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Cet ouvrage examine « ce qui se vit, ce qui se dit et ce qui s’apprend » dans les situations de formation pratique au sein d’une école technique de l’Arc jurassien (Suisse) aux prises avec l’intégration de nouveaux systèmes de fabrication assistée par ordinateur.

Dans un premier temps, les auteurs explorent théoriquement l’impact de l’introduction de nouvelles technologies sur toute situation de travail ou d’apprentissage. Repoussant une conception déterministe qui postulerait un lien de causalité linéaire entre l’intégration de nouvelles technologies et le développement de nouvelles compétences, ils l’envisagent en termes de dynamiques complexes à l’oeuvre (l’articulation de la transversalité des possibles et contraintes de l’artefact avec la spécificité du sujet et des situations de travail) et de transformation de l’ensemble de la scène didactique et professionnelle (objectifs, démarches, etc.).

Partant de cette perspective théorique, les auteurs retracent l’histoire des intégrations (et innovations) technologiques à l’école de techniciens de Ste-Croix. Leur analyse montre la multiplicité des investissements personnels (de la part des enseignants et des membres de la direction) et organisationnels dans la conception du projet d’intégration de nouvelles technologies et l’élaboration de situations didactiques permettant le développement de compétences appropriées. Les documents consultés et les discours des différents acteurs témoignent de tensions plus ou moins explicitées : faut-il choisir des machines didactiques ou des machines industrielles ? Doit-on privilégier le développement de savoirs transférables (compréhension du système, capacités d’anticipation et de résolution de problèmes) – former un « bon garagiste qui ne sait pas conduire » – ou viser la maîtrise d’un dispositif spécifique au risque de former de futurs « presse-bouton » ?

Les auteurs examinent ensuite des situations didactiques d’usinage et de montage assistés par ordinateur. Les conduites observées révèlent comment les nouvelles technologies contribuent à transformer les situations d’apprentissage et à modifier le contrat didactique. Le passage d’un poste de travail individuel sur machine au travail d’équipe sur ordinateur restructure l’activité et exige des étudiants un travail collaboratif. L’importance des capacités à travailler ensemble est cependant occultée par les enseignants et les étudiants : le travail de groupe est subi, non pensé. Les enseignants oscillent entre une posture d’instructeur traditionnel qui transmet des savoirs, de formateur qui accompagne les étudiants dans leurs questionnements ou d’ingénieur qui engage les étudiants dans un travail collectif de résolution de problèmes. Les étudiants empruntent le plus souvent une posture scolaire traditionnelle où la réussite de l’activité prévaut sur la compréhension du système.

La troisième partie du livre, consacrée aux représentations, apporte d’autres éclairages sur la conflictualité vécue par les étudiants. Alors que les conduites, quoique ambivalentes, montrent que les situations d’apprentissage et de travail sont en mutation, l’analyse des questionnaires révèle que les étudiants envisagent la formation et le travail de manière traditionnelle (adhésion aux directives, importance de l’exécution, de l’action et des qualités individuelles). Selon les auteurs, des enjeux psychosociaux plus globaux structurent ces représentations : l’angoisse d’être remplacé par une machine, la crainte d’un appauvrissement de la tâche et la perte d’une identité professionnelle fondée sur le savoir-faire industriel. D’autres outils de collecte de données auraient peut-être apporté un matériau d’analyse plus complexe, et révélé des nuances dans les représentations.

Fondé sur une étude de terrain fournie, ce livre propose des réflexions pertinentes pour toute formation aux prises avec des changements technologiques. Les nouvelles technologies perturbent les situations d’activité (de travail ou de formation) en révélant des logiques et des modes de fonctionnement antérieurs qui s’avèrent caducs voire contre-productifs dans la dynamique enseignement-apprentissage. L’analyse nous invite à réfléchir aux postures traditionnelles d’apprenant et de formateur, et à expliciter le déplacement pédagogique et didactique nécessaire pour une formation qui articule la transmission des savoirs constitués et la co-construction de savoirs en situation.