Corps de l’article

Introduction

De toutes les questions qui traversent l’ensemble des réformes éducatives au Québec depuis le rapport Parent, celle de la culture est l’une des plus fondamentales et des plus difficiles [1]. Fondamentale, puisqu’elle touche le contenu même de l’enseignement, des modèles de raison, de vie et d’humanité ; difficile parce que les réponses habituelles et la notion de culture, comme celles d’éducation et de pédagogie, qui tiraient leur force d’évidence d’une longue tradition rationaliste et humaniste, sont aujourd’hui largement problématiques (Simard, 2000). La culture n’offre plus de fermes repères, les mentalités et les moeurs ont subi des transformations sensibles et l’école n’a plus le monopole de la culture, prenant place au sein d’un espace médiatique et culturel constamment renouvelé. Ce qui représente pour d’aucuns une crise de la culture, nous le désignerons par le terme général de postmodernité, terme qui désigne moins une « époque » dans la procession de l’histoire que la prise de conscience de la dissolution des limites traditionnelles du rationalisme et de l’humanisme, et la reconnaissance du pluralisme de nos sociétés avancées. Alors, comment être cultivé et penser la culture en l’absence d’un modèle de culture universel rationnellement fondé ? Que devons-nous transmettre, quand, comment et pourquoi ? Quels sont les savoirs et les compétences essentiels qui pourraient constituer la paideia de l’homme contemporain ? Comment peut-on, dans l’enseignement, assumer le rôle et les tâches du pédagogue cultivé ?

À l’occasion de la réforme éducative en cours, ces questions complexes ont fait un retour avec une acuité particulière dans la discussion des notions de pédagogue cultivé et de jugement, d’approche culturelle de l’enseignement, de compétences disciplinaires et transversales. D’abord, à la faveur de la réforme des programmes de formation des maîtres qui privilégie la formation d’un pédagogue cultivé, ensuite dans la réforme des programmes d’études des ordres d’enseignement primaire et secondaire, qui tourne résolument le dos à la « logique subjective » des anciens programmes axés sur la croissance personnelle et la créativité et qui vise le rehaussement culturel de la formation scolaire [2]. Dans l’une et l’autre, la culture se voit mise au centre de la pratique professionnelle des enseignants, à la fois comme orientation générale de la formation des maîtres et comme « contenu substantiel de l’éducation » [3]. Comment pourrions-nous, en effet, mettre en oeuvre une approche culturelle de l’enseignement sans pédagogues cultivés ? On ne saurait esquiver la question de la culture dans le contexte actuel de réforme, fût-elle difficile et problématique.

Ce texte se situe dans ce procès de questionnement. De façon plus précise, et à partir de l’herméneutique [4], il souhaite contribuer à la clarification d’une approche culturelle de l’enseignement. Cette clarification, nous la ferons autour de la disjonction entre la culture scientifique et la culture des humanités, disjonction aggravée et prolongée par la prolifération-spécialisation des savoirs, et qui rend difficile leur appropriation et leur intégration par les élèves.

Pour atteindre cet objectif, nous divisons notre propos en quatre parties. Nous explicitons d’abord l’horizon théorique où vient prendre place la problématique que nous présentons dans une deuxième partie. Dans la troisième partie, nous montrons la pertinence de l’herméneutique au regard de la fragmentation et de la dispersion qui caractérisent la culture actuelle et qui affectent en profondeur la culture scolaire et le rôle de l’enseignant comme médiateur de culture. Nous dégageons enfin les conséquences de cette approche herméneutique sur la mise en place des conditions d’une pédagogie de la culture.

L’herméneutique en bref

La promotion de l’herméneutique dans la philosophie contemporaine n’est sans doute pas étrangère à la prise de conscience de plus en plus aiguë de la relativité de toutes les conceptions du monde et de l’historicité de tout présent. Le perspectivisme généralisé, amorcé depuis Nietzsche, est une donnée essentielle de la culture contemporaine. Mais l’herméneutique n’est pas récente ; elle a même une longue histoire qui remonte aux origines de la pensée grecque. Elle est donc bien antérieure à l’apparition du terme latin hermeneutica, introduit par Dannhauer au XVIIe siècle, et à l’idée d’une science méthodique telle que la modernité l’a développée (Gadamer, 1991). Selon la tradition, l’herméneutique désigne l’art, la technique ou la méthode de l’interprétation des textes sacrés, des textes profanes et juridiques ensuite. Pour la majeure partie de son histoire, elle est essentiellement une discipline technique et normative qui s’exerce sur les terrains de l’exégèse biblique, de la philologie classique et de la jurisprudence. Durant le XIXe siècle, sous l’influence décisive de Schleiermacher, l’herméneutique s’est présentée comme une réflexion méthodologique sur la pratique interprétative à l’intérieur de ces disciplines (Grondin, 1990). Plus récemment, elle a acquis le sens plus large d’une théorie philosophique de l’interprétation. Ainsi, chez Heidegger, l’ontologie s’identifie à l’herméneutique. Avec Gadamer et, par la suite, avec Ricoeur, nous assistons, selon Greisch (1993), à l’émergence d’une « philosophie herméneutique ».

Depuis Heidegger et la publication de l’opus magnum de Gadamer, Vérité et méthode (1996), l’herméneutique s’est déplacée d’une orientation technique et normative à une orientation philosophique. Il existe maintenant une philosophie herméneutique qui occupe une place centrale dans le paysage philosophique, intellectuel et culturel de notre époque [5], place qui justifie pleinement le titre de prima philosophia (Grondin, 1993a), que ce soit sous les espèces d’un « âge herméneutique de la raison » (Greisch, 1985), d’un « paradigme herméneutique de la raison » (Greisch, 1993), d’un « horizon herméneutique de la pensée contemporaine » (Grondin, 1993a), ou d’une « koinè philosophique [6]  » (Vattimo, 1991). Dans les dernières décennies, l’orientation s’est enrichie et complexifiée, tantôt nouant des liens fertiles avec d’autres disciplines (le droit, la littérature, la théologie, la musicologie), tantôt donnant lieu à de vigoureux débats internes [7]. Pour des raisons qui tiennent d’une certaine conception de la raison et de l’éducation, nous nous inspirons surtout de l’herméneutique représentée par Gadamer (1996) et Ricoeur (1986). Ces raisons tiennent aussi au rôle central que ces deux auteurs font jouer au dialogue dans notre quête de sens et la construction de nos savoirs, recherche qui ne peut jamais se résoudre dans la possession définitive de la vérité, et qui implique une ouverture à l’altérité, au texte à interpréter ou à l’autre qui peut toujours m’apprendre quelque chose. Examinons brièvement les principes qui forment l’ossature de leur philosophie herméneutique [8], lesquels serviront plus loin à expliciter les conditions d’une pédagogie de la culture.

Premier principe – La compréhension a une structure herméneutique circulaire

Avec Heidegger et Gadamer, la compréhension cesse d’être un phénomène exclusivement épistémique ; elle est une structure fondamentale de notre être fini historique, un mode d’être, une possibilité de s’orienter dans le monde à partir de sa situation concrète, un projet [9]. Toute compréhension comporte une précompréhension, une structure d’anticipation qui est à son tour préfigurée par la tradition dans laquelle vit l’interprète et qui modèle ses préjugés (Gadamer, 1996). L’existence humaine se caractérise donc par son « interprétativité » (Grondin, 1993b). Cette compréhension préalable peut à son tour se déployer pour elle-même, se comprendre de façon explicite. Cette explicitation d’une compréhension préalable, telle est la tâche de l’Auslegung, de l’interprétation. L’idée d’une compréhension comme articulation d’une compréhension préalable correspond à la structure de ce que Heidegger appelle le cercle herméneutique (Heidegger, 1985 ; Vattimo, 1985).

Deuxième principe – La compréhension s’enracine d’abord dans le passé

Selon Gadamer (1996), la compréhension s’enracine toujours dans une tradition interprétative et culturelle. L’individu, le sujet ou l’interprète n’est pas l’artisan autonome de la vérité, mais l’un des pôles d’une relation dont l’autre partie est constituée par des traditions historiques et culturelles. La relation avec l’histoire n’est pas celle d’un sujet méthodique à un objet inerte. La tradition n’est donc pas une chose que nous pouvons mettre de côté. Selon le principe du « travail de l’histoire » (Wirkungsgeschichte), nous appartenons d’abord à une tradition historique, tradition à partir de laquelle nous comprenons le monde. Ainsi, notre connaissance de l’histoire, de l’art, de la science ou des lois morales, notre compréhension des concepts, tels le bien, la vérité, l’objectivité, bref la manière suivant laquelle nous comprenons et nous questionnons le monde, tout cela relève d’abord d’une tradition historique et culturelle. Par conséquent, nos interprétations ne sont jamais neutres mais toujours conditionnées par la tradition dans laquelle nous vivons et qui forme la substance de nos préjugés. La tradition est à la fois ce qui limite et rend possible la compréhension, ce qui l’ouvre et la contraint.

Troisième principe – La compréhension est toujours linguistique

Si la compréhension est toujours conditionnée par une tradition historique, celle-ci nous rejoint à travers le langage. « Le rapport de l’homme au monde est tout simplement et fondamentalement langage et donc compréhension » (Gadamer, 1996, p. 501). L’aspect universel de l’herméneutique réside essentiellement dans ce rapport langagier de l’homme au monde. L’herméneutique comprend l’existence humaine dans son rapport avec le monde comme interprétation, c’est-à-dire comme une expérience qui se réalise sur le mode d’un échange dialogique au sein d’une langue (Vattimo, 1991). Le langage n’est donc pas un outil neutre, extérieur à l’interprète, mais le véhicule même des traditions interprétatives. La langue parle en nous et nous constitue comme patrimoine de textes et de formes historiquement finies, comme ensemble de règles et comme dialogue interpersonnel (Vattimo, 1991). Nous appartenons au langage comme nous appartenons à l’histoire : ni devant, ni derrière, ni au-dessus, mais compris dans l’histoire, et donc compris dans une tradition interprétative et langagière. En ce sens, le « travail de l’histoire » à travers le langage n’est pas totalement transparent ; il dépasse notre subjectivité, la limite et la rend possible. Si l’interprétation est le ressort constitutif de toute activité cognitive et pratique, le langage est le mode d’être privilégié de cette activité interprétante (Grondin, 1993a).

Quatrième principe – La compréhension est toujours productive

La compréhension comporte une dimension productive qui se situe entre la création ex nihilo et la pure reproduction (Gallagher, 1992). Si la compréhension s’enracine d’abord dans une tradition interprétative qui la limite et la rend possible, elle n’est pas que la simple reprise et reproduction de la tradition. Cet héritage et ce passé, nous les rencontrons aussi à partir de notre propre situation herméneutique. La compréhension s’enracine aussi dans le présent, dans les intérêts, les questions, les besoins, les attentes de sens et les préoccupations de l’interprète. En ce sens, la compréhension ne loge ni du côté du sujet ni du côté de l’objet ou de la tradition, mais dans cet entre-deux où se noue le dialogue. Toute compréhension comporte donc une production, une transformation à la fois de soi et de la tradition [10]. La compréhension n’est pas seulement un acte reproducteur mais toujours aussi, parce qu’elle jaillit d’une application, un comportement productif (Grondin, 1993b). « Le sens d’un texte dépasse son auteur, non pas occasionnellement, mais toujours. C’est pourquoi la compréhension est une attitude non pas uniquement reproductrice, mais aussi et toujours productrice » (Gadamer, 1996, p. 318). En ce sens, comprendre, c’est comprendre autrement [11].

Cinquième principe – La compréhension comporte une application

Si la compréhension s’enracine aussi dans le présent, dans les questions, les intérêts, les préoccupations et les attentes de sens de l’interprète ; autrement dit, si l’interprète est constitutif de la vérité herméneutique dans son rapport à l’histoire, au texte ancien ou à l’oeuvre d’art, c’est que la compréhension comporte un aspect d’application à soi, une compréhension de soi, un Sichverstehen. Comprendre le passé, un texte, une oeuvre d’art, c’est en quelque sorte le traduire dans ses propres termes, en faire sa chose, ses mots et ses images, l’appliquer à sa situation présente, y trouver un éclairage pour sa vie. « Dans les termes de Gadamer, comprendre veut dire avoir réussi à appliquer un sens à notre situation, avoir trouvé réponse à nos questions » (Grondin, 1993b, p. 176). Et cette application n’a rien d’une application instrumentale ; elle relève plutôt d’une phronèsis, c’est-à-dire d’une recherche de sens à partir de sa situation concrète, recherche de sens qui implique une ouverture à l’autre et la possibilité d’un dialogue véritable (Grondin, 1993b ; Langlois, 1997).

Sixième principe – La compréhension possède la structure logique du questionnement

L’être humain ne dispose pas d’une compréhension achevée et définitive sur le monde ; sa rationalité est toujours limitée, aurait dit Schütz (1987). L’être-là est pouvoir-être ; son existence possède ce caractère d’ouverture et de possibilité. De sorte que sa compréhension préalable est aussi un projet, une esquisse, un guide ouvert à des modifications et à des développements (Vattimo, 1985). Par le questionnement, le Dasein (l’être-là heideggérien) s’ouvre à d’autres possibilités de sens au sujet du monde. « Questionner, c’est ouvrir des possibilités de sens », écrit Gadamer, (1996, p. 398). Cette ouverture de la compréhension présente la structure logique de la question, de sorte que « la compréhension s’éprouve ici comme le résultat du jeu dialogique de la question et de la réponse » (Grondin, 1993b, p.179). On pourrait le dire autrement. Si la compréhension comporte une application à soi, une compréhension de soi, et que l’application consiste dans la recherche d’un sens à notre situation actuelle, alors l’application obéit à la dialectique de la question et de la réponse [12]. La compréhension a donc nécessairement la structure question-réponse (Gadamer, 1996).

Quel défi culturel pour les pédagogues ?

Société de l’information, société cognitive, économie du savoir, informatisation croissante, formation continue, etc., ces expressions laissent entrevoir de redoutables défis d’éducation, de culture et de civilisation. Au-delà de la rhétorique d’usage, elles donnent à penser que la civilisation occidentale est entrée dans une phase inédite de son évolution, marquée par la prolifération de l’information et l’accroissement exponentiel des savoirs (Morin, 1999). Dans tous les domaines, nous avons réalisé des progrès remarquables et les prouesses techniques ne cessent d’étonner.

Mais cette réussite comporte aussi des revers : la science présente un visage de plus en plus morcelé. L’éclatement des connaissances affecte non seulement « la possibilité d’une connaissance de la connaissance mais nos possibilités de connaissance sur nous-mêmes et sur le monde » (Morin, 1986, p. 13). La spécialisation de la science, son développement de plus en plus technique et bureaucratique fait qu’elle ne peut plus penser ou réfléchir son objet. En outre, cette spécialisation détruit les grandes questions types de la culture humaniste qui se voit désormais reléguée au rang d’objet de luxe ou d’ornement esthétique. À la limite, on n’a plus besoin de l’idée d’homme ou de vie dans les sciences (Morin, 1984). En retour, « le monde des humanités ne voit dans la science qu’un agrégat de savoirs abstraits et menaçants » (Morin, 1999, p. 18). Chacun se trouve donc renvoyé à la sphère étroite de sa spécialisation, devenant plus ignorant de la totalité (Morin, 1986), plus impuissant à intégrer, à globaliser et à comprendre les problèmes de son époque dans toute leur complexité (Morin, 1999). Selon Vattimo (1991, p. 39), le formidable développement des sciences et leur spécialisation croissante « se paye de la possibilité toujours moindre de se donner une image unitaire praticable du monde ». Éclatement, disjonction, morcellement, insularisation des connaissances, disciplinarité close : ce sont là les termes qui reviennent le plus souvent pour qualifier la dissociation entre la science et la culture, amorcée depuis la modernité.

Quand nous quittons le terrain de ces généralités pour examiner l’expérience scolaire, nous cautionnons en quelque sorte ce divorce entre la science et la culture, cette ghettoïsation des savoirs, cet éclatement de la culture où nous retrouvons, d’un côté, les mathématiques, la science et la technologie, puissantes et prestigieuses, et, de l’autre, la culture, dont on ne sait plus très bien ce qu’elle est devenue, ce qu’elle signifie, tantôt une sagesse dérisoire d’un monde révolu, tantôt une activité artistique, un divertissement ou une forme de loisir qui déride un instant, le temps de refaire ses forces avant de revenir à la « vraie vie ».

Il s’ensuit que la formation est elle-même divisée entre deux types d’éducation sans communication réciproque : d’un côté, les mathématiques, la science et la technologie, utiles et efficaces, assurant les carrières, aisément échangeables sur le marché de l’emploi ; de l’autre, la culture, c’est-à-dire un saupoudrage de connaissances aux articulations fragiles où se mélangent les langues, l’histoire, les arts et la littérature. Il en résulte une hiérarchie des enseignants et des matières, un cloisonnement disciplinaire où chacun s’enferme, une spécialisation prématurée. Dans ce contexte, comme le notait Michel de Certeau (1980), il ne faut pas s’étonner du caractère kaléidoscopique de la culture des jeunes, non pas pauvre mais anomique, et, en cela, reflet de l’enseignement reçu et de l’éclatement des disciplines.

Cette prolifération-spécialisation rejaillit sur notre enseignement. Comment faire pour échapper à cette fracture entre la science et la culture ? Comment faire pour que les savoirs ne se ramènent pas à des entités abstraites et achevées qu’on ne soumet plus au doute, à la réflexion et à l’intégration personnelle ? Comment faire pour que les savoirs deviennent l’objet d’une appropriation personnelle et significative par les élèves ? Comment faire pour les intégrer à un contexte plus large et à leur propre vie ? Comment faire pour que l’enseignement devienne l’occasion d’une démarche de culture, d’une transformation de leurs représentations et de leurs savoirs ? Le caractère de plus en plus cognitif de toutes les activités humaines, l’abondance et la spécialisation des savoirs posent à la pédagogie des défis culturels considérables. Peut-elle restaurer certaines passerelles entre les savoirs, rétablir certains liens entre les divers champs de l’activité humaine, donner du sens aux contenus d’enseignement ? Comment la pédagogie peut-elle demeurer une activité culturelle ? Et sur quelle base établir cette recherche de sens et de continuité ?

Pertinence de l’herméneutique

Selon les travaux de Gadamer, cette recherche de sens et de continuité est possible si nous reconnaissons l’enracinement contextuel de toute compréhension. Comme nous l’avons vu, Gadamer reprend la découverte heideggérienne de la structure préalable. Toute compréhension comporte une précompréhension (premier principe), selon Heidegger. Mais pour Gadamer, cette précompréhension est à son tour préfigurée par la tradition dans laquelle vit l’interprète et qui modèle ses préjugés (deuxième et troisième principes).

Or, cette structure préalable, cette structure d’engagement pratique, cette structure a priori ou encore cette structure de préjugés, on la retrouve non seulement à l’oeuvre dans l’interprétation textuelle et historique, non seulement dans les sciences humaines ou dans notre rapport à l’oeuvre d’art, mais aussi dans les sciences naturelles (Warnke, 1991). Car les savoirs scientifiques sont également issus de traditions interprétatives au sein desquelles des normes, des méthodes, des critères de validité et de falsification se sont petit à petit élaborés. Toute science objective présuppose une communauté de recherche où se pratique une compréhension intersubjective ; de fait, les acteurs de la science doivent aussi s’entendre sur les pratiques, les termes, les critères à partir desquels ils jugeront les résultats de recherche (Ibid.). C’est en ce sens que nous pouvons parler de l’enracinement contextuel de toute compréhension. Ainsi comprise, toute compréhension suppose une structure de préjugés qui est conforme à une tradition interprétative et langagière, à un paradigme interprétatif pour reprendre ici un terme de l’épistémologie contemporaine. L’herméneutique gadamérienne nous libère donc du rêve positiviste d’un langage descriptif neutre sur le monde, rêve qui demeure rivé à la dichotomie sujet-objet et qui devait assurer aux sciences humaines la même objectivité que les sciences naturelles. Dans ce cas, la compréhension se ramène essentiellement à une fonction gnoséologique. En revanche, avec Heidegger et Gadamer, le comprendre est un mode d’être du Dasein, moins théorique que pratique, et par rapport auquel le comprendre, comme processus de connaissance, n’est qu’un mode dérivé qui se dégage comme projet possible de l’interprète (Grondin, 1993b).

Sur ce point d’ailleurs, l’épistémologie contemporaine rejoint l’herméneutique. Nous devons à des auteurs comme Quine, Kuhn et Feyerabend d’avoir montré que la théorie oriente toujours l’observation et que la part du sujet dans la construction de la connaissance est importante. Pour le dire d’une manière rapide, la science a découvert l’ordre interprétatif. Alors, pour nous qui sommes sur le terrain de l’éducation et qui essayons de la penser dans une perspective culturelle, l’épistémologie contemporaine a montré que la science fait partie de la culture. La science également est une institution humaine, une construction humaine progressivement élaborée, historiquement conditionnée, et donc inséparable de toute une série de facteurs aussi bien philosophiques et religieux qu’économiques et politiques (Latour et Woolgar, 1989 ; Thuillier, 1983).

Il n’existe donc pas quelque chose comme une réalité objective, un critère absolu, une métathéorie ou un métalangage qui nous permettrait de mesurer en toute certitude l’adéquation d’un paradigme à la réalité ; il n’existe donc pas de fondation ultime, de point d’Archimède du savoir (Hannoun, 1996). Le savoir scientifique n’est pas le seul savoir possible sur le monde, mais une norme méthodologique inscrite dans l’histoire et répondant à des projets de compréhension de communautés de recherche. Il existe plutôt des phénomènes interprétés selon des grilles paradigmatiques et symboliques différentes [13]. Le monde est une réalité construite découlant toujours de significations qui ont pris forme au sein de traditions interprétatives et langagières (Bruner, 1996).

Il en résulte une autre conception de la science, du savoir et de la culture. Si nous pouvons identifier une continuité entre les savoirs, si une telle recherche de continuité est possible, c’est précisément dans la reconnaissance de l’enracinement contextuel de toute compréhension qu’elle se trouve (Gadamer, 1996), dans l’affaiblissement de l’idée de fondation (Vattimo, 1991) et dans l’expérience communautaire, c’est-à-dire langagière, intersubjective et extra-méthodique. Dans cette perspective, il n’y a pas, d’un côté, la science, de l’autre, la culture ; d’un côté, un pur discours sur la réalité ayant le monopole de la vérité, de l’autre, l’espace irrationnel et informe de la subjectivité humaine. Ce qui existe, ce ne sont toujours que des savoirs partiels sur le monde, une diversité de points de vue, d’interprétations possibles, et nous ajouterions une histoire des savoirs, des polémiques où ils s’inscrivent, des débats et des enjeux, des réponses aux questions que les hommes se posent sur le monde. C’est de ce côté qu’il faut chercher si nous voulons inscrire notre activité éducative dans une perspective culturelle et créer des liens entre les savoirs, des passerelles et des zones d’échange et de communication entre les deux grands pôles de notre culture, la culture des humanités et la culture scientifique.

Considérations pédagogiques

Quelles sont les conséquences de cette approche sur la question de la culture dans l’éducation scolaire ? Que peut donc signifier une approche culturelle de l’enseignement sur la base de ces principes herméneutiques ?

Première conséquence – Si, pour l’herméneutique, la compréhension prend forme au travers de l’histoire et de la culture, alors il faut mettre en oeuvre une approche historique et culturelle de l’enseignement pour comprendre l’esprit humain, son activité créatrice et ses produits culturels (Simard, 2000). Depuis Heidegger et Gadamer, l’existence humaine est comprise comme interprétation, c’est-à-dire comme expérience qui se réalise sur le mode d’un échange dialogique au sein d’une langue (Vattimo, 1991). Tout homme interprète le monde et lui donne une signification à partir d’une histoire et d’une culture où il s’inscrit comme être humain. Le comprendre n’est pas uniquement une activité de traitement de l’information, une activité cognitive, mais plus fondamentalement et plus originairement, un mode d’être fondamental du Dasein porté par un projet au sein d’une langue et d’une culture. La langue n’est pas un simple outil de communication et un moyen d’expression, mais plus fondamentalement et plus originairement, elle est ce qui parle en nous et ce qui nous constitue comme sujet humain. La culture ne se ramène pas à un ensemble d’informations bien structurées, mais elle nous constitue comme « mémoire » et comme « distance », comme « milieu » et comme « horizon », comme rapport avec le monde (Dumont, 1968).

Deuxième conséquence – Si la réalité est construite à travers des significations qui prennent forme au sein de traditions interprétatives et langagières, il importe alors d’aider les jeunes à apprendre et à maîtriser les langages, les outils par lesquels nous construisons du sens et la réalité (Bruner, 1991).

Ces outils, ce sont d’abord les outils de la pensée, en particulier la maîtrise de sa langue première et les outils de la logique pour exposer ses idées de façon claire et cohérente. Ce sont aussi les outils de l’histoire qui rendent possible la mise en forme des événements, la mise en récit dont parle Bruner (1996) et qui permet d’inscrire sa propre vie dans une trame plus large et signifiante, de se situer dans l’histoire et dans son identité humaine. C’est encore la connaissance de la méthode expérimentale, dont la place est si importante de nos jours dans l’élaboration du savoir et la compréhension de notre monde, et la connaissance du langage mathématique en raison de son importance dans un grand nombre de disciplines. Nous pensons enfin à la connaissance des langages artistiques, à toutes ces formes symboliques qui permettent de mieux comprendre la réalité humaine subjective, mouvante et complexe, telle que chacun en fait l’expérience de la naissance à la mort. Que saurions-nous de cette expérience si cela n’avait été porté à notre connaissance par l’art [14]  ? L’art, disait Proust (1986), en faisant oeuvre, permet d’entrevoir des mondes qui nous resteraient autrement inconnus. Le savoir de soi de l’être humain réside aussi dans l’univers poético-esthétique. Ce qui signifie que la science n’a pas le monopole de la vérité, que nous pouvons faire des expériences de vérité extra-méthodique, pour reprendre Gadamer (1996), hors du contrôle méthodologique, et ces expériences ont pour modèle l’expérience esthétique. Les arts incarnent donc des formes de connaissance essentielles pour comprendre l’univers humain. Si l’éducation consiste dans la transmission d’une culture et que celle-ci donne des outils et des langages pour comprendre le monde et se comprendre dans le monde, alors les arts représentent une voie privilégiée pour accéder à cet univers humain. Priver l’enfant d’une éducation artistique, c’est le priver de l’une des voies essentielles pour comprendre et structurer son expérience du monde. Dans cette perspective, il est essentiel d’enseigner l’art de manière rigoureuse et systématique afin de maintenir un équilibre entre les grands domaines du savoir, entre les différents langages symboliques qui permettent de saisir l’univers humain et de construire des mondes.

Mais ces considérations seules ne sauraient suffire. Pour mettre en oeuvre une approche culturelle de l’enseignement, le pédagogue doit aussi tenir compte du public auquel il s’adresse, c’est-à-dire des élèves. Nous ne sommes plus à l’époque où l’éducation était rare et les groupes d’élèves homogènes. Le public scolaire s’est considérablement modifié au cours des dernières décennies du fait de l’extension de la scolarité en direction des classes moyennes, puis vers les classes ouvrières, si bien que coexistent de nos jours de plus en plus des élèves de conditions fort diverses (Perrenoud, 1994). L’école ouvre ses portes à tous, de quelque origine qu’ils soient, sans distinction de niveau socioéconomique et de langue. Mais depuis cette nécessaire démocratisation de l’enseignement, depuis cette extension massive de la scolarité à des élèves qui ne trouvent pas à la maison un rapport au savoir évident, l’école n’arrive plus très bien à donner un sens à la culture qu’elle cherche à transmettre (Ibid.). Les élèves de nos écoles ne sont pas triés sur le volet, tous également aptes ou favorables à l’étude, mais des élèves aux préparations, aux habiletés et aux capacités fort diverses, aux attentes et aux intérêts variés. De plus, sous l’apparence d’un profil culturel cohérent, la plus grande diversité existe du fait de cette disparité entre les niveaux de socialisation des élèves, de l’inégalité des ressources auxquelles ils ont accès, du fait aussi d’une appropriation diversifiée de la culture à l’extérieur des murs de l’école, de l’abondance des lieux du savoir et de la place grandissante des moyens électroniques de communication.

C’est aussi toute la vie sociale qui a profondément changé, marquée par une transformation de la famille, une pluralisation des genres de vie, une présence accrue des médias et des publicités, rendant plus difficile les repérages, les ancrages et les appartenances. Les rapports entre les jeunes et les adultes ont également changé. Les jeunes ne se laissent plus dicter leurs conduites sans réagir ; ils négocient et demandent des justifications. Or, l’école n’est pas à l’abri de ces turbulences, de nos débats sociaux et de nos décisions collectives. Elle participe pleinement de cette évolution rapide, les transformations des phénomènes sociaux se répercutant sur son rôle, ses acteurs et son fonctionnement.

Alors peut-on réellement enseigner et cultiver sans prendre acte des difficultés inhérentes à l’hétérogénéité des publics scolaires ? Peut-on enseigner et cultiver sans tenir compte de ces profondes transformations sociales qui nous affectent tous ? Peut-on enseigner et cultiver en faisant fi de la personnalité culturelle des élèves, de la diversité de leurs références, de leurs symboles et de leurs codes ? Peut-on enseigner et cultiver en faisant abstraction de leurs différences ? Peut-on enseigner et cultiver sans tenir compte d’un environnement bigarré qui modèle diversement leur rapport à la culture ? Faire face à ces questions avec réalisme et lucidité, c’est à notre avis s’engager sur la voie pédagogique, qui est l’autre nom d’un souci de l’autre (Gauthier, 1993) et d’un souci pour la culture (Simard, 1999 ; Simard et Martineau, 1999). Ce souci de l’autre et de la culture incite l’enseignant à mettre en place les conditions d’une pédagogie de la culture [15].

La première consiste à accueillir et à comprendre la culture des élèves, leur « culture première » [16] (premier principe), leurs références et leurs manières de voir le monde, à donner « sens et valeur » à leur culture pour reprendre les termes de Snyders (1986). Concrètement, un enseignant devrait connaître ce que les élèves écoutent, lisent et regardent, leurs vidéos et leurs vedettes, leurs codes, leurs références et leurs représentations s’il veut se donner quelque chance de pressentir leurs inquiétudes et leurs interrogations et les ouvrir à autre chose. Dans un ouvrage récent, Zakhartchouk (1999) mentionne qu’il faut d’abord savoir écouter les élèves. Écouter, non pas « s’apprêter à céder aux désirs spontanés, ni sanctifier une parole moins personnelle qu’elle ne le croit, mais simplement partir des réalités, des représentations de ceux à qui on enseigne, partir de là et partir vers des ailleurs » (p. 67).

« Partir de là et partir vers des ailleurs », voilà qui appelle une deuxième condition d’une approche culturelle de l’enseignement. Elle consiste dans cet effort tenace et inventif, cette finesse, cet à-propos, ce tact, ce jugement et cette sensibilité, cette capacité d’inventivité pour choisir des médiations pédagogiques appropriées en vue d’aider les élèves à prendre conscience de leur propre culture (premier principe), à se mettre à distance du connu, du familier, à l’objectiver en quelque sorte pour mieux le comprendre. La culture naît de cette distance à soi, distance où les oeuvres littéraires, artistiques ou scientifiques jouent un rôle de premier plan parce que les élèves peuvent y retrouver des échos à leurs interrogations, des sources de compréhension, d’ouverture et d’enrichissement, des points d’appui essentiels pour remettre en question leurs références (Meirieu, 1995), un éclairage qui donne sens à ce qu’ils vivent. S’il s’agit de reconnaître la culture des jeunes, il faut aussi et, peut-être surtout, reconnaître la valeur positive de la culture, sa puissance de transformation [17]. L’enseignant apparaît alors sous la figure d’un « passeur culturel » (Zakhartchouk, 1999), par référence « à celui qui fait franchir un obstacle », qui accompagne le voyage, qui rend accessible ce qui serait d’un abord difficile. Dans cette perspective, la pédagogie apparaît largement comme une activité interprétative qui repose sur ce que les anciens herméneutes appelaient la subtilitas, c’est-à-dire moins sur des techniques ou des méthodes apprises que sur le tact, moins sur l’esprit de géométrie que sur l’esprit de finesse, bref, sur le jugement et la sensibilité (Simard, 1999).

Une troisième condition consisterait dans l’enseignement à donner le pas aux questions (sixième principe) sur les réponses toutes faites et à resituer le savoir dans un ensemble historique et culturel plus large (deuxième principe). Dans une visée herméneutique, il ne suffit pas d’apprendre les langages (scientifique, mathématique, historique, artistique, éthique), mais encore les problèmes et les questions par lesquels ils se construisent. Quels sont les besoins, les intérêts, les problèmes et les questions auxquels ils répondent ? Est-il possible de reconduire ces langages au sein des problèmes qui, dans l’histoire des hommes, les ont fait surgir ? Ce faisant, nous replacerions l’accent sur les voies par lesquelles nous trouvons des solutions à des problèmes et nous construisons la réalité, plutôt que sur le seul langage achevé. Car derrière un ensemble ordonné de connaissances, de règles et de procédures éprouvées se trouve l’aventure des êtres humains qui cherchent à comprendre le monde, c’est-à-dire des questions essentielles qui touchent l’essence de l’homme et de la vie, des expériences fulgurantes et des découvertes déterminantes, des hasards, des tâtonnements et des erreurs aussi, des circonstances historiques et culturelles variables. Tout savoir est réponse à une question donnée (Develay, 1992) et l’on ne peut que reconnaître avec Meirieu (1997) que l’école a eu tendance à détacher les connaissances des questions qui peuvent leur donner sens. Comme enseignant, nous avons la responsabilité de transmettre des connaissances organisées, mais nous pouvons aussi les transmettre en remontant aux questions dont elles constituent des réponses.

Quatrièmement, et de façon complémentaire à cette troisième condition, reconnaître l’historicité de la compréhension humaine, c’est reconnaître l’appartenance de la compréhension à des traditions interprétatives et langagières (deuxième et troisième principes). Or, ces traditions font partie de l’expérience éducative. Enseigner et apprendre, c’est s’inscrire dans la continuité de communautés de recherche et d’interrogation où se sont peu à peu constitués des langages, des concepts et des méthodes, c’est reprendre pour son propre compte les questions et les démarches, les débats et les polémiques où s’inscrivent toujours les savoirs (Gallagher, 1992). Quand j’apprends la géométrie, j’apprends la géométrie dans un contexte défini par une tradition scientifique. Mais je ne fais pas qu’apprendre des formules, j’apprends implicitement l’histoire de la géométrie. Dans la mesure où le principe du « travail de l’histoire » correspond à l’expérience éducative, dans la mesure où les traditions font partie de l’expérience éducative, alors il est clair qu’une partie de l’enseignement devrait consister à devenir conscient de la force de la tradition sur notre compréhension (Ibid.). À partir d’une telle proposition, il est évident que la prise de conscience du « travail de l’histoire » sur notre compréhension déborde l’histoire comme discipline spécifique. Autrement dit, il faut amener l’histoire à la conscience, ce qui exige d’enseigner dans une perspective historique, c’est-à-dire non seulement d’enseigner l’histoire mais aussi l’histoire des disciplines. Si, comme nous l’avons vu, le passé est toujours compris dans nos interprétations, si les traditions interprétatives et langagières sont inscrites dans l’expérience éducative, alors enseigner, dans une perspective herméneutique et culturelle, cela ne peut plus seulement consister à transmettre des connaissances, mais plus encore, c’est aider l’élève à prendre conscience de la profondeur historique de ce qui lui est transmis. En particulier sur ce point, on remarquera que l’herméneutique rejoint les propositions de Dumont (1971) relatives à l’importance de la perspective historique dans l’enseignement. Il faut former des héritiers et des critiques, écrivait-il. Ainsi, l’élève retrouverait un fondement à sa culture et le sens du passé. Alors comment amener l’histoire à la conscience ? L’histoire vient à nous à travers le langage (troisième principe), lequel est pensé selon la dialectique de la question et de la réponse, et donc à partir du dialogue (sixième principe). Comment amener l’histoire à la conscience ? Par le dialogue, selon l’herméneutique de Gadamer, ce qui appelle une cinquième condition.

Si toute compréhension appartient à l’histoire, alors les questions que l’élève pose sur le monde et les réponses qu’il trouve, ce ne sont pas des questions et des réponses qui lui appartiennent en propre, mais des réponses et des questions qui appartiennent aussi à des traditions interprétatives et langagières. Les questions que pose l’élève sont importantes (sixième principe), car elles sont l’occasion de renouer avec les questions et les réponses que d’autres avant lui ont posées et apportées, l’occasion de renouer avec le dialogue dont la culture est la source et l’écho, l’occasion de faire parler les textes et les savoirs à partir de sa situation d’interprète (quatrième et cinquième principes). Prendre en compte les questions des élèves, c’est leur permettre de s’inscrire dans une continuité interprétative, dans une communauté d’interrogation et de recherche où se sont élaborés des langages et des concepts qui forment la substance de nos points de vue sur le monde, de notre être historique et langagier (Simard, 1999). Prendre en compte les questions des élèves, c’est encore leur permettre de remonter aux questions dont les savoirs constituent les réponses et de mieux saisir la trame historique et culturelle dans laquelle ils s’inscrivent (Develay, 1992). La compréhension s’éprouve donc ici comme le résultat d’un jeu dialogique de la question et de la réponse. Entrer dans la culture, c’est alors entrer dans cette dialectique de la question et de la réponse, c’est se mettre en dialogue avec ce que d’autres ont réalisé avant nous et avec ceux et celles qui se posent les mêmes questions que nous. Donner toute leur place aux questions, c’est enfin savoir relier les oeuvres du passé au présent, entendre ce qu’elles ont à dire pour notre situation actuelle. Il faut, comme nous y invite Bruner (1996, p. 158), retrouver et inventer « l’art d’exploiter les questions, de les garder vivantes ».

Plus qu’un simple héritage, la culture devient alors une « construction personnelle », une élaboration dynamique qui correspond à l’activité de celui qui cherche à comprendre, une mise en mouvement où l’héritage d’une tradition éclaire une question présente ou un problème actuel (Meirieu, 1995, 1997 ; Simard, 1999). Enseigner, selon cette perspective, ce n’est pas seulement expliquer, exposer, clarifier, expliciter les savoirs afin que les élèves puissent saisir leurs contenus de vérité, ce n’est pas seulement faire connaître aux élèves les productions culturelles les plus significatives, mais aussi les resituer au sein des questions, des problèmes et des besoins qui, dans l’histoire et la culture des hommes, ont rendu possible leur élaboration. C’est à notre sens une approche qui permet de « défossiliser », de « dépétrifier » et de décloisonner les savoirs (Meirieu, 1995), de les rendre à la vie en quelque sorte et de les dégager de leur neutralité scolaire en les réinscrivant dans leur contexte d’émergence, dans l’histoire et les questions de ceux et celles qui ont cherché à comprendre.

Deux formes de compréhension sont visées par cet enseignement : a) la compréhension du contenu de vérité ; b) la compréhension des conditions génétiques (Warnke, 1991 ; Simard, 1999). Dans la première forme, comprendre pour l’élève, c’est percevoir la vérité de ce qui est enseigné, c’est comprendre, par exemple, le phénomène de la réfraction en physique, être capable de calculer la tangente d’un arc ou d’un angle. Dans un autre sens, la compréhension a trait à la connaissance des circonstances historiques, culturelles et sociales qui sous-tendent l’élaboration d’un savoir. Dans ce cas, comprendre, c’est reconstituer en quelque sorte la genèse de ce qui a permis l’émergence d’un savoir. On peut donc s’intéresser à un objet du point de vue de son contenu de vérité comme on peut l’examiner sous un angle généalogique.

Ainsi comprise, la tâche de la pédagogie apparaît largement herméneutique. Non seulement a-t-elle pour rôle d’expliquer, d’exposer et de clarifier des savoirs afin que les élèves puissent s’approprier leurs contenus de vérité, mais encore doit-elle les resituer au sein des circonstances historiques et culturelles qui ont permis leur émergence et se mettre à l’écoute de l’éclairage qu’ils apportent aux questions actuelles.

Conclusion

Partant de la réforme actuelle qui vise à remettre la culture au centre de l’activité éducative et scolaire, nous avons voulu contribuer à la clarification d’un enseignement qui désire s’inscrire dans une perspective de rehaussement culturel de la formation. Cette clarification, nous l’avons développée autour de la prolifération-spécialisation des savoirs et nous avons proposé des conditions d’une pédagogie de la culture à partir d’une approche herméneutique.

Mais cette démarche n’est pas qu’abstraite, toute théorique et spéculative. Elle concerne chaque enseignant, chaque fois qu’il se propose d’instruire et d’éduquer des jeunes, chaque fois qu’il se propose de transmettre une partie de « l’expérience humaine considérée comme culture » (Forquin, 1989, p. 12). Ainsi se dessine l’un des mandats de l’éducation à venir : mettre en oeuvre des conditions qui permettent aux élèves de s’approprier, d’intégrer et d’organiser les connaissances en un tout cohérent, original et personnel, de se situer au sein des problèmes et des réalités complexes de son temps, dans son identité humaine et dans l’histoire.

Le rehaussement culturel de l’école québécoise est l’une des bonnes intentions qui justifient la réforme actuelle. Mais après l’avoir dit et répété, le plus difficile reste encore de le faire, de le réaliser jour après jour, à l’école et dans la classe, là où la culture se vit et se partage, se forme et se prépare. Au regard de ce défi, nous pensons que le point de vue herméneutique éclaire une des voies de rehaussement de la formation culturelle des élèves.