’est ajoutée aux deux autres.

Les deux projets se sont tenus dans trois écoles secondaires de langue française en Ontario, dont deux dans la région de Toronto, soit l’école catholique Sainte-Fabienne et l’école publique Parent [8]. Le troisième établissement, l’école publique Vigneault, est situé dans la région d’Ottawa. Dans la première étude, les entretiens individuels semi-structurés ont été menés auprès du personnel enseignant de la région de Toronto, soit 35 personnes à l’école Sainte-Fabienne – on a interrogé 14 membres du personnel enseignant, une représentante du conseil scolaire et les deux membres de la direction d’école ; à l’école Parent, 15 membres du personnel enseignant, un représentant du conseil scolaire et les deux membres de la direction d’école ont participé aux entretiens. Pour sa part, l’analyse documentaire a porté sur la politique d’aménagement linguistique du MEFO et sur les politiques locales d’aménagement linguistique et sur divers documents utilisés dans les deux écoles. Dans la deuxième, les écoles participantes sont Sainte-Fabienne, dans la région de Toronto et Vigneault, dans la région d’Ottawa. En tout, 35 membres du personnel enseignant ont été interrogés, en plus des membres de la direction de ces deux écoles.

Les questions abordées dans les entrevues ont été, entre autres, la perception du rôle de l’enseignant oeuvrant en milieu minoritaire, les défis auxquels il faut faire face et comment on compose avec ces derniers, la clientèle scolaire et le rapport à la langue et à la culture des jeunes qui fréquentent le milieu scolaire francophone minoritaire.

Profil des trois écoles

Pour bien comprendre le contexte dans lequel évolue le personnel enseignant qui a participé au projet de recherche, il apparaît important de présenter un bref profil des écoles où ce dernier travaille.

L’école catholique Sainte-Fabienne – Fondée en 1985, cette école est située dans un édifice spacieux et moderne d’un quartier résidentiel du centre-nord de la ville de Toronto. La mission de cette école secondaire reflète l’énoncé de mission du conseil scolaire qui est d’assurer le développement intégral de l’élève francophone catholique pour que chaque élève puisse acquérir les valeurs, les connaissances et les habiletés requises pour s’engager et s’adapter à un monde en constante évolution. Au moment de l’étude, le nombre d’élèves se chiffraient à 337 et on comptait 23 membres chez le personnel enseignant. Comme pour la majorité des écoles minoritaires de langue française, les élèves de l’école Sainte-Fabienne viennent d’un peu partout à Toronto et de ses environs. Ces élèves sont aussi d’origines diverses. Outre ceux et celles venant de familles franco-ontariennes, québécoises et acadiennes, il y a aussi une population immigrante assez importante venant du Liban, de la Somalie, de l’Égypte et de Haïti. Un pourcentage assez élevé d’élèves viennent de familles en situation de mariages mixtes, où l’un des parents est anglophone.

Pour sa part, le personnel enseignant représentait un groupe assez homogène sur les plans linguistique et culturel. Le profil des 15 enseignants et enseignantes sélectionnés pour les entretiens se lisait comme suit : huit Franco-Ontariens et quatre Québécois, une Acadienne, une Espagnole, un Libanais. En ce qui a trait à leur formation initiale, neuf de ces enseignants avaient été formés dans des établissements ontariens (pour travailler spécifiquement dans les écoles de langue française), quatre dans des établissements québécois, une personne dans une université néo-brunswickoise et une dans un établissement étranger. Leurs années d’expérience d’enseignement variait de 5 à 27 ans. Enfin, le groupe comptait deux membres de direction. L’école offrait des cours de la 9e à la 12e année et les cours préuniversitaires de l’Ontario (CPO). À partir de la 10e année, les cours étaient offerts selon les niveaux de difficulté suivants : fondamental, général et avancé. Un programme de douance et de l’enfance en difficulté, des cours de perfectionnement de français (PDF), un programme d’éducation coopérative étaient aussi offertes aux élèves. Des activités parascolaires variées telles que le journal étudiant, le club de danse, la radio étudiante et le club des sportifs étaient également accessibles.

L’école publique Parent – La deuxième école, qui relève d’un conseil public francophone de Toronto, existe depuis une vingtaine d’années. Au moment de l’étude, elle partageait ses locaux avec une école anglophone du centre-ville de Toronto. Depuis 1998, elle occupe un bâtiment distinct. L’école s’est donné comme mission de « fournir aux élèves un environnement francophone d’ordre social et scolaire propice au développement de leurs compétences analytiques et linguistiques », selon le dépliant (non paginé) de l’école.

Au moment de l’étude, l’école comptait 240 élèves qui venaient de tous les coins de la ville ; elle regroupait des élèves d’origine canadienne avec d’autres jeunes de diverses origines ethniques. Une quarantaine de pays y étaient représentés, dont le Zaïre, la Somalie, le Rwanda, la Suisse, la Belgique et la France. La clientèle comprenait des élèves franco-dominants et un nombre important d’anglo-dominants. Les membres de la direction ont décrit ainsi cette clientèle :

On n’est pas une école typiquement franco-ontarienne. On est une école typique du centre-ville. C’est qu’on a beaucoup de gens de l’extérieur.

Entrevue B-ADM. 2, p. 16

Leur niveau d’habiletés langagières varient, il y a les deux extrêmes : il y a ceux qui viennent avec les habiletés bien développées, d’autres très limitées puis par exemple, cette année, on a commencé des cours de perfectionnement en français.

Entrevue B-ADM. 3, p. 6

L’école avait un personnel enseignant de 16 membres. Ces enseignants étaient d’origines variées. Les 15 personnes interrogées venaient des endroits suivants : un anglophone de l’Ontario, quatre francophones et trois anglophones du Québec, un anglophone du Nouveau-Brunswick, une personne de France, une personne du Maroc, une personne de l’Irak, une personne de l’Égypte, une personne du Liban et une personne de Haïti. En ce qui a trait à la formation initiale, six des personnes interrogées avaient obtenu leur brevet d’enseignement en Ontario (deux en français et quatre en anglais) ; six d’entre elles l’avaient obtenu au Québec (trois en français et trois en anglais) ; enfin, trois avaient obtenu leur diplôme dans d’autres pays. Le nombre d’années d’expérience dans le domaine de l’enseignement allait de trois à plus de trente.

Comme dans les autres écoles secondaires de l’Ontario, l’école Parent offrait des cours allant de la 9e année aux cours préuniversitaires de l’Ontario. Un programme d’éducation coopérative, des cours de perfectionnement du français (PDF), un programme pour l’enfance en difficulté, un réseau d’entraide pour l’accueil des nouveaux élèves et un projet de médiation par les pairs. On y retrouvait aussi le programme du baccalauréat international, reconnu mondialement par diverses universités et collèges. Les élèves pouvaient également participer à toute une gamme d’activités parascolaires, en plus d’une variété de clubs sportifs et sociaux.

L’école publique Vigneault – Fondée en 1980, l’école secondaire Vigneault appartient à un conseil scolaire public de l’Est ontarien. En 1997, l’école comptait près de 750 élèves venant de la région immédiate d’Ottawa-Carleton, mais également de régions plus éloignées comme Rockland, Casselman, etc. Ces élèves sont principalement d’origine française, même si un assez grand nombre vivent dans des foyers exogames où l’anglais est présent. Les élèves des minorités visibles représentent près de 10 % de la clientèle de l’école. La grande majorité des élèves de l’école Vigneault sont inscrits à des cours avancés, bien qu’il y ait aussi des cours d’ordre général. Pour les élèves qui éprouvent des difficultés d’apprentissage, un système d’encadrement structuré est offert. Les membres du personnel enseignant y sont au nombre de 50. Certains de ces membres sont là depuis la création de l’école. La majorité des enseignants est d’origine franco-ontarienne.

Discussion des résultats

Le personnel enseignant comme agent de reproduction

Lors des entretiens avec le personnel enseignant, on s’est vite rendu compte que ce dernier faisait face en classe à des défis de taille et qu’il avait été peu préparé à la réalité du milieu minoritaire. Cela n’est pas particulier aux enseignantes et aux enseignants de ces trois écoles, cependant. En général, les mesures d’appui, ainsi qu’une formation plus axée sur les besoins du milieu francophone minoritaire sont pratiquement inexistantes. Même pour ceux et celles formés dans les universités ontariennes, la problématique de l’enseignement en milieu minoritaire semble avoir à peine été effleurée, sinon nettement ignorée (Gérin-Lajoie, 1993a, 1993b, 2002a ; Bordeleau, 1993). On comprend également que pour ceux et celles formés à l’extérieur de l’Ontario, comme c’est le cas pour plusieurs, du moins des écoles ayant participé au projet, la question de l’enseignement en milieu francophone minoritaire n’a pas été abordée lors de leur formation, car cela ne faisait pas partie de la réalité du milieu dans lequel ils évoluaient alors.

D’avoir à travailler avec des élèves qui possèdent des compétences langagières variées semble représenter le plus grand défi pour le personnel interrogé, surtout pour celui de la région de Toronto. Néanmoins, la plupart des personnes interrogées, peu importe la région, ont reconnu les besoins particuliers de la clientèle que l’école dessert. Dans ce contexte, certains enseignants se voient limités dans leur intervention et voudraient en connaître davantage sur la réalité de leurs élèves et sur la façon de répondre davantage aux besoins de ceux-ci. Le personnel enseignant est en général conscient du rôle qu’il doit jouer concernant la reproduction de la langue et de la culture françaises, mais il se sent peu outillé à cette fin. On se sent souvent démunis, comme en témoignent ces deux individus :

Moi, je n’ai rien eu pour m’aider à développer cette fierté chez les élèves, la langue et la culture. Je n’ai jamais eu d’aide.

Entrevue A-ENS. 10, p. 12

Pour m’aider à faire mon travail ? Peut-être, peut-être de trouver des moyens de nous amener à aider les jeunes à parler français, sans que ça soit toujours, ça semble toujours être de la discipline.

Entrevue A-ENS. 16, p. 32

Lorsqu’on aborde avec le personnel enseignant la question de la culture à transmettre aux élèves, on sent un malaise de sa part. Ce malaise pourrait s’expliquer par le fait que ce concept est mal défini par les instances administratives et qu’il suscite d’importants débats entre les divers partenaires du monde de l’éducation de langue française. Ces derniers n’arrivent pas, en effet, à s’entendre sur la culture à transmettre : a) lorsqu’on parle de la culture, on a souvent tendance à lui donner une définition davantage folklorique. On fait plutôt référence aux traditions et aux coutumes de la société canadienne-française, même si on note une présence de plus en plus marquée de cultures multiples. Le domaine des arts demeure très présent dans cette définition ; b) d’autres spécialistes de l’éducation voient cependant la culture comme le résultat des expériences quotidiennes vécues par les individus dans notre société. De façon concrète, il est difficile de savoir de quoi on parle et surtout quoi transmettre. Comme le faisaient remarquer deux enseignants :

la culture franco-ontarienne, elle n’est pas facile à cerner. On peut la cerner un peu en littérature par les auteurs, mais à l’occasion. Parce que moi ... je demande aux profs s’ils utilisent le matériel littéraire franco-ontarien, ils le font très peu, très peu.

Entrevue B-ENS. 8, p. 9

Je me demande si on devrait transmettre une culture, si la fonction de l’école justement n’est pas plutôt de faire comprendre ce qu’est une culture, plutôt que de faire transmettre une culture. Moi, je verrais plutôt un assemblage de cultures qu’une culture [...] L’idée du Canada, c’est déjà la mosaïque. L’idée de l’école, ce serait l’idée d’une mosaïque, mais au lieu d’avoir une mosaïque anglophone, nous, on aurait une mosaïque francophone, en respectant chaque culture.

Entrevue B-ENS. 9, p. 11

La question du pluralisme ethnoculturel a été soulevée à plusieurs reprises pendant les entretiens, tant dans la région de Toronto que dans celle d’Ottawa. Avec un nombre croissant d’élèves venant de divers coins du monde, on doit aussi adapter son enseignement aux besoins de ces élèves, on doit tenir compte de leurs expériences et arriver à les intégrer dans le quotidien de la classe. Pourtant, comme l’indique ce témoignage :

on ne suggère aucune stratégie (pour composer avec la clientèle pluriethnique de l’école). Je trouve que de plus en plus, par exemple, notre clientèle change, puis ça serait un des besoins.

Entrevue A-ENS. 13, p. 6

Le malaise ressenti par les enseignants interrogés face à l’ambiguïté qui entoure le concept de culture n’est pas particulier à ce groupe, cependant. La reproduction culturelle en milieu francophone minoritaire est devenue, avec les ans, une question de plus en plus complexe et suggère une remise en question profonde de l’institution scolaire de langue française en Ontario. À mon avis, un débat de fond sur la question s’avérerait des plus profitables, aussi bien pour le personnel enseignant que pour la communauté qui gravite autour de ces écoles. On ne comprend pas tous de la même façon en quoi consiste le rôle de reproduction culturelle que doit jouer l’école. Cela dépend en effet des groupes en présence et tant que cette question ne sera pas véritablement débattue, le personnel enseignant éprouvera de la difficulté à situer son intervention dans ce domaine.

Les propos des enseignants montrent qu’ils s’interrogent également sur la responsabilité qu’ils détiennent dans ce processus de reproduction. Ne demande-t-on pas au personnel enseignant et à l’école en général, de faire le travail qui revient en principe à la famille ? On remet en question la notion qui veut faire de l’école l’unique véhicule pour la transmission d’une langue et d’une culture qui, pour plusieurs, ne font pas partie de leur quotidien, sauf pendant les heures de classe. C’est là, sans doute, l’essence même du malaise. Les milieux officiels ne reconnaissent pas assez le rôle contradictoire que joue l’école de langue française en milieu minoritaire et, en l’occurrence, celui du personnel enseignant, et les problèmes que cela entraîne pour ceux et celles qui travaillent de près avec les élèves. Comme l’explique le regretté Roger Bernard (1997),

l’école minoritaire se trouve devant une contradiction fondamentale. Dans le milieu minoritaire, l’école de langue française doit être un micro-milieu différent du milieu de vie et, par conséquent, un agent de changement social. Dans le milieu majoritaire, l’école est un micro-milieu semblable à celui du milieu de vie et plutôt un agent de reproduction sociale.

p. 519

Que faire dans de telles conditions ? Il paraît exact de dire qu’habituellement, le discours des instances gouvernementales fait abstraction de cette contradiction. On a tendance à voir l’école minoritaire de langue française comme une entité en soi, sans trop porter attention aux éléments extérieurs qui viennent en influencer le fonctionnement, dont le fait que l’école de langue française diffère souvent du milieu de vie des jeunes francophones. Il semble en effet que plus une communauté est menacée par l’assimilation, plus on mise sur l’école pour en assurer la survie et plus cette institution est appelée à jouer un rôle de premier plan quant à la reproduction de la langue et de la culture françaises. Par ailleurs, la question de savoir si l’école située en milieu minoritaire est devenue, au fil des ans, un agent de changement social requiert qu’on y réfléchisse sérieusement [9].

Conclusion

De cette réflexion faut-il conclure que le travail qu’effectuent les enseignants dans les écoles minoritaires de langue française est inutile, voué inévitablement à l’échec ? La réponse est non, bien entendu. Il faut cependant reconnaître que les tensions provoquées par la présence d’un environnement qui ne favorise pas la vie en français n’iront pas en diminuant. C’est donc la responsabilité de l’organisation scolaire de mettre en place des mécanismes qui répondront le plus adéquatement possible aux besoins du milieu dans lequel évolue l’école de langue française. Il est essentiel cependant de reconnaître les multiples obstacles auxquels le personnel enseignant doit faire face dans son travail quotidien. Les enjeux doivent être clairs. Pour bien les saisir, il faut tenir compte du contexte social, économique et politique qui influence l’école, tant dans sa mission à long terme que dans son quotidien.

Pour les enseignants, il faut que les objectifs poursuivis par l’école de langue française soient clairs et que les milieux administratifs reconnaissent le caractère complexe des rapports entretenus entre les divers intervenants, tant ceux de l’intérieur que l’extérieur de l’école. Il importe de bien saisir cette toile de fond pour comprendre la mission dont est chargée l’école et, par le fait même, ses enseignants. Voilà pourquoi on doit tenir compte de cette réalité complexe dans les programmes scolaires, les approches pédagogiques et les mesures d’appui au personnel enseignant.

C’est en effet le travail enseignant accompli au quotidien qui reste la courroie de production de la langue et de la culture, éléments qui sont transmis à travers les savoirs enseignés. C’est en fin de compte le personnel enseignant qui s’assure dans son travail quotidien auprès des élèves, que l’institution scolaire respecte son mandat auprès de la clientèle qui fréquente les écoles de langue française en Ontario.