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1. Introduction et problématique

À la fin des années 1990 est apparue une nouveauté dans le monde de la communication : la communication médiée par ordinateur, qui vient recomposer le paysage interactif. De nouvelles façons d’entrer en contact avec ses amis, ses collègues de travail, voire des inconnus, voient le jour. Ici, plus de frontières géographiques, plus de temporalité : le formel se démocratise, l’inconnu n’est plus loin, les distances ne comptent plus, la rapidité des transmissions devient la norme, bref, un monde communicatif nouveau s’ouvre aux usagers. De nouveaux savoirs et savoir-faire individuels et collectifs se développent. Des règles d’usage sont peu à peu mises en place. Le monde se rapetisse en même temps que les horizons s’agrandissent. C’est tout le paysage de la communication qui s’en trouve bouleversé.

Le champ de la didactique des langues étrangères n’a pas fait exception : l’intégration des technologies de l’information et de la communication en enseignement-apprentissage est en effet au centre de discussions épistémologiques depuis deux décennies. L’une des problématiques récurrentes de la didactique des langues étrangères est celle de l’interaction dans la langue en voie d’acquisition. Ce champ disciplinaire a généralement pu compter sur les technologies courantes pour inciter les apprenants à interagir en langue étrangère, ce qui est son but ultime. Toutefois, les moyens restent souvent traditionnels – écoute d’émissions dans la langue cible, pratique en laboratoire de langue avec le magnétophone, travaux de rédaction. Que peut donc apporter un outil comme la communication médiée par ordinateur en didactique des langues étrangères ? Il est légitime de poser la question de l’utilité de cette intégration, car certains de ses outils – dont le clavardage – offrent des avantages susceptibles d’intéresser tout particulièrement cette discipline ; par exemple, leurs caractéristiques d’atemporalité et de délocalisation en font un outil précieux pour l’interaction avec des locuteurs natifs de la langue en voie d’acquisition. Facile d’accès et peu coûteux, le clavardage pourrait, entre autres, représenter l’une des avenues à exploiter.

S’il est certain que la communication médiée par ordinateur en général, qu’elle soit synchrone ou asynchrone, peut se révéler un outil efficace de communication, elle représente de surcroît, pour la didactique des langues étrangères, un intérêt incontestable, puisqu’elle offre l’avantage de reproduire commodément des contextes d’échanges authentiques avec des locuteurs natifs de la langue cible. On peut raisonnablement penser que, dans un temps relativement rapproché, la communication médiée par ordinateur, synchrone en particulier, pourrait devenir l’un des outils communément utilisés en didactique des langues étrangères. On a donc tout intérêt à connaître au mieux les possibilités qu’elle offre pour l’enseignement-apprentissage des langues, notamment le type de comportement que son utilisation induit chez les apprenants : 1) les comportements interactionnels, c’est-à-dire l’ajustement interactionnel et linguistique de l’apprenant au comportement de son interlocuteur (le locuteur natif ou l’expert), 2) les comportements linguistiques, c’est-à-dire les stratégies déployées pour se comprendre. Il s’agit là de paramètres qui doivent être bien connus et bien saisis par les intervenants en enseignement des langues. Nous soutenons que la communication médiée par ordinateur, plus particulièrement dans sa version synchrone, offre un espace de communication qui peut être le lieu d’échanges interlingues tout aussi propice aux manifestations caractéristiques de telles interactions que la rencontre en présentiel. La synchronicité offre un intérêt tout particulier pour atteindre les objectifs de communication dans la langue en voie d’apprentissage.

La recherche que nous présentons ici a donc trait à l’utilisation de l’une des manifestations de la communication médiée par ordinateur, le clavardage, comme média d’interaction pour l’étude d’interactions interlingues en temps réel entre dix apprenants hispanophones du français langue étrangère et dix apprenants de l’espagnol, locuteurs natifs du français. Notre objectif est de montrer que, dans un contexte de clavardage, les procédés discursifs d’intercompréhension interlingue mis en oeuvre s’apparentent à ceux que l’on retrouve dans le cadre d’interactions enprésentiel, et cela, nonobstant les facteurs de non-coprésence et les difficultés qui peuvent être liées au média. De façon corollaire, nous soutenons que, grâce à ce média, des stratégies d’intercompréhension innovantes seront mises en oeuvre par les interactants pour contrer les difficultés dues à la non-visibilité et au média. Notons que nous utilisons le terme interactants plutôt que celui de clavardeurs. En effet, on peut clavarder sans être dans une situation d’interaction interlingue.

Dans la présentation de nos résultats de recherche, nous décrirons donc certains des procédés discursifs auxquels les interactants ont eu recours lors de difficultés d’intercompréhension et l’utilisation qu’ils ont faite du média comme aide à l’intercompréhension. Ainsi, cette étude contribue à la nécessaire exploration des moyens technologiques nouveaux en didactique des langues étrangères et ouvre des pistes de recherche intéressantes dans le champ de l’interculturalité. En effet, la communication médiée par ordinateur interpelle les usages courants en didactique des langues étrangères et invite à un renouvellement des pratiques pour répondre aux besoins variés des apprenants, socialement moins homogènes qu’auparavant et ayant de réels besoins de socialisation dans l’appropriation de la langue en voie d’acquisition.

Dans un premier temps, nous présenterons brièvement les principales caractéristiques du clavardage, les aspects théoriques de l’interaction interlingue et les procédés discursifs que celle-ci peut mettre en oeuvre lors de tels échanges ; dans un deuxième temps, nous exposerons les aspects méthodologiques et décrirons les résultats de l’expérimentation au moyen de l’analyse d’extraits des conversations par clavardage, afin d’illustrer les procédés linguistiques et paralinguistiques utilisés par les sujets lors de leurs échanges. Enfin, nous formulerons les conclusions auxquelles notre expérimentation nous a conduite en regard de l’utilisation du clavardage comme l’un des outils possibles en enseignement-apprentissage des langues.

2. Contexte théorique

Le clavardage est l’une des manifestations de la communication médiée par ordinateur qui présente un haut potentiel d’interaction, parce qu’il s’agit de communication directe – ou plutôt de quasi-simultanéité. C’est probablement l’outil de communication synchrone le plus connu. Comme tout outil de communication, le clavardage crée des conditions d’énonciation spécifiques de par sa nature même : l’usager doit utiliser un clavier pour la réalisation d’échanges en temps quasi réel et à distance, ce qui crée un matériau linguistique spécifique, l’écrit médié par ordinateur. Ces conditions font que la langue utilisée en communication médiée par ordinateur synchrone est généralement très fortement marquée par l’oral : on parle d’écrit oralisé, parce que se manifestent certaines caractéristiques de l’oral dans l’écrit, et d’oral scripturé parce que le canal écrit exerce obligatoirement une influence sur l’oral. C’est ainsi qu’on peut parler de conversation écrite pour caractériser les échanges issus d’Internet, qu’ils soient le fait de la synchronie ou de l’asynchronie. Pour Marcoccia (1999, p. 17), […] la CMC [acronyme de « Communication mediated by computer »] semble être une forme de communication écrite calquée sur la communication orale, dont elle emprunte certaines caractéristiques et « simule » celles qu’elle ne peut reproduire.

Atemporalité, délocalisation, interaction en quasi-simultanéité, utilisation de la langue en direct comme à l’oral sont les caractéristiques les plus manifestes du clavardage. Ces caractéristiques font que le clavardage donne souvent l’illusion de la synchronicité, induisant une sorte d’exigence de rapidité, ce qui a pour conséquence qu’on adopte des façons de faire propres à l’oral en utilisant des formes qui n’ont pas cours dans d’autres types d’écrits (Panckhurst, 1999a ; 1999b), d’où son caractère hybride oral / écrit. Ces aspects orientent et conditionnent l’écrit médié par ordinateur. En clavardage, la communication est de type oralisant et repose exclusivement sur l’écrit, soutenue par ce que les logiciels de clavardage mettent généralement à la disposition des utilisateurs, les émoticônes, destinées à traduire l’émotion contenue dans le message et à enrichir l’échange de façon ludique. Le recours aux émoticônes constitue un procédé paralinguistique, c’est-à-dire ne relevant pas du code. Les émoticônes servent aussi, selon Anis (2002), à faire passer des parties de messages qui se traduiraient à l’oral par du non verbal. Du fait de la non visibilité mutuelle, les utilisateurs doivent exploiter au maximum les ressources typographiques et graphiques pour créer leur espace interactionnel – en fait, pour recréer l’illusion de la coprésence physique. Ziegler (2004 ; voir Berger, 2005) parle d’une coprésence temporelle malgré une distance spatiale. Par ailleurs, une étude menée par Kida (2003) sur le rôle de l’indice visuel dans la compréhension en langue seconde montre que l’information apportée par le visuel semble aider à la compréhension, sans toutefois constituer une condition de réussite pour la production ; en d’autres termes, le contenu ne se trouve pas modifié de façon significative par l’absence de l’information visuelle.

L’écrit conversationnel synchrone constitue donc un genre à part, inédit, et hétérogène (Anis, 1999), c’est-à-dire que divers procédés, linguistiques et paralinguistiques, sont concomitants. Ces procédés marquent le texte conversationnel, caractérisé par l’oralité, l’abréviation, l’iconicité et la néographie (utilisation de la ponctuation à d’autres fins que syntaxique). Autant de caractéristiques que la didactique des langues étrangères peut utiliser comme passerelles vers l’interaction en langue étrangère.

2.1 Interaction interlingue

2.1.1 Interaction verbale

Toute interaction verbale est une activité langagière qui repose sur une rencontre entre deux ou plusieurs interlocuteurs parlant en alternance selon des règles établies. Dans toute interaction verbale, plusieurs facteurs interviennent, façonnant le déroulement conversationnel : le contexte, le cadre participatif, le but de l’échange, les rôles interlocutifs ainsi que les participants eux-mêmes et leurs caractéristiques personnelles. L’interaction verbale nécessite que les participants s’engagent mutuellement dans l’échange et donnent à leur partenaire d’interaction certains signes de leur engagement. Émetteur et destinataire ont l’obligation de manifester cet engagement mutuel ; du côté de l’émetteur, par des éléments phatiques et, du côté du destinataire, par des éléments régulateurs. Tous ces signes verbaux, non verbaux et paraverbaux sont destinés à établir, à prolonger ou à interrompre le contact. Goffman (1974 ; Kerbrat-Orecchioni, 1996) nomme ces signes qui servent à la validation interlocutoire rituels confirmatifs (du type salutations, présentations).

2.1.2 Interaction exolingue / interlingue

L’interaction exolingue est un type particulier d’interaction verbale, que les écrits de recherche sur le sujet définissent comme une situation de communication où les interlocuteurs sont de langues / cultures différentes. Ainsi, elle se passe entre interlocuteurs natifs et alloglottes de la langue qui sert de véhicule de communication. Cela crée alors une dissymétrie entre les répertoires linguistiques, l’historicité et l’arrière-plan culturel des partenaires d’interaction, augmentant par là les risques de difficultés d’intercompréhension.

Au cours des 25 dernières années, la recherche en exolinguisme, tant en analyse des interactions verbales qu’en acquisition des langues, a bien documenté les pratiques discursives d’interactions en présentiel entre locuteurs natifs et alloglottes (Bange, 1996 ; De Heredia, 1987 ; De Pietro, 1988 ; Gass et Varonis, 1985 ; Hatch, 1978 ; Long, 1985 ; Lüdi, 1991 ; Mrowa-Hopkins, 2000 ; Pekarek Doehler, 2000 ; Pica et Doughty, 1985 ; 1992 ; Py, 1997 ; Traverso, 2002). Ces auteurs ont décrit les difficultés d’intercompréhension, celles d’ordre linguistique en particulier, comme des obstacles communicationnels. D’autres ont décrit les procédés discursifs déployés en cours d’interaction pour atteindre l’intercompréhension (Alber et Py, 1985 ; Bange, 1992 ; Dausenschön-Gay et Krafft, 1994 ; De Pietro, 1988 ; Gülich, 1990 ; De Pietro, Matthey et Py, 1989 ; Py, 1997). Ces chercheurs sont principalement des spécialistes en acquisition des langues et en analyse conversationnelle, d’obédience ethnométhodologique, travaillant sur des corpus authentiques.

Depuis ces recherches, l’étude des interactions entre natifs et alloglottes s’est considérablement élargie. Dans Vasseur (2005), on trouve l’épithète interlingue plutôt qu’exolingue pour parler du phénomène global de la communication ver-bale entre partenaires de langues / cultures différentes, dans ses dimensions linguistique, interactionnelle et sociopragmatique. C’est l’expression que nous utiliserons au cours de ce travail. Vasseur (2005, p. 17) définit ce type d’interaction comme […][l]a rencontre entre deux personnes qui ne partagent pas une même langue, mais qui, inévitablement, pour interagir, en partageront deux […].

2.1.3 Procédés d’intercompréhension

Du fait du contexte interlingue, où les difficultés d’intercompréhension peuvent à tout moment menacer le bon déroulement de l’échange, les partenaires d’interaction tentent généralement d’exploiter au maximum les parties du code linguistique qu’ils partagent. Mais parce qu’ils ont conscience que le cours de l’échange peut être perturbé par des difficultés d’intercompréhension, ils doivent focaliser à la fois sur l’objet thématique de l’échange en cours et sur les problèmes susceptibles d’apparaître, dans la production comme dans la compréhension, phénomène que Bange (1992) a nommé l’obligation de bifocalisation. Les interactants sont ainsi amenés à déployer des stratégies afin d’assurer le bon déroulement de l’échange et l’aboutissement de leurs objectifs d’interaction. La première stratégie, fondamentale, est la collaboration, c’est-à-dire le déploiement des efforts des deux partenaires en complémentarité. Pour faire réussir l’échange, la collaboration est souvent suffisante, c’est-à-dire que l’interaction est prise en charge par chacun des partenaires coopérant au bon fonctionnement de l’échange, et qu’il y a participation équivalente à la construction du dialogue (Vion, 1992), à la fois par la construction progressive de l’échange et par des reformulations constantes de la part des deux partenaires afin d’arriver à un accord sur son contenu. Dans tout échange, la communication d’informations est donc le fait de la mutualité de l’action, chaque partenaire agissant sur l’autre. La collaboration se fait au double niveau de l’interaction, par l’ajustement du comportement langagier d’un participant à celui de l’autre – l’adaptation interactionnelle – et du contenu, c’est-à-dire la construction du sens à deux, afin de rendre possible une interprétation adéquate des paroles échangées.

Dans un contexte d’interaction où les partenaires sont tour à tour experts dans leur langue première et novices dans la langue en voie d’acquisition, la collaboration devient d’une extrême importance : elle se trouve fondée sur le concept vygotskien d’étayage, c’est-à-dire sur l’équilibre entre ce que l’apprenant a déjà comme habiletés de base et ce qu’il peut réaliser en collaboration avec une personne plus experte.

En situation d’interaction interlingue, il arrive que le cours de l’échange soit perturbé par des problèmes d’intercompréhension, ce qu’indiquent divers indices marqueurs de panne : silences, éléments phatiques, manifestations non verbales ou verbales – par exemple, des questions de clarification, des reprises (totales ou partielles) du mot ou de l’énoncé demeuré opaque pour l’alloglotte. Les partenaires doivent alors focaliser leur attention sur l’objet qui entraîne une difficulté, afin de s’entendre sur un sens commun, avant de revenir à l’échange principal. Cette recherche d’un sens communément acceptable pour les participants peut causer une suspension momentanée de l’échange principal, et donner ainsi lieu à une séquence dite latérale (Bange, 1992), destinée à résoudre le problème d’intercompréhension. C’est l’une des stratégies les plus usitées en contexte interlingue. Toutefois, les difficultés d’intercompréhension n’entraînent pas systématiquement de séquences latérales, car il arrive que le règlement de la panne la clarification de sens soit intégré au fil conversationnel par la voie de corrections de la part du natif, corrections dites enchâssées (embedded corrections) qui n’entraînent pas un arrêt du fil conversationnel, mais permettent de gérer l’intercompréhension.

La collaboration se fait donc de diverses façons, par la mise en oeuvre de procédés discursifs de facilitation, de sollicitation (de la part de l’alloglotte) et de reformulation. Citons, par exemple, les procédés linguistiques de reconstruction du sens, d’autofacilitation ou simplification (Alber et Py, 1985) ; d’hétérofacilitation ou reformulation (De Pietro, 1988) ; et d’achèvement interactif (Dausenschön-Gay et Krafft, 1993, 1994 ; Gulich, 1986). Ces procédés discursifs sont les plus décrits par les chercheurs en analyse des interactions verbales et en acquisition des langues. Ces recherches européennes en interlinguisme nous offrent des exemples bien explicités et abondamment illustrés de ce qui se passe lors d’interactions en situation interlingue. À partir des années 1980, plusieurs études en interlinguisme ont été entreprises dans une perspective interactionniste, sur corpus authentiques – ce qui représentait une innovation. Ces études ont aussi permis d’expliciter les schémas de ce type d’interactions ; la description des méthodes interactives de la communication interlingue nous permet de décortiquer les processus mis en oeuvre par les interactants pour ainsi dire de l’intérieur, et cela correspond à ce dont nous avons besoin pour illustrer notre propos : comparer les procédés d’intercompréhension présents en situation interlingue en présentiel avec les procédés utilisés en situation interlingue à distance par clavardage.

Le champ disciplinaire de l’analyse des interactions verbales s’avère donc un instrument analytique (De Pietro, Matthey et Py, 1989 ; Py, 1989, 1994, 1997), conceptuel, méthodologique et interprétatif, comme en témoignent les travaux de Dausenschön-Gay et Krafft (1993, 1994), de Mondada (1999) et de Pekarek Doehler, 2000. Nous devons à Pekarek Doehler (2000) les notions de saisie, de contrat didactique et de séquences potentiellement acquisitionnelles (SPA) (De Pietro, Matthey et Py, 1989, 1994), d’achèvement interactif (Gülich, 1986), de fragilité de l’interaction et de double focalisation (Bange, 1992), qui s’avèrent opérationnelles au regard de notre objectif de recherche.

2.2 Quelques procédés linguistiques de reconstruction du sens

Les procédés discursifs mis en oeuvre lors du processus d’intercompréhension peuvent prendre la forme de procédés d’autofacilitation, quand le locuteur novice fait des tentatives d’énoncés en simplifiant son énoncé ou en ne mentionnant que quelques mots, ce qui exige alors, du locuteur plus expert, un effort de reconstruction du sens. À l’inverse, les procédés d’hétérofacilitation se traduisent par l’aide soutenue que le natif accorde à l’alloglotte en reformulant ou en achevant l’énoncé problématique.

La reformulation paraphrastique (De Pietro, 1988) est un cas de reprise où le locuteur expert tente de faciliter le plus possible la tâche au partenaire novice par essai de reconstruction du sens de l’énoncé au moyen d’hypothèses successives sur le sens. L’achèvement interactif (Gülich, 1986) est le procédé auquel le natif recourt lorsqu’il manque à l’alloglotte un élément (lexème, forme grammaticale, forme phonétique), non immédiatement disponible dans son répertoire, et que le natif tentera de fournir.

Le contrat didactique désigne une entente tacite entre le natif et l’alloglotte par laquelle la situation interactive acquiert un statut didactique, liant les partenaires dans une collaboration où l’expert s’engage à enseigner, et le novice, à apprendre. Cela peut entraîner une séquence potentiellement acquisitionnelle (De Pietro, Matthey et Py, 1989), qui offrirait à l’alloglotte une occasion de prise de donnée (équivalent à l’intake de Corder, 1980), sous la forme d’un échantillon de langue cible qui lui est présenté et qu’il peut ou non intégrer à son interlangue.

Lorsque l’échange se déroule en situation interlingue, les interactants doivent – pour reprendre Bange (1992) – bifocaliser davantage encore que lors d’échanges monolingues, c’est-à-dire qu’ils doivent se concentrer sur le fil conversationnel, tout en suivant le déroulement de l’interaction. En situation de clavardage, cela signifie lire le segment de l’interlocuteur dans la fenêtre affichée à l’écran et y répondre dans sa langue, tout cela selon un rythme qui s’apparentent à celui d’une interaction orale.

La combinaison de ces conditions, l’interlinguisme de l’interaction et le fait qu’elle se passe par clavardage, font que les interactants doivent constamment rester vigilants. On n’est plus ici seulement dans un échange interlingue, mais dans un échange interlingue écrit, dans des conditions de non visibilité mutuelle et selon un rythme conversationnel propre à l’oral, ce qui augmente encore le degré de difficulté. Ajoutons à cela les conditions liées au média : les facteurs liés non seulement à l’utilisation d’un clavier pour converser, mais aussi à l’utilisation d’un clavier non configuré selon les exigences orthographiques de la langue cible (notamment en ce qui a trait aux accents). C’est ce à quoi les sujets de l’étude que nous présentons ont fait face.

La présente recherche vise deux objectifs : le premier est d’observer les procédés discursifs privilégiés par les interactants plongés dans un échange interlingue à distance pour atteindre l’intercompréhension. Comme sous-objectif, nous voulions voir si ce média peut entraîner l’usage de procédés d’intercompréhension spécifiques. À plus long terme, le second objectif consiste à voir comment le clavardage, qui utilise la communication médiée par ordinateur synchrone, peut trouver des applications en salle de classe, alors que sa caractéristique principale, l’hybridité oral / écrit, en fait un outil susceptible de cohabiter avec les échantillons de langue non authentiques traditionnellement utilisés en classe de langue, sinon de les remplacer.

3. Méthodologie

Dans le but d’atteindre nos objectifs de recherche, nous avons créé une situation d’expérimentation correspondant le plus possible aux critères d’une situation de communication en milieu naturel, c’est-à-dire non pédagogique.

3.1 Sujets

Les sujets, apprenants adultes du français ou de l’espagnol, tous volontaires, ont été recrutés dans des écoles de langues reconnues par le ministère de l’Éducation du Québec et sélectionnés à partir d’un questionnaire (français ou espagnol) comportant quatorze questions selon les critères 1) de niveau d’instruction (préuniversitaire ou universitaire) et selon une échelle d’autoévaluation de 1 (facile) à 4 (difficile) ; 2) de niveau d’apprentissage de la langue cible (intermédiaire : habileté à utiliser la langue cible à l’oral et à l’écrit) ; 3) d’aisance dans le maniement d’un clavier d’ordinateur ; et 4) d’expérience de l’utilisation d’un logiciel de clavardage. Les sujets retenus devaient avoir une moyenne de 2 à 3 pour l’ensemble des catégories de questions.

3.2 Instrumentation

Le logiciel de clavardage MSN a servi de canal pour les échanges entre les sujets, enregistrés au fur et à mesure des sessions pour chaque dyade. La chercheuse a été présente à toutes les séances, soit au laboratoire de langues, soit comme invitée sur MSN.

3.3 Déroulement

Pour cette recherche descriptive, la situation d’expérimentation a mis en présence deux groupes de dix apprenants d’une langue étrangère, le français ou l’espagnol, constitués en dyades bilingues – un sujet hispanophone et un sujet francophone – par pige à l’aveugle, et ayant pour tâche de communiquer par clavardage selon des paramètres précis. La tâche expérimentale consistait en une situation de communication de trois séances de clavardage de 40 minutes chacune, dont les deux premières se faisaient alternativement en français et en espagnol, à raison de 20 minutes chacune. La dernière séance était bilingue, se déroulant intégralement dans la langue cible (l’hispanophone interagissant en français et le francophone en espagnol). Les thèmes (T) ont été choisis et gradués selon un coefficient de difficulté propre au niveau intermédiaire d’acquisition d’une langue étrangère (séances : T1- Se présenter ; T2- Parler de son pays d’origine ; T3- Parler d’un sujet d’intérêt général). Les thèmes et les consignes ont été choisis par la chercheuse. La collecte des données a eu lieu, d’une part, dans un laboratoire de langue de l’Université du Québec à Montréal, entre les mois de juin et décembre 2004, et d’autre part, à distance, entre les villes de Mexico et de Montréal. L’échantillon est ainsi composé de 104 séances de clavardage. Le corpus est constitué des séquences significatives de ces séances, c’est-à-dire des extraits présentant des traces des difficultés communicationnelles interlinguistiques et permettant de repérer les obstacles rencontrés ; cela, dans le but d’identifier les procédés mis en oeuvre par les interactants tout au long de leur activité conversationnelle.

3.4 Méthode d’analyse des données

Le logiciel Excel a servi à la conversion des échanges afin d’en faire l’analyse. Les données recueillies forment le corpus. Une lecture initiale des conversations a permis une première phase d’observation sur le corpus même, où ont été relevées, identifiées et décrites toutes les séquences latérales à partir des bris conversationnels trouvés dans le corpus et des indices qui les annonçaient en général. L’interruption du fil conversationnel est donc l’élément de base qui a permis l’identification des difficultés rencontrées dans la communication, objet au coeur de nos investigations.

Toutes les séquences latérales ayant été repérées, découpées, identifiées et décrites selon le type de difficulté(s) rencontrée(s), nous avons bâti, à partir de nos observations et de celles rapportées dans les écrits, notre propre grille d’observation, afin de mieux situer ce qui s’est passé lors du déroulement des conversations. Nous avons ensuite traité quantitativement ces données avec le logiciel SPSS v.12.0 (2003), ce qui nous a permis d’établir des corrélations entre les diverses variables constitutives de la situation d’expérimentation – par exemple, les habiletés de clavardage des sujets, la constitution des dyades, les langues en interaction, les thèmes et les épisodes d’interaction.

L’analyse des résultats se présente en deux parties : 1) le relevé de toutes les difficultés d’intercompréhension ayant donné lieu à des séquences latérales, de même que le relevé de celles qui ont été réglées par le biais de corrections enchâssées, et 2) le relevé de l’utilisation de procédés discursifs paralinguistiques.

Le traitement des données est de type qualitatif, autant pour la création des grilles d’analyse que pour l’interprétation des données du matériau linguistique. Pour chaque interlocuteur et pour toutes les séances, nous avons relevé les difficultés rencontrées, qu’elles aient ou non fait l’objet d’une séquence latérale, c’est-à-dire ce qui se révélait de l’ordre de l’intercompréhension, par le biais de ce que les écrits de recherche ont permis de décrire comme obstacles à la communication (liés au répertoire lexical, aux lacunes morphosyntaxiques et aux mécanismes d’évitement). Nous avons aussi relevé ce qui apparaissait en plus dans l’étude du corpus, puisque le média a aussi un impact sur l’interaction et son déroulement.

La grille d’analyse des conversations se base donc sur les obstacles communicationnels, et est constituée de trois grandes sections dans sa partie horizontale, où sont notés : au centre, les obstacles (l’objet de la recherche) ; à gauche, les indices d’obstacles ; et à droite, les stratégies utilisées par les interactants pour régler leurs difficultés d’intercompréhension. Chacune de ces sections se subdivise en sous-sections, qui portent sur la situation exolingue, le média et l’absentiel. Pour chacune des dyades, cette grille a permis de dresser un portrait des évènements conversationnels apparus tout au long des conversations. Autrement dit, nous avons relevé tout évènement ne constituant pas le fil normal de la conversation – par exemple, des difficultés de compréhension, de production, d’utilisation du média, mais aussi des formes d’entraide n’occasionnant pas nécessairement de bris conversationnel.

Nous avons donc classé les procédés discursifs d’intercompréhension en deux catégories, comme l’indiquent les tableaux 1 et 2 ci-dessous. Il s’agit tout d’abord des procédés liés à la situation interlingue de reconstruction du sens présentés au tableau 1 :

Tableau 1

Procédés liés à la situation interlingue : procédés d’autofacilitation et d’hétérofacilitation

Procédés liés à la situation interlingue : procédés d’autofacilitation et d’hétérofacilitation

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Puis, nous avons observé des procédés liés à l’utilisation du média :

Tableau 2

Procédés liés au média

Procédés liés au média

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3.5 Considérations éthiques

Nous avons remis à chaque participant, dans sa langue première, une lettre expliquant les objectifs généraux de la recherche, c’est-à-dire l’observation de la place que prend le clavardage (chat) dans l’apprentissage d’une langue étrangère, les modalités et les conditions de participation à l’étude, de même que les dispositions prises pour assurer la confidentialité des données. Les sujets ont signé une lettre de consentement éclairé et ont eu à répondre à un questionnaire sur 1) leurs habiletés dans la langue en voie d’acquisition (à l’oral et à l’écrit), 2) leur aisance dans le maniement d’un clavier d’ordinateur et 3) leur connaissance des principes de la conversation par clavardage. Pour assurer la confidentialité des données, nous avons mis au point une codification où les interlocuteurs sont représentés pas les deux premières lettres du prénom qu’ils ont donné lors de leur inscription à MSN Messenger, précédées du numéro de la dyade, lui-même précédé du numéro du thème. Par exemple : T1, D1, Mi réfèrerait au thème 1, à la dyade 1 et à l’interlocutrice Mila. Cependant, il n’y avait pas lieu d’informer les professeurs, car les sujets étaient tous adultes et volontaires, provenant de divers lieux.

4. Résultats

Après les résultats généraux issus de l’analyse quantitative, nous présentons en premier lieu les résultats qui concernent l’utilisation des procédés linguistiques de reconstruction du sens et, en second lieu, ceux relatifs à l’utilisation du média clavardage.

Le nombre de procédés d’aide à la compréhension et à la production utilisés par les sujets de notre étude, toutes catégories confondues, est de 119 pour 104 épisodes d’interaction. Il y a en moyenne 1,14 procédé par épisode, avec un écart type de 1,28 (Tableau 3).

Tableau 3

Total des procédés pour l’ensemble des épisodes d’interaction

Total des procédés pour l’ensemble des épisodes d’interaction

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Le tableau 4 présente les procédés les plus utilisés pour l’ensemble des épisodes d’interaction. Il ressort de ce tableau que les procédés les plus utilisés sont tous liés à la situation interlingue, si l’on excepte ceux relevant du média (procédés paralinguistiques) n’ayant été privilégiés que par quelques dyades, donc non généralisables. La reformulation paraphrastique, avec une moyenne de 23 occurrences, est le procédé le plus fréquemment utilisé. Deux autres procédés ont été privilégiés de façon équivalente : l’explication et la démonstration d’un mot ou d’une expression par le locuteur natif et l’achèvement interactif, avec une moyenne de 16 occurrences. Nous nous attarderons à la description de ceux-ci à travers quelques extraits des échanges.

Tableau 4

Procédés les plus utilisés pour l’ensemble des épisodes d’interaction

Procédés les plus utilisés pour l’ensemble des épisodes d’interaction

Note : LN = locuteur natif

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4.1 Procédés linguistiques de reconstruction du sens

4.1.1 Reformulation paraphrastique

Selon De Pietro (1988), la reformulation est le moyen le plus fréquemment utilisé pour résoudre une panne communicationnelle ou prévenir un obstacle lexical anticipé. Ainsi, dans l’extrait 1, l’interrogation par reprise de l’énoncé (indice d’obstacle) que fait la locutrice native de l’espagnol entraînera, à son tour de parole suivant, une explication par reformulation à sa partenaire – qui connaît heureusement assez de vocabulaire pour reconstruire le sens (obesidad, qui signifie obésité, facilement identifiable pour un locuteur du français ; engorda ou grosse peut-être plus difficile). En outre, nous pouvons voir que cela constitue aussi un procédé propre au contrat didactique, comme implicite de la situation d’expérimentation dans laquelle les sujets sont plongés, où le natif, à titre d’expert dans la langue d’interaction, se sent justifié de corriger son partenaire lors même d’une explication. Il s’agit là d’une correction enchâssée, mais dans une séquence latérale.

Les extraits se lisent ainsi : inscrits en haut à gauche, T1, 2, 3, etc. indique le thème conversationnel, et D1, 2, 3, etc. indique le numéro de la dyade ; les abréviations de lettres comme Lo, Di correspondent aux surnoms des interactants, et les lettres F ou H indiquent si le sujet est francophone ou hispanophone ; le (A) indique qui est l’alloglotte dans l’extrait considéré. Dans tous les extraits présentés, le souligné est de nous :

Extrait 1

La gordura

La gordura

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Ici, l’alloglotte a pu reconnaître les unités lexicales utilisées dans la reformulation. Cependant, tel n’est pas toujours le cas : il arrive que le procédé de reformulation entraîne d’autres obstacles lexicaux, venant parfois complexifier l’explication (De Pietro, 1988) et menacer l’aboutissement de l’interaction. C’est parfois l’alloglotte qui doit reformuler une unité qu’il a mal utilisée et le natif qui doit alors comprendre ses tentatives d’explication. C’est ce qui est arrivé dans la séquence de l’extrait 2. L’échange se déroulait en français et l’alloglotte a eu recours à une unité lexicale de sa langue, foca, (procédé du recours à la L1) pour exprimer phoque, n’en connaissant manifestement pas la traduction française. Au début de la séquence, il y a une question de la part de la native du français sur une unité demeurée obscure pour elle.

Extrait 2

La foca

La foca

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En guise d’explication, l’alloglotte y va de reformulations sur quatre lignes. Cependant, la native montre toujours son incompréhension par un je ne connais aucun animal qui a ces caractéristiques. Pendant encore quelques tours de parole, les partenaires vont tenter, l’une par hypothèses successives par négation (c’est pas la baleine ?), l’autre par explications paraphrastiques (plus petit ; qu’on assessine avec une bàtone), de se mettre d’accord sur l’unité lexicale, cela jusqu’à l’hypothèse menant à l’unité phoque, ratifiée par l’alloglotte. Cette séquence latérale de recherche d’une unité présente l’utilisation de procédés concomitants : aide à la production par reformulation paraphrastique et achèvement interactif.

4.1.2 Achèvement interactif

Ce procédé est l’un des plus utilisés, car c’est l’un des procédés hétérofacilitants d’aide à la production. Voici un extrait (3) pour l’illustrer, mais en plus de l’achèvement interactif, nous assistons à une véritable séquence potentiellement acquisitionnelle. Les partenaires sont ici de véritables collaborateurs :

Extrait 3

Tocar ou jouer

Tocar ou jouer

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Dans cet échange en espagnol, l’alloglotte commence son énoncé et soudain s’arrête, cherchant la forme à utiliser. Il fait une demande explicite au natif, qui lui soumet une réponse, forme qu’il adopte immédiatement. L’explication fournie entraîne une seconde demande, sous forme d’hypothèse, à laquelle le natif répond succinctement, en donnant de surcroît l’orthographe juste de instrumento. On peut observer que les demandes d’aide engageant ce procédé sont particulières : l’énoncé est généralement déjà en cours de production, mais il y manque une partie. La façon de signifier le blocage peut être une demande explicite du type comment on dit/como se dice ou, ici grâce au média l’utilisation des points d’interrogation et des points de suspension (procédé néographique) en guise de manifestation de blocage.

4.1.3 Explication / démonstration d’un mot ou d’une expression

Ce procédé est très proche du précédent, car il recoupe ceux de reformulation et d’achèvement interactif. Nous avons pu en observer quelques cas dans notre corpus.

Dans l’extrait 4, l’alloglotte fait face à une forme produite quelques lignes plus haut par le natif, le verbe devolver, et elle demande quelle est la signification ou la traduction de cette unité lexicale. Le natif ayant donné la traduction par enchâssement, le fil conversationnel peut reprendre.

Extrait 4

El verbo devolver

El verbo devolver

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Voilà un bon exemple de ce qu’est l’explication d’un mot, qui ne se veut ni reformulation ni achèvement interactif comme tels, mais bien clarification, ce qui se produit régulièrement dans les situations de communication interlingue, notamment par le recours à l’enchâssement.

4.2 Procédés liés au média

Dans notre grille d’analyse, les procédés liés au média ont trait à la manipulation du clavier, au rythme du déroulement de la conversation, à la segmentation et à l’utilisation de procédés paralinguistiques.

À part les questions concernant le clavier et la recherche des touches d’accents à la première session d’interaction, nos sujets ont utilisé des procédés paralinguistiques, en faisant appel aux émoticônes, à la ponctuation à des fins néographiques ou au redoublement, dans des cas particuliers de désir d’expression, d’appui à un énoncé, de moyen de signifier sa présence à l’interlocuteur, particulièrement lors d’une déclaration plus personnelle ou difficile, ou encore pour marquer la surprise. Le tout, toujours en renforcement du dialogue en cours.

Ainsi cet exemple (extrait 5) où les interlocutrices utilisent des émoticônes (celles alors disponibles) pour appuyer leurs propos : à la déclaration d’amour de l’hispanophone pour son pays d’adoption, la native québécoise répond par un ♥ pour signifier qu’elle comprend, et l’interlocutrice de répliquer par forme: 1831764n.jpg pour marquer son contentement.

Extrait 5

Émoticônes

Émoticônes

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Ici encore, une émoticône forme: 1831765n.jpg (signifiant plus ou moins fatigue ou essoufflement) est utilisée par l’interlocutrice en appui à son énoncé précédent.

Extrait 6

Émoticônes

Émoticônes

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Autant de façons propres à ce média d’apporter un complément au discours : en ce sens, nous pouvons dire que ce sont des procédés d’aide à la communication. De plus, on utilise l’étirement graphique ou le redoublement, dans des cas où on veut marquer un changement intonatif, appuyer un énoncé de l’interlocuteur ou le sien propre, reconnaître une erreur qu’on a faite dans un énoncé précédent, etc. Ainsi, dans ce court extrait (7), en réponse à une question, l’un des interactants utilise-t-il l’étirement graphique pour évoquer son amour du cinéma. Procédé simple, rapide et efficace qui traduit ce qui, à l’oral, serait peut-être produit par des changements intonatifs d’expression. Entre l’espagnol et le français, l’étirement graphique semble facilement trouver des adaptations. Le recours à un tel procédé montre que certains interactants ont déjà une culture bien établie des procédés d’échanges par clavardage.

Extrait 7

Ssssssssssssssiiiii ! ! !

Ssssssssssssssiiiii ! ! !

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Dans cet autre extrait (8), l’utilisation de l’étirement graphique est presque de la communication orale : nous entendons virtuellement le locuteur exprimer son plaisir. Procédé touchant l’onomatopée et faisant le travail de tout un énoncé :

Extrait 8

Mmmmmmmmmm

Mmmmmmmmmm

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Le recours aux onomatopées (qui se traduisent parfois par des redoublements), est un procédé largement utilisé, mais qui peut poser problème à certains sujets connaissant mal la phonétique de la langue cible. Par exemple pour comprendre les deux exemples de l’extrait 9, qui reproduisent le rire en espagnol, le partenaire doit savoir que le [j] espagnol a la valeur du [h] anglais et que c’est l’équivalent de ha ha ha.

Extrait 9

Redoublement

Redoublement

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Notons cependant que les sujets de notre étude n’ont pas fait une utilisation abusive de ces procédés, décrits par Anis (1999, 2001, 2002). Nous pouvons constater que ceux des sujets ayant déjà une culture de la communication médiée par ordinateur n’ont pas employé des procédés comme la troncation ou la réduction graphique, les anglicismes et autres procédés habituels en clavardage. Nous pouvons penser que la participation des sujets à une étude universitaire a peut-être quelque peu freiné certaines habitudes.

4.3 Corrections enchâssées 

Comme nous l’avons vu, les corrections enchâssées ne constituent pas un arrêt dans le fil conversationnel, mais s’y fondent plutôt. Fait intéressant à noter, nos sujets ont utilisé ce procédé (par exemple, les extraits 1 et 4 de notre corpus), qui montre que le clavardage, parce que c’est de la conversation écrite, peut révéler des difficultés qui n’apparaissent pas forcément à l’oral. Ce phénomène révèle donc une dimension absente à l’oral : la norme écrite. Les sujets perçus – ou qui se perçoivent – comme experts, parce qu’il leur est donné de lire les énoncés des alloglottes, peuvent relever ce qui, à l’oral, passerait inaperçu : l’orthographe d’usage et l’orthographe grammaticale. Le pas est vite franchi de la lecture à la reprise ou à la correction – ou à la suggestion, selon le locuteur et sa connaissance de la norme – avec des formules souvent didactiques, du type tu dois écrire / dire ; il faut dire…, etc.

4.4 Procédés d’hétérocorrection : la gestion enchâssée de l’intercompréhension

Nos sujets n’ont pas utilisé de façon significative l’autocorrection. Par contre, l’hétérocorrection par reprise de l’énoncé lacunaire et la reconstruction du sens d’un énoncé ou d’un mot lacunaire par le locuteur natif ont été les deux types le plus souvent pratiqués par les sujets. L’hétérocorrection par reprise de l’énoncé lacunaire peut être vue comme un procédé d’aide à la production, où le natif s’autorise à corriger un énoncé qu’il juge lacunaire. Cette hétérocorrection peut être occasionnelle ou systématique, selon l’attitude que le locuteur adopte. Ainsi, nous avons pu observer des séquences où le natif se sentait investi d’une sorte de mission didactique, profitant d’une position soi-disant d’expert pour corriger le partenaire – parfois sans même que celui-ci ne l’ait sollicité – en vertu du cadre didactique où se déroulaient les interactions. De Pietro (1988) a avancé que la reformulation par le partenaire expert peut inciter ce dernier à faire valoir la norme, puisqu’elle s’avère souvent le lieu de ses représentations linguistiques, attitude que nous avons pu observer chez certains sujets soucieux d’exercer au mieux leur rôle d’expert. Dans l’ensemble, l’alternance des rôles expert / novice a pu encourager les interactants à travailler ensemble le matériau linguistique et certaines des séquences ont pu s’avérer, pour les alloglottes, des séquences potentiellement acquisitionnelles (SPA), car le natif bénéficie tout de même d’une posture d’expert, même si souvent il ne l’est pas dans les faits. Nos sujets nous ont semblé avoir décidé de façon tacite que, lorsqu’ils étaient en position d’experts de leur langue face aux novices, il y avait une espèce de contrat didactique implicite, de façon générale accepté par tous, où le natif a le droit et presque le devoir de corriger son partenaire.

L’extrait 10 présente une portion de l’épisode 5 qui se passe dans les deux langues, chacun des participants s’exprimant dans la langue de l’autre : la native de l’espagnol corrige un énoncé grammaticalement incorrect, interrompant le tour de parole de sa partenaire sans toutefois briser le fil conversationnel. Elle enchâsse sa correction entre parenthèses pour signifier que cela n’est pas une partie de l’échange, technique que nous avons pu observer chez plusieurs sujets. L’alloglotte ratifie la correction et l’échange se poursuit au même rythme. Il s’agit là d’une correction enchâssée et d’une séquence potentiellement acquisitionnelle où, sans que ne s’arrête le cours de l’échange, le partenaire expert offre une donnée linguistique au novice.

Extrait 10

Cuando lo veré

Cuando lo veré

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Il arrive malheureusement que l’expert donne une correction contenant une erreur – ce que l’alloglotte ne peut savoir : tout natif d’une langue n’en est pas pour autant un expert. Nous avons aussi observé cela chez nos sujets.

Il est arrivé à quelques reprises que certains sujets aient clairement manifesté leur désir d’aider leur partenaire d’interaction quand les conversations se déroulaient dans leur langue. Ainsi en est-il de l’une des dyades où le natif de l’espagnol fait une offre de contrat didactique à son partenaire. La réaction du partenaire est sans équivoque : si lo quieres (comme tu veux), rajoutant : on devrait parler au lieu de se corriger. Pour cet interactant, sans nul doute, l’important est la communication, et sa réponse, presque un refus du contrat didactique.

Voici un dernier exemple de situation d’hétérocorrection où le natif fait valoir la norme :

Extrait 11

Ketchup pour catsup ?

Ketchup pour catsup ?

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L’alloglotte du français fait une erreur orthographique commune, ce qui ne serait pas apparu dans un échange oral et le natif reprend immédiatement cette erreur en donnant la bonne orthographe. Puis, il reprend son partenaire alloglotte sur son orthographe de ketchup en étant sûr de lui : dans sa variété de français, cet emprunt de l’anglo-américain s’écrit catsup. Nous pouvons voir qu’il fait valoir sa norme comme LA norme.

4.4.1 Reconstruction du sens malgré un énoncé lacunaire

Toutefois, il ne faut pas conclure de la pratique du procédé d’hétérocorrection enchâssée que celui-ci a été utilisé chaque fois qu’un interlocuteur en position d’alloglotte faisait une erreur ou produisait un énoncé lacunaire. Nous avons pu constater que certains sujets, lorsqu’ils étaient en position d’experts, ont ignoré des erreurs orthographiques et morphosyntaxiques, parfois mineures mais parfois importantes. Dans certains cas, le natif comprenait l’énoncé malgré les lacunes orthographiques ou grammaticales. N’étant pas interrompu, l’alloglotte pouvait continuer à s’exprimer, ayant vraisemblablement l’impression d’être compris. C’est ce que nous avons nommé la reconstruction du sens malgré un énoncé lacunaire. Cette pratique est certainement l’une des plus intéressantes que nous ayons observées, car plus qu’à l’oral, les locuteurs natifs ont, à l’écrit, une conscience aigüe de ce qui est fautif. Il nous apparaît que cela exige, de la part du natif, une bonne tolérance à l’erreur et une attitude de compréhension à l’égard de l’interlocuteur, car il s’agit parfois d’une véritable gymnastique de reconstruction du sens, même lorsque le natif s’appuie sur des ressemblances interlinguistiques et sur le contexte pour comprendre les énoncés.

Tout au long de leurs interactions, les sujets de notre étude ont utilisé, de façon assez généralisée, cette technique de reconstruction du sens par le natif. Pour certains, il s’agissait peut-être de ne pas trop interférer, de façon à ne pas interrompre le fil conversationnel, car il y a, là aussi, danger de se perdre et de devoir mettre fin à l’interaction.

Observons un exemple, illustré à l’extrait 12, où l’hispanophone a de réelles difficultés avec le code écrit du français. Il formule de nombreux énoncés lacunaires s’apparentant parfois à la mention (procédé linguistique de demande d’aide où l’alloglotte ne fait que suggérer quelques mots d’un énoncé de façon que son interlocuteur complète l’énoncé pour lui), si bien que le natif doit s’appuyer sur le contexte pour en reconstruire le sens.

Extrait 12

Les pauvres

Les pauvres

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Ici, l’alloglotte écrit au son de sa langue et produit des formes non conformes qui pourraient éventuellement mener à des obstacles de compréhension pour son interlocuteur. Mais le natif ne les relève pas. Il semble bien suivre, reconstruisant le sens à partir des formes lacunaires, comme il se produit généralement à l’oral où il n’y a pas la présence de l’écrit comme aide à la reconstruction. Il fallait cependant une connaissance suffisante de l’espagnol pour lire et entendre pauvres à partir de pouvrais et montagnes là où on lit tout d’abord montaines, où l’alloglotte semble faire un mélange montanas / montagnes / mountains.

5. Discussion des résultats

L’analyse de ces quelques extraits montre que nos sujets ont rencontré des difficultés propres à la situation de communication interlingue, généralement liées à des répertoires lexicaux et à des connaissances morphosyntaxiques lacunaires. Ils ont utilisé divers procédés d’aide à la production et à la compréhension pour que l’interaction continue jusqu’à son aboutissement, procédés qui, sur le plan linguistique, s’avèrent similaires à ce qui a été décrit par les chercheurs en ce domaine. Les extraits montrent que, nonobstant le média utilisé, l’utilisation de procédés tels que la reformulation, l’achèvement interactif et l’explication d’un mot sont tout à fait typiques d’une situation d’interaction interlingue et de la collaboration des partenaires dans la poursuite de leur but communicationnel.

Les exemples tirés de notre corpus illustrent également que les sujets ont eu recours à des procédés paralinguistiques, que ce soit pour demander un éclaircissement (étirement graphique) ou pour illustrer une émotion (émoticônes, onomatopées, redoublement). Ces procédés doivent être vus comme partie intégrante du clavardage, en renforcement et en enrichissement du dialogue. Cela suggère que la quasi-transparence du média est possible, que toute la place peut être faite à la communication qui s’y développe et que les interactants savent tirer parti du média.

Enfin, les extraits de notre corpus montrent que les corrections enchâssées sont une composante importante des échanges. L’étude montre que la collaboration va au-delà de la réparation de la panne communicationnelle et que l’hétérocorrection y tient une place privilégiée.

Est-ce dû au média ? Ce qui, à l’oral, est difficile à cerner du travail interlinguistique, la communication par clavardage nous l’offre, de par son caractère hybride. Nous pouvons voir le travail métalinguistique à l’oeuvre par le biais des corrections, des reprises, et de façon générale, par l’entraide, mais aussi par les attitudes des interactants pendant ce travail ou dans l’ensemble de l’interaction. Nous constatons 1) que les rôles d’experts / novices peuvent être clairement établis, 2) que certains sujets mettent un point d’honneur à corriger tout ce qui est erroné ou fautif et 3) que d’autres privilégient la communication, sachant d’avance que l’interlocuteur novice est en apprentissage et que communiquer est en soi un exercice d’apprentissage. Nous pouvons penser que la situation particulière de l’expérimentation provoque, aux deux pôles, des attitudes différentes : soit il y a entre les participants comme une obligation tacite d’hétérocorrection ou, à l’inverse, on se dit que le but de cette situation d’expérimentation est de communiquer et de se rendre au bout de la tâche assignée. Chacune de ces deux conduites présente des aspects révélateurs quant à l’interaction interlingue : la conduite d’hétérocorrection systématique procède d’une attitude prédéterminée chez les participants qui se savent investis de rôles précis, ce qui implique inévitablement une sorte de contrat didactique où le partenaire expert peut reprendre le novice. Ce mode présente l’avantage de leçons de langue conceptualisées, en même temps que le désavantage de la discontinuité, l’interruption fréquente du fil conversationnel pouvant conduire à des difficultés de reprise, et aussi peut-être à une certaine fatigue pour l’alloglotte, qui pourrait toujours réagir négativement.

L’autre conduite, celle de la reconstruction d’énoncés lacunaires, présente l’avantage de la continuité, en laissant l’échange suivre son cours, ce qui contribue à construire la confiance du novice lorsqu’il tente de s’exprimer dans la langue cible. Par contre, les leçons de langue sont plus rares, et cela pourrait peut-être, à la longue, entraîner des problèmes de fossilisation.

6. Conclusion

L’objectif de recherche était l’observation et l’analyse des procédés discursifs utilisés par des interactants de langues / cultures différentes en réponse à des difficultés d’intercompréhension en abstentiel et de non-visibilité mutuelle. Nous nous sommes interrogée sur les types de procédés linguistiques utilisés ainsi que sur les procédés innovants dans l’utilisation du média de communication lui-même (le clavardage). Notre but était d’évaluer dans quelle mesure le mode de communication peut s’avérer utile en enseignement / apprentissage des langues. Ainsi avons-nous interprété les difficultés rencontrées par les interactants en nous basant sur ce qu’en disent les écrits de recherche, et à la lumière des observations que nous avons pu faire à l’analyse des échanges issus de notre expérimentation.

Notre recherche comporte certaines limites : l’échantillon était restreint et ne permettait pas d’inférer des résultats généralisables, les langues d’interaction étaient cousines et les sujets se savaient en expérimentation, ce qui est susceptible de créer un biais. En dépit de ces limites, nos résultats montrent que, dans l’ensemble, les difficultés rencontrées par les interactants ont entraîné l’utilisation non seulement de procédés linguistiques (Tableau 4), mais aussi de procédés paralinguistiques. Les procédés linguistiques étaient d’abord liés à la situation de communication interlingue, comme la reformulation paraphrastique, l’achèvement interactif et l’explication d’un mot par le locuteur natif ; quant aux procédés paralinguistiques, c’est-à-dire non liés au code, certains sont propres au média (comme l’utilisation d’émoticônes et d’étirements graphiques) ; cependant, tous semblent avoir contribué à l’intercompréhension.

Ces observations nous permettent de soutenir que l’utilisation du clavardage en enseignement-apprentissage des langues étrangères est pertinente, et cela pour les raisons suivantes. D’abord, sur le plan didactique, le clavardage présente le double intérêt de la facilité d’accès à des natifs de la langue cible et de la facilité d’utilisation de l’outil. De plus, ce média procure aux apprenants de langue un espace d’acquisition potentielle, notamment en vertu de son caractère hybride : dans la conversation écrite, il y a un double aspect : l’aspect conversation, c’est-à-dire interaction, donc mise en oeuvre des moyens de l’interlangue, échantillon véritable de la langue cible et rythme conversationnel ; et l’aspect écrit, qui permet des essais divers sur les plans orthographique et morphosyntaxique, et offre à l’alloglotte une vue sur le déroulement de l’échange, ce qui est impossible à l’oral. Ici, l’hétérocorrection acquiert un sens particulier par rapport à ce qui se produit à l’oral : les interactants, qu’ils soient natifs ou alloglottes, peuvent voir leur production au fur et à mesure de sa création, dans la fenêtre commune, leurs erreurs comme leurs réussites, et peuvent en tenir compte, soit en tant que modèle pour l’alloglotte, soit comme aide à la compréhension pour le natif, tout cela sur un rythme conversationnel. Cette possibilité est propre à l’interaction par clavardage, en L2 comme en L1. Dès lors, l’apprenant, pour peu qu’il prenne des risques et soit bien soutenu par son partenaire, sera amené à prendre de plus en plus de risques linguistiques, ce qui généralement fortifie sa confiance en ses capacités d’utilisation de sa langue cible. Cet aspect nous apparaît comme un avantage par rapport à d’autres outils d’apprentissage, et milite en faveur de l’intégration de l’outil clavardage en enseignement-apprentissage des langues. Tudini (2003) parle du clavardage en enseignement-apprentissage des langues comme d’une passerelle vers l’oral, ce qui nous paraît tout à fait juste.

Pour l’enseignant, le clavardage offre une fenêtre sur le travail métalinguistique de l’apprenant. L’échange par clavardage, s’apparentant à la conversation en présentiel sans de nombreux aspects, s’avère utile à exploiter sur ce plan. Il serait d’ailleurs intéressant de pousser plus loin l’étude de l’utilisation de ce média en tant qu’outil d’enseignement-apprentissage. Des études restent à faire sur les données linguistiques que l’on peut recueillir par ce biais, par exemple, des études comparatives entre interaction en présentiel et par clavardage sur la reconnaissance lexicale, sur les attitudes des apprenants face, par exemple, à l’intégration systématique du clavardage en classe de langue, ou encore, sur ce que donnent à long terme les séquences potentiellement acquisitionnelles issues de l’utilisation du clavardage. Même si nous avons l’impression qu’elle fait depuis un bon moment partie de nos vies, la communication médiée par ordinateur n’en est qu’à ses débuts. Il reste beaucoup à explorer sur les plans linguistique, acquisitionnel et interculturel.