Corps de l’article

1. Introduction et problématique

Cet article s’inscrit dans le courant actuel des recherches en didactique du français qui s’intéressent aux interactions didactiques (interactions enseignant, élève et savoir) en classe lors de l’enseignement et de l’apprentissage. La plupart des travaux s’intéressant aux interactions didactiques qui portent sur des objets grammaticaux examinent prioritairement ces interactions du point de vue de l’enseignant (notamment Canelas-Trevisi, 2009 ; Schneuwly et Dolz, 2009). Ces travaux se concentrent sur le travail de l’enseignant et traitent peu du travail de l’élève. Notre recherche adopte plutôt ce second point de vue, en ce qu’elle vise à décrire les connaissances grammaticales que ces derniers élaborent autour d’une notion grammaticale, soit l’accord du verbe.

L’identification du verbe par les élèves a fait l’objet de rares travaux, qui témoignent de la difficulté des élèves à se doter de critères d’identification fiables et stables, peu importe les verbes et les contextes syntaxiques. Roubaud et Touchard (2004) montrent, à partir d’échanges en classe et d’exercices d’identification du verbe, que les connaissances des élèves progressent au cours du CE1 (deuxième année du primaire, enfants de 7-8 ans), mais que l’identification demeure inégale d’un élève à l’autre. Ces chercheurs indiquent que les enfants recourent à une multitude de critères pour repérer les verbes : des critères sémantiques (par exemple, c’est ce que fait une personne), des critères morphologiques (par exemple, reconnaissance de l’infinitif, du temps ou de la conjugaison) et des critères syntaxiques (par exemple, présence du sujet). Ces critères sont sensiblement les mêmes que ceux observés par Quet et Dourojeanni (2004) chez des élèves de 3e cycle du primaire (10-11 ans).

À notre connaissance, aucune recherche ne s’est penchée sur les connaissances des élèves à propos de l’identification du verbe au-delà de la scolarité primaire. De plus, les travaux existants ne fournissent pas d’indication sur le type de connaissances procédurales ou déclaratives, développées par les élèves. Puisqu’une réflexion grammaticale adéquate s’appuie généralement sur des connaissances de ces deux types, il nous est apparu pertinent de décrire les connaissances élaborées par des élèves en fonction des types de connaissances.

Dans cet article, nous décrirons les connaissances élaborées par des élèves du début du secondaire relativement à l’identification du verbe au moment de l’enseignement et de l’apprentissage. Cette notion est particulièrement importante dans l’apprentissage de la grammaire. En effet, le verbe est le noyau du groupe du verbe, groupe obligatoire dans la phrase. L’identification du verbe est essentielle sur le plan syntaxique, pour l’identification du groupe du verbe (GV), la compréhension de la structure de ce groupe et de la structure de la phrase. L’identification du verbe est également cruciale sur le plan orthographique, pour la maîtrise de l’accord du verbe. Nous chercherons à savoir quelles sont les connaissances mobilisées par les élèves pour identifier le verbe avant et après l’institutionnalisation des savoirs en classe et lesquelles leur permettent de réussir l’identification. Après avoir présenté le cadre conceptuel (section 2) et la méthodologie (section 3) de la recherche, nous exposerons les résultats (section 4) et en discuterons (section 5). En conclusion (section 6), nous nous pencherons brièvement sur les limites et les apports de la recherche.

2. Contexte théorique

Notre objectif de recherche requiert de délimiter l’objet « identification du verbe » du point de vue de la grammaire et des types de connaissances à élaborer pour son identification. Nous situerons ensuite l’élaboration des savoirs dans le cadre d’une théorie didactique.

2.1 La notion de verbe en grammaire moderne

En grammaire moderne, le verbe est une catégorie grammaticale définie prioritairement selon ses propriétés syntaxiques et morphologiques (Boivin et Pinsonneault, 2008 ; Gobbe et Tordoir, 1986 ; Riegel, Pellat et Rioul, 1994). Les verbes appartiennent également à des classes sémantiques (verbes d’action, d’état, de parole, etc.), mais le critère n’est pas définitoire dans la mesure où ces classes sémantiques ne sont pas exclusives à la catégorie du verbe (Boivin et Pinsonneault, 2008). Le tableau 1 présente les caractéristiques du verbe.

Tableau 1

Caractéristiques syntaxiques, morphologiques et sémantiques du verbe

Caractéristiques syntaxiques, morphologiques et sémantiques du verbe

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2.2 Les connaissances à élaborer à propos de l’identification du verbe

L’apprentissage de la grammaire nécessite de développer, de mobiliser et de coordonner un ensemble de connaissances déclaratives et procédurales afin d’effectuer un raisonnement grammatical (Nadeau et Fisher, 2006). Les connaissances déclaratives sur la langue incluent la connaissance du métalangage grammatical, mais également d’autres savoirs théoriques sur la langue : savoir que le verbe varie en mode et en temps est un exemple de connaissance déclarative. À lui seul, ce savoir déclaratif ne garantit pas que les verbes d’un texte seront identifiés correctement : pour être utilisées fonctionnellement, les connaissances déclaratives peuvent se voir transformer en procédures, en connaissances procédurales : ce type de connaissances permet […] de poser une action, d’utiliser une stratégie. Ainsi, faire varier le mode et le temps d’un mot pour l’identifier comme verbe est une connaissance procédurale.

Tableau 2

Connaissances à élaborer à propos de l’identification du verbe

Connaissances à élaborer à propos de l’identification du verbe

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Le tableau 2 ci-dessus présente l’ensemble des connaissances grammaticales à élaborer relativement à l’identification du verbe.

Ce tableau présente les connaissances que les élèves peuvent élaborer pour identifier le verbe : il s’agit d’une définition a priori de l’objet identification du verbe ; il s’agit également, en référence à la théorie de la transposition didactique, du savoir à enseigner. Les connaissances procédurales (manipulations) décisives pour identifier le verbe sont exclusives à la catégorie du verbe (Boivin et Pinsonneault, 2008). Ainsi, l’encadrement par ne…pas et la conjugaison ne produisent des résultats grammaticaux qu’avec un verbe. La conjugaison du verbe peut être considérée comme une manipulation de remplacement de type morphosyntaxique : on remplace une forme verbale par une autre en faisant varier la personne, le nombre ou le temps du verbe. Nous utiliserons le vocable conjugaison pour désigner cette manipulation. Cette perspective ne réduit nullement la conjugaison au rôle d’outil : il convient en effet de la concevoir comme un objet didactique distinct et autonome, mais ce n’est pas notre perspective ici. D’autres procédures, comme l’effacement ou le déplacement, ne sont pas décisives (elles sont également des propriétés d’autres catégories ou groupes syntaxiques). Enfin, un certain nombre de connaissances déclaratives correspondent à des propriétés du verbe (il reçoit l’accord, il appartient à une classe syntaxique, etc.).

2.3 Un cadre conceptuel didactique pour l’analyse de la situation d’enseignement et d’apprentissage

Les divers concepts associés aux théories de l’apprentissage (plus particulièrement les théories socioconstructiviste, constructiviste et cognitiviste) peuvent agir à titre d’analyseurs des interactions didactiques. Nous avons toutefois choisi d’ancrer notre analyse des interactions entre les élèves et l’objet de savoir (et leur enseignant, mais dans une moindre mesure) dans un cadre conceptuel s’inscrivant directement dans la didactique des disciplines. Nous faisons donc appel à deux concepts clés des théories de la transposition didactique (Chevallard, 1985/1991) et de la théorie des situations didactiques (Brousseau, 1998), soit la transposition didactique interne et l’institutionnalisation.

2.3.1 La transposition didactique interne

Les savoirs savants  désignés comme  savoirs à enseigner  exigent nécessairement une adaptation : ce processus de transformation, la transposition didactique, a été théorisé par Chevallard (1985, 1991). Le mouvement transpositionnel (selon l’expression de Bronckart et Plazaola-Giger, 1998) se concrétise selon Chevallard sur deux plans : des contenus de savoir aux contenus à enseigner (transposition didactique externe) et des contenus à enseigner aux contenus effectivement enseignés (transposition didactique interne). En effet, les savoirs à enseigner sont eux-mêmes contraints par les limites de l’enseignement : il arrive parfois qu’ils se distinguent des savoirs à enseigner. Pour certains auteurs (Raisky et Caillot, 1996), la transposition didactique interne inclut de plus le passage des contenus effectivement enseignés aux contenus appris.

La description de la transposition didactique interne peut être abordée du point de vue de l’enseignant qui adapte et modifie, au fil de son enseignement, le savoir à enseigner (Schneuwly et Thévenaz-Christen, 2006). Nous soutenons, comme Halté (1998), que la description des transformations que les élèves font subir en cours d’enseignement et d’apprentissage aux objets de savoirs permet d’inférer comment ils élaborent leurs connaissances sur cet objet. L’observation de ces transformations peut notamment s’effectuer à partir des interventions des élèves (questions, réponses, hypothèses, commentaires, etc.). L’écart, plus ou moins important, ou l’absence d’écart entre les savoirs à enseigner et les savoirs tels qu’ils s’actualisent dans les interventions des élèves permettent d’apprécier la transposition didactique interne du point de vue des élèves.

2.3.2 L’institutionnalisation pour évaluer la transposition didactique interne

Le concept d’institutionnalisation est introduit par Brousseau (1998) en didactique des mathématiques afin d’illustrer que, dans l’interaction didactique, le savoir se voit fixer à certains moments. L’institutionnalisation concerne la […] reconnaissance (justifiée ou non) de la validité et de l’utilité d’une connaissance, le moment où la connaissance est encapsulée et désignée (Brousseau, 2003). Par l’institutionnalisation, l’enseignant confirme la validité d’un savoir dans la classe afin que ce nouveau savoir soit partagé de tous (Brousseau, 1998, 2003). En d’autres mots, dans l’institutionnalisation il [l’enseignant] va ressaisir les connaissances élaborées par le collectif classe pour les convertir en savoirs (Forget, 2008, p. 77). Pour Sensevy et Quilio (2002), l’institutionnalisation est un processus par lequel le professeur montre aux élèves que les connaissances qu’ils ont construites se trouvent déjà dans la culture (d’une discipline) et par lequel il les invite à se rendre responsables de savoir ces connaissances (p. 51). Mais attention :

Les savoirs institutionnalisés ne sont pas ipso facto « partagés » par l’ensemble des élèves : rien ne nous garantit que la mise en relief de certains éléments sera interprétée et perçue comme telle par chaque apprenant

Forget, 2008, p. 82

Les moments de l’institutionnalisation sont variables : ils peuvent précéder ou suivre les apprentissages. Dans les démarches d’enseignement de type déductif, l’enseignant commence par désigner le savoir à apprendre : l’institutionnalisation précède l’apprentissage. Au cours d’une démarche inductive, la mise en évidence collective de ce que les élèves ont appris (ou sont censés avoir appris) suit l’élaboration, par la découverte, d’un nouveau savoir. L’institutionnalisation peut également prendre plusieurs formes : individuelle ou collective, informelle ou ritualisée, écrite ou orale, schématique ou textuelle, etc. (Reuter, Cohen-Azria, Daunay, Delcambre et Lahanier-Reuter, 2007). Enfin, l’enseignant peut procéder à des micro-institutionnalisations, c’est-à-dire fixer le savoir pour un élève en particulier dans le but de faire progresser cet élève (Schubauer-Leoni, Leutenegger et Mercier, 1999).

Nous utilisons l’institutionnalisation collective en classe comme point de référence, en distinguant les moments qui la précèdent (préinstitutionnalisation) de ceux qui la suivent (postinstitionnalisation). Ces deux moments permettent de dégager des contrastes dans les connaissances grammaticales des élèves (avant et après l’institutionnalisation) et fournissent des indices quant à leur élaboration. L’observation des écarts (ou de l’absence d’écarts) dans les savoirs des élèves entre la pré et la postinstitutionnalisation constitue un moyen d’évaluer le savoir effectivement appris par les élèves.

3. Méthodologie

Notre recherche, rappelons-le, vise à décrire les connaissances mobilisées par les élèves pour identifier le verbe avant et après l’institutionnalisation des savoirs en classe et à déterminer lesquelles leur permettent de réussir l’identification.

3.1 Sujets

Les résultats présentés proviennent de deux séquences didactiques portant sur l’accord du verbe : deux classes de 1re secondaire (12 ans) d’une école publique du centre du Québec ont été filmées. Notre échantillon en est un de convenance : une enseignante et ses 54 élèves (28 en 2007 et 26 en 2008) ont participé à la recherche. Les classes sont constituées d’élèves au cheminement scolaire normal et l’école accueille des élèves issus d’un milieu socioéconomique moyen-faible.

3.2 Instrumentation et déroulement

Nous avons adopté une démarche non interventionniste inspirée de la démarche écologique de Leutenegger (2003) : nous n’avons pris part ni à la planification ni au déroulement des séquences d’enseignement portant sur l’accord du verbe et sur son identification. Les données consistent en des échanges entre les élèves et leur enseignant, lors du travail en groupe-classe ou du travail individuel, et entre élèves, lors du travail en dyades. Les échanges ont été filmés en classe. L’observation de 9 leçons (3 leçons en 2007, 6 en 2008) a permis d’enregistrer un peu plus de 9 heures de film de classe. Nos données brutes, c’est-à-dire les interventions verbales des élèves, ont ensuite été traitées en vue d’être analysées. Évidemment, nous ne pouvons qu’inférer, à partir des interventions des élèves, les connaissances qu’ils ont construites : autrement dit, la connaissance n’est pas directement observable, mais elle se manifeste dans les propos des élèves.

3.3 Méthode d’analyse des données : synopsis et système de codes

Pour chacun des neuf cours, nous avons élaboré un synopsis (Schneuwly, Dolz et Ronveaux, 2006) afin de situer les interventions des élèves dans un plus large contexte. Ce synopsis a permis de mettre en évidence la démarche d’enseignement privilégiée par l’enseignante : les deux séquences ont été construites par l’enseignante d’après le modèle de la démarche active de découverte (Chartrand, 1996). Les séquences se déroulent en trois temps : (1) observation, formulation et vérification d’hypothèses (préinstitutionnalisation des savoirs), (2) formulation d’une règle ou d’une procédure d’identification du verbe (institutionnalisation des savoirs) et (3) application et réinvestissement des savoirs dans des exercices ou des textes (postinstitutionnalisation des savoirs). Cette façon de mener les séquences d’enseignement permet de mettre en contraste le savoir pré et post- institutionnalisation et ainsi d’observer la transformation qu’il a subie au cours des séquences. De plus, la démarche inductive privilégiée par l’enseignante favorise la verbalisation, chez les élèves, de leurs hypothèses, raisonnements et questionnements, ce qui nous intéresse tout particulièrement.

Toutes les interventions des élèves ont été transcrites sous forme de verbatim afin d’être codées : leur codage fait émerger des unités d’analyse (Miles et Huberman, 2003). Un système de codage fermé (Van der Maren, 2004) a été conçu à partir de notre inventaire des connaissances autour de l’identification du verbe. Ce système de codage est présenté dans la figure 1.

Les interventions des élèves ont été analysées selon ce système de code à 3 niveaux : il sera exemplifié plus loin à partir d’une intervention. Le niveau 1 vise à faire émerger l’objet de savoir manifesté dans les interventions des élèves (dans le cadre de cet article, nous ne retenons que les connaissances qui portent sur l’identification du verbe). Au niveau 2, chacune des interventions a été codée en fonction du type de connaissance qui se manifeste dans l’intervention. Les trois premières catégories, soit procédure décisive, procédure non décisive et connaissance déclarative conforme correspondent aux catégories de connaissances présentées à la section 2.2. Un sous-code correspondant au contenu du tableau 2 (par exemple, ajout de ne… pas, non-effacement, etc.) a été attribué à chacune des interventions. Les deux catégories ne se trouvant pas au tableau 2, soit connaissance procédurale marginale et connaissance déclarative marginale, correspondent à toute connaissance procédurale ou déclarative non conforme à notre inventaire de connaissances. Un sous-code (exacte, partiellement exacte ou inexacte) permet de mieux caractériser ces connaissances. Au niveau 3, les interventions ont fait l’objet d’un codage de surface qui contextualise l’intervention de trois façons : sexe de l’élève, moment de l’intervention relativement à l’institutionnalisation et réussite de l’identification. Le code réussite inconnue a été utilisé lorsqu’il est impossible de déterminer si un verbe a été identifié, et le code hors contexte, quand l’intervention a eu lieu dans un contexte autre que l’identification d’un verbe.

Figure 1

Système de codes pour les interventions des élèves

Système de codes pour les interventions des élèves

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Voici un exemple pour illustrer le système de codage. Un élève, au moment de la prise de notes, expose ses propres stratégies pour identifier un verbe. Il émet l’hypothèse que la plupart du temps, y fait l’action qui est marquée, tu peux mettre un il devant. Cette intervention a fait l’objet d’un double codage. Le premier concerne la plupart du temps, y fait l’action qui est marquée : cette partie a été codée identification du verbe, connaissance déclarative, valeur sémantique, garçon, préinstitutionnalisation et hors contexte. La deuxième partie de l’intervention (tu peux mettre un il devant) a reçu les mêmes codes, sauf au niveau 2, où elle a été étiquetée connaissance procédurale marginale et exacte.

Les neuf leçons ont été codées à l’aide du logiciel Atlas.ti (version 6.6). Un total de 361 données nettes ont été extraites des verbatims.

3.4 Considérations éthiques

La recherche s’est vu octroyer un certificat d’éthique par l’Université de Montréal (certificat numéro ETH-2004-56). Tous les élèves, ainsi que leurs parents et enseignant, ont consenti à participer à la recherche. Notons qu’en aucun cas les films de classe ne peuvent être diffusés : seules les transcriptions écrites des échanges peuvent être utilisées à des fins de recherche et de formation, à condition de respecter l’anonymat des participants.

4. Résultats

Dans cette section, nous proposons une description des connaissances utilisées par les élèves en cours d’apprentissage, et dégageons ensuite les conditions susceptibles de conduire les élèves à une identification adéquate de la catégorie de verbe Pour terminer, nous proposons une synthèse de l’élaboration des savoirs sur l’identification du verbe.

4.1 Types de connaissances mobilisées

Le tableau 3 présente les connaissances utilisées par les élèves pour identifier le verbe, selon leur type (procédurales ou déclaratives). Plus précisément, il indique le nombre d’interventions correspondant à des procédures décisives (D), non décisives (ND) ou marginales (M), ou encore à des connaissances déclaratives conformes (C) ou marginales (M). Notons que les procédures décisives (ajout de ne… pas et conjugaison) et non décisives (effacement et déplacement) sont également des connaissances conformes. Les connaissances conformes sont celles que l’on retrouve dans l’analyse a priori (tableau 2) ; les connaissances marginales sont des connaissances plus ou moins valides et déjà présentes chez les élèves.

Dans les deux séquences didactiques, les élèves utilisent des connaissances relatives à l’identification du verbe à 361 reprises. Ils utilisent un peu plus de connaissances de type procédural (195/361, soit 54 % des connaissances mobilisées) que de connaissances de type déclaratif (166/361, soit 46 % des connaissances mobilisées). Notons une augmentation en postinstitutionnalisation de l’utilisation des connaissances procédurales : alors que les élèves y font appel 40 fois sur 120 (33,3 %) en préinstitutionnalisation, ils les emploient 155 fois sur 241 (64,3 %) en postinstitutionnalisation, laissant ainsi moins de place aux connaissances déclaratives (155/241, soit 35,7 %).

Tableau 3

Connaissances utilisées par les élèves pour identifier le verbe

Connaissances utilisées par les élèves pour identifier le verbe

C (conformes), D (décisives), M (marginales), ND (non décisives), PRÉ (préinstitutionnalisation), POST (postinstitutionnalisation)

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Ces résultats méritent d’être mis en relation avec le savoir effectivement enseigné. En classe, l’enseignante présente les caractéristiques du verbe (ce terme est de l’enseignante) ayant été dégagées des observations des élèves en préinstitutionnalisation. Le savoir institutionnalisé par l’enseignante, et que les élèves prennent en note, est le suivant : 1) Le verbe est le seul mot qui se conjugue ; 2) Le verbe est un mot qu’on peut encadrer par ne… pas ; 3) Le verbe représente souvent une action ; 4) Généralement, le verbe est après le pronom sujet ou un groupe nominal (GN sujet) ; 5) Le verbe est receveur d’accord : c’est le sujet qui donne l’accord ; 6) Le verbe est non effaçable. Les caractéristiques 1 et 2 renvoient à des procédures décisives ; les autres à des connaissances déclaratives ou prodédurales conformes (que nous estimons parfois incomplètes). Ainsi les caractéristiques les plus utiles pour l’identification du verbe (c’est-à-dire les procédures décisives) ne sont pas distinguées des caractéristiques non décisives (moins performantes). En postinstitutionnalisation, les élèves semblent recourir aux caractéristiques qui correspondent à des procédures d’identification du verbe (195/361), notamment à des procédures décisives (172/195), et délaisser les caractéristiques qui correspondent à des connaissances déclaratives (166/361).

Le tableau 3 montre également que les connaissances procédurales décisives (ajout du marqueur de négation autour du verbe et conjugaison) occupent une plus grande place en postinstitutionnalisation, : elles sont employées 136 fois sur 241 (56,4 %), alors qu’elles ne le sont que 36 fois sur 120 (30 %) en préinstitutionnalisation. Malgré cette augmentation, les procédures décisives ne représentent que 56 % de l’ensemble des connaissances qu’utilisent les élèves en postinstitutionnalisation : autrement dit, les élèves se servent à peine plus qu’une fois sur deux du savoir le plus susceptible de les mener à l’identification du verbe. Par contre, les élèves ont utilisé 172 procédures décisives tout au long de la séquence didactique, soit 36 en prétinstitutionnalisation (20,9 %), et 136 en postinstitutionnalisation (79,1 %). Ainsi, lorsque nous considérons uniquement l’utilisation des connaissances procédurales décisives, nous constatons qu’elle est près de quatre fois plus élevée après l’institutionnalisation des savoirs, et ce, même si ces connaissances n’ont pas été présentées comme décisives.

Tout au long des séquences, les élèves utilisent de nombreuses connaissances que nous appelons marginales, c’est-à-dire des connaissances qui ne font pas partie du savoir tel que défini a priori. Ainsi, et même si la notion de verbe est à l’étude dès le 1er cycle du primaire, les élèves de 1re secondaire recourent à un vaste éventail de connaissances hétérogènes. Le tableau 4 présente des exemples de connaissances marginales utilisées par les élèves, connaissances qui peuvent s’avérer exactes, inexactes ou partiellement exactes.

Tableau 4

Exemples de connaissances marginales manifestées dans les interventions des élèves pour identifier le verbe

Exemples de connaissances marginales manifestées dans les interventions des élèves pour identifier le verbe
*

Nous avons considéré cette connaissance comme exacte, en supposant que le un est un déterminant. La nature de ces connaissances, et notamment leur formulation souvent effectuée en termes linéaires (précède, suit) et centrée sur des mots (et non des catégories ou des groupes), rend des connaissances en apparence exactes faciles à falsifier. En d’autres termes, ces généralisations sont faibles car leur fondement syntaxique est faible. Il est ainsi facile de trouver des exemples ou un précède un verbe : Jean a deux fils : (l’)un vit à Paris, l’autre en Californie. Un est un nombre impair, etc.

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Revenons au tableau 3 plus haut, qui fournit d’autres informations. Le recours à des connaissances marginales (procédurales et déclaratives) diminue sensiblement après l’institutionnalisation des savoirs. En effet, alors que les élèves utilisent 72 connaissances marginales (4 procédurales et 68 déclaratives) sur 120 connaissances en préinstitutionnalisation (60 %), ils n’en utilisent que 57 (4 procédurales et 53 déclaratives) sur 241 en postinstitutionnalisation (23,7 %). Par ailleurs, les connaissances déclaratives marginales sont beaucoup plus présentes dans l’ensemble des séquences didactiques (121/361) que les connaissances procédurales marginales (8/361).

Notons également que les élèves utilisent peu de connaissances déclaratives conformes (45 connaissances sur les 361 de la séquence, soit 12,5 % des connaissances utilisées). Ils y ont recours plus ou moins dans la même proportion avant et après l’institutionnalisation des savoirs, soit 10 % des connaissances utilisées en préinstitutionnalisation (12/120) et 13,7 % en postinstitutionnalisation (33/241). Par contre, la comparaison en préinstitutionnalisation et en postinstitutionnalisation de l’utilisation de ces connaissances prises isolément révèle une augmentation de leur utilisation (de 12/45 en préinstitutionnalisation à 33/45 en postinstitutionnalisation). Cette augmentation de près du triple est toutefois moins importante que l’augmentation des manipulations décisives de préinstitutionnalisation à postinstitutionnalisation. Même si les élèves mobilisent de moins en moins de connaissances marginales au cours de la séquence d’enseignement, ces connaissances, élaborées depuis les toutes premières années de la fréquentation scolaire, demeurent tout de même présentes : il semble qu’elles soient particulièrement résistantes à l’enseignement.

4.2 Conditions de réussite de l’identification du verbe 

Nous avons raffiné notre analyse afin de déterminer quelles connaissances étaient associées à la réussite de l’identification du verbe, en préinstitutionnalisation et en postinstitutionnalisation. Le tableau 5 présente, dans un premier temps, la réussite dans l’identification du verbe lors de la préinstitutionnalisation, selon les connaissances utilisées par les élèves.

Tableau 5

Réussite de l’identification du verbe lors de la préinstitutionnalisation selon le type de connaissances utilisées par les élèves

Réussite de l’identification du verbe lors de la préinstitutionnalisation selon le type de connaissances utilisées par les élèves

AJ (ajout), C (conformes), D (décisives), DÉ (déplacement), EF (effacement), EX (exactes), INE (inexactes), M (marginales), ND (non décisives), PEX (partiellement exactes), RE (remplacement), T (total)

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Nous avions recensé, au tableau 3, 120 connaissances  auxquelles les élèves avaient eu recours  en préinstitutionnalisation pour identifier le verbe.  Selon ce que nous constatons ici, dans le tableau 5, il a été possible de déterminer si l’identification du verbe avait réussi ou échoué pour 54 d’entre elles. Nous ne présenterons pas en détail ces résultats  qui ont été largement détaillés par Gauvin (2011) ; nous nous limiterons à les mettre en perspective avec ceux de la postinstitutionnalisation lorsque la comparaison s’avère pertinente.

Le tableau 6 présente la réussite de l’identification du verbe en postinstitutionnalisation selon les connaissances utilisées par les élèves.

Tableau 6

Réussite de l’identification du verbe en postinstitutionnalisation

Réussite de l’identification du verbe en postinstitutionnalisation

AJ (ajout), C (conformes), D (décisives), DÉ (déplacement), EF (effacement), EX (exactes), INE (inexactes), M (marginales), ND (non décisives), PEX (partiellement exactes), RE (remplacement), T (total)

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Pour 191 des 241 connaissances utilisées par les élèves en postinstitutionnalisation, nous avons pu déterminer si l’identification du verbe était réussie. Alors que le taux d’identification correcte du verbe est de 53,7 % en préinstitutionnalisation (29/54, tableau 5), il est de 68,6 % en postinstitutionnalisation (131/191) : les élèves identifient davantage de verbes une fois le savoir institutionnalisé, bien que, en moyenne, 3 connaissances sur 10 (60/191) ne soient pas associées à l’identification du verbe. Quand les élèves tentent d’identifier le verbe en postinstitutionnalisation, ils emploient 70 fois sur 191 (36,6 %) des connaissances déclaratives et 121 fois sur 191 (63,4 %), des connaissances procédurales. Ce dernier résultat contraste avec l’utilisation privilégiée des connaissances déclaratives en préinstitutionnalisation (34/54 ou 59,3 %, tableau 5). Ainsi, une fois le savoir institutionnalisé, les élèves privilégient les procédures pour l’identification du verbe. Ce résultat est d’autant plus intéressant que l’institutionnalisation des savoirs porte sur l’ensemble des caractéristiques du verbe, et ne met pas en évidence les caractéristiques les plus opérationnelles pour son identification (c’est-à-dire les procédures décisives).

Lorsque les élèves utilisent des connaissances procédurales, ils identifient correctement le verbe 94 fois sur 131 (71,6 %) ; lorsqu’ils utilisent des connaissances déclaratives, l’identification du verbe est réussie 37 fois sur 131 (28,2 %). Ces résultats diffèrent sur un point des tendances observées lors de la préinstitutionnalisation : les connaissances procédurales sont associées à la réussite de l’identification du verbe dans 71,6 % des cas en postinstitutionnalisation (94/131), alors qu’elles le sont dans 44,8 % des cas en préinstitutionnalisation (13/29 ; tableau 5). Enfin, les connaissances déclaratives entrent en jeu dans 64 % des erreurs d’identification en préinstitutionnalisation (16/25), ce taux étant de 55 % en postinstitutionnalisation (33/60). En raison du petit nombre de données (seulement 25 en préinstitutionnalisation), nous préférons rester prudentes quant à l’interprétation à donner à ce résultat, qui suggère tout de même une diminution des erreurs d’identification lors de l’utilisation de connaissances déclaratives.

4.2.1 Connaissances procédurales et identification du verbe en postinstitutionnalisation

Lorsque, pour identifier le verbe, les élèves utilisent des connaissances procédurales décisives, ils réussissent l’identification 88 fois sur 112 (78,6 %) ; ce taux de réussite était de 59,1 % en préinstitutionnalisation (tableau 5). Quand ils emploient la conjugaison, ils arrivent à identifier le verbe 27 fois sur 37 (72,9 %), alors que l’ajout de ne… pas autour du verbe permet d’identifier correctement le verbe dans 61 cas sur 75 (81,3 %). Parmi toutes les connaissances utilisées en postinstitutionnalisation pour identifier le verbe, l’ajout de ne…pas est la connaissance la plus mobilisée (75/191, soit 39,3 %) et celle qui est associée au plus haut taux de réussite (61/75 ou 81,3 %). Dans tous les cas où l’identification du verbe a échoué, les manipulations ont été employées à l’extérieur du contexte de la phrase (Gauvin et Boivin, 2012).

4.2.2 Connaissances déclaratives et identification du verbe en postinstitutionnalisation

Le nombre de connaissances déclaratives conformes utilisées par les élèves est plus élevé après l’institutionnalisation des savoirs qu’avant. Les élèves ont en effet fait appel en postinstitutionnalisation à 30 reprises à ce type de connaissances, qui s’est avéré efficace 16 fois sur 30 (53,3 %). Les connaissances déclaratives marginales représentent 20,9 % (40/191) de l’ensemble des connaissances identifiées dans les interactions des élèves en postinstitutionnalisation, comparativement à 55,6 % (30/54) en préinstitutionnalisation. Il s’agit d’une diminution remarquable de la part prise par les connaissances déclaratives marginales. En postinstitutionnalisation, les connaissances marginales représentent 57,1 % (40/70) des connaissances déclaratives. Ces connaissances inattendues, non conformes au savoir défini a priori, sont toujours présentes même si elles n’ont pas été validées par l’institutionnalisation des savoirs. Les connaissances déclaratives marginales utilisées pour identifier le verbe en postinstitutionnalisation présentent une grande variété, comme l’illustre le tableau 7.

Quand les connaissances déclaratives marginales entrent en jeu, elles sont associées à l’identification correcte du verbe 21 fois sur 40 (52,5 %) ; 19 fois sur 40 (47,5 %), elles ne le sont pas. Les connaissances marginales exactes sont associées à la réussite de l’identification du verbe 11 fois sur 17 (64,7 %) ; celles qui sont partiellement exactes, 9 fois sur 15 (60 %). Enfin, une connaissance inexacte sur 8 a été associée à l’identification réussie du verbe. Notons que les connaissances marginales peuvent être regroupées en cinq catégories dont l’efficacité diffère (le lecteur intéressé peut consulter Gauvin, 2011).

Tableau 7

Connaissances déclaratives marginales utilisées pour identifier le verbe en postinstitutionnalisation

Connaissances déclaratives marginales utilisées pour identifier le verbe en postinstitutionnalisation
*

Notons ici que l’élève ne réfère pas à un lien morphologique de dérivation entre un verbe et un nom, mais plutôt à l’impossibilité de mettre un nom à l’infinitif (sans changement de catégorie grammaticale).

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4.3 Élaboration des savoirs sur l’identification du verbe : une description

Il ressort de ces observations que  les élèves utilisent un plus grand nombre de connaissances après l’institutionnalisation des savoirs qu’avant, et ce, malgré le temps de classe relativement équivalent dans ces deux phases. Ils semblent donc mobiliser davantage leur savoir lorsqu’il leur est demandé d’appliquer ce qu’ils ont appris. De plus, les raisonnements des élèves s’appuient principalement sur des connaissances déclaratives lors de la phase d’observation (préinstitutionnalisation) et sur des connaissances procédurales lors de la phase d’application (postinstitutionnalisation), et ce, même si l’institutionnalisation des savoirs ne favorisait aucun des types de connaissances.

Les résultats se rapportant à la phase de préinstitutionnalisation des savoirs montrent que les élèves disposent d’un ensemble varié de connaissances, souvent marginales, relatives à l’identification du verbe. Il s’agit de connaissances antérieures, élaborées depuis la scolarité primaire, et qui s’avèrent assez peu efficaces pour identifier le verbe (40 % d’identifications réussies lors de l’utilisation de ces connaissances). Il semble notamment que les élèves pensent connaître certains verbes qu’ils identifient d’emblée, mais leurs connaissances montrent des limites à plusieurs reprises. La conjugaison est la seule manipulation décisive qui soit déjà en place chez les élèves, mais elle est associée à un nombre important d’erreurs, notamment parce que les élèves l’utilisent sans tenir compte de la phrase : par exemple, un élève dira je juge, tu juges, il juge à propos du nom juge dans la phrase Le juge le déclare coupable.

Lors de la phase de postinstitutionnalisation des savoirs, les manipulations décisives sont dominantes et elles permettent d’identifier le verbe avec succès. Ce sont les connaissances les plus efficaces. Les connaissances déclaratives sont encore présentes, mais sont tout aussi peu efficaces que lors de la phase de préinstitutionnalisation des savoirs. Les connaissances marginales (déclaratives et procédurales) sont en diminution, mais représentent tout de même le quart des connaissances auxquelles recourent les élèves pour identifier le verbe. Bref, les élèves ne recourent pas systématiquement au savoir institutionnalisé en classe et ils demeurent incapables d’identifier le verbe 1 fois sur 3.

5. Discussion des résultats

Ainsi que nous l’avons mentionné plus haut, notre description des connaissances élaborées par les élèves en situation d’apprentissage nous conduit à réexaminer les savoirs à enseigner : la transposition didactique interne informe sur les savoirs à enseigner, sur la transposition didactique externe. Nous exposerons donc des propositions de transposition didactique externe au sujet des savoirs procéduraux et déclaratifs à enseigner, relativement à l’identification du verbe.

5.1 Enseignement de savoirs procéduraux

Théoriquement, les procédures décisives d’identification du verbe devraient être le savoir à enseigner en priorité : en effet, puisque l’ajout de ne…pas autour du verbe et la conjugaison sont des manipulations qui s’appliquent exclusivement à la catégorie du verbe (Boivin et Pinsonneault, 2008), l’enseignant aurait tout intérêt à s’assurer que les élèves les maîtrisent rapidement. Cette position théorique est par ailleurs soutenue par nos résultats. Nous dégageons de ce constat deux principales implications en ce qui concerne le savoir à enseigner.

Nous croyons que l’enseignement doit conduire les élèves à employer systématiquement et prioritairement la manipulation d’ajout du marqueur de négation autour du verbe dans la phrase, et ce, le plus tôt possible dans le cheminement scolaire. Cette manipulation est hautement productive : elle s’applique à tous les verbes, et exclusivement aux verbes, en tout temps. Évidemment, les élèves devront aussi apprendre, au cours de leur parcours scolaire et au fur et à mesure que cela s’avère nécessaire, que la manipulation doit être adaptée dans certains contextes (par exemple, dans le cas d’un verbe à un temps composé, seul l’auxiliaire est encadré).

En outre, parce que la manipulation de conjugaison est décisive et que les élèves la mobilisent plus naturellement, mais moins efficacement, l’enseignement devrait amener les élèves à l’utiliser avec plus de rigueur, notamment en enseignant de manière systématique son fonctionnement. Pour expliquer le faible rendement de la manipulation de conjugaison pour identifier le verbe, nous émettons l’hypothèse que les élèves récitent la conjugaison du verbe sans véritablement comprendre le fonctionnement de la manipulation. Plus précisément, nous soutenons qu’ils conçoivent mal que la conjugaison est une manipulation, au même titre que l’ajout (ou l’effacement et le déplacement), autrement dit, qu’il s’agit d’un outil qui permet de dégager une information grammaticale. Puisque la conjugaison est un objet d’étude en soi (les élèves apprennent par coeur la conjugaison des verbes dès le début de leur scolarité primaire), il est possible qu’ils ne perçoivent pas son rôle d’outil quand il s’agit d’identifier le verbe. Nous pensons en effet qu’ils peinent à comprendre qu’ils ne doivent pas simplement conjuguer le verbe, mais plutôt qu’ils doivent faire varier la personne, le nombre, le temps ou le mode dans le seul but d’obtenir une information grammaticale, à savoir que le mot qu’ils conjuguent est un verbe (ou pas).

Afin d’amener les élèves à recourir davantage aux procédures décisives, nous soutenons que l’enseignement devrait démontrer que les manipulations d’ajout et de conjugaison sont les plus opérationnelles pour identifier le verbe. Le tableau 8 propose quelques pistes de démonstration afin d’amener les élèves à reconnaître les manipulations syntaxiques les plus utiles pour identifier le verbe : dans ce tableau, la mise en contraste des procédures décisives et des procédures non décisives permet de montrer que, même si ces dernières sont exactes sur le plan grammatical, elles s’avèrent moins efficaces pour identifier le verbe.

Tableau 8

Pistes pour démontrer l’opérationnalité des procédures d’identification du verbe

Pistes pour démontrer l’opérationnalité des procédures d’identification du verbe

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Pour parvenir à faire la démonstration de l’opérationnalité des manipulations décisives et non décisives, l’observation de corpus qui présentent des exemples et des contre-exemples ou, pour reprendre la terminologie de Nadeau et Fisher (2006), des exemples positifs et des exemples négatifs, nous apparaît être une piste didactique particulièrement intéressante. Par exemple, on peut faire observer que le mot juge accepte le marqueur de négation dans la phrase Jean juge sévèrement son fils/Jean ne juge pas sévèrement son fils (exemple positif), mais pas dans la phrase Il est aussi impartial qu’un juge / *Il est aussi impartial qu’un ne juge pas (exemple négatif). L’élève verra ainsi que seul le verbe peut être encadré par ne… pas, et que cette manipulation, appliquée hors phrase (ne juge pas), ne permet pas de déterminer la catégorie grammaticale du mot testé.

5.2 Enseignement de savoirs déclaratifs

Nos résultats montrent que, même si les élèves utilisent prioritairement des procédures pour identifier le verbe, ils considèrent également des caractéristiques qui correspondent à des connaissances déclaratives. Le savoir à enseigner devrait donc tenir compte de cet état de fait : les élèves mobilisent des connaissances déclaratives pour identifier le verbe. Rappelons que, chez les élèves, ces connaissances sont majoritairement marginales, c’est-à-dire non conformes au savoir à enseigner défini a priori, et qu’elles s’avèrent peu efficaces pour identifier le verbe. Dans les séquences didactiques observées, ces connaissances marginales sont bien ancrées et résistent à l’institutionnalisation des savoirs.

Nous soutenons que l’enseignement doit montrer les limites des connaissances peu opérationnelles que les élèves ont élaborées, afin que ces connaissances soient transformées ou remplacées. En ce sens, nous inscrivons nos recommandations dans la foulée des travaux de Giordan et ses collaborateurs (Giordan, 1998 ; Pellaud, Eastes et Giordan, 2005). Cette équipe de didacticiens des sciences a développé un modèle de processus de transformation des conceptions, le modèle allostérique, qui soutient, entre autres choses, qu’il est nécessaire

[…] de penser la transformation du savoir comme un processus simultané de « déconstruction-reconstruction »[…], où l’ancien savoir serait transformé et ne cèderait véritablement la place au nouveau que lorsqu’il apparaît périmé.

Pellaud et al., 2005, p. 22

Ainsi, l’enseignement doit faire la démonstration que les connaissances élaborées par les élèves sont périmées ou, pour dire autrement, restreintes, peu opérationnelles, parfois invalides. Pour ce faire, il importe de mettre en place un dispositif d’enseignement introduisant une « perturbation cognitive » qui amènera l’élève à prendre conscience que la connaissance qu’il a élaborée n’est pas adéquate, qui l’obligera à aller plus loin que ce qu’il croit connaître et à percevoir les limites de son propre raisonnement (Pellaud, Giordan et Eastes, 2007, p. 30). Nous proposons deux exemples de paramètres qui favorisent la déconstruction/reconstruction (Pellaud et al., 2005) des connaissances déclaratives marginales inexactes ou partiellement exactes que les élèves ont élaborées autour de l’identification du verbe (tableau 9).

Tableau 9

Exemples de paramètres de déconstruction/reconstruction des connaissances déclaratives marginales pour identifier le verbe

Exemples de paramètres de déconstruction/reconstruction des connaissances déclaratives marginales pour identifier le verbe

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En résumé, nous pensons que, sur le plan de la transposition didactique externe, il importe que le savoir à enseigner prévoie :

6. Conclusion 

Rappelons que l’identification du verbe est une notion importante en didactique de la grammaire, car le verbe est le pivot du groupe du verbe et qu’il est receveur d’accord. Nous cherchions donc à décrire l’élaboration des savoirs relatifs à l’identification du verbe, et ce, dans une perspective didactique. Pour y parvenir, nous nous sommes intéressées en priorité aux interactions didactiques entre les élèves et l’objet de savoir identification du verbe, en utilisant des films de classe réalisés au moment de l’enseignement et de l’apprentissage. L’enseignant, troisième acteur des interactions didactiques, n’a été que très peu pris en compte dans la recherche. S’il peut paraître artificiel de neutraliser cet élément de l’interaction, il nous est apparu nécessaire de le faire pour mieux nous concentrer sur les transformations que les élèves font subir au savoir (dimension par ailleurs peu documentée dans la recherche en didactique du français).

En effet, nous avons conçu, tout au long de notre recherche, l’élaboration des savoirs en termes de transformations des savoirs par les élèves. Nous ne pouvons prétendre avoir observé et décrit l’élaboration des savoirs stricto sensu ; nous avons pu inférer l’élaboration des savoirs à partir des transformations que les élèves ont fait subir aux savoirs. Plus précisément, nous avons observé des  états de savoir  − terme proposé par Gauvin (2011) − en cours d’élaboration, sans bien entendu pouvoir accéder aux processus d’élaboration de ces savoirs : il s’agit là d’une limite importante. Notre recherche est avant tout inductrice d’hypothèses quant à l’élaboration des savoirs à proprement parler.

Notre design de recherche prévoyait la description de l’élaboration des savoirs d’un corpus indifférencié d’élèves : nous décrivons l’élaboration des savoirs (ou, pour être plus précises, la transformation des savoirs) dans la classe (et non par élève). Il pourrait être intéressant de suivre la progression d’élèves pris isolément pour mieux comprendre la construction de ces notions grammaticales. Toutefois, en l’état actuel des connaissances en didactique du français au sujet des interactions élèves-savoir au moment de l’enseignement et de l’apprentissage, une recherche exploratoire nous est apparue tout à fait appropriée.

Malgré ces limites, notre recherche présente des apports nouveaux. Son premier et principal apport concerne sans contredit la production de connaissances pour la didactique de la grammaire. Notre description des connaissances élaborées par les élèves en cours d’apprentissage permet non seulement d’éclairer la transposition didactique interne au sujet de l’appropriation des savoirs grammaticaux liés à l’identification du verbe (c’est-à-dire les savoirs effectivement enseignés, vus à travers les transformations que les élèves font subir au savoir) mais également la transposition didactique externe (c’est-à-dire le choix des contenus à enseigner). Nos travaux futurs nous conduiront à développer et à mettre à l’essai une séquence d’enseignement qui tient compte des propositions discutées ici, afin de les soumettre à l’épreuve de la recherche. En s’inscrivant dans le courant de la grammaire moderne, nos descriptions et recommandations témoignent de la pertinence de s’attarder à ce cadre de référence qui tente de se déployer dans les classes du Québec. Elles devraient également permettre d’alimenter la réflexion pour la formation des futurs enseignants ou de ceux en exercice.

Cette recherche contribue également à mettre à l’épreuve un système conceptuel qui devrait s’imposer en didactique du français. En plus d’utiliser les concepts de transposition didactique interne et d’institutionnalisation, nous avons explicitement introduit deux nouveaux temps didactiques (pré et post institutionnalisation). En outre, notre recherche contribue à l’ancrage de ces concepts didactiques pour la discipline français, plus spécifiquement pour la didactique de la grammaire.