Corps de l’article

1. Introduction et problématique

Nous avons été contactées par une équipe de praticiens (enseignantes d’école primaire et conseillers pédagogiques) aux prises avec cette question majeure : Comment faire parler les enfants et améliorer leur langage ? Précisons que l’école primaire en France se compose de l’école maternelle (enfants de 3 à 6 ans) qui constitue le cycle 1, et de l’école élémentaire (enfants de 6 à 11 ans) qui constitue les cycles 2 et 3. Cette équipe pédagogique, rassemblée autour de ce projet langage animé par l’inspecteur de la circonscription, s’est interrogée sur les activités langagières à mettre en place dans les classes, sur les compétences à développer et sur les procédés à mettre en oeuvre pour faire parler tous les élèves, surtout les petits parleurs.

Afin de répondre à cette question, nous avons créé un observatoire des pratiques enseignantes : à partir de l’analyse de séquences didactiques filmées dans différentes classes, nous voulions apporter des réponses au questionnement de l’équipe pédagogique. Dans un premier temps, nous avons constitué un corpus de séquences didactiques portant sur des activités de langage, les enseignantes ayant été régulièrement filmées dans leur classe pendant cinq mois d’une même année scolaire, d’octobre à février. Dans un deuxième temps, nous avons visionné ces séances et procédé aux transcriptions. Puis, nous nous sommes intéressées aux moments de développement du langage et à leurs différents contextes. Cette recherche est complexe en ce qu’elle prend en compte plusieurs indicateurs : les activités à travers les outils utilisés, les compétences langagières (communicationnelles) et linguistiques sollicitées, la conduite des interactions verbales stimulant les compétences attendues chez les élèves ; autrement dit, les enjeux de ces activités sur la maîtrise du langage oral ou tout au moins, sur son développement. Dans un dernier temps, nous avons présenté nos résultats à l’équipe pédagogique.

Ces situations didactiques qui constituent notre corpus sont considérées par les pédagogues comme de bonnes séances pour faire parler les élèves. Pourtant les enseignants ont du mal à identifier les compétences langagières construites lors de telle ou telle activité. Certains évaluent la quantité en termes de grands/moyens/petits parleurs. D’autres s’attachent davantage aux aspects formels du langage (vocabulaire, prononciation, syntaxe) qu’aux conditions qui favorisent la communication (Doyon et Fisher, 2010, p. 47), ayant comme représentation commune que l’école est [] le lieu où l’on traite justement la parole des élèves comme la combinaison d’une syntaxe et d’un vocabulaire (Lahire, 2000, p. 204). Il nous fallait alors amener les enseignants à se poser d’autres questions : Est-il possible de faire un lien entre l’activité proposée aux élèves, les outils sélectionnés et les compétences développées ? Quelles sont ces compétences ? Quel est le rôle des interactions dans le processus de développement du langage ? Dans cet article, nous ne rendrons compte que de situations qui concernent l’école maternelle (enfants de 3 à 6 ans). Nous avons examiné quatre séquences langagières que l’on retrouve régulièrement dans les classes et s’appuyant sur l’utilisation de quatre types d’objets : le bâton de parole, l’album écho, le sac à vêtements et l’affiche de la recette de cuisine. Ils sont utilisés pour outiller la parole de l’enfant.

L’article comprend trois parties. Dans la première, nous suivons, en guise d’introduction et à travers les textes institutionnels, l’évolution significative que la place de la parole de l’élève a connue depuis plus de 150 ans et le questionnement de l’équipe pédagogique qui prouve bien l’intérêt que cet oral suscite chez les enseignants. Puis, nous dressons le cadre conceptuel des orientations scientifiques des recherches sur le développement et la maîtrise du langage oral. Nous évoquons aussi les pistes suggérées par les chercheurs et, notamment, la place de l’interaction langagière enseignant/élève(s) sur ce développement. Nous nous référons également aux grandes théories de l’apprentissage et aux pédagogies du langage qui ont vu le jour depuis les années 1980. Cette présentation permet de montrer non seulement l’intérêt de ces pédagogies, mais aussi certaines de leurs limites, et conduit à nous positionner face à elles. Dans la seconde partie, nous exposons nos choix méthodologiques et notre démarche. La troisième partie est consacrée aux résultats : à travers l’analyse de quatre situations langagières, nous montrons que, si chacune d’elles favorise la parole de l’enfant, il n’en demeure pas moins qu’elle développe chez lui un type particulier de compétences ; c’est à partir de cela que nous avons commencé à établir une typologie d’activités stimulant la parole de l’enfant. Comme l’écrit Grandaty (2001, p. 377), l’analyse de certaines situations révèle [] la difficulté des enseignants à formuler une mise en situation claire qui engage les élèves dans une tâche claire. Or, c’est la mise en lien de la connaissance de ces outils et des compétences développées par eux qui va permettre aux enseignants une meilleure prise en compte du développement du langage des enfants de maternelle. Il ne faut pas oublier que comme l’écrivent Chabanne et Bucheton (2002), il s’agit bien de parler pour : penser, apprendre et se construire.

2. Contexte théorique

Si l’enfant parvient à maîtriser la structure fondamentale de sa langue maternelle dès l’âge de trois ans et demi (Chevrie-Muller et Narbona, 2007) et la composante pragmatique de sa langue (Bates, 1976), le processus d’apprentissage est loin d’être terminé : les acquisitions se poursuivent et les élèves doivent adapter leur parole à la situation dans laquelle ils se trouvent, l’enseignant devant alors élaborer et diversifier des situations particulières en fonction des objectifs pédagogiques qu’il souhaite faire atteindre à ses élèves (Sauvage, 2005). Les trois années d’école maternelle (élèves âgés de 3 à 6 ans) ont une incidence significative sur le développement du langage oral, mais aussi sur l’apprentissage ultérieur de l’univers de l’écrit, puisqu’on considère généralement qu’à l’âge de six ans environ, l’enfant maîtrise suffisamment le langage oral pour aborder l’apprentissage de la lecture (Canut, 2006). La maîtrise de l’oral revêt donc un enjeu scolaire et social fort.

2.1 Du côté des textes institutionnels

Dans l’Histoire de l’enseignement du français du XVIIe au XXe siècle, Chervel (2006) montre que le chemin parcouru depuis la parole du maître jusqu’à celle de l’élève a été long : plus de 150 ans ! Un bouleversement pédagogique a lieu vers le milieu du XIXe siècle : le maître va parler aux élèves, non plus pour corriger leurs fautes, mais pour lire à haute voix, expliquer, raconter. Toutefois, l’écrit demeure encore la préoccupation principale de l’école française. Au XXe siècle, la didactique de l’oral évolue (Maurer, 2002) ; de parler comme un livre en 1923, avec l’idée que l’oral n’est que monologal et que le point de départ ne peut être qu’un texte lu, on passe à parler pour communiquer dans les années 1970. Dans les années 1980-1990, sous l’influence des linguistiques textuelles, le couple lire-écrire l’emporte de nouveau sur le couple parler-écrire, et le document publié par la Direction des écoles en 1992, en France, sous le titre La maîtrise de la langue à l’école, accorde encore peu de place à l’oral en classe.

Il faut attendre les textes de la décennie 1990 pour voir l’oral trouver une place nouvelle dans la réflexion ministérielle. Comme l’écrit Plane (Garcia-Debanc et Plane, 2004, p. 17), si l’oral se trouve désormais sur le devant de la scène, c’est parce que le contexte scientifique, idéologique et social suscite un réexamen des pratiques d’enseignement et de leurs fondements, mais aussi parce que l’avancée des recherches en didactique permet d’envisager un traitement plus fin de l’oral dans la classe. Le texte ministériel de 1999, par son titre, réaffirme la primauté de l’oral : Les langages, priorité de l’école maternelle. Les programmes pour l’école primaire de 2002 vont encore aller plus loin en distinguant, à la maternelle, le langage de communication, le langage en situation et le langage d’évocation, et en affirmant que de la qualité de l’oral dépendent les apprentissages ultérieurs. Les textes ministériels de 2006 et de 2008 reprendront cette idée que l’oral est la clé de voûte de la réussite scolaire pour tous les élèves et que tout membre de la communauté éducative a à charge cette mission prioritaire. Cependant, il reste deux questions importantes : celle de l’évaluation de l’oral, déjà soulevée par l’Inspection générale (voir le rapport de 1999), et celle de l’efficacité des situations didactiques mises en place dans les classes (Garcia-Debanc et Plane, 2004, p. 15) ; même si le document d’accompagnement des programmes de 2002, Le langage à l’école maternelle, détaille les compétences visées par les activités langagières à l’école maternelle, les enseignants sont demandeurs d’analyse de leurs (propres) pratiques, afin de mieux distinguer les gestes professionnels propices à une stimulation langagière et d’évaluer leur impact sur les compétences des élèves. C’est cette demande qui a justifié notre recherche, l’enseignant ayant du mal à structurer et à organiser l’enseignement de l’oral (Doutreloux, 1989 ; De Pietro et Wirthner, 1996 ; Tochon, 1997 ; Lafontaine, 2001).

2.2 Du côté de la recherche

2.2.1 Les orientations scientifiques

Si, dès les années 1970, Bates (1976) fait le constat que la recherche sur le développement du langage chez l’enfant a toujours été, jusqu’à cette époque, surtout descriptive, c’est à partir des années 1980 que les études du langage de l’enfant deviennent véritablement fonctionnelles et pragmatiques. On passe de la description du comment parlent les enfants au comment apprennent à parler les enfants. Ce nouveau questionnement met en avant le rôle joué par les gestes, les regards et les sourires dans le processus de développement langagier (Beaudichon, 1982) et les interactions verbales. À propos des interventions de l’enseignant, Pontecorvo et Sterponi (2002) montrent que des reprises de l’énoncé de l’enfant, des reformulations et des questions sémantiquement contingentes sont des outils pour soutenir et favoriser le développement cognitif. Le langage s’étudie alors sur le plan linguistique et sur le plan social : usages de la langue (Rondal, 1990) avec la notion d’actes de langage (Austin, 1962 ; Clark et Carlson, 1982 ; Kerbrat-Orecchioni, 1997 ; Searle, 1969, 1979). La recherche actuelle (Sauvage, 2006) montre aussi que beaucoup de compétences conversationnelles sont intégrées avant d’être coordonnées à la parole verbale : il existe en effet un décalage entre les étapes de la compréhension et celles de la production d’un même savoir chez l’enfant.

Parallèlement, le développement des grands corpus modifie considérablement l’approche du langage et permet la description de l’oral et de l’écrit (Halliday, 1985). Une linguistique de corpus oraux se développe, montrant que l’oral a ses caractéristiques propres (Blanche-Benveniste et Jeanjean, 1986 ; Blanche-Benveniste, 2010) et qu’il est aussi lié aux genres (Dolz et Schneuwly, 2009) qu’il faut enseigner (Schneuwly, de Pietro, Dolz, Dufour, Érard, Haller, Kaneman, Moro et Zahnd, 1996). Des expérimentations prouvent que le récit oral est pauvre s’il n’est pas modélisé (Blanche-Benveniste et Pallaud, 2001) et qu’en situation de langage spontané, c’est bien davantage l’aisance de l’élève à parler que ses compétences exclusivement linguistiques qui est mesurée par l’enseignant. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes intéressées aux situations langagières initiées et modélisées par les enseignants afin d’étudier les outils utilisés pour amener les élèves à maîtriser une ou plusieurs compétences spécifiques du langage oral.

2.2.2 Les grandes théories de l’apprentissage

La recherche sur le développement du langage oral a été gouvernée par les grandes théories de l’apprentissage. Au début du XXe siècle, à partir d’un modèle béhavioriste (Watson, 1924-1925) reposant sur le conditionnement, Skinner (1953) y introduit la prise en compte des variables internes de l’individu susceptibles d’intervenir dans l’analyse du comportement. Puis, selon une conception transmissive de l’apprentissage héritée des pédagogies traditionnelles et notamment de Chomsky (1968, 1975), on observe que les enfants ont une connaissance innée de la grammaire élémentaire commune à tous les langages humains et qu’il suffit de les immerger dans des bains de langage pour que, naturellement, ils parlent à leur tour. Cependant, des travaux conduits tant en psychologie cognitive qu’en psychologie sociale montrent le rôle de l’individu dans la restructuration des informations reçues (Piaget, 1923, 1946) et le rôle de son entourage (Vygotski, 1997) qui, en l’étayant (Bruner, 1983, 1990), l’aide à co-construire son savoir. Tout au long de notre recherche, nous aurons le souci d’analyser l’impact des interventions de l’enseignante sur le développement langagier de l’enfant et sur la construction de sa pensée.

2.2.3 Vers une pédagogie du langage

Ces recherches sur le développement du langage oral et ces théories sur l’apprentissage ont amené des auteurs à proposer une pédagogie du langage. Lentin, dans ses travaux (1987, 1998), ainsi que Vertalier (2006) et Canut (2009), accorde une grande importance à l’interaction adulte-enfant, préférant les temps de langage interindividuels aux moments collectifs, et affirme la priorité de la syntaxe sur le vocabulaire et l’articulation. Pour sa part, Florin (1995), sans appuyer son analyse sur des objectifs linguistiques précis, préconise la mise en place de groupes conversationnels de 6 à 10 enfants dès 3 ans, constitués en fonction de la quantité de parole et non de la qualité des énoncés, n’appuyant pas son analyse sur des objectifs linguistiques précis. De son côté, François (1977, 1993), sans présenter de réels dispositifs pédagogiques, souligne l’importance de l’enchaînement dans le dialogue, qui permet à l’enfant d’ajuster ses propos par rapport aux autres interlocuteurs. Quant à Simonpoli (1991, 2005), il revient sur l’intérêt de l’interaction entre élèves en insistant sur l’importance de la conversation enfantine en situation de groupes autonomes de langage, et propose des ateliers de langage basés sur les fonctions du langage de Jakobson (1963) ; il subsiste néanmoins des problèmes de mise en place. Mairal et Blochet (1999) singularisent trois organisations langagières : le langage montré par l’enseignant, le grand groupe sous le contrôle de l’enseignant et le groupe restreint autonome, visant six types d’oraux (l’interview, le dialogue, le débat, l’exposé, l’enquête, le récit oral). Par ailleurs, les activités narratives conduites à partir de livres illustrés favorisent l’appropriation d’un langage obéissant aux mêmes structures spécifiques que celles de l’écrit (Dombey, 1994 ; Wells, 1986). Enfin, Boisseau (2005) ancre sa réflexion dans la réalité du terrain en proposant une progression construite autour des pronoms sujets, des temps verbaux et des prépositions pour aller vers des énoncés de plus en plus complexes et riches. Il introduit également une réflexion sur la parole du maître et celle de ses élèves, et présente différents dispositifs humains ainsi que des situations de langage selon l’âge et les intérêts des enfants et selon les classes. C’est en tenant compte de l’ensemble de ces indicateurs (dispositifs choisis, outils utilisés, types d’interactions et de compétences travaillées, etc.), traités le plus souvent séparément par les chercheurs, que nous avons analysé notre corpus. En effet, nous avons souhaité mettre en lien ces différents paramètres.

3. Méthodologie 

3.1 Sujets

Le corpus se compose de séances de classe, filmées en milieu scolaire. Les quatre enseignantes participant au projet sont des maîtres formateurs – elles participent à la formation des jeunes enseignants – et exercent dans des écoles différentes de la même circonscription : deux à l’école maternelle et deux à l’école élémentaire. Ces établissements sont inscrits en Zone d’éducation prioritaire (ZÉP). Créées en 1981 par le gouvernement français, les Zone d’éducation prioritaire correspondent à des zones où les conditions sociales constituent un facteur de risque pour la réussite scolaire. Les établissements scolaires disposent de moyens supplémentaires (humains et financiers) pour répondre aux besoins des élèves en difficulté. Cette inscription dans une telle zone justifie en partie le questionnement des équipes autour d’une problématique de réussite scolaire et donc, pour ce qui nous concerne, d’amélioration des compétences langagières d’élèves de 3 à 6 ans.

Dans cet article, nous rendrons compte de quatre activités filmées à l’école maternelle. Les enfants sont répartis en trois classes d’âge : la petite section (de 3 à 4 ans), la moyenne section (de 4 à 5 ans) et la grande section (de 5 à 6 ans). Les deux enseignantes filmées ont en charge les classes de petite section et de grande section.

3.2 Instrumentation

Les enregistrements ont été effectués par les conseillers pédagogiques, sur une période allant de début octobre 2007 à fin février 2008. Après avoir mis au point, lors de réunions mensuelles, une liste des séances à filmer et un calendrier, les conseillers pédagogiques se rendaient dans les classes et filmaient en continu. De retour à la circonscription, ils effectuaient, à partir des rushes et d’un logiciel informatique, un montage des séances correspondant aux activités choisies en équipe. L’objectif était de constituer un film présentable en mars 2008 à tous les enseignants de la circonscription. Ainsi, pour la maternelle, le montage comprend des lectures d’albums de littérature de jeunesse (voir l’annexe), dont l’album-écho, ou d’affiches, dont une affiche sur une recette de soupe, des discussions autour de règles du jeu en éducation physique et sportive, la découverte d’un sac à vêtements, des rituels autour du bâton de parole ; pour l’école élémentaire, des discussions sur les arts visuels ou les règles du jeu ou encore, pour les plus âgés, des débats réglés. La durée des séances varie entre 10 et 20 minutes selon l’âge des élèves et selon l’activité. Chaque film est à replacer dans un contexte plus large. Certaines séances sont à envisager sur l’axe de la durée, l’activité se poursuivant sur plusieurs séances et composant alors une séquence (faite d’une suite de séances construites selon une certaine progression). D’autres sont à envisager sur un axe temporel : l’activité choisie est reproduite régulièrement afin que les élèves acquièrent certaines compétences.

3.3 Déroulement 

Nous avons analysé les différentes séances filmées au cours des mois et sommes entrées dans une démarche inductive, construisant une grille afin de trier nos observations, grille appuyée par nos lectures théoriques. Les facteurs retenus ont porté sur le type d’outil utilisé par l’enseignant comme objet médiateur (album, affiche, objet, oeuvre d’art, etc.) stimulant les compétences langagières et linguistiques de l’enfant, l’organisation spatiale choisie (en cercle, en U, autour d’une table, etc.), l’organisation humaine privilégiée (en grand groupe, en petit groupe, en relation duelle, individuelle) et le domaine disciplinaire concerné par l’activité (français, mathématiques, éducation physique, arts visuels, etc.). Notre recherche est qualitative et exploratoire (Van der Maren, 1996) : elle vise à comprendre en profondeur un phénomène qui a suscité un questionnement chez les enseignants. Il nous semble en effet indispensable de porter un regard précis sur quelques situations afin de bien en mesurer l’impact de celles-ci sur le développement langagier de l’enfant.

Nous avons transcrit le contenu des séances qui, au-delà du verbal et du para-verbal (mélodie, intonation, rythme de la voix, etc.), donnaient à voir aussi des aspects du non-verbal (postures, gestes, etc.). Pour l’oral, nous avons appliqué les normes de transcription sur le français parlé éditées par le Groupe aixois de recherches en syntaxe, à Aix-en-Provence, en France (http://sites.univ-provence.fr/delic/corpus/conventions.html). À certains moments, nous avons indiqué l’intonation par un signe de ponctuation et ajouté quelques éléments extralinguistiques quand ceux-ci avaient une importance pour l’étude de la construction du langage chez l’enfant.

Une fois le corpus transcrit, nous avons effectué l’analyse linguistique des séances afin d’y repérer les moments de développement du langage et leurs différents contextes. Comme l’écrivent Froment et Leber-Marin (2003, p. 162) : Une situation aménagée n’est pas équivalente à une autre, son développement concret dépend de la thématique, des rôles et places « discursives », de la tonalité de l’interaction. L’analyse comparative de plusieurs séances (sur l’album-écho par exemple) a mis à jour des variables qui ont un impact déterminatif sur la qualité de l’activité langagière.

3.4 Méthode d’analyse des données

Notre travail a consisté à analyser la pertinence linguistique de ces différents outils destinés à améliorer qualitativement et quantitativement la production orale des élèves. La description du déroulement de chaque activité avait plusieurs objectifs. D’une part, en montrer l’impact sur le développement langagier et linguistique de l’enfant. D’autre part, mettre en lumière l’orientation du discours de l’enseignante lors des interactions susceptibles de permettre le développement de compétences spécifiques chez l’enfant. Enfin, étudier l’intérêt, pour l’enseignant, d’utiliser de façon réfléchie ce type d’outil et, pour l’enfant, de prendre conscience de sa propre parole.

3.5 Considérations éthiques

Les enseignantes ainsi que les parents des élèves de ces classes ont donné leur consentement pour être filmés. Nous leur avons expliqué en détail le contenu des films que nous souhaitions faire et nous leur avons fait signer à chacun (enseignants et parents d’élèves) un formulaire de droit à l’image constitutif d’un consentement éclairé et d’une autorisation à utiliser l’image de chacun. Cette requête était ainsi formulée :

X autorise les chercheuses à utiliser l’image de Y dans le cadre d’une recherche sur la production orale des élèves de maternelle. Les images ainsi réalisées seront exclusivement utilisées dans le cadre de la recherche : réunion de chercheurs, présentation des résultats, supports de formation.

Plus tard, en mars, lors de la préparation de la journée destinée à présenter, à tous les enseignants de la circonscription, un panorama des activités visant à stimuler le développement du langage oral, nous avons fait part de nos résultats aux membres de l’équipe pédagogique. Cet échange les a aidés dans leur propre analyse des séances filmées : tous ont vu la pertinence de ces moments de classe pour développer le langage oral des élèves et ont pu identifier des indicateurs, voire des démarches, réutilisables par l’ensemble des enseignants de la circonscription. Les résultats scientifiques de cette recherche ont été divulgués lors de cette journée.

4. Résultats

Nous avons choisi de présenter, dans cet article, quatre activités langagières mises en place dans les classes maternelles et que les enseignants connaissent bien, mais dont ils n’identifient pas les compétences langagières spécifiques induites par chacune d’elles. Toutes ces activités s’appuient sur un outil spécifique qui sert d’objet médiateur (bâton de parole, album-écho, sac à vêtements et affiche) et favorise, chez le jeune enfant, l’accès à une (ou des) compétence(s) en langage oral. En procédant à une description de chacune de ces situations didactiques, nous allons montrer comment la parole des enseignants induit des comportements langagiers et linguistiques chez les élèves et tout l’intérêt qu’il y a à bien identifier les compétences spécifiques que chacune de ces activités stimule chez l’enfant. C’est en prenant en compte ces résultats que l’enseignant peut améliorer le langage oral de ses élèves.

4.1 Le bâton de parole (enfants de 3 ans)

Le bâton de parole est originaire des traditions nord-amérindiennes : c’est un outil servant à réguler la parole au sein d’un groupe. Il est utilisé à l’école notamment dans le cadre du débat de la grande section à la fin du cycle 3 où l’on s’oriente alors vers un débat réglé (Delsol, 2000). Mais il est aussi utilisé dès la petite section de maternelle pour permettre aux élèves de se familiariser et de s’approprier leur propre tour de parole. Quel que soit l’âge des élèves, le bâton obéit à une double symbolique : celle de matérialiser, pour celui qui le détient, la parole et le temps de la parole et, pour ceux qui ne le détiennent pas, l’écoute respectueuse de la parole dans un but d’échange éventuel. Le bâton est confié par l’enseignant à un élève du groupe classe pour lui donner la parole et pour lui offrir un temps de parole sécurisé. Autrement dit, par l’intermédiaire de cet objet transitoire, entre une parole timide, balbutiante, souvent malmenée par les pairs et une parole autonome, spontanée, s’inscrivant dans un échange interactionnel structuré, l’enseignant crée un espace temporel de protection et d’encouragement, voire de stimulation de la parole de l’élève. En effet, dans la classe de petite section filmée au mois de novembre, l’enseignante (M) régule les tours de parole des élèves de 3 ans assis devant elle en rappelant les règles de prise de la parole et d’écoute de la parole, notamment par le jeu des pronoms personnels toi/tu :

M : Non + ce n’est pas toi qui as le bâton + tu attends ton tour !
M : Tu attends ton tour + tu n’as pas le bâton
M : Cassandra (l’élève a tenté de prendre la parole, elle a commencé à parler sur la parole de celui qui tenait le bâton) + tu n’as pas le bâton
M : Chut + écoute ton camarade + ce sera ton tour après
M : Alors on l’écoute
M : On écoute celui qui a le bâton
M : On va donner le bâton à quelqu’un qui l’a demandé + tu veux nous dire quelque chose Yaël + alors on l’écoute + on écoute Yaël

En distribuant et désignant ainsi la parole, mais aussi en rappelant systématiquement et très rigoureusement les règles du fonctionnement de l’activité, l’enseignante contrôle la sécurisation de la parole des petits parleurs et la quantité de parole des grands parleurs. En sollicitant tous les élèves, elle leur reconnaît également le droit de parler et, en les obligeant à s’écouter, elle leur apprend à respecter la parole de l’autre tout en permettant à celui qui parle d’être entendu et à celui qui écoute de poser des questions après l’intervention de son camarade. On voit bien là l’intérêt de cet outil dans la prise de conscience de la parole (la sienne et celle de l’autre), dans la stimulation et l’enrichissement de la construction de la parole, mais aussi dans la compréhension et la préparation aux interactions en milieu scolaire et, plus largement, dans tout milieu de vie collective, en société. Cette compétence langagière de communication sera nécessaire au futur citoyen que sera ce jeune élève de 3 ans.

Quant à l’enseignante, le bâton de parole gère aussi sa propre parole, car elle fait, elle aussi, partie du groupe, et lui permet d’avoir du temps consacré à la reformulation et d’être entendue par tous. C’est là un point important, car elle peut ainsi attirer aisément l’attention des élèves sur certains éléments linguistiques déterminants pour le développement du langage oral, et ce, dès 3 ans. Ainsi, lors de la séance observée, l’enseignante veille au bon emploi des pronoms et à leur distribution réciproque je/tu/ils/nous/on ainsi qu’à leur renforcement je-moi, lui-il, toi-tu lors de la prise de parole de l’élève, mais aussi à l’emploi des temps et à la familiarisation avec certains connecteurs, voire certains indicateurs de complexité :

M : Je vais donner le bâton à Lucie + c’est Lucie qui parle en premier + on écoute Lucie
L : J’ai allé avec maman + j’ai allé en vacances […]
M : On va demander à Yaël + tu veux nous dire quelque chose Yaël + alors on écoute Yaël
Y : Moi j’ai un bâton dans ma maison […] j’ai joué aux grosses voitures

Les interventions de l’enseignante remplissent des fonctions d’étayage et de régulation des échanges, agissant sur le développement tant quantitatif que qualitatif du langage de l’enfant. Avec cet outil (le bâton de parole), elle capte le langage oral du vécu de l’enfant, et elle en fait un objet d’apprentissage au sein du groupe. Au fur et à mesure de son utilisation dans le temps, elle renforce l’acquisition naturelle et aide l’enfant à progresser. Nous voyons là l’impact de l’utilisation de cet outil sur le développement du langage de l’enfant.

4.2 L’album-écho (enfants de 3 ans)

Le principe de l’album-écho est de proposer à un élève petit parleur un soutien individualisé d’aide à la production langagière. Après avoir pris des photographies de cet élève en activité (réalisation d’une recette en classe, visite scolaire, etc.), l’enseignante les lui montre, lors d’un atelier individuel, afin qu’il en sélectionne cinq ou six pour composer son album et afin qu’il les ordonne chronologiquement. Ces supports visuels faisant écho à une activité partagée lui permettront la mise en mots des actions (choix d’un lexique spécifique et de constructions syntaxiques). Au cours d’une seconde séance, elle lui présente le livre qu’elle a réalisé en collant les photographies ; l’enfant découvre alors, page après page, son album, et l’enseignante l’incite à parler sur les images en utilisant la première personne (je), d’où ce nom d’album-écho donné par Boisseau (2005), et ainsi à produire une phrase pour chaque page. Ces phrases sont construites en interaction et constituent une trace écrite de l’oral produit antérieurement par l’enfant. Elles sont l’occasion pour l’enseignante d’apporter quelques améliorations pour faire progresser l’élève essentiellement sur des compétences syntaxiques et lexicales. D’autres séances de lecture de l’album suivent, en situation duelle d’abord, puis en petits groupes et enfin, en grand groupe, la finalité étant que l’enfant présente son album au groupe classe. Dans cette classe de petite section, l’enseignante suit cette démarche, les séances autour de l’album-écho se succédant en l’espace d’une dizaine de jours de fin novembre à début décembre. En classe, les enfants ont fait du pain au chocolat et la maîtresse (M) a réalisé l’album d’Océane (O) dans lequel chaque page représente une étape de la fabrication du pain par l’élève. Tout d’abord, Océane, enfant qui parle peu et qui est timide (considérée comme petit parleur par l’enseignante), découvre son album. Cet enregistrement montre une enseignante qui, par son questionnement, son attitude d’attente, sollicite l’élève et donne une place à sa parole, même si celle-ci ne se réduit qu’à une syllabe :

M : Qu’est-ce que c’est ?
O : Ri
M : C’est quoi ? C’est de la farine

Elle ralentit le rythme d’Océane afin que celle-ci feuillette l’album page par page, observe les détails des photographies. Aux premières questions posées, l’élève montre le plus souvent l’objet (saladier) ou l’action (verser) avec son doigt, mais elle répond parfois par mots :

M : Et là qu’est-ce que c’est ?
O : Pépites de chocolat
M : Et là qu’est-ce que tu fais ?
O : De l’eau
M : Je mets de l’eau

Tout au long de cette première étape, l’enseignante accompagne les gestes d’Océane en les verbalisant. Elle la met en confiance (lui prend la main), valide son discours et reformule les propositions de l’élève dans des phrases complètes syntaxiquement (je mets de l’eau). Deux jours plus tard, l’enseignante représente l’album à Océane et lui explique ce qu’elle va faire :

M : Dessous chaque photographie je t’ai mis des phrases + je vais te les lire, d’accord ? ça raconte un petit peu ton livre + l’histoire de ton livre d’accord ? écoute bien

Au fur et à mesure de sa lecture, l’enseignante vérifie que le vocabulaire (saladier, fourchette) est compris par l’élève ou apporte des précisions (comme pour pâte) :

M : Là j’ai mis + je verse de l’eau dans le sa-la-dier (l’enseignante découpe le mot en syllabes) il est où le saladier là ?
L’enfant montre le saladier
M : Elle est où la fourchette ? où est la fourchette ?
L’enfant montre la fourchette
M : Et là qu’est ce que tu fais ?
O : Pépites dans le pain
M : Je mets des pépites de chocolat dans le pain + non ce n’est pas encore le pain + il n’est pas cuit + on dit la pâte la pâte + je mets des pépites de chocolat dans la pâte + vas-y répète
O : Je mets des pépites de chocolat dans la pâte
M : Très bien + dans la pâte + très bien

En faisant l’expérience du langage, l’enfant apprend à parler, le sens naissant dans l’interaction. Grâce à l’attitude de cette enseignante bienveillante, à l’affût des moindres mots ou mouvements de l’enfant, soucieuse de modéliser le langage, Océane développe des compétences langagières et linguistiques. Lors d’une autre séance, en petit groupe (devant deux autres élèves), Océane lit ce qui est écrit et utilise le verbe mettre, polysémique, à la place du verbe verser, plus spécifique, écrit sur l’album :

O : Je mets de l’eau dans le saladier
M : Tu as dit + je mets + moi j’ai écrit + je verse + je verse de l’eau dans le saladier
En revanche, deux pages plus loin, Océane spécifie le mot pain en reprenant directement le lexique de l’enseignante pâte utilisé à l’étape précédente :
O : Je mets des pépites de chocolat dans la pâte

Nous constatons donc que, dans ce dispositif, l’élève fait des acquisitions langagières, à son propre rythme. Un dernier enregistrement, dix jours après la première séance, la montre lisant son livre à toute la classe. L’enseignante est à ses côtés, l’encourage, l’aide à prolonger sa parole :

O : Je mets de l’eau
M : Où ?
O : Dans le saladier
M : Je mets de l’eau dans le saladier + c’est bien + elle raconte bien

Cette dernière étape (lire devant un public) indique le chemin parcouru par Océane tant du point de vue du comportement (oser parler devant les autres) que du point de vue langagier. Les compétences construites le sont d’un point quantitatif (en passant du non-verbal au verbal), mais aussi et surtout qualitatif : appropriation et réutilisation de constructions syntaxiques (pronoms, connecteurs, indicateurs de complexité) et lexicales spécifiques. En procédant à ces manipulations et à ces présentations verbalisées de nombreuses fois, avec le même support, l’enfant enrichit son discours et progresse dans la structuration et la cohérence de son récit, passant d’un langage d’action à un langage d’évocation. Avec cet outil (l’album-écho) et en situation duelle, l’enseignante s’appuie sur le langage spontané de l’enfant – en fait un objet à améliorer – et amène celui-ci à produire un langage élaboré qu’il pourra transposer alors dans son langage spontané, lors d’autres situations langagières.

4.3 Le sac à vêtements (enfants de 3 ans)

Cette activité autour d’un sac à vêtements a été filmée dans la classe de petite section au mois de novembre. L’enseignante (M) a regroupé, autour d’une table, sept élèves (E) de 3 ans et par cette annonce : J’ai apporté un sac, on va regarder ce qu’il y a dans le sac, éveille leur curiosité. Voici un extrait de l’enregistrement :

M : Qu’est-ce que c’est que ça ?
E1 : Un maillot
M : C’est pour les garçons ou pour les filles ?
E2 : Pour les garçons
M : Qu’est-ce que c’est que ça ?
E3 : Un manteau
M : On met le manteau quand il fait chaud ou quand il fait froid ?
E3 : Quand il fait froid 
M : Qu’est-ce qu’on fait quand on a mis le maillot ? On va où ?
E4 : On nage
E5 : On va à la piscine
M : Qu’est-ce que c’est que ça ?
Pas de réponse
M : Un im-per-mé-a-ble + à quoi ça sert l’imperméable ?
E5 : Quand il tombe la pluie
M : Quand il pleut

Tout au long de cette activité, l’enseignante capte le langage oral du petit groupe et exerce avec eux, par son questionnement, différentes capacités discursives du langage à travers des actes discursifs spécifiques : nommer et décrire (les objets), expliquer (un maillot pour les garçons), comparer et justifier (en référence au temps météorologique), questionner (interroger la fonction des objets), rendre compte, argumenter et être prescriptif (on va à la piscine avec un maillot). Cette activité langagière amène le jeune enfant à utiliser le signe linguistique en passant de l’objet réel au mot, c’est-à-dire du signifié au signifiant tout en le replaçant en contexte (un maillot pour la piscine), ce qui a du sens pour l’élève. Quant à l’enseignante, elle sert de modèle linguistique en apportant des mots, en insistant sur la phonétique et la phonologie (découpant le mot en syllabes : im-per-mé-a-ble) et en corrigeant la syntaxe de l’enfant (quand il pleut). C’est à l’intérieur du petit groupe, avec le support d’objets de la vie quotidienne et par les échanges provoqués par l’enseignante que la situation de classe devient l’occasion, pour les enfants, de se servir du langage dans toute sa complexité, pour en apprendre les usages.

4.4 L’affiche de la recette de cuisine (enfants de 5 ans)

Dans la classe de grande section, les élèves ont réalisé, au début de décembre, une soupe aux légumes en classe. Des photographies ont été prises à ce moment-là et ont servi à constituer une affiche des différentes étapes de la recette. L’enseignante a regroupé autour d’elle, deux jours après, un petit groupe de quatre enfants : Anissa, Stéphane, Julien et Estelle. Elle leur demande de se rappeler le jour de la fabrication de la soupe, mais ils n’y arrivent pas, preuve que la notion de temps est encore difficile à construire. Puis, elle leur propose une aide : l’affiche où figurent les photographies de l’activité. Anissa commence alors à raconter :

Anissa : On a + on a épluché les légumes + après on les a coupés + on les a lavés + on on les a euh + on on on a mis de l’eau + on a mis de l’eau dans la soupe + on a mis du sel + on l’a fait cuire + on l’a moulinée.

Elle s’appuie sur les images de l’affiche pour élaborer son compte-rendu : emploi du sujet on, du passé composé et du connecteur après ; les étapes sont nommées et décrites dans l’ordre chronologique grâce au support photographique. L’enseignante profite de ce récit pour revenir sur le nom des objets (mixeur, moulinette) en montrant une photographie :

M : Après qu’est-ce qu’on a fait là ?
Julien : On a tour- on a on a tourné la la soupe
M : Vous êtes d’accord ? Qu’est-ce qu’elle a dans la main Christine comme appareil ? Estelle tu t’en souviens ? Comment il s’appelle cet appareil ? À quoi il sert ?
Julien : À faire tourner la soupe très très vite + après comme ça il y a plus de gros morceaux
M : Ça s’appelle un mixeur + cet appareil s’appelle un mixeur + comment il s’appelle celui-là ?
Julien fait le geste de tourner
M : Elle est en train de mouliner la soupe avec quoi ?
Stéphane : Une pass- (amorce du mot passoire)
M : Avec une moulinette

Lors de ces opérations de dénomination, les élèves qui n’ont pas les mots (mixeur, moulinette) décrivent la fonction de l’objet (après, comme ça, il y a plus de gros morceaux), passent par la gestuelle (cas de Julien) ou sollicitent leur mémoire (une pass-). C’est à l’enseignante de nommer l’objet dans cette situation signifiante pour les élèves. Ces noms (mixeur, moulinette) seront d’ailleurs repris aussitôt après par Estelle dans son récit :

Estelle : d’abord on a épluché + après après on + après après on a + après j’ai coupé + on a rincé les légumes + on on a mis de + on a mis de l’eau sur les légumes + après après après après du sel + elle est en train de cuire + après Cléo elle + Cléo elle remue + elle a mouliné et Christine Christine elle a + elle a mixé + après on l’a + après on l’a bue.

Pour un jeune enfant, il n’est pas facile d’évoquer, de se mettre à distance, d’utiliser le on tout au long du compte-rendu. En effet, à certains moments, Estelle bascule dans le je du récit personnel (j’ai coupé), nomme les personnes (Cléo, Christine) et raconte au présent (elle est en train de cuire, elle remue). Malgré cela, Estelle montre sa compétence à évoquer. À travers cette activité, nous pouvons encore une fois constater que le choix de l’outil (ici l’affiche) est primordial : grâce à lui, l’enfant produit un récit ; il est en cela étayé par l’enseignante qui lui apporte son aide lors de la recherche du lexique et qui l’amène à prendre de la distance par rapport à une situation qu’il a vécue. Être capable d’évoquer une situation est une compétence fondamentale avant l’entrée dans l’écrit.

5. Discussion des résultats

Notre étude confirme les études antérieures qui ont clairement montré l’importance de l’interaction langagière enseignant/élève(s) sur le développement du langage oral de l’enfant. Cependant, elle affine aussi plus spécifiquement le champ de la pédagogie du langage. En effet, les pédagogues du langage évoqués dans notre cadre conceptuel insistent chacun sur des aspects particuliers décrits comme nécessaires au développement et à la maîtrise du langage oral par l’enfant : il s’agit tantôt de l’interaction adulte/enfant et de la primauté donnée à la syntaxe (Canut et Vertalier, 2009 ; Lentin, 1987, 1998) ; tantôt de l’interaction entre enfants réunis dans des groupes conversationnels constitués en fonction de la quantité de production de chacun (voir les ateliers proposés par Simonpoli, 1991, 2005) ; tantôt de groupes autonomes de langage placés en situation conversationnelle (voir les travaux de Florin [1995], principalement repris par la suite à travers de nombreuses études et croisant d’ailleurs parfois les travaux de Lentin et de son équipe [Canut, 2006, 2009 ; Canut et Vertalier, 2009]) ; tantôt, enfin, une progression construite autour de la morphosyntaxe (Boisseau, 2005). Notre étude, quant à elle, s’appuie sur des activités provenant du terrain et identifiées par les enseignants comme stimulantes et constructives pour le langage oral de leurs élèves. Elle prend en compte à la fois le dispositif humain, l’objet support de l’activité langagière, la ou les compétences visées chez l’élève et les interactions (principalement celles de l’enseignant).

Nous avons donc souhaité produire une étude au carrefour des études existantes qui montre à travers la description de situations didactiques comment l’enseignant capte le langage oral des élèves, comment il en fait un objet d’apprentissage, suivant quelle mise en situation et à partir de quel matériel. Nous avons voulu, à travers cette recherche, rendre compte de ce que les enseignants de maternelle faisaient en classe, de la façon dont ils développaient le langage de leurs élèves à partir d’outils les aidant à étayer le langage des enfants. Il nous fallait montrer que leurs pratiques renforçaient l’acquisition naturelle et aidaient les élèves à progresser. En les aidant à identifier les situations pédagogiques qui soutiennent le développement du langage et de la communication, nous avons voulu leur montrer l’impact de leurs prises de décision sur les objets à travailler en classe, certaines situations favorisant plus que d’autres des acquisitions langagières et communicationnelles spécifiques.

6. Conclusion

Cette recherche a montré que selon l’objet médiateur, les principales compétences travaillées n’étaient pas les mêmes. Autrement dit, si de nombreuses compétences sont, bien entendu, sollicitées dans une même activité, certaines sont davantage significatives de l’activité. Nous avons ainsi cerné ce que ces différentes activités apportaient de spécifique au développement du langage oral, élaborant ainsi une première typologie d’activités stimulant et enrichissant la parole de l’enfant de moins de 6 ans. Avec le premier objet – le bâton de parole – l’élève apprend à prendre la parole et à la réguler ; avec le second – l’album-écho – il se confronte aux règles qui régissent la structure de la phrase ; avec le troisième – le sac à vêtements – il entre dans les conduites discursives et s’initie aux usages variés et riches de la langue (questionner, décrire, expliquer, rendre compte, etc.) et avec le dernier – l’affiche de la recette – il accède au langage d’évocation. À l’issue de cette recherche, l’analyse de ces activités langagières montre qu’une situation didactique bien analysée fait avancer, d’une part, l’enfant dans sa construction de compétences langagières et linguistiques et, d’autre part, l’enseignant, dans ses choix didactiques en vue de placer ses élèves dans une dynamique authentique d’acquisition du langage, clairement pensée et structurée. Il semble nécessaire de prendre conscience des enjeux et des compétences liés à la maîtrise du langage oral tout au long de l’école primaire, des liens existants entre une maîtrise significative de la langue orale et une meilleure entrée dans la langue écrite et, enfin, de l’impact des interactions sur le développement langagier de l’enfant et sur la construction de sa pensée.

Nous souhaitons étendre cette recherche aux autres séances de notre corpus, non seulement afin d’identifier leur impact sur le développement du langage oral, mais aussi pour montrer le lien avec l’apprentissage du langage écrit. Nous pourrions également proposer aux enseignants non seulement une typologie d’activités facilitant l’entrée et la maîtrise de l’oral des élèves (supports, outils, démarches, progressions, évaluations), mais aussi l’entrée et la maîtrise de l’écrit en milieu scolaire.