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Introduction

Depuis de nombreuses années déjà, comme dans plusieurs pays industrialisés, le marché du travail canadien et québécois s’est précarisé. En fait, on parle surtout de la précarisation du travail ou de la crise des emplois salariés et, donc, de la montée du travail précaire comme l’emploi à temps partiel et temporaire, au détriment du travail à temps plein, stable et permanent (Dagenais, 1998). Nombre de domaines d’emploi sont touchés, et l’enseignement n’y échappe pas, lui qui connaît, depuis plus de 20 ans, une précarisation persistante de l’emploi. Des données récentes indiquent que la précarité touche environ 42,3 % du personnel enseignant des commissions scolaires québécoises en 2003-2004 (Ministère de l’Éducation du Québec, 2005). De plus, la précarité concerne particulièrement les débutants, pour qui elle est devenue un passage quasi obligé pour entrer dans le métier, mais aussi une sorte d’état professionnel d’une durée indéterminée, voire très longue dans plusieurs cas (Mukamurera, 1998). La précarisation de l’emploi en enseignement se distingue d’autres domaines professionnels par les conditions difficiles imposées aux débutants précaires : en enseignement, à cause du statut précaire et des règles d’embauche et d’affectation en place, les débutants se voient attribuer les tâches les plus exigeantes, alors que dans d’autres domaines comme l’ingénierie ou le droit, l’attribution des tâches professionnelles se fait progressivement et sous la supervision d’un collègue d’expérience (Lessard, 1997). C’est dans ce contexte que les novices en enseignement doivent s’insérer professionnellement, processus déjà reconnu par les recherches comme difficile, plein de défis et d’adaptations. Or, bien que la précarisation du travail enseignant soit un problème chronique au Québec, les chercheurs se sont surtout intéressés aux problèmes liés aux premiers contacts avec la pratique, sans s’intéresser de façon spécifique à l’expérience de la précarité et aux incidences de celle-ci sur l’insertion et sur le travail enseignant en classe. La précarité a d’ailleurs surtout été quantifiée et étudiée dans sa dimension objective relative au statut d’emploi. Il devient donc nécessaire d’explorer en profondeur l’insertion professionnelle en relation avec la précarité. De plus, il s’avère pertinent d’aller au-delà des seuls critères objectifs de l’emploi (type et durée de l’emploi, statut administratif, etc.) et de considérer l’insertion et la précarité dans leur dimension subjective, c’est-à-dire selon l’expérience des acteurs et l’appréciation qu’ils ont de leur propre situation. La recherche qui fait l’objet du présent article va justement dans ce sens, afin d’apporter un éclairage nouveau sur les phénomènes d’insertion professionnelle et de précarité. Avant la présentation des résultats et de leur discussion, nous exposerons brièvement la problématique, le cadre conceptuel et la méthodologie sur lesquels repose cette étude.

Problématique

L’insertion professionnelle en enseignement est considérée comme problématique et cela, en dépit de la préparation au métier, de plus en plus professionnalisante. Afin de comprendre la complexité de l’insertion en enseignement, nous proposons d’en dresser un portrait selon trois aspects principaux, souvent liés les uns aux autres : les débuts dans le métier, les conditions d’insertion et de travail ainsi que les problèmes pédagogiques.

1 Les débuts dans le métier : une période de survie

Plusieurs auteurs (Herbert et Worthy, 2001 ; Huberman, 1989 ; Lévesque et Gervais, 2000) décrivent les débuts dans l’enseignement comme une période de survie, où les novices apprennent à vivre à la fois tous les aspects de la vie exigeante et engageante du métier. Ils s’adaptent à la profession, cherchent à se faire accepter par leur nouveau milieu (élèves, direction, collègues, parents), à maîtriser leur travail et cela, souvent par essais et erreurs. Ils ont maintenant la pleine responsabilité d’une classe, contrairement aux stages de formation au cours desquels ils pouvaient compter sur une personne d’expérience. En ce sens, leurs débuts représentent un moment d’adaptation et d’apprentissage intense, au cours duquel ils auraient l’impression d’être parachutés dans le milieu, sans rien pour amortir l’arrivée au sol (Mukamurera, 2005).

2 Les conditions d’insertion et de travail

Aux défis à relever à leurs débuts dans le métier à proprement parler, s’ajoutent les conditions d’insertion (embauche et affectation) et de travail. Au Québec, la plupart des débutants devront y faire face de diverses façons. D’abord, il se peut qu’on leur assigne les tâches dont les autres ne veulent pas : les plus difficiles, les restes de tâches et qui ne sont pas toujours en lien avec leur formation universitaire (Mukamurera, 1998). En enseignement au secondaire, on se retrouve particulièrement avec des tâches éclatées sur plusieurs niveaux ou avec plusieurs matières à la fois, ce qui exige des préparations différentes. Ensuite, il se peut que l’embauche se fasse à la dernière minute ; par exemple, pour des contrats de remplacement, pour la suppléance occasionnelle ou pour de petites tâches. En outre, les débutants font face à une discontinuité professionnelle, tant du point de vue de l’instabilité de la tâche que du point de vue de la mobilité entre les écoles, voire des commissions scolaires (Mukamurera, 1998). Conséquemment, l’insertion est à recommencer à chaque fois. Enfin, il leur arrive parfois de faire face à un système d’insertion complexe variant d’un milieu à l’autre, selon les ententes locales. Souvent liées à la précarisation de l’emploi, ces conditions d’insertion et de travail contribueraient à complexifier la période d’insertion professionnelle et pourraient renforcer l’impression d’être en mode survie, qui marque les débuts dans la carrière.

3 Les problèmes pédagogiques et les remises en question de sa compétence

L’insertion dans l’enseignement se caractérise également par l’émergence de divers problèmes chez les novices. Parmi ceux répertoriés dans des recherches nord-américaines et européennes relativement récentes (Dollase, 1992 ; Hétu, Lavoie et Baillauquès, 1999 ; Mukamurera, 2005), mentionnons les problèmes qui reviennent le plus souvent et qui sont liés à l’intervention pédagogique : la gestion de classe, les élèves en difficulté d’apprentissage, les interventions individualisées auprès des élèves, la motivation des élèves, la gestion du temps ainsi que le manque de ressources. Toutefois, ces études ne mentionnent pas clairement si la précarité joue un rôle dans l’émergence de ces problèmes d’intervention. Bien que peu d’auteurs en fassent mention, il existe aussi des problèmes liés à l’intégration au milieu, tels que l’esprit d’individualisme et l’existence de clans dans certaines écoles (Lessard et Tardif, 1996 ; Mukamurera, 2005). Par ailleurs, les problèmes d’intervention et d’intégration font émerger bien des préoccupations chez les débutants : non seulement, le sentiment d’incompétence pédagogique (Comité d’orientation de la formation du personnel enseignant, 2002 ; Martineau et Presseau, 2003), mais aussi l’isolement, le sentiment d’impuissance devant l’ampleur de la tâche, le stress intense, la perte d’estime de soi et l’incertitude (Mukamurera, 2005). Ces problèmes pousseraient certains à remettre en question leur choix de carrière et parfois jusqu’à abandonner la profession. Au Québec, la situation est actuellement très préoccupante, car on estime que 15 à 20 % des jeunes enseignants désertent la profession dans les cinq premières années de pratique (Martel, Ouellette et Ratté, 2003) et qu’environ 43 % ont déjà envisagé sérieusement de quitter l’enseignement (Mukamurera, 2006). Certains chercheurs (Comité d’orientation de la formation du personnel enseignant, 2002 ; Mukamurera, 2005) commencent d’ailleurs à pointer du doigt la précarité d’emploi et les conditions de travail qu’elle implique comme précurseurs au phénomène de décrochage professionnel chez les jeunes enseignants. Ces données sur l’abandon nous ont amenées à nous interroger sur les motifs qui poussent plusieurs autres enseignants du Québec à persévérer en enseignement, en dépit du contexte précaire dans lequel ils doivent souvent cheminer.

Évidemment, ce bref portrait de la problématique d’insertion en enseignement n’en révèle pas toute la complexité. Il ressort tout de même que ce n’est pas seulement le fait d’être novice qui rend les débuts dans le métier difficiles au Québec ; c’est aussi tout le contexte de précarisation du travail qui entre en jeu et alimente la survie qui caractérise l’insertion dans l’enseignement. Notre objectif de recherche consiste donc à voir comment la précarité affecte l’insertion professionnelle et le travail des enseignants débutants, et à dégager des motifs et des circonstances de persévérance en enseignement en dépit de la précarité.

Cadre conceptuel

Voyons brièvement les deux concepts clés qui ont servi de toile de fond à la recherche : insertion professionnelle et précarité professionnelle.

Au fil des recherches, le concept d’insertion professionnelle est examiné selon des orientations ou approches spécifiques relatives aux intérêts et aux problématiques qui mobilisent l’un ou l’autre chercheur ou acteur. Voyons-en quatre angles d’étude.

Premièrement, on retrouve l’insertion dans l’emploi ou l’intégration au marché du travail. Cette dimension renvoie au processus par lequel on accède à l’emploi (Canals, 1998) ainsi qu’à l’itinéraire professionnel (Mukamurera, 1998). On s’intéresse, par exemple, aux conditions d’accès aux emplois et à leurs caractéristiques (règles d’embauches et d’affectations, statuts d’emploi, etc.), aux facteurs et mécanismes en jeu, aux trajectoires d’insertion, etc. Deuxièmement, on peut parler d’insertion dans le travail. De ce point de vue jusqu’ici peu abordé, l’insertion se fait dans le travail effectif de l’individu, le type de travail, de tâche ou de fonction auquel il est affecté ainsi que les conditions d’exercice de la fonction (Mukamurera, 2005). Dans ce cas, si on pense par exemple à l’individu qui obtient un emploi d’enseignant à contrat, non seulement s’insère-t-il dans le marché du travail au moyen d’un emploi contractuel pour une durée déterminée, mais aussi il s’insère dans la tâche qui lui est assignée. On regarde alors la nature de cette tâche, la correspondance de la formation avec la tâche, la satisfaction de l’individu dans ce travail, son sentiment d’épanouissement, etc. Troisièmement, l’insertion professionnelle peut aussi être définie comme un processus de socialisation occupationnelle ou professionnelle (Bengle, 1993 ; Trottier, Laforce et Cloutier, 1997). Ici, il s’agit d’un processus par lequel un employé apprend à maîtriser son rôle professionnel, s’adapte aux normes et à la culture, propres à sa profession et développe une identité professionnelle. Sous cet angle, on s’intéresse à l’apprentissage et à la consolidation du métier, aux dispositifs mis en place pour soutenir le développement d’une professionnalité, à la construction de l’identité professionnelle, etc. Quatrièmement, l’insertion peut être considérée comme une entrée dans un monde et dans une culture organisationnelle donnée. Dans ce cas, on parle d’insertion, dans sa dimension d’intégration ou de socialisation organisationnelle (Bengle, 1993), laquelle réfère entre autres à l’intégration dans le milieu de travail, aux rapports avec les collègues, à l’adaptation à la culture organisationnelle du milieu, aux mesures d’accueil et d’intégration offertes.

Les angles sous lesquels est abordée l’insertion semblent donc divers. En ce qui nous concerne et en accord avec notre choix de l’interactionnisme symbolique comme approche qualitative de recherche, nous avons choisi de donner priorité aux perspectives des enseignants eux-mêmes. Dans ce sens, nous ne pouvons, a priori, nous faire juges et présumer des facteurs déterminant l’insertion et la persévérance des enseignants. Est-ce l’acquisition du statut d’emploi permanent ? Est-ce la maîtrise du travail ? Est-ce l’intégration dans le milieu de travail ? Ou est-ce bien autre chose ou encore une combinaison d’aspects ? Les résultats de notre recherche contribuent à éclairer ces questions. Voyons maintenant en quoi consiste le second concept sur lequel s’appuie cette étude : la précarité professionnelle.

Dans les écrits scientifiques (Dagenais, 1998, Ministère de l’Éducation du Québec, 2005 ; Mukamurera, 1998), la précarité professionnelle a surtout été définie et étudiée sous l’angle de la précarité de l’emploi, c’est-à-dire dans sa dimension objective. En fait, on définit l’emploi précaire en le présentant selon diverses caractéristiques et en opposition avec l’emploi dit stable, permanent, standard ou typique : emploi atypique, emploi à durée limitée, emploi temporaire ou à temps partiel, formes différenciées ou particulières d’emploi, etc. Pour caractériser les emplois précaires, les chercheurs considèrent surtout la durée hebdomadaire courte et l’absence de lien régulier d’emploi (Dagenais, 1998), mais aussi la durée incertaine ainsi que le statut d’emploi et les conditions de travail qui lui sont associées (Paugam, 2000). Dans le domaine éducationnel, la précarité est justement définie à partir des statuts d’emploi. De ces statuts, Mukamurera considère comme précaires : 

tous les emplois sans contrat ou avec contrat, à durée limitée dans le temps et donc non renouvelable tacitement. C’est donc ici toutes les situations de travail à la suppléance occasionnelle, à taux horaire, à contrat, à la leçon et à temps partiel.

1998, p. 308-309

De ce point de vue, on situe les enseignants précaires au niveau du statut, de la stabilité et de la durée de l’emploi, c’est-à-dire dans sa dimension objective. Or, comme le fait remarquer Paugam (2000), la précarité professionnelle n’est pas réductible à ce seul aspect, mais doit être envisagée aussi dans son rapport au travail. On considère alors l’insatisfaction du travailleur quant à son travail, les mauvaises conditions de travail, le travail dévalorisé et peu rémunérateur et cela, du point de vue du travailleur. Bref, son expérience et les considérations qu’il a de son travail sont ici placées à l’avant-plan. Toutefois, vues séparément, chacune des deux dimensions de la précarité professionnelle (précarité de l’emploi et précarité du travail) ne donne qu’une vision réductrice d’une réalité beaucoup plus complexe, d’où l’importance de les considérer simultanément pour une vision plus globale du phénomène. Selon Paugam (2000), il en va aussi de même pour l’analyse de l’insertion professionnelle, ce qui nous permet, dans le cadre de notre étude, d’avoir un regard plus englobant sur les deux phénomènes interreliés qui se trouvent au coeur de notre recherche.

Méthodologie

Pour cette étude, nous adoptons une méthodologie qualitative qui prend racine dans le paradigme compréhensif, qui considère les phénomènes humains comme des phénomènes de sens (Mucchielli, 1996). Plus spécifiquement, nous nous inscrivons dans la perspective de l’interactionnisme symbolique, initié par H. Blumer, et qui, sur le plan épistémologique, met de l’avant la nature symbolique de la vie sociale et considère l’acteur social comme l’interprète du monde qui l’entoure (Coulon, 1996 ; Durand et Weil, 1997 ; Lapassade 1991). En conséquence, notre recherche privilégie le vécu et les significations exprimés par les enseignants débutants pour comprendre l’insertion professionnelle en contexte de précarité.

Ainsi, comme notre but est de comprendre en profondeur un phénomène du point de vue de ceux qui le vivent, la recherche n’a pas de visées d’analyses statistiques ni de généralisation. Par conséquent, nous avons choisi un échantillonnage de type intentionnel (Savoie-Zajc, 2000) qui privilégie, sur une base volontaire, des informateurs clés à partir des critères de base suivants : enseigner à la formation générale au secondaire (secteur des jeunes), être dans ses cinq premières années d’enseignement et avoir vécu la précarité d’emploi pendant au moins un an. En outre, nous avons tenu compte d’autres paramètres pour diversifier l’échantillon et ainsi favoriser la saturation théorique (Savoie-Zajc, 2000) : l’école, la commission scolaire, le champ de formation, le genre et le statut d’emploi. Ainsi, l’échantillon final se compose de sept individus, deux hommes et cinq femmes qui proviennent de cinq commissions scolaires différentes et de quatre champs d’enseignement (français langue d’enseignement ; sciences humaines ; enseignement religieux, moral, formation personnelle et sociale ; mathématiques et sciences ; suppléance dans divers champs). Entrés en enseignement en 2001 et 2002, ils ont entre une et quatre années d’expérience. Au moment des entrevues, quatre des participants avaient un statut régulier après un passage de deux à trois ans dans la précarité, deux étaient encore à contrat à temps partiel et un autre avait le statut de suppléant occasionnel.

La collecte de données s’est faite au moyen d’entrevues semi-dirigées réalisées individuellement au printemps 2005. Les thèmes principaux suivants y ont été abordés, pour faire ressortir le vécu des participants : a) les significations de l’insertion professionnelle ; b) les significations de la précarité professionnelle ; c) les incidences de la précarité sur l’insertion professionnelle et sur le travail en classe ; d) le projet de carrière et les motifs de persévérance dans l’enseignement. D’une durée d’environ 60 à 75 minutes, les entrevues ont été enregistrées sur bandes sonores et retranscrites intégralement, afin de faciliter une analyse systématique et fiable.

Pour reconstruire de façon intelligible et cohérente la réalité telle qu’elle se dégage à travers le discours des participants, nous avons procédé à une analyse thématique des données de type séquencié (Paillé et Mucchielli, 2003) selon trois principales étapes. D’abord, une fiche thématique a été constituée sous forme de liste provisoire, à partir de nos objectifs de recherche, de notre guide d’entrevue et de la lecture de deux transcriptions d’entrevue prises au hasard. Ces thèmes ont été définis et ensuite validés à la suite des démarches d’intracodage et d’intercodage (Miles et Huberman, 2003). Puis, la fiche thématique a servi à coder tout le corpus, en permettant toutefois l’ajout de thèmes et sous-thèmes émergeant au contact de données nouvelles contenues dans les autres entrevues. Enfin, nous avons relevé les récurrences ou regroupements possibles, qui permettaient d’interpréter les données et d’élaborer les conclusions de recherche. Pour faciliter et systématiser la démarche d’analyse, nous avons utilisé le programme informatique d’analyse qualitative des données Nvivo. Ce programme a été particulièrement utile au codage des entrevues, à la classification des segments codés et à la production de différents rapports de codage. La validation des analyses et des interprétations des données a été assurée au moyen du contrôle sur le matériel résidu et de la triangulation du chercheur (Van der Maren, 1995). Tout le processus de collecte et d’analyse de données a été effectué par l’auteure principale, avec l’encadrement de la co-auteure.

Résultats

Nous présenterons les résultats en quatre parties : les significations et l’appréciation de l’insertion professionnelle ; les significations de la précarité professionnelle ; les incidences de la précarité sur le travail enseignant ; la persévérance en enseignement en dépit de la précarité et des remises en question.

1 Les significations et l’appréciation de l’insertion professionnelle

Pour les participants, être inséré professionnellement renvoie peu à l’obtention d’un emploi permanent ou à la sécurité d’emploi. C’est plutôt l’intégration au milieu qui semble prendre plus d’importance pour tous. Pour eux, l’insertion professionnelle signifie qu’on se sent bien dans son école et qu’on fait partie de l’équipe-école. C’est se sentir bien dans son milieu. Tu es intégré. Tu es bien. C’est s’intégrer à son milieu, de pouvoir dire : « Moi, je fais partie du corps enseignant, je suis une enseignante » (EP6, paragraphe 214). De plus, deux participants mentionnent la reconnaissance des pairs, et même des élèves, comme éléments nécessaires à une insertion réussie. Être reconnu par les autres enseignants de son milieu, sentir que son opinion est considérée donnerait le sentiment de faire vraiment partie de la gang. À l’intégration dans le milieu, s’ajoute aussi (3/7) le sentiment d’être bien dans ce qu’on fait, d’être à l’aise dans son métier pour être inséré professionnellement. Or, pour être bien dans son travail, il semble que la stabilité du contexte pédagogique (rester dans la même école, avoir ses élèves, sa classe, sa matière) soit nécessaire (7/7). En fait, non seulement cette stabilité permettrait d’éprouver le sentiment de bien-être dans son occupation professionnelle, mais aussi dans son milieu.

Il est intéressant de constater que les participants ont une appréciation relativement positive de leur insertion. Plus précisément, deux des sept enseignants se sentent complètement insérés et cela, en dépit de la précarité de leur emploi (sous contrat à temps partiel), alors que les cinq autres personnes se sentent en partie insérées (dont quatre à statut régulier et une en suppléance). Indépendamment du statut d’emploi, elles se considèrent insérées professionnellement pour les raisons suivantes : parce qu’elles se sentent intégrées dans le milieu ; qu’elles sont à l’aise dans leur métier ; qu’elles apprécient leur travail et qu’elles sont bien. Par ailleurs, celles qui se sentent partiellement insérées (5/7) soulèvent des éléments manquants pour une pleine insertion : l’intégration socio-organisationnelle (3/7) qui reste à faire ou à travailler (par manque de stabilité du milieu), ainsi que le manque de sécurité d’emploi (pas de permanence) (2/7). Cependant, la sécurité d’emploi ne constituerait qu’un faible pourcentage d’une insertion réussie (5 % selon EP5), bien que cet aspect soit considéré comme ayant un poids important pour s’assurer de la stabilité du contexte d’enseignement.

Pour définir une insertion réussie et pour donner une appréciation de sa propre insertion, les facteurs évoqués par les participants témoignent de l’interrelation et de la complémentarité des quatre dimensions de l’insertion professionnelle : a) l’intégration socio-organisationnelle, b) la socialisation professionnelle, c) l’insertion dans l’emploi et d) l’insertion dans le travail. La figure 1 récapitule les éléments en jeu :

Figure 1

Facteurs évoqués pour une insertion professionnelle (IP) réussie

Facteurs évoqués pour une insertion professionnelle (IP) réussie

-> Voir la liste des figures

En fin de compte, pour les participants, ce n’est pas tant la sécurité de l’emploi (bien qu’elle constitue un plus) qui semble nécessaire à une insertion professionnelle réussie, mais davantage l’intégration au milieu et dans la profession. De plus, la stabilité du contexte pédagogique est déterminante pour aimer son travail (satisfaction au travail), pour se sentir à l’aise en l’exerçant (socialisation professionnelle) et pour s’intégrer dans le milieu (intégration socio-organisationnelle). On comprend dès lors que l’effet de la précarité d’emploi sur le sentiment d’être inséré n’est pas seulement une question de statut, mais aussi des conditions effectives qui l’accompagnent.

2 Les significations de la précarité professionnelle

Les significations accordées à la précarité professionnelle mettent en évidence deux éléments : le manque ou l’absence de sécurité d’emploi et l’instabilité du contexte pédagogique (composition de la tâche d’enseignement et le milieu de travail). D’abord, le manque ou l’absence de sécurité d’emploi renvoie à la possibilité de ne pas être réembauché à la fin d’un emploi à durée déterminée (6/7) et surtout à l’instabilité du contexte pédagogique. Ce dernier aspect est d’ailleurs à l’origine d’incertitudes et d’insatisfactions chez les sept personnes et réfère surtout à l’attente entre les emplois, à l’embauche tardive, aux mauvaises conditions de travail (tâches les plus difficiles, ce qui reste) ainsi qu’aux changements fréquents (de tâche, d’école) qui font que l’insertion est à refaire à chaque fois. Voici un exemple de description de la précarité selon une enseignante :

C’est sûr que c’est ramasser les restants. C’est sûr que c’est ne pas avoir de sécurité d’emploi. Statut précaire, c’est sûr aussi que c’est peut-être un contrat qui ne dure pas toute l’année. C’est changer d’école tout le temps. C’est des nouveaux horaires de travail. C’est du nouveau monde avec qui travailler. C’est toujours le fait que j’arrive dans une gang, je ne connais personne. C’est de faire ta place. C’est te faire accepter par les autres. C’est de te faire accepter par les élèves. C’est toujours tout ça qui est à recommencer (EP5, paragraphe 225).

Par ailleurs, toutes les personnes interrogées se sentent précaires bien qu’à des niveaux différents. D’une part, les trois enseignants qui n’ont pas d’emploi régulier se sentent entièrement précaires étant donné que, disent-ils, ils n’ont ni la sécurité d’emploi (emploi tacitement non renouvelable), ni la stabilité du contexte pédagogique (possibilité de changer d’école ou de tâche d’un contrat à l’autre). D’autre part, les quatre autres personnes, qui ont obtenu un poste régulier menant à une permanence se sentent aussi précaires, quoique dans une moindre mesure. En effet, comme la permanence n’est pas encore acquise et qu’ils ont moins d’ancienneté à la commission scolaire, ils risquent encore de vivre de l’instabilité, d’où le sentiment d’insécurité. Par exemple, ils mentionnent la possibilité d’un changement d’école ou de tâche, à la suite d’une baisse d’effectifs scolaires ou encore à cause des règles d’affectation, qui permettent à un enseignant plus ancien de supplanter un plus jeune. En cela, ils avouent se sentir en quelque sorte précaires. Ainsi, contrairement aux définitions courantes, la précarité semble ici référer moins au statut administratif ou aux caractéristiques objectives de l’emploi qu’au sentiment d’instabilité et d’insatisfaction au travail. Ainsi entre en jeu la dimension subjective de la précarité professionnelle.

3 Les incidences de la précarité sur le travail des enseignants en insertion

Dans les discours analysés, nous constatons qu’aux problèmes du début dans le métier s’ajoutent les conditions de travail difficiles qui accompagnent souvent la précarité statutaire. Notons plus particulièrement la composition de la tâche, qui nécessite plusieurs préparations différentes (trois à six matières ou niveaux à la fois), une tâche pour laquelle on n’est pas nécessairement formé, des cours dont les autres ne veulent pas et qui sont considérés par les élèves comme peu importants, des tâches complémentaires à l’enseignement qui demandent le plus de temps en dehors des heures reconnues, l’engagement à la dernière minute et parfois même en cours d’année scolaire, les changements de tâche ou d’école à chaque année ou même durant l’année, etc. Voyons donc en détail les effets de ces réalités vécues par les participants sur leur travail au quotidien.

Issus moins du statut précaire lui-même que des conditions de travail qui l’accompagnent, les effets les plus fréquemment soulevés réfèrent à ce qui précède le travail en classe, mais qui constitue tout de même une base importante à l’enseignement : la planification des leçons. D’une part, parce qu’on est embauché à la dernière minute ou quelques jours avant le début de l’année scolaire, on manque de temps pour se préparer et planifier les leçons. D’autre part, on doit aussi planifier plusieurs leçons à la fois et, parfois, on n’est pas formé pour enseigner certaines matières (7/7). L’appropriation du contenu à enseigner demande alors parfois plus de temps et d’investissement qu’un cours pour lequel on a été formé à l’Université. Également, comme l’emploi est précaire, on peut rarement réutiliser les préparations de cours, étant donné que la tâche et le milieu de travail risquent de changer l’année suivante. Pour survivre à ces conditions de travail, certains ont le sentiment de diluer leur temps et leurs énergies dans les diverses planifications.

Puis d’avoir plusieurs préparations c’est encore plus dur parce que tu dilues les efforts, le temps et l’énergie que tu as à mettre. Bien, il faut que tu les dilues dans plein de préparations différentes au lieu de faire deux ou trois préparations qui sont pas « pires », tu en as une quantité industrielle… Il faut que tu dilues tes efforts parce qu’il y a 24 heures dans une journée (EP1, paragraphe 98).

Je faisais ça vite, vite, pour dépanner, pour… Minimax là. Le minimum pour avoir le maximum d’efficacité parce que de toute façon, tu ne pourras même pas le perfectionner (…). De toute façon, tu n’as pas le temps non plus (EP4, paragraphe 275).

L’effet minimax a été constaté chez la majorité (6/7) des participants. Il ne s’agit pas nécessairement d’en faire moins ou de négliger le contenu d’une planification par mauvaise volonté, mais bien de ne faire que ce qu’il faut pour se retrouver, manque de temps oblige. Par contre, certains (2/7) avouent qu’ils ont parfois nettement manqué de préparation pour enseigner. Le contenu même de la planification subit également l’effet minimax. En effet, des participants (5/7) se sont souvent abstenus ou limités dans la conception de matériel didactique et d’activités pédagogiques originales et diversifiées à cause de la lourdeur de leur tâche ou des incertitudes face à l’emploi (composition de la tâche et lieu de travail) à venir.

Cette incertitude face à l’avenir vient aussi jouer sur le travail en collégialité. À titre d’exemple, il arrive que des collègues, qui ont la stabilité du milieu, hésitent à s’investir dans un projet interdisciplinaire avec l’enseignant précaire parce qu’il n’est peut-être que de passage dans l’école. Il se peut aussi que l’enseignant précaire prenne un rôle plus ou moins important dans la mise en oeuvre du projet ou alors, qu’il se contente de créer des activités pédagogiques relativement simples et à court terme, pour minimiser la perte de ses énergies et de son temps dans des situations d’enseignement-apprentissage qui risquent de finir oubliées au fond d’une boîte ou qu’il ne pourra pas mener à terme. D’autres (4/7), par contre, payent de leur santé en essayant d’en donner plus aux élèves. C’est le cas entre autres d’EP4 et EP3 : je me suis donné à 400 %, puis j’étais en train d’y laisser ma peau. Pour que justement les élèves ne se rendent pas compte… (EP4, paragraphe 338).

Je me suis donné à 110 % dans mon travail. Tout ce que j’ai pu faire pour eux autres [les élèves], je l’ai fait. L’année passée, je voulais changer le monde et produire un cahier d’exercices de A à Z, mais je ne l’ai pas fait. Je n’avais pas le temps non plus. Mais là, cette année je suis en train de le faire. C’est sûr qu’ils n’ont pas payé à ce niveau-là parce que… je me suis donné. Même trop là. Je me suis brûlé (EP3, paragraphe 265).

Ainsi, pour survivre à leur début dans le métier, au contexte d’entrée en enseignement et aux conditions de travail qui accompagnent la précarité de leur emploi, les participants sont contraints en quelque sorte de faire des coupures : soit ils approfondissent peu ou pas certaines planifications, soit ils se limitent dans la production de matériel didactique et d’activités pédagogiques variées et innovatrices.

La précarité aurait aussi une incidence sur un autre aspect du travail enseignant déjà considéré comme problématique pour un débutant : la gestion de classe. En fait, pour trois participants, la mobilité entre les écoles nuirait à la gestion de classe. En effet lorsqu’on arrive dans un milieu, on doit s’adapter et apprendre à connaître les règles de fonctionnement et la culture d’une école. Or, les changements fréquents d’école entre les emplois demandent de recommencer à chaque fois cette adaptation. La méconnaissance du milieu peut parfois mener à des interventions de gestion de classe moins efficaces ou mal adaptées. Par ailleurs, lorsqu’on ne fait que passer dans une école ou dans une classe, comme dans le cas de la suppléance occasionnelle ou d’un contrat de remplacement à court terme, on n’est pas considéré par les élèves comme leur vrai enseignant, ce qui nuit à la position d’autorité. Cela affecte du même coup l’efficacité des interventions auprès des élèves en matière de gestion de classe qui, en conséquence, devient encore plus exigeante qu’elle ne l’est déjà pour le débutant.

Nous constatons également des incidences de la précarité sur la personne enseignante et qui pourraient avoir d’importantes conséquences sur son travail au quotidien. Mis à part des effets sur la santé physique (épuisement), nous relevons des effets de la précarité sur le moral (incertitude, stress, découragement). En fait, la précarité de l’emploi génère de nombreuses préoccupations, surtout liées au système d’embauche et d’affectation : on se préoccupe de la distribution des tâches, de savoir où on sera l’an prochain et ce qu’on enseignera, d’où on se situe sur la liste de priorité. De plus, des participants (5/7) parlent de découragement qui viendrait principalement de l’instabilité de leur emploi et de l’incessant recommencement de tâche ou de milieu, ainsi que du sentiment d’impuissance devant les règles d’embauche et d’affectation.

Tu as beau être super bon dans une école. Tu as beau être écoeurant comme prof, les élèves t’aiment, les autres profs sont super contents de t’avoir, tu te fais des amis, la direction t’apprécie. En bout de ligne, si tu n’es pas premier sur la liste, tu ne choisis pas. Dans le fond, tu peux te ramasser n’importe où ailleurs. C’est ça qui en décourage plusieurs (EP2, paragraphe 512).

Certains (3/7) montrent également du détachement vis-à-vis de leur travail et même de la démotivation causée justement par cette impuissance face au système d’insertion, mais aussi par les conditions de travail avec lesquelles ils doivent composer en même temps que leurs débuts dans l’enseignement. Un tel état d’esprit ne pourrait-il pas aussi avoir un impact sur le travail enseignant ? Il y a certes un réel malaise, un sentiment d’insécurité évident vis-à-vis de la précarité de l’emploi. Ainsi, c’est moins le statut lui-même que les conditions de travail et le système d’insertion en place qui affectent moralement les participants. On peut alors se questionner sur la qualité des interventions éducatives d’un enseignant fatigué, stressé, anxieux et incertain de son avenir. Peut-il être aussi efficace, peut-il s’investir autant que celui qui a la stabilité et la sécurité d’emploi ? À notre avis, les préoccupations de ces enseignants sur la précarité ne les aident certes pas à se sentir bien dans leur travail.

En définitive, comme le présente la figure 2, les conditions de travail qui accompagnent le statut précaire ont une incidence sur des aspects importants du métier (planification, production de matériel didactique et d’activités pédagogiques, maîtrise de la matière, gestion de classe, travail en collégialité) et sur la santé psychologique des enseignants. En bout de ligne, c’est aussi la qualité de l’enseignement et des interventions éducatives auprès des élèves qui peut être affectée. Il est clair, à tout le moins, que la précarité vient complexifier et alourdir un travail déjà fort exigeant pour l’enseignant en insertion, mettant du coup en jeu son développement professionnel.

Figure 2

Incidences de la précarité professionnelle (PP) sur le travail enseignant

Incidences de la précarité professionnelle (PP) sur le travail enseignant

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4 La persévérance en enseignement en dépit de la précarité : un projet de carrière parsemé de remises en question récurrentes

Six des sept enseignants interrogés envisagent de rester en enseignement à plus ou moins long terme. Cependant, ils remettent en question leur choix de carrière à certains moments, mais sans nécessairement vouloir quitter le métier, du moins pas pour l’instant. Pourquoi persévèrent-ils en enseignement en dépit de la précarité et qu’est-ce qui alimente les remises en question récurrentes observées ?

En fait, les motifs de persévérance évoqués varient selon le parcours et l’expérience de chacun, et aussi selon leur rapport au travail et à la précarité. Toutefois, l’amour des élèves et du métier reviennent chez tous les participants et constituent la principale source de motivation et de valorisation. À cet égard, ils considèrent qu’enseigner aux élèves, les voir évoluer et apprendre surpasse les aspects négatifs de leur vie professionnelle précaire et leur permet tout de même d’être heureux dans leur travail.

Je suis heureuse dans mon travail, c’est pour ça que je persévère. Je suis plus heureuse que malheureuse […]. Des fois c’est dur, mais c’est plus l’« fun » que dur. C’est pour ça que je continue. Moi, précarité ou pas, poste pas poste, il faut que je travaille. Il faut que je sois en relation avec les jeunes. Ça m’apporte (EP6, paragraphe 178).

Apparemment, c’est cet attachement au métier qui a permis à six des sept enseignants de lâcher prise à propos de leur situation précaire sur laquelle ils affirment avoir peu de contrôle. Ce détachement leur permettrait de centrer leurs énergies sur les éléments positifs de leur travail et sur ce qui les valorise. Par ailleurs, trois enseignants affirment également qu’ils persévèrent parce qu’ils ont espoir que leur situation va s’améliorer, qu’ils auront une meilleure tâche ou qu’ils pourront s’installer pour de bon dans une école. Les relations avec les collègues constituent un autre facteur favorable à la persévérance dans le métier. D’abord, quatre participants mentionnent qu’ils ont eu la chance de côtoyer un enseignant d’expérience qui leur a offert un soutien fort apprécié lors de leurs débuts dans un milieu. Deux d’entre eux affirment que, sans ces personnes, ils auraient peut-être pensé sérieusement à abandonner l’enseignement. Ensuite, parce que la reconnaissance des pairs aide à se sentir inséré et compétent (voir section 5,1), elle serait un plus à la persévérance tout comme le fait de se sentir bien dans son milieu. Enfin, d’autres enseignants poursuivent par nécessité de travailler (1/7) ou encore parce qu’ils ne voient pas de possibilité de réorientation compte tenu de leur formation (2/7).

Bien que les participants souhaitent poursuivre en enseignement à plus ou moins long terme, ils mentionnent plusieurs facteurs de remises en question récurrentes de leur carrière. Les remises en question sont en fait liées aux conditions d’insertion et aux pratiques d’affectation, et surviennent à des moments clés ou dans des conditions spécifiques. Mentionnons à titre d’exemples, les périodes d’attente d’un emploi pendant l’été, le changement d’école ou de tâche, la supplantation par un collègue qui a plus d’ancienneté, l’attribution d’une tâche lourde (plusieurs préparations différentes, sur plusieurs niveaux, avec des matières pour lesquelles on n’est pas formé, groupes difficiles) et les moments de détresse psychologique liée au travail.

En fin de compte, nous constatons que les remises en question découlent, pour certains novices (3/7), d’une combinaison de facteurs situationnels et que le contexte d’implantation de la réforme scolaire en cours ajoute à leur déstabilisation. L’un des enseignants interrogés explique bien le contexte d’entrée actuel :

Mais en termes de précarité, c’est ça qui est dur. C’est qu’on rentre dans une époque où en plus, nous autres, on a à s’adapter à l’école, mais en plus, on s’adapte à un milieu qui est en changement. C’est comme essayer d’avoir ton équilibre sur un ballon dans l’eau. Tu essaies de t’équilibrer sur quelque chose qui n’est pas équilibré au départ. Ça, j’ai trouvé ça difficile. Tu arrives dans un milieu qui est en mouvement. Comment veux-tu te stabiliser ? Je trouve ça dur parce qu’on n’a pas le temps de s’asseoir, de relaxer et de regarder ça et dire : « C’est comme ça que ça marche en secondaire deux. » Ce n’est pas ça. C’est comment ça va fonctionner en secondaire deux l’année prochaine ou dans deux ans, pendant que je ne sais même pas totalement comment ça se passe (EP2, paragraphe 502).

Cet enseignant survit à cette situation pendant une année, mais la termine, tout comme d’autres, épuisé physiquement et psychologiquement. N’est-il pas normal alors de se demander si on veut continuer dans un tel contexte ? Certes, la passion du métier et des élèves aide ces enseignants à persévérer en dépit de ce contexte d’insertion et de précarité professionnelles. Mais pour combien de temps ? Même eux se questionnent sur leur avenir. D’ailleurs, après moins de cinq ans en enseignement, déjà trois des sept participants disent avoir de moins en moins d’engouement pour ce qu’ils font et se voient mal continuer à long terme dans ces conditions.

Discussion des résultats et conclusion

Étant donné le nombre restreint de participants, cette étude n’est pas représentative statistiquement, ni généralisable. Cependant, nous relevons certains thèmes qui permettent d’éclairer la place de la précarité dans l’insertion en enseignement et d’ajouter à la compréhension de ce que peuvent vivre les débutants en enseignement au secondaire au Québec.

Revenons d’abord sur les significations données à l’insertion et ensuite à la précarité. D’une part, à l’instar de Trottier, Laforce et Cloutier (1997), il est clair que les représentations de l’insertion professionnelle renvoient à différentes dimensions qui revêtent une importance plus ou moins grande selon le cheminement et l’expérience de chacun. En fait, il ressort que, pour les participants à notre recherche, une insertion réussie ne repose pas nécessairement ou uniquement sur l’acquisition du statut permanent. Elle se baserait davantage sur des facteurs non orthodoxes tels que l’intégration dans le milieu de travail, l’aisance dans le métier par l’expérience, la qualité de la tâche et la stabilité du contexte pédagogique. D’ailleurs, une récente enquête par questionnaire auprès d’enseignants québécois (Mukamurera, 2006) montre que la permanence compte parmi les indicateurs d’une insertion réussie, mais que ce sont l’intégration et la valorisation dans le milieu, la maîtrise pratique du travail et la régularité des contrats qui viennent en tête chez la nouvelle génération d’enseignants. En outre, nous constatons, comme l’indiquait précédemment la figure 1, une interdépendance constante des diverses dimensions de l’insertion professionnelle, voire des tensions entre certaines dimensions. Par exemple, le fait d’avoir un emploi précaire peut faire en sorte qu’on ait des restants de tâche difficiles, ce qui ajoute à la lourdeur de la tâche pour un débutant. Aussi, cela peut limiter le temps de présence et de disponibilité à l’école et, en bout de ligne, affecter la qualité de l’intégration dans le milieu, de la gestion de classe et de l’investissement dans les activités. Or, le réengagement ou le renouvellement de contrat sont aussi en bonne partie tributaires de ces éléments qui relèvent des dimensions socialisation professionnelle et socialisation organisationnelle de l’insertion. Par conséquent, il semble qu’on ne peut agir sur l’insertion professionnelle en ne tenant compte que d’une dimension, puisque les quatre font partie du vécu et des significations des participants.

D’autre part, les significations données à la précarité professionnelle permettent de remarquer que les critères objectifs comme le statut, la durée de l’emploi et la composition de la tâche peuvent certes donner des indications sur la situation professionnelle du travailleur, mais qu’en même temps l’expérience qu’en a celui-ci compte également, sinon plus. Par exemple, nous avons vu que même des enseignants ayant, objectivement parlant, un statut régulier, se sentent relativement en situation de précarité et que les notions de stabilité et de sécurité ne renvoient pas uniquement à l’emploi et son statut administratif, mais aussi à l’évaluation subjective de sa condition professionnelle, à l’appréciation du travail que l’on fait et de ses conditions réelles d’exercice. Ces résultats confirment les deux dimensions de la précarité que distingue Paugam (2000), à savoir la précarité dans son rapport à l’emploi et la précarité dans son rapport au travail. Ils confirment aussi l’importance, pour comprendre le phénomène de précarité et ses incidences dans l’insertion ou l’évolution professionnelle de l’enseignant, d’aller au-delà des définitions traditionnelles de la précarité pour considérer l’appréciation du travailleur concernant sa propre situation (Béji, 2003). D’ailleurs, la prise en compte de cette subjectivité du travailleur (ici l’enseignant) a aussi permis de saisir les liens étroits qui unissent la précarité et l’insertion professionnelle.

En bref, nous constatons que la précarité fait partie intégrante de l’insertion professionnelle de ces enseignants et qu’elle affecte celle-ci sur plusieurs plans. C’est principalement à travers l’instabilité de l’emploi et du contexte pédagogique ainsi qu’à travers les conditions de travail difficiles (tâche lourde, groupes-classes difficiles, etc.) que la précarité affecte l’insertion professionnelle. D’une part, l’instabilité force les novices au recommencement incessant (de tâche ou de milieu). D’autre part, l’instabilité, conjuguée aux conditions d’enseignement difficiles, ralentit et même retarde la consolidation du métier au sens où le définit Huberman (1989). Elle a aussi un impact majeur sur plusieurs dimensions du travail enseignant, particulièrement en contexte de début de carrière (planification, gestion classe, travail en collégialité, etc.) ainsi que sur l’intégration socio-organisationnelle et le développement professionnel. Ces résultats vont dans le même sens que ceux rapportés par Mukamurera (2005) et Uwamariya (2004). Dans le cas contraire, celles et ceux qui ont la chance de connaître une certaine stabilité de leur contexte d’enseignement (ex. : rester dans la même école d’une année à l’autre) semblent mieux vivre leur insertion et la précarité de l’emploi. Cela nous laisse penser que l’instabilité du contexte pédagogique est un point clé dans le vécu difficile de l’insertion et gagnerait à être davantage réduite pour faciliter l’insertion des enseignants débutants et favoriser la qualité de leur enseignement. À tout le moins, il est clair que favoriser autant que possible la stabilité du milieu de travail durant les premières années de pratique permettrait aux novices de centrer leur énergie davantage sur leur enseignement et sur la maîtrise de leur fonction professionnelle ou rôle occupationnel (Bengle, 1993). De même, cela aurait un impact favorable sur la santé psychologique des débutants qui, selon Mukamurera (2006), semblent les plus vulnérables, en particulier lorsqu’ils sont aussi à statut précaire (61 % des enseignants ayant vécu de la détresse psychologique liée au travail sont à la fois débutants et précaires). En outre, cette même recherche mentionne que les enseignants considèrent l’incertitude, l’instabilité et l’adaptation constante comme les aspects les plus difficiles à vivre en situation de précarité.

Évidemment, il existe des contraintes structurelles, budgétaires, organisationnelles et administratives qui rendent difficile la stabilité de milieu et de tâche pour de jeunes enseignants et sur lesquelles les directions d’écoles n’ont pas de prise. Cependant, comme le suggèrent également le Comité d’orientation de la formation du personnel enseignant (2002) et Mukamurera (2006), certains aménagements ou assouplissements, dans les règles et les pratiques d’affectation et de répartition des tâches, ainsi que dans la prise en charge des nouveaux enseignants, pourraient être envisagés pour alléger le fardeau des débutants. Ces aménagements pourraient même ajouter à l’efficacité des dispositifs d’insertion déjà existants. Une réflexion à ce sujet s’impose dans les plus brefs délais. Toutefois, comme le montrent nos résultats, les attitudes et stratégies individuelles peuvent aussi faire la différence dans le vécu de l’insertion précaire et la persévérance dans la profession. Par conséquent, les mesures d’insertion devraient aussi permettre d’outiller les jeunes enseignants à faire face à la dure réalité de la précarité et à développer des attitudes ou stratégies susceptibles de favoriser la résilience et l’engagement personnel dans l’enseignement. Or, nous avons vu que les débutants de notre recherche vivent beaucoup de remises en question de carrière et que cela pourrait affecter leur persévérance en enseignement. À cet égard, des analyses statistiques montrent que 76 % de ceux qui ont envisagé sérieusement de quitter l’enseignement étaient dans leurs cinq premières années de carrière et en situation de précarité (Mukamurera, 2006). Cette même étude souligne également que les trois principaux motifs d’abandon et de remise en question de la carrière chez les nouveaux enseignants entrés en fonction entre 2000 et 2004 sont la lourdeur de la tâche, la précarité et les groupes-classes difficiles.

À partir des résultats obtenus, il est possible d’envisager d’autres avenues de recherches, dont l’exploration des perspectives d’autres acteurs du système éducatif comme les directions d’écoles, les syndicats et les enseignants permanents ou de ce qui peut être vécu dans d’autres pays. En fin de compte, nos résultats montrent que la précarité affecte lourdement l’insertion en enseignement sous plusieurs aspects, d’où l’importance pour le milieu scolaire de revoir les conditions d’entrée dans la profession et les pratiques de répartition des tâches. De cette façon, on favoriserait mieux l’épanouissement professionnel, la qualité de l’enseignement et la rétention chez la relève enseignante.