Corps de l’article

1. Introduction

Le manuel scolaire semble être un élément incontournable de l’environnement professionnel de l’enseignant. Qu’il fasse le choix – comme c’est possible à l’heure actuelle en France – d’utiliser ou non, au quotidien, pour une discipline donnée, un manuel pour les élèves, l’enseignant est au contact des manuels scolaires et, plus largement, de la documentation scolaire, que certains auteurs anglo-saxons nomment textbook : manuel de l’élève, mais aussi livres du maître, fichier de l’élève, documents et matériel d’accompagnement, etc. Ces documents constituent un des éléments de la situation de l’enseignant, même si cela ne détermine ni les usages ni les conditions d’usages de cette documentation.

Dans cet article, nous nous intéressons aux usages de la documentation scolaire, en mathématiques, d’enseignants expérimentés qui oeuvrent à l’école élémentaire. Deux questions principales ont guidé l’étude : Qu’est-ce qui caractérise, dans l’histoire personnelle et professionnelle d’un professeur, le rapport à la documentation scolaire et son mode d’utilisation ? En quoi, pour un professeur donné, ce rapport, avec les documents dont il fait usage, peut-il être un facteur de changement ou, au contraire, de stabilité ?

Notre propos s’inscrit tout d’abord dans le cadre des questions et des résultats disponibles dans les travaux qui portent sur l’usage des manuels. Nous aborderons ensuite la question de la place des manuels dans la situation de l’enseignant et présenterons l’aspect empirique du travail. En effet, cet article résulte d’une enquête réalisée auprès d’enseignants de l’école primaire. Nous en détaillerons tout d’abord les principes méthodologiques, avant d’en révéler les principaux résultats : la construction de l’oeuvre de l’enseignant autour d’un document générateur. Quant à la question, plus générale, de la place de la documentation scolaire dans le développement professionnel des enseignants, nous l’aborderons en conclusion.

2. Problématique : l’usage des manuels, une vaste question

Au sein de la recherche en didactique des mathématiques – qui, rappelons-le, est notre port d’attache – les manuels sont étudiés selon trois directions (Assude et Margolinas, 2005).

  1. Dans l’analyse de la mise en texte du savoir, c’est la façon dont ce savoir est apprêté par le manuel et l’enseignant, ce que Ravel (2003) appelle l’étude de la transposition didactique interne, qui constitue l’objet d’étude. Ce sont alors les modes d’organisation de savoirs que l’on peut inférer des manuels qui sont étudiées et non la façon dont les enseignants utilisent les documents.

  2. Les études comparatistes visent à dégager des spécificités dans le traitement des savoirs mathématiques dans différents pays, révélant ainsi le poids que la société ou les cultures mathématiques – souvent distinctes d’un pays à l’autre – fait peser sur les savoirs enseignés (par exemple, Cabassut, 2005 ; Haggarty et Pepin, 2002 ; Harris et Sutherland, 1999).

  3. Enfin, quelques rares études portent sur les fonctions du manuel dans l’activité de l’enseignant, notamment comme institution de formation (Neyret, 1995). Notre travail se situe dans cette lignée, peu développée à l’heure actuelle.

Dans le champ plus large des recherches au sein de la didactique des autres disciplines et en sciences de l’éducation, la problématique de certains travaux présente des points communs avec les nôtres. En particulier, ceux de Niclot (2003) ont montré comment les manuels de géographie, en l’absence de formation continue, avaient permis une adaptation aux changements curriculaires et aux évolutions des méthodes d’enseignement des enseignants du secondaire français. D’autres travaux (notamment Wozniak, 2007) illustrent, cette fois dans le cas de l’enseignement de la statistique en France, pourquoi les manuels n’ont pas pu jouer un tel rôle, les conditions d’un développement professionnel n’étant alors pas réunies : les auteurs de manuels, le plus souvent eux-mêmes enseignants, se trouvent assujettis aux mêmes conditions et donc, à un même espace de contraintes que les personnes auxquelles ils s’adressent à travers les manuels.

Néanmoins, comme le soulignent certains auteurs (Araújo Oliveira, Lisée, Lenoir et Lemire, 2006 ; Lenoir, Roy et Lebrun, 2001), peu de travaux ont été menés sur l’usage des manuels, contrairement aux études qui portent sur leur rôle et place dans l’institution scolaire et dans l’activité générale de l’enseignant.

Les résultats de ces travaux permettent notamment d’affirmer que, même si le manuel est un vecteur essentiel d’actualisation du curriculum pour les enseignants (Spallanzani, Biron, Larose, Lebrun, Lenoir, Masselter et Roy, 2001), le respect des programmes et des instructions n’est pas un élément fondamental (Gentil et Verdon, 1995). L’étude d’Araújo Oliveira et de ses collaborateurs (2006) montre que la plupart des futurs enseignants québécois de l’école primaire (encore en formation à l’Université) qui utilisent un manuel déclarent l’utiliser au moment de la conception et de la planification de leur enseignement. Ce résultat est à mettre en perspective avec ceux obtenus par Gentil et Verdon (1995), dont l’enquête, réalisée auprès d’enseignants français en exercice, de l’école primaire, révèle que la grande majorité d’entre eux déclarent utiliser un manuel de mathématiques pour eux-mêmes et que la plupart en font utiliser un à leurs élèves.

Parmi les travaux étudiés, l’étude de Métoudi et Duchauffour (2001) présente une plus grande proximité avec notre travail. Leur enquête sur l’usage des manuels a été menée en France dans le cadre de l’association Savoir Livre. Cette association regroupe six éditeurs scolaires (Belin, Bordas, Hachette, Hatier, Magnard et Nathan), dont l’objectif est de suivre l’évolution du système éducatif et notamment le rôle, la place et les usages des manuels scolaires.

Durant trois années scolaires (1995-1998), 63 classes ont été équipées de toute la documentation que les enseignants avaient sélectionnée pour leurs élèves et cela, dans toutes les disciplines scolaires : 358 titres de manuels et 103 titres de fichiers ou cahiers ont été ainsi choisis, soit près de 22 100 ouvrages distribués.

En ce qui concerne les mathématiques, le manuel est utilisé comme recueil d’exercices (38 %), comme support de la leçon (31,80 %), comme support d’évaluation (12,40 %), pour une reformulation théorique (9,80 %) et, enfin, comme source documentaire (6,20 %). Même si, dans 86,40 % des cas, les livres du maître ont été fournis avec les manuels, il s’avère que seulement 58 % des enseignants concernés les ont utilisés, et que 18,20 % des enseignants ont utilisé un autre livre du maître que celui associé au manuel des élèves. Cet ensemble de travaux montre notamment que les enseignants utilisent le manuel comme un outil pour la conception d’un enseignement. En prolongement, il est possible de s’interroger sur la place que peuvent occuper les manuels et, plus largement, la documentation scolaire dans le travail de l’enseignant.

3. Contexte théorique

Pour questionner l’usage des manuels, il est pertinent de fixer quelques paramètres de la situation de l’enseignant : l’institution scolaire concernée, la discipline scolaire enseignée. Nous nous intéressons ici au cas de professeurs des écoles (primaires) préparant leur enseignement de mathématiques. Fixer la discipline, ici les mathématiques, autorise également à s’intéresser aux conceptions épistémologiques de l’enseignement et à la nature didactique des choix effectués par les enseignants. En didactique des mathématiques, plusieurs cadres théoriques permettent de rendre compte de différentes facettes du travail de l’enseignant. Nous nous appuyons ici sur plusieurs d’entre eux, en indiquant les étapes de la recherche pour lesquels ils ont été pertinents.

3.1 Un cadre qui modélise la situation de l’enseignant

Le modèle développé par Margolinas à partir de la théorie des situations (Brousseau, 1998) découle du développement de l’analyse de la structuration du milieu (Brousseau, 1990 ; Margolinas, 1995). Ce modèle vise à décrire certaines composantes de la situation de l’enseignant et à interroger leurs relations. Les composantes principales considérées (Margolinas, 2002, 2005) sont résumées dans la figure 1.

Figure 1

La situation de l’enseignant

La situation de l’enseignant

-> Voir la liste des figures

Ce modèle a servi de base à la construction de l’enquête, car celle-ci permet d’interroger l’enseignant dans toutes les dimensions de son activité.

3.2 Un cadre qui interroge les contraintes institutionnelles du travail de l’enseignant

Selon la théorie anthropologique du didactique, c’est par ses « assujettissements », par le fait qu’il est le sujet d’une multitude d’institutions, que l’individu […] se constitue en une « personne » (Chevallard, 2003, p. 83). Au cours de sa carrière, l’enseignant est le sujet d’institutions multiples, comme l’institution de formation qui l’accueille durant sa formation initiale, mais également, dans une conception large du terme institution, les communautés de professeurs des écoles dans lesquelles il a enseigné ou encore les manuels, en tant qu’institutions de formation.

Cette modélisation de l’enseignant comme sujet, simultanément ou successivement, de différentes institutions, peut permettre d’identifier les systèmes de contraintes qui pèsent sur lui du fait de son assujettissement à ces institutions. Introduite par Chevallard (2002a, 2002b), l’échelle des niveaux de codétermination didactiques (sujet ; thème ; secteur ; domaine ; discipline ; pédagogie ; école ; société ; civilisation) fonctionne alors comme une base de décomposition des assujettissements de l’enseignant considéré comme sujet de différentes institutions (pour un exemple d’utilisation de cet outil, voir Wozniak et Chevallard, 2007). Ce modèle permet d’interroger spécifiquement la dimension épistémologique et de construire finement l’organisation mathématique sous-jacente aux choix de l’enseignant. Dans l’analyse des résultats de l’enquête, ce modèle nous a été utile.

3.3 Articulation de ces deux modèles

Ces modèles théoriques ont en commun de se fonder sur le postulat selon lequel les conditions et contraintes auxquelles sont soumis les enseignants ne se limitent pas à celles immédiatement visibles lorsqu’ils sont dans leur classe.

Ainsi, quand un enseignant conçoit une séance d’enseignement, son activité est déterminée par des contraintes qui relèvent, par exemple, de l’École, comme la nécessité de respecter les programmes ou, à tout le moins, de ne pas trop s’en écarter. Les conceptions de l’apprentissage de l’enseignant, les conditions qui rendent possible ou impossible telle organisation dans le temps et l’espace de la salle de classe, la prise en compte de son observation des réactions des élèves actuels ou passés dans des situations similaires, sont autant d’éléments constitutifs du système de contraintes dans lequel son action se situe. Cependant, les contraintes et conditions qui déterminent cette action de l’enseignant relèvent de différents niveaux solidaires, qui ne s’organisent pas de façon strictement linéaire. Ainsi, l’observation des élèves peut modifier à la fois la mise en oeuvre du projet de l’enseignant, l’organisation des savoirs mathématiques dans son enseignement, la progression qu’il avait envisagée sur le thème, voire sa conception des mathématiques ou de l’enseignement en général.

En dépit des conditions auxquelles il est assujetti, l’enseignant est mis en demeure de faire la classe, c’est-à-dire d’organiser l’étude des savoirs mis en texte dans le programme scolaire, dans des conditions explicitées par les instructions ministérielles. Un des problèmes de l’enseignant est donc de bien préparer son cours, c’est-à-dire de concevoir une organisation didactique qui fasse rencontrer une organisation de savoirs (mathématiques). Il s’agit de s’intéresser à la place de la documentation scolaire dans la résolution de ce problème professionnel.

Cette conception large du travail de l’enseignant ne réduit donc pas son activité aux seules tâches qu’il accomplit en classe devant les élèves. Cette part de son activité hors de la classe est assez mal connue, sans doute parce qu’elle est difficile à observer directement. Il est délicat, en effet, de connaître ce que l’on pourrait appeler une pratique hors classe effective. En effet, si l’activité en classe est, par définition, développée dans un lieu et dans un temps donnés – ceux de la classe –, l’activité hors classe ne l’est pas : elle se développe dans des lieux et des temps divers qui ne sont pas aisément accessibles.

3.4 Étude d’un problème et praxéologie

Pour Chevallard (1999), étudier un problème, c’est construire une organisation praxéologique comme réponse à cette question : identifier le type de tâches à réaliser, construire une technique qui permette de l’accomplir, produire un discours (technologique) qui puisse rendre compte de cette construction tout en l’inscrivant dans une problématique plus large (une théorie). Dans ce cadre théorique, tout produit intentionnel de l’activité humaine est appelé oeuvre. En interrogeant l’enseignant sur la façon dont il fait usage de la documentation scolaire dans toutes les dimensions de son activité, il devient possible de considérer ses réponses comme des révélateurs du travail de production de sa réponse au problème praxéologique suivant : Comment élaborer une présentation du savoir pour les élèves ? Pour construire sa propre réponse, l’enseignant – reprenant le schéma classique de l’étude d’une question (Chevallard, 2001) – va, dans un premier temps, regarder et observer les réponses déjà présentes dans la culture ; c’est ainsi qu’il va consulter des manuels, ses collègues, des sites Internet, des revues, etc. Après ce temps d’observation, il entre dans un processus d’analyse expérimentale et théorique des réponses déjà construites par d’autres, permettant ainsi leur évaluation, condition sine qua non au développement de sa réponse. Ce processus de l’étude d’une question se conclut par la production d’un discours – au moins pour lui-même – d’explicitation de la réponse produite. L’élaboration d’une planification sur l’année, d’une progression et d’un ensemble de séances d’enseignement est, à un moment donné, la réponse à la question initiale. Cette réponse, jamais vraiment définitive, est l’oeuvre de l’enseignant en construction.

4. Méthodologie

4.1 Collecte des données

En 2004, nous avons participé à une enquête réalisée (voir les résultats préliminaires de nos travaux, orientés par leur intérêt pour les mathématiciens formateurs d’enseignants, dans Margolinas, Canivenc, De Redon, Rivière et Wozniak, 2004) par une équipe de l’Institut national de la recherche pédagogique (INRP). Il s’agit de l’équipe Démathe (Développement des Mathématiques à l’École), à laquelle ont participé Margolinas (responsable), Canivenc, De Redon, Rivière et Wozniak. Nous avons interrogé onze enseignants d’école primaire, tous volontaires, expérimentés et sans lien avec la recherche (pour une présentation sommaire des profils des professeurs interrogés, voir l’annexe). Les entretiens ont été menés sous forme d’entretiens semi-dirigés d’une heure. Les enseignants n’ont pas été choisis de façon à constituer un échantillon, car les travaux antérieurs ne permettaient pas d’anticiper quels auraient pu être leurs critères pertinents de représentativité (l’âge, le genre, l’ancienneté, le parcours d’étude, le type d’école, le niveau d’enseignement, etc.). Étant donné qu’il s’agissait d’une étude clinique de type exploratoire, l’absence de critère de représentativité ne semble pas rédhibitoire. Les entretiens ont eu lieu dans la classe, sans la présence de leurs élèves. Les enseignants étaient sollicités pour montrer les documents auxquels ils pouvaient se référer, qu’il s’agisse de documents du commerce, de fiches construites par eux, de cahiers d’élèves, de supports à des activités mathématiques, etc. Les entretiens étaient filmés de manière à garder les traces visuelles des documents et sonores des échanges.

Suivant la trame commune, l’entretien a commencé par une présentation de l’intérêt de l’enquêteur pour l’usage des documents par l’enseignant : planification sur l’année ; progressions qui articulent les thèmes d’étude ; conception des séances d’enseignement ; gestion de la classe ; traitement des besoins mathématiques des élèves identifiés au cours de l’enseignement.

Les questions étaient contextualisées au niveau de la classe dans laquelle l’enseignant exerçait durant l’année en cours, les entretiens ayant eu lieu en fin d’année scolaire. L’enseignant commençait par présenter ses parcours d’étude et professionnel, puis les différents sujets étaient abordés selon ce qui apparaissait le plus naturellement à la fois à l’enquêteur et à l’enseignant. D’une façon générale, les enquêteurs intervenaient peu, pour poser des questions qui permettaient l’explicitation de la pratique, en privilégiant la question du comment à celle du pourquoi (Maurel et Vermersch, 1997). La longueur de l’entretien (une heure), propice à une mise en confiance, a permis aux enseignants interrogés – qui disaient souvent au départ n’utiliser qu’un seul document ou bien pas de document du tout – de dévoiler au cours des échanges une réalité beaucoup plus complexe.

4.2 Méthode d’analyse des données

Nous avons écouté plusieurs fois les entretiens, puis nous les avons intégralement transcrits et nous avons réalisé des montages vidéo et pris des photos permettant de rendre compte des documents présentés par les enseignants.

Nous avons réalisé plusieurs analyses qualitatives indépendantes de ces entretiens, que nous avons ensuite comparées. À chaque analyse, le corpus a été entièrement revisité par chacune des chercheures, parfois seulement à partir des transcriptions, mais souvent à partir des enregistrements, qui permettent de mieux comprendre, à travers les intonations, les intentions et les nuances apportées par les enseignants. En effet, pour leur permettre de s’exprimer librement, les entretiens doivent être déconstruits puis reconstruits en vue d’une interprétation, suivant en cela les méthodologies de l’analyse qualitative (Paquay, Crahay et De Ketele, 2006) qui semblaient les mieux adaptées au corpus.

Dans un premier temps, nous avons fait la liste des documents auxquels se réfère l’enseignant, en restant attentives à ce qui ressortait comme étant un document très utilisé ou bien plutôt secondaire. Nous avons ensuite cherché à comprendre l’usage ou les usages que l’enseignant déclare faire des documents dont il parle : dans sa conception de l’enseignement des mathématiques et de sa planification sur une année, de ses progressions thématiques, des séances prévues, de la gestion en classe et enfin de l’observation des élèves. Nous avons enfin cherché à déterminer les points sur lesquels l’enseignant déclarait ressentir le besoin de documents autres que ceux dont il faisait usage. Cette façon de replacer les documents en fonction de l’activité de l’enseignant a permis de mieux comprendre la cohérence interne qui sous-tend le travail de ce dernier. Enfin, nous avons cherché à reconstituer une genèse de la construction de l’oeuvre de l’enseignant, en fonction notamment des relations épistémologiques qu’entretiennent les différents éléments qui la constituent au moment de l’entretien avec les orientations épistémologiques des différents documents auxquels l’enseignant a eu accès au cours de sa carrière. Nous avons fait des hypothèses sur ces différentes généalogies, qui ont été finalement mises à l’épreuve en reprenant point par point les propos recueillis lors des entretiens et en les comparant.

4.3 Considérations éthiques

Les enseignants qui ont participé à cette enquête étaient volontaires ; ils étaient informés du but de la recherche mieux comprendre les pratiques documentaires des enseignants de l’école primaire en mathématiques, ainsi que de l’ambition du groupe de recherche de développer de nouveaux types de documents pour les enseignants. Les enseignants qui ont participé à cette enquête sont issus de trois grandes villes françaises – de plusieurs centaines de milliers d’habitants – et d’écoles différentes au sein d’une même ville. La diversité des situations géographiques et le nombre d’interviewers (cinq) assurent une part de l’anonymat. Néanmoins, les propos dont nous rendons compte sont anonymes pour la diffusion, grâce au référencement des enseignants concernés par un numéro. Par ailleurs, on ne trouve aucune mention des lieux dans les indications de parcours professionnels et de formation que nous donnons en annexe. La plupart des enseignants ont été informés des résultats de nos recherches ; néanmoins, cela n’a pas toujours été possible (changement d’école pour certains d’entre eux au moment où les résultats ont été disponibles). Dans l’ensemble, les enseignants ont été intéressé, à la fois par la situation d’entrevue dans laquelle ils avaient l’occasion de parler d’une dimension de leur travail (le travail de conception) qui est souvent peu considérée, et par les résultats qui leur ont permis de prendre du recul par rapport à leur pratique de l’enseignement des mathématiques.

4.4 Considérations techniques

Au cours des entretiens, les enseignants font référence à des ouvrages, le plus souvent des manuels scolaires. Il n’est pas possible de référencer ces ouvrages de façon précise. Certains manuels ont connu plusieurs éditions, avec des auteurs différents. Par ailleurs, les indications données au cours des entretiens sont insuffisantes pour détecter l’édition exacte concernée. Cela explique que nous citerons les collections de manuels ainsi que leurs auteurs principaux. 

Dans le présent article, nous parlons de collection d’ouvrages, qui sont des manuels scolaires, pas des livres classiques. Par exemple, il y a un Ermel CP, un Ermel CE1, etc. (niveaux scolaires du système français) ; de plus, selon les ouvrages et les années (il y a plusieurs éditions) les auteurs varient, comme nous l’avons d’ailleurs indiqué. Ainsi, nous avons veillé à toujours nommer l’auteur qui est le responsable de la collection ou, tout au moins, (cas d’Ermel) son fondateur.

5. Résultats

Dans cet article, nous avons choisi de présenter ce qui semble important du point de vue de l’usage des manuels dans le développement professionnel de l’enseignant lorsqu’il conçoit son enseignement : l’existence d’un document principal, élément le plus visible de ce que nous appellerons l’oeuvre de l’enseignant, oeuvre qui se cristallise autour d’un document générateur. Notons que les termes en italiques seront définis dans les paragraphes suivants.

Les entretiens sont numérotés de 1 à 4 et de 6 à 11, ces numéros sont indiqués entre crochets. Cette numérotation est stable dans nos publications concernant cette enquête. L’entretien 5, qui concerne une enseignante de maternelle, ne sera pas pris en compte ici, car les conditions institutionnelles du travail en maternelle en ce qui concerne la documentation scolaire sont trop différentes de celles qui prévalent à l’école élémentaire : il existe peu de manuels à ce niveau en mathématiques et leur usage y est assez marginal.

5.1 Un document principal

L’analyse qualitative permet de déterminer qu’il existe dans le corpus, pour tous les enseignants, sauf pour [3] (voir plus bas), un document auquel l’enseignant se réfère abondamment, que nous avons appelé documentprincipal. Comme son nom l’indique, l’enseignant met ainsi en avant principalement un document, qui est parfois le seul document dont il parle ou bien celui dont il parle, avant d’évoquer, de façon assez marginale, d’autres documents.

Si l’enseignant s’y réfère constamment, c’est parce que ce document, quel qu’il soit (ouvrage du commerce ou ouvrage personnel – voir l’annexe, tableau 1), lui est essentiel dans sa pratique mathématique, au moment où il est interrogé.

L’enseignant fonde sa progression sur ce document principal, qui fait l’objet d’un énorme travail d’appropriation, tant intellectuellement qu’affectivement. Mentionnons que, dans le texte qui suit, nous conservons tel quel le nom des ouvrages indiqués par les enseignants interrogés, puis nous spécifions les références exactes et complètes.

Ainsi, tous les enseignants qui utilisent comme document principal un ouvrage d’éditeur actuel donnent à voir l’investissement parfois colossal dont il est l’objet : construction de matériel durable pour le travail dans les situations [1, 6, 8, 10, 11] ; transcription des fiches à l’ordinateur ([10, 11] ont ainsi construit leurs propres fiches sur ordinateur de manière à saisir, d’un seul coup d’oeil, les éléments principaux du livre du maître et de la fiche-élève et leurs remarques, travail qui a pris à [11] tout un été, mais qu’elle dit ne pas regretter) ; investissement idéologique, voire affectif : J’ai pris mon Ermel et je ne l’ai plus quitté [1]. Il s’agit ici de la collection Ermel, publiée chez Hatier, dont certains des ouvrages ont fait l’objet d’une coédition INRP ; l’auteur principal d’origine (fin des années 1970) est Jacques Colomb, mais de nombreux auteurs ont participé à cette collection, dont l’ouvrage le plus récent est paru en 2006.

Les enseignants disent qu’ils utilisent l’ensemble de la documentation associée : manuel de l’élève, guide du maître, fichier, matériel d’accompagnement. Le document principal est connu sur le bout des doigts, souvent annoté, surligné, recopié, parfois presque adulé : il y a tout dedans ! [6]. Les enseignants le complètent néanmoins par d’autres documents, mais c’est parce qu’ils connaissent très bien leur document principal qu’ils savent sur quel point il est pertinent, de leur point de vue. Ils utilisent le document principal tant et aussi longtemps qu’ils ne changent pas de niveau de classe. Il est d’ailleurs à noter que les enseignants privilégient la stabilité dans un niveau scolaire.

Seul l’entretien avec [3] ne permet pas d’identifier un tel document principal. Cet enseignant fait constamment référence aux manuels en général, mais il précise, dans le même temps, ne s’être jamais senti à l’aise avec un seul manuel, se constituant plutôt, au fil du temps, une documentation large.

5.2 L’oeuvre de l’enseignant

Les documents principaux évoqués précédemment sont de natures diverses : manuels ou fichiers pour les élèves [1, 6, 7, 8, 10, 11], avec ou sans les livres du maître et les documentations associées ; référentiel de compétences et programme scolaire [4] ; cahier des élèves comme témoin de l’enseignement prodigué [2] ; fiches personnelles constituées en dossiers [9] ; corpus de manuels [3].

Nous interprétons cette diversité comme un indice des différents états de la construction de ces oeuvres personnelles : depuis un état initial, témoin d’un premier investissement dans un niveau scolaire, comme [11], jusqu’à une oeuvre presque aboutie, comme [2].

Au moment de l’entretien, [11] achève sa première année d’enseignement en classe de cours préparatoire (1re année primaire au Québec), après avoir longtemps enseigné en école maternelle, et les traces écrites de ses préparations de cours forment un ensemble de deux gros classeurs. Pour chaque séance d’enseignement, les pages correspondantes du fichier de l’élève ont été découpées, les indications données dans le livre du maître pour mettre en scène le fichier ont été mises à sa sauce, les corrections explicitement écrites, le matériel fabriqué à destination des élèves, etc. Un seul dispositif, qu’elle utilisait les années précédentes lorsqu’elle enseignait en maternelle, a été introduit : les cartes à points.

Quant à [2], il a 30 ans d’expérience dont 23 passées alternativement en CM1 et CM2 (4e et 5e années primaire). Lorsqu’on lui demande ce qu’il utilise comme documents pour concevoir son enseignement, il répond sans ambages : J’ai ma bible entre guillemets / ou [les élèves] ont leur bible / c’est ce que j’appelle leur cahier de leçons. Il s’agit, en effet, d’un cahier dans lequel toute l’activité mathéma- tique des élèves est transcrite ; tous les deux ou trois ans, il en garde un, seule trace qu’il conserve de l’élaboration de son enseignement. Ainsi, au fil du temps, cet enseignant s’est construit son propre manuel dont il n’hésite pas à dire : J’ai mon cahier / il s’améliore d’année en année / quand je vais m’arrêter / je vais être au top / ça va être dommage. Cette oeuvre, toujours en (re)construction, est totale- ment habitée et portée par l’enseignant, dont la fin de carrière marquera l’aboutissement.

5.3 Le document générateur

Le manuel, mise en texte du savoir, est une réponse à la question initiale : Comment enseigner ? C’est en ce sens qu’il est bien une oeuvre (celle des auteurs). Ces oeuvres personnelles sont le produit d’un travail de développement qui prend naissance dans les observations, les analyses et les évaluations d’oeuvres déjà présentes dans la culture. Nos entretiens révèlent que c’est, le plus souvent, autour d’un document singulier que se réalise ce travail de développement, document qui porte en lui le germe de l’oeuvre. En effet, si l’enseignant utilise une diversité de documents, il en est un qui semble à l’origine de cette oeuvre : nous l’appellerons le document générateur. Tout se passe comme si l’oeuvre de l’enseignant se construisait comme un cristal : à partir d’un germe (le document générateur), l’oeuvre se développe autour de la forme initiale. Ainsi, l’oeuvre du professeur peut être à la fois une pratique, des documents, une didactique, une pédagogie. Quand une personne doit enseigner une notion mathématique, elle convoque à la fois ses conceptions de ce qu’est cette notion mathématique, les fiches (documents) qu’elle a déjà utilisées, une idée de ce que veut dire enseigner (une pédagogie ?), etc. C’est parce que la notion d’oeuvre est large qu’elle nous intéresse, si bien que nous ne pouvons la remplacer par aucun des termes ci-dessus.

Il s’agit à présent de revisiter l’ensemble du corpus pour dégager, quand ce sera possible, le document générateur de l’oeuvre de chaque enseignant (voir l’annexe, tableau 2). Rappelons que le choix d’entretiens semi-dirigés avait pour but de créer un climat de confiance propice à l’évocation de la part d’ombre du travail de l’enseignant, même s’il arrive que les entretiens ne donnent pas les informations qui seraient utiles pour conforter les analyses.

Pour la moitié des 10 enseignants interrogés, document principal et document générateur se confondent : ce sont ceux dont le document principal est clairement identifié à un guide du maître ou un fichier d’élève [1, 6, 8, 10, 11]. Le premier indice qui permet d’identifier le document générateur est la forte adhésion à ce document. Ainsi [1] déclare : J’ai pris mon Ermel et je l’ai plus quitté, parce que c’est vraiment un outil ; puis un livre, ça doit te rendre savant / là je suis vraiment savant avec mon livre là. Le sujet [6] présente un cas similaire : À l’IUFM, on nous parlait de Ermel / de la bible […] c’est aussi grâce à [un autre maître] que je suis rentrée dans le Ermel / parce que lui avait déjà compris l’utilité de ce bouquin et on a vraiment travaillé ensemble pendant trois ans. Quant à [8], évoquant le fichier Brissiaud (Collection J’apprends les maths, éditions Retz, auteur principal : Rémi Brissiaud), elle dit simplement : Je l’ai utilisé parce que je l’ai déjà pratiqué dans d’autres CP / que je trouve qu’il est assez bien fait / et qu’il me convenait. Enfin, les cas de [10] et [11] sont à considérer conjointement : c’est l’arrivée de [11] dans l’école qui a provoqué chez [10] l’activité de transcription du livre du maître du fichier Cap maths (Collection Cap Maths, éditions Hatier, auteurs : Roland Charnay, Marie-Paule Dussuc, Paul Madier) pour les mettre un peu à [leur] manière, ce qu’elle voulait faire depuis un moment, alors que, lors de la première année, quatre ans plus tôt, elle avait eu beaucoup de mal à rentrer dedans. Quant à [11], elle justifie un tel travail ainsi : J’ai suivi ce que le livre du maître disait et j’ai reconstruit la progression à ma façon / j’avais besoin pour comprendre le livre / ce qui venait et pourquoi ça venait dans tel ou tel ordre / parce qu’il y avait des choses qui me paraissaient surprenantes […] le fait que c’est moi qui l’ai écrit, je m’y retrouve beaucoup plus vite.

Cette forte adhésion est toutefois tempérée : [1] utilise d’autres documents pour alimenter des ateliers en marge de l’activité régulière de la classe ; [6] se déclare satisfaite à 80 - 90 % de son document et le complète ponctuellement avec un autre manuel. Elle explique : Depuis deux trois ans, je fais des choix et j’adapte un petit peu, ce qui correspond au processus progressif avancé ; quant à [8], elle déclare, avec pragmatisme : On est un peu figé dans une méthode / mais qui me convient et surtout qui convient à mes élèves / et puis, il faut être très lucide : je n’ai pas la prétention de fabriquer un fichier qui est déjà fait / en temps d’abord / je peux pas travailler 80 h par semaine, c’est pas possible, et surtout en compétences / je crois qu’il y a des professionnels qui les ont faits et je suis très heureuse de m’appuyer sur le matériel des professionnels. Enfin, si [10] et [11] sont au commencement de l’élaboration de leur oeuvre, elles n’ont pas hésité à ajouter un dispositif didactique supplémentaire, les cartes à points.

Remarquons que ces enseignants [1, 4, 6, 8, 10, 11] ont comme point commun d’avoir entre un et dix ans d’ancienneté dans le niveau scolaire où ils enseignent au moment des entretiens, et que leur document générateur, qui est aussi principal, est toujours d’actualité dans l’institution scolaire.

Considérons à présent le cas des enseignants de notre échantillon qui ont au moins une vingtaine d’années d’ancienneté dans le niveau où ils enseignent [2, 3, 9]. Le cas de [2] a déjà été évoqué à travers son document principal qui se confond avec la part visible de son oeuvre : le cahier d’élève qu’il conserve. L’entretien a permis de découvrir que le document générateur de son oeuvre, dont a été signalé l’état très abouti, est un manuel qui n’est plus conforme au programme d’enseignement actuel – ni dans l’esprit, ni dans les contenus – mais qui était très valorisé au moment de sa formation initiale à l’École Normale, le Eiler (Collection de manuels des Éditions Hachette. L’auteur principal, Robert Eiler, était directeur de l’institut de formation de [2] et [3]. Cette collection, très en vogue dans les années 1970-1980, n’est plus éditée depuis le milieu des années 1990). C’est sans doute cette non-conformité qui pousse [2] à éprouver le besoin de justifier son usage en se qualifiant de professeur traditionnel, tout en affirmant que les changements du programme portent souvent sur des détails. L’état de raffinement de l’oeuvre de [2] qui, bien que toujours en évolution, est maintenant presque au top, permet d’oublier ce qui a pu être à son origine.

Les cas de [3] et [9] paraissent semblables, même s’ils n’évoquent pas leur oeuvre dans les mêmes termes que [2]. Il semblerait que le document générateur de l’oeuvre de [3] soit, pour lui aussi, le Eiler. Il a reçu la même formation que [2], conserve ce manuel dans sa classe et s’y réfère à l’occasion. [3] fait un usage plus distancié des manuels : les élèves en ont un, mais seulement pour piocher des exercices ; le manuel est davantage une commodité, une façon d’habituer les élèves au collège. Quand à [9], elle indique que Comme ça fait 18 ans que j’ai la même classe / je prépare jamais quelque chose de tout à fait nouveau, arguant de son expérience pour ne plus utiliser de livres du maître : Ça ne sert à rien au bout de quelques années parce qu’on sait construire une leçon. L’oeuvre de [9] est constituée d’un ensemble de dossiers sur les différents thèmes d’étude, dossiers qu’elle complète au gré de ses découvertes dans des tas d’ouvrages. Faute d’avoir posé explicitement la question, nous n’avons pas réussi à déterminer quel était son document générateur. Dans ces trois derniers cas, le niveau d’élaboration de l’oeuvre semble avoir, en quelque sorte, naturalisé le document qui l’a générée ; il est donc difficile, à partir de nos seuls entretiens, de l’identifier avec certitude ; seule une étude comparative des contenus de leur oeuvre et du document générateur supposé pourrait confirmer nos hypothèses ; or, dans l’état actuel de notre corpus, une telle étude n’est pas possible.

Restent les cas [4] et [7], que nous allons maintenant présenter de façon plus détaillée.

Le cas de [4] est celui d’un enseignant assez atypique ; d’une part, du point de vue de l’organisation de son enseignement, mais aussi du point de vue de son oeuvre, dont l’état d’élaboration semble abouti, alors même qu’il a, pour la première année, ce double niveau d’enseignement. Son activité est construite autour d’une prise en charge individuelle des élèves, proposant dans ses séances d’enseignement trois, voire quatre niveaux de difficulté pour s’adapter au mieux à leurs besoins (déclarés par eux ou identifiés par lui). Pour ce faire, [4] s’est constitué un stock d’activités – comme [9] qui parle de dossiers – dans lequel il choisit celles à proposer à ses élèves. Il dispose ainsi d’une grande souplesse pour aborder les thèmes d’étude et faire utiliser le fichier par les élèves. Le document principal auquel il se réfère durant l’entretien est le programme d’enseignement décliné en termes de compétences à acquérir, document sur lequel il repère les compétences travaillées avec ses élèves. Cependant, il ne se contraint pas à suivre la progression proposée dans les textes officiels : Je ne suis pas obligé de le suivre le document /, quand je sens que je peux me le permettre / je saute des pages du livre ou je saute ma programmation. La posture qu’il a adoptée dans sa classe est moins celle d’un enseignant que celle d’un chercheur construisant ses séances d’enseignement comme autant d’expériences : Je suis en perpétuelle recherche / j’ai des documents qui sont pas très stables dans le temps / c’est pas bien grave si c’est moi qui me plante parce que je rétablis. En dépit d’une organisation très souple, réglée par les seuls besoins identifiés des élèves, quand finalement il évoque le contenu de situations d’apprentissage, on comprend que le document générateur de sa pratique spécifiquement mathématique est sans doute Ermel, ses élèves suivant d’ailleurs le fichier de cette collection.

Le cas de [7] pourrait être typique de la difficulté du développement de l’oeuvre. Quand le chercheur lui demande quels documents elle utilise, [7] se dit pas très à l’aise en mathématiques et elle évoque des livres du maître compréhensibles pour moi / je ne suis pas très scientifique / il me faut des choses vraiment très simples. Les élèves ont le manuel de la collection Math Outil (Collection Math Outil, Éditions Magnard, auteur principal : Bernard Séménadisse), dont elle utilise le livre du maître, mais pas uniquement, pour l’élaboration de son enseignement : elle se base également sur le livre du maître Thévenet (Collection Nouvelle Collection Thévenet, Éditions Bordas, auteur principal : Serge Thévenet), qui correspond au manuel que les élèves avaient précédemment. Voici ce qu’elle répond à la question Vous avez choisi ces manuels ? : Pas vraiment / collection Thévenet / on l’avait avant, dans son édition / quand je suis arrivée, il y avait des jeux de livres / j’en ai pas commandé d’autres / quand il a fallu faire la commande de livres en euros il y a deux ans, on les a pas eus / ils ont jamais été édités / alors livre, outil, il y avait pas tellement de grande différence. / Au CP, il y avait un livre que j’aimais beaucoup, le fichier Brissiaud / moi je trouvais que c’était bien / il existe au CM1 et j’aurais voulu voir un petit peu, il faudrait que je le commande. Lors de l’entretien, [7] paraît très peu sûre d’elle-même en ce qui concerne l’enseignement des mathématiques. Le seul document dont elle parle positivement : j’aimais beaucoup / c’était bien, est un fichier qu’elle a utilisé à un autre niveau d’enseignement, mais qu’elle n’a pas fait commander dans la nouvelle école, se sentant tenue par un choix collectif différent. Ce cas pourrait être interprété comme celui de la construction d’une oeuvre contrariée (à un moment donné), du fait des aléas de la vie professionnelle.

Au regard de l’ensemble de notre corpus, nous proposons d’interpréter la diversité des cas que nous venons d’évoquer comme des états différents dans l’élaboration de l’oeuvre de l’enseignant (du professeur), en termes d’évolution du document générateur et d’apports de documentations extérieures à celui-ci.

Ainsi, l’oeuvre de l’enseignant (du professeur) est protéiforme : elle est faite de ce qu’il produit (fiche de préparation des séances d’enseignement, élaboration d’une programmation, document photocopié à destination des élèves, texte d’explicitation des usages d’un matériel, matériel pédagogique élaboré pour les élèves – dossier numérique, cartes à jouer, etc.) et de ce qui nourrit sa production (le document générateur mais aussi toute la documentation complémentaire qu’il utilise).

5.4 Dialectique du document générateur et de l’oeuvre

Abordons maintenant les évolutions de l’oeuvre qui, même pour les enseignants en fin de carrière, n’est jamais figée. Si ajouts, compléments, modifications ou ajustements s’opèrent à partir d’un document générateur, que peut-on en dire ? Les enseignants interrogés n’en disent rien de façon spontanée, seul [4] – atypique par la posture de chercheur qu’il adopte – éprouve la nécessité d’évoquer la nature du travail de développement qu’il opère sur les activités qu’il choisit : Les modes de reconstruction sont de plusieurs ordres / celles dont je ne suis pas satisfait de la présentation / si on regarde les évaluations du CRDP de Poitiers, ça prend une feuille A4 / c’est gourmand en feuille, donc je les remets en place / modification de forme / il y en a d’autres où tout me paraît intéressant sauf la consigne / je la refais / il y a des modifications induites par la vie de classe / ça va être des modifications de l’ordre du didactique / et puis il y a celle de test-recherche où je vais essayer un truc, d’où les jeux. Les enseignants évoquent rarement le contenu disciplinaire dans les entretiens, même si ceux-ci sont centrés sur les mathématiques ; ils évitent le plus souvent le sujet, peut-être à cause de la nature de leur interlocuteur, chercheur et formateur en didactique des mathématiques, qu’ils perçoivent comme savant. Atypique de ce point de vue, [2] n’hésite pas à parler de sa progression en mathématiques, dont il montre la cohérence épistémologique, telle qu’il la perçoit, même si elle ne correspond plus vraiment au programme scolaire : Ce qui change avec les programmes, c’est des détails / par exemple, je fais la division avec des décimaux, je vais avoir besoin de diviser 7,5 €, je la montre / je ne m’arrête pas / c’est comme les simplifications de fractions / j’insiste un peu / c’est un gros morceau aussi les fractions et les décimaux qui passent pas trop mal quand on a vu la numération bien / il faut aussi expliquer aux enfants, on verra plus tard.

Progressivement, sans remettre en question l’ossature de son oeuvre, même quand celle-ci est au début de son élaboration, l’enseignant ajoute de la matière, par petites touches – activités manipulatoires, nouveaux exercices, matériel pédagogique, etc. –, à l’élaboration construite à partir du document générateur. Nos entretiens ont permis d’identifier certains facteurs qui ont agi comme catalyseurs pour les enseignants interrogés. En premier lieu, ce sont les difficultés récurrentes des élèves qui mettent l’enseignant en difficulté et le poussent à développer une réponse au problème de la prise en charge des difficultés d’apprentissage ; citons, par exemple, [6] : Depuis deux trois ans, je fais des choix et j’adapte un petit peu […] c’est tellement ludique qu’on y rentre très bien, tellement bien que les élèves ne pensaient plus que c’était des mathématiques […] j’ai compris que ça me déstabilisait et que ça déstabilisait les élèves […] il y a des paramètres en trop qui font que l’objectif d’apprentissage se noie. Les élèves fragiles ou très avancés font d’ailleurs souvent l’objet, dans la classe, d’un traitement spécifique, au sein d’ateliers qui utilisent des jeux basés sur le document principal [1, 6] ou bien, plus fréquemment, des exercices dits de remédiation ou d’entraînement qui s’appuient sur des documents qui ne sont pas issus du document principal [2, 3, 8, 9]. Les réactions des collègues des classes de niveau supérieur ou encore le devenir de l’élève sont également mentionnés, par exemple par [8] : Ils vont arriver en CE1 / si elle me dit en tracé ils sont pas trop OK / ça me permet à moi de me dire ; l’année dernière, j’ai peut-être pas assez fait de géométrie de tracé / en discutant, en se passant les informations, on peut compléter nos analyses / cette partie du programme là, je l’ai peut-être pas assez développée / y a des fois où on fait découper / on communique beaucoup / c’est ce qui me plaît beaucoup dans cette école. Enfin, il peut s’agir de sollicitations d’une collègue nouvellement arrivée dans une classe de même niveau d’enseignement – c’est [11] qui conduit [10] à s’engager dans un travail d’analyse du livre du maître. L’élément de lassitude personnelle est également évoqué, phénomène connu comme l’obsolescence des situations (Brousseau, 1998). Par exemple [9], dont la progression est stable, dit, à propos des exercices : Je change régulièrement, à peu près tous les deux ans / il y a l’état d’esprit de la classe / c’est inexplicable / au feeling / et aussi j’ai pas envie de refaire tout le temps la même chose / mais c’est jamais uniquement une seule raison.

6. Conclusion : le manuel comme outil de développement professionnel

Revenons à présent, d’une part, sur la question générale du rapport du manuel avec les transformations de la profession enseignante : renouvellement des savoirs à enseigner, des modèles pédagogiques et didactiques, des évolutions de la demande sociale. D’autre part, sur les questions qui motivent plus spécifiquement cet article : Qu’est-ce qui caractérise, dans l’histoire personnelle et professionnelle d’un professeur, le rapport à la documentation scolaire et son mode d’utilisation ? Qu’est-ce qui, pour un professeur donné, peut être un facteur de changement ou, au contraire, de stabilité en ce qui concerne les documents dont il fait usage ?

6.1 Rapport à la documentation scolaire et demande sociale : entre résistances et développement

Niclot (2003) a montré comment le manuel a pu être un vecteur du renouvellement des savoirs enseignés, à propos de la géographie, pour les enseignants du secondaire français. Qu’en est-il des professeurs d’école qui sont, par fonction, polyvalents ? Pour être bon acteur, l’enseignant ne doit pas seulement prononcer le texte, il doit l’investir, et, pour ce faire, analyser, transposer la mise en texte des savoirs portés par les manuels. C’est sans doute ce qui fait dire à certains auteurs que le regard critique sur les manuels est une composante de la professionnalité (Métoudi et Duchauffour, 2001). Cependant, il n’y a pas de prise en charge collective de la façon de travailler sur les manuels – même si certains jeunes enseignants disent l’avoir pratiquée durant leur formation (Métoudi et Duchauffour, 2001). La liberté pédagogique de l’enseignant a pour revers sa solitude, parfois évoquée dans nos entretiens ; ainsi, chacun apporte à ce problème une réponse individuelle, comme en témoigne la diversité des pratiques révélée dans l’enquête. Les enseignants interrogés se présentent, le plus souvent, comme des non-spécialistes des mathématiques ; certains jugent donc indispensables les livres du maître, dans lesquels ils déclarent apprendre les mathématiques utiles pour leur enseignement [1, 2, 3, 4, 7].

Les entretiens montrent que le document générateur, coeur de l’oeuvre, est parfois investi par l’enseignant dès le début de sa carrière, ce choix découlant alors de sa formation initiale. L’investissement du document générateur ne peut sans doute se faire que si l’enseignant ressent ce document comme fortement légitimé, que ce soit par sa formation initiale, ses collègues ou encore par sa rencontre avec l’auteur du manuel.

Quand la demande sociale évolue, l’oeuvre de l’enseignant peut se trouver fragilisée. Nous pensons pouvoir affirmer, à l’aune de l’enquête, que les résistances aux changements de l’enseignant ne sont pas le reflet d’un certain immobilisme, mais le résultat d’un fort investissement dans l’élaboration de son enseignement, ce qui rend difficile une remise en cause profonde de l’ensemble de sa construction. Néanmoins, un événement extérieur peut perturber l’équilibre installé : un changement d’école, l’impossibilité de disposer des manuels ou des fichiers pour les élèves, des difficultés d’élèves qui apparaissent de façon récurrente, autant d’éléments qui peuvent conduire à engager l’enseignant dans une activité de développement. C’est ce qui se produit dans l’enquête de Métoudi et Duchauffour (2001), avec l’arrivée massive de documentation à la demande. Un tiers des enseignants déclarent avoir modifié l’organisation de la classe ; plus de la moitié (57,20 %), la manière de solliciter chaque élève. Pour 46,40 % des enseignants de l’expérimentation, les manuels ont permis une modification des types d’exercices proposés et plus du tiers (39,10 %) ont même modifié leur progression, ce qui a entraîné du même coup, pour 41,10 % des enseignants, une modification du type de contrôle des connaissances. Enfin, cela a conduit à une modification de la préparation des leçons pour 59 % d’entre eux.

Au vu de l’étude, en ce qui concerne les professeurs des écoles et leur enseignement des mathématiques, il ne fait pas de doute que le travail sur les manuels et les livres du maître associé, qui nourrit l’oeuvre de l’enseignant, est bien porteur de développement pour lui-même. Néanmoins, il faut remarquer que cette étude est spécifique, notamment parce que, en mathématiques, les enseignants ont peu de formation initiale dans la discipline d’enseignement. D’autres études pourraient documenter cette question, à d’autres niveaux scolaires (niveaux dans lesquels les enseignants sont de plus en plus spécialistes de la discipline enseignée) et selon les disciplines, d’autant que la documentation scolaire offerte peut avoir des caractéristiques différentes selon les disciplines, et que les manuels n’y occupent pas nécessairement la même fonction.

6.2 Questions ouvertes sur le contrôle épistémologique de l’oeuvre

Pour conclure ce texte, nous évoquerons une question qu’il n’est pas possible d’étudier à partir de notre corpus, mais qui pourrait faire l’objet de recherches ultérieures. Si l’oeuvre se construit à partir d’un document générateur en incorporant des matériaux pédagogiques et didactiques hétérogènes, cette construction est-elle cohérente du point de vue de son organisation mathématique ? Le document générateur possède des caractéristiques propres du point de vue de l’organisation mathématique, notamment au travers de la progression qu’il propose ; le travail de développement dont il est la source prend-il en compte la façon dont se structurent les savoirs enseignés entre eux et dans leur ensemble ? Se pose ici la question de l’écologie des savoirs (Artaud, 1997). Pour le dire autrement, l’enseignant exerce-t-il un contrôle épistémologique des savoirs enseignés ? Si les enseignants dressent les grandes lignes de la progression suivie en nommant les thèmes d’étude (Je fais ma division au début du 2e trimestre [3]), en revanche, d’une année sur l’autre, ce ne sont pas nécessairement les mêmes exercices qui sont repris pour travailler un sujet d’étude donné. L’oeuvre, cristallisée autour d’un document générateur, si elle présente une certaine stabilité, notamment en matière d’organisation mathématique globale – comme la programmation des thèmes d’études, par exemple –, présente aussi une certaine souplesse en matière d’organisations mathématiques ponctuelles, dans le choix, mouvant, des exercices proposés aux élèves, par exemple. Cependant, la cohérence, dont on peut supposer qu’elle existait au départ, peut être perdue dans le cours du travail de l’oeuvre. Par exemple, quand les programmes changent, l’enseignant peut gommer ou intégrer des objets mathématiques sans vérifier la cohérence de l’organisation mathématique. Seul [2] évoque cette question pour justifier qu’il déborde du programme d’enseignement ; voici ce qu’il dit au sujet des nombres premiers : C’est le petit bonus en maths / mais quand on fait ça [les critères de divisibilité], je me vois mal ne pas faire ça [les nombres premiers] / je leur explique ce qu’est un nombre premier / je leur fais trouver ce qu’est un nombre premier / on remarque qu’ils ne correspondent à aucun caractère / ils portent un nom spécial. Par ailleurs, quand un élément est adjoint, rien ne garantit qu’il soit compatible avec l’organisation existante ; par exemple, [11] a introduit les cartes à points alors que c’était pas du tout abordé de cette façon-là dans Cap maths. Elle constate que du coup, on a devancé le fichier et on se retrouvait avec des exercices où les élèves ne voyaient pas le problème parce qu’ils pouvaient résoudre avec leurs cartes à points, mais [11] ne sait pas bien si cet ajout fait en sorte que les élèves comprennent mieux et plus vite ou bien s’ils ont ainsi sauté des étapes essentielles à la construction du savoir visé.

L’enseignant, dont la solitude est parfois évoquée dans nos entretiens, n’a sans doute guère l’occasion de défendre son oeuvre, ce qui est pourtant un des éléments régulateurs de l’activité d’étude. Le plaisir manifesté par les enseignants interrogés, surpris d’avoir l’occasion de parler de cette part invisible de leur activité, comme l’absence d’un discours justifiant les choix qu’ils réalisent pour concevoir leur enseignement, semble symptomatique de ce que le travail hors classe de préparation est considéré, par les enseignants eux-mêmes, comme la part privée du lieu d’exercice de leur liberté pédagogique. Oser dire qu’il y a des mathématiques à apprendre pour enseigner les mathématiques de l’école n’est pas chose aisée, même si le climat de confiance installé lors de nos entretiens a permis de lever – un peu – le voile sur cette question.

Néanmoins, étant donné le caractère limité de notre étude, pour décrire d’une façon plus générale la nature de la construction de l’oeuvre, il serait nécessaire de mettre en place un dispositif d’observation de la pratique effective de l’enseignant sur une longue durée (plusieurs mois, voire plusieurs années), qui pourrait fournir des informations à la fois à propos des mécanismes de construction de l’oeuvre et à propos des relations que peuvent entretenir les différentes oeuvres disciplinaires entre elles.