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1. Introduction et problématique

En France, le nombre croissant des éducations à dans les programmes officiels de l’école élémentaire (de trois à douze ans) invite les chercheurs à repérer les évolutions potentielles qu’elles induisent dans les formes scolaires formelles. Il s’agit alors de comprendre les modifications des rapports aux savoirs, aux contextes territoriaux et aux institution; ici, à travers des cas d’éducation au patrimoine (Musset, 2012 et Barthes, 2013).

À l’école française, le patrimoine est convoqué de deux manières différentes : soit intégré dans le cadre disciplinaire de l’histoire des arts, soit intégré aux projets pédagogiques pluri et interdisciplinaires sollicitant les territoires locaux souvent à travers un partenariat associatif. Précisons que la question de l’appropriation du patrimoine d’une collectivité par un milieu multiculturel est historiquement beaucoup moins prégnante qu’au Québec, tant la politique volontariste d’intégration et d’assimilation des communautarismes est centrale en France. De ce fait, le retour au local constitue un fait relativement nouveau et, du coup, nous formulons l’hypothèse que l’usage du patrimoine, en tant que support d’éducation, fait évoluer la forme scolaire classique française.

Cette recherche contribue aujourd’hui à la réflexion sur les évolutions de la forme scolaire (Vincent, 1994), mais elle fait suite, d’une part, aux questionnements sur les conditions d’intégration de l’école dans son territoire (Lange, Victor, Janner, Sadji, Abdulaziz, Chambon, Gressus, Soussan, et Tamion, 2010); d’autre part, à ceux relatifs aux valeurs et finalités éducatives (Girault et Sauvé, 2008). Par exemple, la présence de savoirs locaux, quasi absents des manuels scolaires, pose la question de leur intégration dans les apprentissages liés aux projets autour des patrimoines locaux, alors que l’institution cherche plutôt, historiquement, à gommer les particularismes locaux. Autre problème, les valeurs véhiculées par l’éducation au patrimoine sont majoritairement issues des conceptions éducatives des conventions internationales du patrimoine (gouvernance locale, protection, valorisation) et viennent se superposer aux valeurs éducatives républicaines de l’école publique française (fraternité, émancipation, engagement, responsabilité).

2. Contextes théoriques

2.1 Les évolutions de la forme scolaire en France

La forme scolaire se définit par le mode d’organisation de l’école tel qu’il a été progressivement installé en France, et qui développe une forme spécifique des savoirs (Vincent, 1994). Pour reprendre Audigier et Tutiaux-Guillon (2008), ce savoir scolaire, supposé stable à un moment donné, constitue une référence légitime pour l’enseignement. Il apparaît dans des manuels et présente, pour une discipline donnée, l’état de ce savoir tel qu’il peut être porté à la connaissance des élèves.

D’un point de vue historique en France, la forme scolaire s’appuie, dès l’époque de Jules Ferry (1879-1885), sur l’éradication des particularismes locaux, notamment par une unification linguistique, une diffusion des valeurs issues de la philosophie des Lumières et l’exaltation du sentiment national. Ces fonctions sociopolitiques de l’école française (Prost, 1992), analysées dès le début du XXe siècle par Durkheim (1992), justifiaient donc, dans les enseignements, la présence prééminente de valeurs (morale républicaine, patriotisme, devoirs du citoyen envers la nation…), ou même de positions idéologiques, fort peu remises en question jusqu’aux années 1960. Cette place des valeurs connaît ensuite un recul progressif au cours du lent processus de massification scolaire (Merle, 2009), mis à part les soubresauts de la question de la laïcité et de didactisation des contenus scolaires (1960-1990). De nombreux enseignants ont alors tendance à privilégier l’acquisition de savoirs (l’instruction au sens de Gavoille, 2010), au détriment de leur mission éducative incluant la question des valeurs, sauf ceux qui adhèrent aux mouvements pédagogiques (Institut coopératif de l'École moderne, pédagogie Freinet–ICEM; Groupe français d’éducation nouvelle−GFEN, pédagogie institutionnelle) et qui utilisent des pédagogies liées à des projets, intégrées ensuite dans les programmes officiels français (Huber, 1999; Ardoino, 2000; Meirieu, 2001).

Vers les années 1980 se dessine une conception de plus en plus utilitariste de l'éducation, fondée sur l’employabilité future, qui s'accompagne de la montée en puissance du modèle des compétences, modèle inspiré des savoirs de l’ingénieur (Ropé et Tanguy, 1994). Cette conception vise à répondre à une crise de l'école (Joshua, 1999). Elle se caractérise par le doute sur l'utilité sociale des seuls savoirs et, en même temps, consacre un retour en grâce des savoir-être et des savoir-faire ou capacités des élèves. Outre le fait que ce mouvement s’insère dans un contexte international de mise au service de l’éducation aux systèmes économiques mondialisés, les spécificités françaises de réduction des savoirs au profit des compétences se matérialisent dans les rapports de l’éducation aux territoires. En effet, la tradition émancipatrice de l’école républicaine française entre en tension avec la montée des identités liées aux territoires (Garnier, 2014) et favorise l’émergence, dans les années 1990 en France, des éducations à (Pagoni et Tutiaux-Guillon, 2012), ainsi que du retour au local, qui tissent le fil d’une transdisciplinarité. Les éducations à modifient à nouveau la frontière du partage entre la fonction d’instruction au sens de Gavoille (2010), centrée sur les savoirs et la fonction d’éducation, centrée sur les valeurs à transmettre. De fait, la question ancienne de l’éradication des particularismes locaux à des fins de construction et de défense de la nation laisse aujourd’hui la place à la prise en compte des spécificités locales pour appuyer les éducations à, au point que les chercheurs signalent que les territoires peuvent apparaître comme médiateurs des processus éducatifs (Floro, 2013) ou encore peuvent devenir de véritables acteurs de l’éducation (Barthes et Champollion, 2012). De fait, les effets modélisateurs et idéologiques de l’école identifiés par le courant sociologique français, représenté par des auteurs comme Bourdieu, Bautier ou Lahire, semblent tempérés par ces éducations à.

2.2 L’émergence et les formes de l’éducation au patrimoine en France

Parmi ces éducations à, certaines sont directement en prise avec leurs contextes territoriaux, en particulier l’éducation à l’environnement, au développement durable, au patrimoine. C’est à cette dernière que nous nous intéressons ici.

Celle-ci a, en effet, pour origine les conventions du patrimoine mondial (1972), convention du patrimoine immatériel (Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture−UNESCO 2003) et la Convention européenne de Faro (Conseil de l’Europe, 2005). Or, celles-ci prônent les valeurs de respect et d’attachement des peuples à leur patrimoine (Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture−UNESCO 1972), puis considèrent l’éducation comme un moyen de développement du patrimoine (Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture−UNESCO 2003). Enfin, depuis 2005, l’aspect éthique et l’aspect politico-économique cohabitent avec, pour finalité, un développement des ressources des territoires. Ce mélange des visées ne fait pas l’objet d’un examen critique a priori tant ce qui vient de nos pères, (une des définitions du patrimoine), semble tabou, et tant cet héritage pourrait constituer un ciment sociétal. Nous définissons comme patrimoine, l’ensemble des biens collectifs à une communauté, une nation, au monde, issu d’une construction sociale, susceptible d’évolutions par un processus de patrimonialisation.

Or, le patrimoine, dans les programmes scolaires officiels, est présent majoritairement dans l’acquisition de connaissances en histoire des arts à partir d’oeuvres prescrites, représentantes du patrimoine français que nul élève n’est censé ignorer. Cependant, les enseignants sont enjoints de s’appuyer aussi sur des éléments d’un patrimoine local, dans le souci de disposer de supports patrimoniaux sur tout le territoire.

Ainsi le système éducatif reprend deux formes d’adaptation des conventions internationales à l’échelon des initiatives locales d’éducation au patrimoine. La première forme, l’éducation sur le patrimoine, concerne les connaissances sur les patrimoines en lien avec les programmes scolaires. La deuxième forme, éducation par le patrimoine, poursuit en général un objectif double : elle vise à susciter une communauté de valeurs et à mobiliser les populations dans la transmission de valeurs patrimoniales dites de bien commun, par le biais d’une culture commune émergente partagée (Allieu-Marie et Frydman, 2003), à l’instar de l’éducation au développement durable. Elle poursuit également, dans les écoles, les associations ou les populations, des objectifs éducatifs spécifiques liés aux programmes scolaires, mais le patrimoine sert de prétexte pour éduquer aux valeurs citoyennes.

La troisième forme, éducation pour le patrimoine, est souvent issue de l’éducation informelle. Si l’objectif de susciter une communauté de valeurs est identique, la formulation pour indique clairement une posture utilitariste de l’éducation présente dans un cadre plus vaste d’éducation au territoire (Partoune, 2012; Girault et Barthes, 2014). Les objectifs pédagogiques ne sont pas toujours explicites, mais les objectifs identitaires et participatifs autour d’une valorisation territoriale locale sont parfaitement énoncés.

De ces trois formes d’éducation au patrimoine découle une réflexion sur les référentiels sur lesquels s’appuient ces éducations à. Une référence à des savoirs disciplinaires (par exemple : le patrimoine pariétal dans la grotte Chauvet enseigné en histoire des arts en France) peut cohabiter avec des projets sans référence directe à des contenus disciplinaires au sens d’Audigier et Tutiaux-Guillon (2008). Citons en exemple le dispositif : Les trésors de nos villages, étudié ci-dessous, intégré à un projet de territoire, dans lequel les élèves sont invités à patrimonialiser des éléments spécifiques d’un territoire. Il existe donc, dans l’éducation axée sur le patrimoine, des référentiels très distincts qui peuvent interférer dans des proportions différentes selon les formes éducatives qui se développent, mais qui renvoient à des finalités différentes.

2.3 L’éducation au patrimoine dans le système français et l’objectif de la recherche

Dans toutes ses formes, l’éducation au patrimoine s'inscrit dans les problématiques des éducations à et pose, à ce titre, un certain nombre de problèmes épistémologiques (Barthes et Alpe, 2012). En effet, l’éducation au patrimoine ne possède pas les caractéristiques habituelles des disciplines scolaires (progressivité dans des programmes, savoirs scientifiquement légitimés et didactisés) et se situe en dehors de la forme traditionnelle des enseignements (institutionnalisation des savoirs). Elle est thématique, ce qui la distingue du modèle standard des contenus scolaires à caractère scientifique (Audigier et Tutiaux-Guillon, 2008). Elle répond à une forme de demande sociale d’éducation et accorde une place importante aux valeurs.

En conséquence, la légitimité scientifique des savoirs de référence ne va pas de soi. Les contenus sont constitués de multiples éléments, empruntés à de nombreux domaines scientifiques, sans articulation bien définie : il n’y a donc pas de matrice conceptuelle et, pour utiliser le vocabulaire de la sociologie des sciences (Vinck, 1997), pas de constitution paradigmatique du champ, celui-ci étant l’objet d’affrontements entre spécialistes pour en définir l’orientation dominante.

Par sa caractéristique thématique, l’éducation au patrimoine n’est ni une discipline scolaire ni un enseignement sans curriculum formel et sans référentiel métier, ce qui laisse libre cours à tout passionné du patrimoine de se déclarer éducateur.

Enfin, en l’absence de programmes et d’évaluation prescriptive des savoirs acquis, la légitimité institutionnelle est mise à mal. En fait, l'institution Éducation nationale laisse aujourd’hui le champ libre à l'établissement de curriculums locaux en l’absence d’un curriculum prescrit qui servirait de base à la construction de la légitimité des contenus, dans l’optique d’une épistémologie des savoirs scolaires (Develay, 1998). Il en résulte souvent un partenariat entre l’éducation formelle et la sphère locale, souvent associative, quelquefois institutionnelle, impliquant un questionnement éthique (Bruxelle, 2006) qui met en place son propre dispositif éducatif informel en relation ou non avec la sphère formelle.

En conséquence, nous posons l’hypothèse que dans le cadre de ce partenariat, l’éducation au patrimoine remet en cause la forme scolaire française au niveau du mode d’apprentissage scolaire dont la phase d’évaluation, de la stabilité des savoirs enseignés et de leur progressivité dans la scolarité et de la place occupée par l’enseignant.

Notre recherche a pour objectifs de décrire les nouveaux dispositifs de l’éducation au patrimoine à l’oeuvre dans les écoles primaires françaises et de produire une analyse permettant de répondre à la question suivante : L’intégration des nouveaux dispositifs d’éducations à, dont ceux de l’éducation au patrimoine, sont-ils à même de modifier la forme scolaire française?

Nous présentons ici l’analyse d’un dispositif d’éducation informelle au patrimoine, conçu par une association et destiné à des écoles primaires. Nous tentons de comprendre, à partir de cet exemple, une éventuelle évolution de la forme scolaire et avançons une réflexion sur la légitimité des savoirs convoqués.

3. Méthodologie de la recherche

La méthodologie présentée ici s’appuie sur une étude de cas qui sera ensuite analysée par les chercheurs.

3.1 Étude de cas

À l’heure actuelle, dans les écoles françaises, le recours au territoire local est partout de plus en plus visible, montrant concrètement un retour à la prise en compte des spécificités locales. Il positionne ainsi les territoires comme acteurs de l’éducation (Barthes et Champollion, 2012). Cette dynamique s’accompagne d’un partenariat de plus en plus marqué entre les sphères éducatives informelles et formelles. Nous nous appuyons, pour développer notre analyse, sur l’étude d’un dispositif dénommé Les trésors de mon village. Il a entièrement été élaboré par une association qui en a négocié le financement du projet auprès de la communauté de communes concernée. Cette association est affiliée à un mouvement pédagogique nommé Office central de la coopération à l’école−OCCE, qui favorise les valeurs de partage, d’apprentissage coopératif et revendique une primauté à les faire vivre à l’école. L’institution Éducation nationale n’assure pas la promotion de ce projet et ne tolère qu’une délégation à l’Office central de la coopération à l’école.

L’étude de cas se déroule dans les Alpes françaises. Le projet, assorti d’un cahier des charges imposé, incite les élèves des classes primaires rurales d’une communauté de communes à découvrir des éléments matériels et immatériels de leur village et des villages proches et à les patrimonialiser (Davallon, 2012). Le projet se déroule en plusieurs étapes. Les élèves partent à la découverte, dans les environs de leur école, d’éléments potentiellement patrimoniaux présentés comme des trésors du village. Ils reçoivent l’aide de personnes ressources installées depuis longtemps sur ce territoire et passionnées de patrimoine local. Ils enquêtent sur le terrain, récoltent des informations sur ces trésors dans des ouvrages et sur la toile. Une fois la recension terminée, les élèves sélectionnent huit objets, activités ou curiosités géographiques remarquables.

Le projet donne lieu à quatre types de productions : des textes documentaires d’élèves sur chaque objet; une série d’énigmes à résoudre par les élèves d’autres classes, à travers des correspondances par courriel, pour identifier le trésor d’un village; un dépliant touristique présentant les huit trésors, imposé dans le cahier des charges du projet et distribué par les offices du tourisme; une exposition à destination d’un public varié (élèves participants et habitants).

Enfin, lors d’une rencontre de fin de projet, toutes les classes participantes présentent chacune quatre trésors sur un panneau, grâce à des textes informatifs manuscrits, des dessins ou schémas légendés et réalisés par les élèves. Une série de jeux (énigmes, puzzles…) sur les patrimoines locaux de la communauté de communes permet d’animer cette journée au cours de laquelle les dépliants touristiques de chaque village sont officiellement dévoilés. Ils contiennent des textes informatifs écrits par des élèves supervisés par les personnes ressources, des photographies de cartes de l’Institut géographique national-IGN et d’objets patrimoniaux prises et traitées par les membres de l’association Office central de la coopération à l’école.

Indépendamment de ce programme, des classes peuvent en inviter d’autres sur les sites de leur village. Les élèves se muent en guides touristiques des trésors de leur village pour les faire découvrir à leurs pairs lors des visites in situ.

3.2 Les sujets

Un échantillon d’élèves est constitué de 90 enfants, âgés de 10 à 12 ans, répartis sur les 5 classes de cours moyen : (correspondant aux deux niveaux de classes précédant l’entrée au collège) répartis sur 5 écoles différentes. Nous n’avons pas retenu les autres participants plus jeunes (7 à 9 ans) pour cette étude, car ils n’ont pas été associés à toutes les productions.

Le panel de 7 enseignants participant au projet comprend les enseignants des 5 classes de cours moyen et même ceux des deux classes de cours préparatoire et élémentaire (élèves de 7 à 9 ans), afin que chacun explicite les motivations et objectifs qu’il poursuivait dans ce projet.

Enfin, deux adultes sont sollicités : le concepteur, président d’une association complémentaire de l’Éducation nationale, l’Office central de la coopération à l’école et le financeur du projet, président de la communauté de communes sur laquelle se déroule le projet.

3.3 Le matériel méthodologique

Deux questionnaires individuels, le premier avant le démarrage du projet, fin septembre, et le second, deux mois après la clôture du projet, début juin, ont été administrés aux 90 élèves. D’une durée de 30 à 35 minutes, la passation collective des questionnaires auprès des élèves, dans leurs classes, a eu lieu en présence des chercheures et de l’enseignant. Leur contenu est disponible en annexe. Cet outil permet de recueillir des données auprès d’un nombre conséquent de sujets et de repérer les écarts existant en termes de connaissances et de ressentis ainsi que de recueillir des avis personnels (De Singly, 2005).

Des traces écrites des élèves, constituées de dépliants touristiques et de travaux déposés sur le site internet de l’association, ont été récoltées durant le déroulement du projet et lors de la rencontre de fin de projet (photographies des panneaux d’exposition). Il s’agit de textes informatifs, de devinettes, de dessins légendés. Ce recueil de marques tangibles renseigne directement sur les résultats atteints collectivement (Blanchet, Ghiglione, Massonnat et Trognon, 2002) notamment des savoir-faire (savoir écrire un texte informatif, dessiner un monument) développés pour cette rencontre.

Un entretien semi-directif individuel (trame en annexe) auprès de 7 enseignants a consisté à compléter l’investigation en s’entretenant avec les enseignants participants pour recueillir des réponses à des questions présentes dans une grille d’entretien préalablement élaborée. D’une durée d’une trentaine de minutes, les entretiens se sont déroulés soit après le temps de classe soit lors de la rencontre de fin de projet. Une richesse heuristique par des relances interactives permet de recueillir des informations de différents types (faits, opinions, réactions) (Blanchet et Gotman, 2005). Durant les sept entretiens semi-directifs menés auprès des enseignants, les échanges ont porté sur leurs objectifs et motivations à engager les élèves dans ce dispositif d’éducation au patrimoine et sur leur conscience des aspects éthique et éducatif sous-jacents à ce projet. Les enseignants étaient aussi appelés à s’exprimer sur leur conception du patrimoine et de l’éducation au patrimoine pour identifier leurs référentiels, mais aussi pour repérer un éventuel écart entre les intentions déclarées des enseignants et les résultats effectifs (réponses des élèves au second questionnaire). Ils ont été amenés à expliciter les objectifs du projet, leurs propres objectifs, les modalités de travail et les évaluations menées lors des différentes phases du projet (Vermersch, 2010).

L’enregistrement vidéo des discours du concepteur et du financeur de cette action lors de la rencontre de fin de projet vise à identifier les motivations territoriales et éducatives qui les animent. Son analyse permet de saisir le cours de l’argumentation développée (Maingueneau, 2014).

3.4 Le déroulement de l’étude de cas

L’étude de cas s’est déroulée chronologiquement en quatre étapes. En septembre, avant le début du projet, le premier questionnaire individuel a été administré aux élèves afin de poser un diagnostic à propos des connaissances des élèves sur les richesses de leur village, sur les villages environnants et de recueillir leur ressenti par rapport à leur milieu de vie. Ensuite, de novembre à mars, les chercheurs ont assisté aux différentes phases de la réalisation du projet et ont recueilli des données auprès des élèves et enseignants afin de repérer une éventuelle modification de la forme scolaire. Puis, en fin de projet, lors de la rencontre interclasses, les discours du concepteur et du financeur ont été enregistrés, les entretiens avec trois enseignants ont eu lieu, et des photos des panneaux d’exposition des élèves ont été réalisées. Enfin, en juin, le second questionnaire (post-projet) a été administré aux 90 élèves.

3.5 Méthodes d’analyse des données

Une démarche diachronique (deux dates) et comparative (avant et après le projet) a été adoptée afin d’évaluer les effets éventuels du projet d’éducation au patrimoine. Pour ce faire, en plus de questions spécifiques à chacun des questionnaires (voir annexes), nous avons posé des questions similaires destinées à l’analyse comparative des savoirs acquis. Pour le traitement des questionnaires des élèves, nous avons réalisé des tris à plat simples sur les questions fermées afin d’évaluer la fréquence de leurs réponses, puis comparé l’évolution des réponses avant et après le projet. Pour les questions ouvertes, nous avons regroupé les réponses données, puis évalué leur fréquence et enfin procédé au même type de comparaison des fréquences avant et après le projet.

La grille d’analyse (tableau 1) porte essentiellement sur la somme et la nature des contenus en jeu dans le projet : part des savoirs scolaires tels que présents dans les programmes, et des savoirs locaux essentiellement : savoirs-faire, capacités cognitives des élèves (au sens des programmes français), valeurs, compétences. Il s’est ensuite agi de prendre en considération ces contenus en jeu et de les analyser en regard de la forme scolaire française classique (c’est-à-dire disciplinaire hors éducations à plutôt thématique) et de leur finalité. La finalité des contenus est analysée en les positionnant notamment au regard de l’objet d’étude. Est-ce un contenu sur, par ou pour le patrimoine? Et quel sens cela revêt-il dans le contexte donné?

Tableau 1

Grille chronologique et d’analyse des données recueillies

Grille chronologique et d’analyse des données recueillies

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Questionnaire individuel élève : Comparatif ante et post projet

Questionnaire individuel élève : Comparatif ante et post projet

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Les entretiens avec les enseignants ont été effectués selon la grille d’entretien située en annexe. Nous avons enregistré les entretiens, procédé à une retranscription, puis effectué une analyse de contenu. La grille d’analyse porte essentiellement sur la perception que les enseignants ont des acquisitions de leurs élèves, les liens qu’ils établissent avec le socle commun des connaissances et compétences, les motivations territoriales et éducatives qui animent les enseignants.

3.6 Considérations éthiques

Avant de débuter, le but de la recherche et sa mise en oeuvre outillée ont été présentés par écrit aux enseignants pour recueillir leur accord. Ni le nom du village, ni le nom de l’établissement, ni les nom et prénom des élèves n’ont été indiqués afin de préserver l’anonymat des réponses des questionnaires et des entretiens. L’accord du concepteur et du financeur du projet concernant l’enregistrement vidéo de leurs discours a été obtenu avant la rencontre de fin de projet. Les chercheures ont été invitées à se rendre à la rencontre de fin de projet pour une restitution publique des résultats.

4. Les résultats

Nous ne présentons ici que les résultats concernant les apprentissages des élèves et la posture de l’enseignant dans ce projet d’éducation au patrimoine, ces deux aspects influant sur la forme scolaire.

4.1 Les apprentissages des élèves

4.1.1 De nombreux savoirs locaux peu reliés aux savoirs des curricula

Les connaissances des élèves sur les éléments patrimoniaux locaux se sont accrues. Il s’avère qu’avant le projet, 73 % des élèves étaient capables de citer au moins un élément patrimonial de leur village, 27 % au moins 5, tandis qu’après le projet, 100 % des élèves sont capables d’en nommer au moins 5. Le patrimoine identifié par les élèves post-projet est majoritairement architectural (sur les 54 éléments patrimoniaux cités, 68,5 % sont architecturaux dans les deux cas) et les autres éléments nouveaux concernent des curiosités géographiques (lieux, faune, flore) et des traditions (fêtes, foires, danses…) et apparaissent plus après le projet.

Si 37 % des élèves déclarent mieux connaître leur village sur le plan historique d’abord, géographique et scientifique ensuite (aménagements techniques, faune et flore spécifiques) et sur l’histoire locale (sites, légendes, objets de la vie quotidienne), ces connaissances sont peu reliées à des notions plus générales (le village fortifié du Moyen-âge, la motte féodale, la gestion de l’eau en France et dans le monde, la biodiversité) et restent confinées à leur localité.

Les savoirs scolaires sont très peu identifiés par les élèves : 46 % déclarent qu’ils n’ont rien appris et se révèlent incapables de nommer des savoirs scolaires issus du projet (les guerres de religion; l’eau, une énergie renouvelable). On peut l’expliquer par le fait que d’une part, les apprentissages notionnels ne sont pas reliés à un mode d’apprentissage scolaire et, d’autre part, qu’ils sont transmis par les personnes ressources autodidactes et autochtones, et donc que la forme des savoirs proposées est différente de celle, scolaire, habituellement utilisée en classe par les enseignants.

Ainsi seulement 27 % des élèves relient ces savoirs locaux à des savoirs plus scolaires, en tous cas, présents dans les programmes officiels en vigueur (les rois du Moyen-Âge, les châteaux-forts). Ce score infirme les déclarations de tous les professeurs qui disent avoir fait mettre en lien régulièrement ces savoirs locaux avec les savoirs des disciplines scolaires (par exemple, l’étagement de la faune et de la flore en montagne, etc). Paradoxalement, les entretiens avec les enseignants montrent que l’acquisition de ces savoirs n’est pas identifiée comme un objet d’apprentissage à intégrer dans le livret de compétences de l’élève, puisqu’ils n’ont pas envisagé d’évaluations. Or, l’évaluation sommative est aussi un élément de la forme scolaire.

4.1.2 Des savoir-faire ou capacités bien présents

En revanche, concernant les savoir-faire, les 212 réponses des 90 répondants décrivent, pour 33,5 %, des capacités cognitives (reconnaître un village grâce à des indices, regarder autrement les monuments, les paysages); pour 20 %, des capacités transversales (savoir écrire un texte pour informer, chercher des informations) et pour 46,5 %, des capacités psychosociales (parler en public du projet, travailler avec d’autres personnes). Enfin, le sens conféré par la moitié des élèves à l’acquisition de ces savoirs et capacités est focalisé vers une valorisation du territoire (C’est pour attirer des touristes). Les autres réponses concernent trois thèmes : une meilleure connaissance du milieu de vie (20 %) (comprendre à quoi ça sert des digues sur le Büech), la compréhension de la vie au village autrefois (20 %) (pour savoir comment les animaux et les gens vivaient dans une maison à trois étages), la découverte de richesses et d’activités originales (10 %) (les prunes séchées- les pistoles- envoyées à la reine d’Angleterre). Cet écart entre savoirs et capacités montre qu’une démarche de projet (Meirieu, 1996) favorise l’activité des élèves et une approche par compétences (Perrenoud, 1997) dans laquelle les attitudes et valeurs à l’oeuvre sont aussi prises en compte.

4.2 Évolution des postures des enseignants par rapport à la forme scolaire

Dans cette étude de cas, de nombreux savoirs locaux sont transmis par des personnes ressources autodidactes qui ne sont pas des professionnelles de l’éducation ou de l’enseignement et savoir qui de surcroît, ne sont ni validés ni enseignés par les professeurs, ce qui dénote un changement de posture des enseignants. Ces savoirs peuvent certes trouver leur place dans un enseignement scolaire, mais sous certaines conditions qui n’ont pas été identifiées dans les données. La première condition est de susciter la mobilisation de ces savoirs locaux dans d’autres situations éducatives. La seconde est la mise en lien de cette forme éducative avec les savoirs attendus dans le Socle commun de connaissances et compétences (Loi d'orientation et de programmation pour la refondation de l'École de la République du 8 juillet 2013; Décret n°2015-372 du 31 mars 2015) et dans les programmes officiels calibrés dans une forme scolaire. Or, le tableau 3 ci-dessous donne un aperçu tangible à la fois des activités satellites liées au projet que nous avons pu identifier dans chaque classe (colonne 2) et des contenus ou compétences que les enseignants doivent faire acquérir aux élèves dans une forme scolaire des savoirs (colonne 3). L’écart entre les données recueillies et les contenus qui pouvaient être enseignés montre une évolution de la forme scolaire au niveau des savoirs.

Tableau 3

Activités satellites au projet

Activités satellites au projet

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Le geste professionnel d’évaluation est absent chez les enseignants. Nous n’avons trouvé aucune trace de validation d’acquis ni de contrôles de connaissances dans les classeurs des élèves. Les entretiens avec les enseignants ont confirmé cette absence et ont avancé ces arguments : Il est difficile d’évaluer des attitudes coopératives et Pour moi, les évaluations se font après des séquences d’apprentissage de français, de maths, de sciences, mais pas à partir d’un projet comme celui-ci. Il en est de même pour la correction des textes informatifs produits par les élèves à destination du dépliant touristique et des affiches exposées lors de la rencontre. Ce sont les personnes ressources qui se sont vu confier les corrections. Ces deux résultats plaident également en faveur de la modification du rôle central que joue l’enseignant dans la forme scolaire (Vincent, 1994).

5. Discussion

Notre question initiale s’intéressait à l’évolution de l’école française face à l’éducation au patrimoine en pointant en particulier les modifications de la forme scolaire et la légitimité du recours au local. Nous pointons plusieurs aspects de la question.

Les dispositifs d’éducation au patrimoine s’appuient de plus en plus sur des particularismes locaux pour assurer le développement présumé des savoirs chez les élèves, ce qui constitue un fait relativement nouveau en France à cette échelle. D’autre part, les compétences transversales, savoir-faire et savoir-être sont particulièrement revalorisées. Si quelques initiatives avaient été repérées d’ores et déjà en ce sens dans l’éducation relative à l’environnement dans les années 1980, ce n’est véritablement qu’après l’émergence de l’éducation au développement durable que cette tendance tend à se généraliser dans les projets.

5.1 Modification des rapports aux savoirs et valorisation de l’expérience

Nous notons une modification des rapports aux savoirs qu’implique la démarche, lesquels ont, à notre sens, des prolongements significatifs sur les apprentissages des élèves. En effet, la démarche ne s’appuie pas sur un curriculum prescrit, ne possède pas les caractéristiques usuelles des disciplines et ne possède pas de matrice conceptuelle des savoirs enseignés. De plus, les savoirs locaux sont essentiellement transmis par des personnes ressources autodidactes et autochtones dont la compétence à éduquer ou à enseigner n’a pas été validée. En conséquence, un curriculum local est créé et l’appropriation des savoirs par les élèves s’avère discutable, impliquant un changement de rapports aux savoirs et aux valeurs. Mais, en retour, l’expérience éducative hors les murs de l’école trouve ici une valorisation.

Dans ce dispositif, une porosité pédagogique est instaurée entre milieu scolaire et milieu local par l’intervention de personnes extérieures à l’Éducation nationale. En conduisant les élèves hors les murs, elle entraîne une modification des rapports aux savoirs par la place accordée à l’expérience dans l’apprentissage, ce qu’un courant d’éducation relative à l’environnement-ERE appelait déjà l’expérientiel (Berryman, 2007). L’étude du dispositif Les trésors de mon village apparaît alors comme une traduction opératoire du modèle de Pruneau, Chouinard et Gravel (1998-1999). La place de l’expérience, entendue comme un contact direct et fréquent avec les phénomènes et acteurs du milieu d’appartenance, est centrale. Elle permet la découverte des ressources des villages et fait ressentir aux élèves l’impression de continuité avec le passé (Chapman, 1993). Cette démarche se situe dans un courant d’éducation relative à l’environnement - l’éco-ontogénèse (Berryman, 2007) liée à la conception d’une éducation au territoire en tant que lieu de vie (Girault et Barthes, 2014). Selon Berryman, (2007), l’éco-ontogénèse est un processus s’étendant à la durée entière de la vie (…) qui fait référence à un phénomène la genèse de l’être (…) relié à l’environnement et engagé, tout au long de sa vie et de manière réflexive, dans ses relations. Ces approches à fortes consonnances expérientielles et affectives se différencient donc des courants d’éducation relative à l’environnement, plus positivistes, basés sur des études de milieux comme les activités d’éveil (Giolitto, 1982). La démarche éducative repose ici sur l’interaction et le contact direct entre l’apprenant et son territoire.

5.2 Une éducation sur, par ou pour le patrimoine? Vers un questionnement de la place des valeurs….

Dans ce dispositif, l’éducation sur le patrimoine est peu présente, car les savoirs acquis, même s’ils sont effectifs au niveau local, sont reliés à la personne ressource locale qui en donne le récit, tandis que les élèves ne font pas de liens avec les savoirs généraux (plus abstraits). Il est à noter que le dispositif véhicule principalement une éducation pour le patrimoine, qui présente en réalité le mobile central du projet porté par les acteurs territoriaux, pour lesquels l’implication de la population locale et donc des élèves de l’école primaire est centrale. Cette répartition entre part de l’éducation sur et pour, parfois jugée utilitariste par le monde de l’éducation, a déjà été constatée dans le cadre des travaux sur l’éducation au développement durable (Sauvé, 2006; Girault et Sauvé, 2008). Dans le cadre de ce projet, l’éducation au patrimoine semble comporter aussi quelques éléments propres à une éducation par mise en place par les enseignants. Celle-ci se traduit par une volonté des adultes de susciter une communauté de valeurs, en particuliers coopératives chez les élèves, et une modification de leur regard sur leur environnement. Ces constatations renvoient au vieux débat français sur le partage entre instruction appuyée sur les savoirs ou éducation appuyée sur les valeurs. Si clairement les éducations à renvoient à un retour des valeurs, celles-ci évoluent. Les objectifs identitaires et participatifs autour d’une valorisation territoriale sont clairement énoncés et intégrés par les élèves, mais avec des objectifs éducatifs clairs autour de la coopération, par exemple. Toutefois, cette éducation reste exempte de réflexion critique sur la notion de patrimoine (celle-ci est pourtant possible dès l’école primaire), de savoirs et elle demeure cantonnée à un développement de valeurs exogènes (non discutées) qu’il s’agit de faire découvrir et s’approprier par les apprenants, sans débat réflexif. Ainsi, des savoirs locaux anciens sont réhabilités à l’aune des attendus économiques, des modes et allants de soi concernant la nature et le patrimoine qui seraient vertueux a priori, dans une compétitivité entre territoires accrue. De fait, même s’il s’agit plus d’une éducation par que pour, il n’existe pas de mise en critique des valeurs mises en place. Nous précisons cependant qu’il s’avère qu’aucune évaluation n’a été pratiquée par les enseignants concernant les savoirs patrimoniaux locaux et les valeurs qui y sont associées. Seules les attitudes coopératives ou collaboratives développées par les élèves ont été soulignées par les enseignants lors de nos entretiens : arriver à se mettre d’accord sur des choses sans avoir à être les uns contre les autres; ce projet a un petit peu rassemblé les enfants de plusieurs écoles et ce qui est intéressant, c’est la rencontre, le partage des connaissances sur les trésors. Or, le modèle d’apprentissage coopératif est relié à une pédagogie implicite qui fonctionne sur des valeurs jugées les meilleures a priori, non mises en débat et imposées de facto aux élèves, ce qui semble contraire au sens profond d’une éducation à, lesquelles insistent sur l’importance du raisonnement critique. Les valeurs d’autonomie ou d’émancipation de l’élève par l’acquisition du raisonnement critique liées et prônées dans le cadre de l’émergence des éducations à ne sont pas en réalité effectives.

5.3 Les valeurs liées au patrimoine

Les valeurs de préservation, de valorisation, d’engagement et de responsabilité vis-à-vis des générations futures constituent le fond éducatif du patrimoine. À la question Que peux-tu faire pour ces trésors?, la valorisation (les faire connaître) est privilégiée pour 53 %, la préservation et l’engagement responsable (s’occuper d’eux et les garder en bon état) pour 24,4 % et l’absence d’investissement pour 22,6 %. Ces résultats illustrent l’orientation imposée par le produit fini : le dépliant touristique. Il est donc assez logique que les élèves privilégient la valorisation de leur territoire. Mais qu’un quart des élèves déclarent vouloir s’engager sur du long terme, cela montre la présence d’une valeur citoyenne−l’engagement−prônée par l’enseignement moral et civique. Du coup, deux fonctions sont mises au jour.

5.4 Deux fonctions à l’oeuvre

Les discours des organisateurs mettent en relief une partition négociée entre la fonction éducative étayée des valeurs de partage et d’entraide et la fonction utilitariste au service du développement des territoires (Barthes et Alpe, 2012). Des extraits du discours du président de la communauté de communes confirment cette simultanéité des deux fonctions : C’est bien, les enfants, de se retrouver ensemble pour travailler et faire une exposition ensemble. C’est important de ne pas être contre, mais être avec, [pour la fonction éducative], et on pourra faire venir des gens hors du département.… Le rôle des élus est de vous aider financièrement : c’est un très bon placement qu’on fait parce que c’est vous qui avez l’avenir de notre pays, pour la fonction utilitariste liée au développement touristique d’un territoire rural économiquement pauvre.

5.5 Qu’enseigne l’absence d’évaluation scolaire du projet d’éducations à?

On constate que l’évaluation, élément omniprésent du modèle scolaire, est absente des dispositifs d’éducation au patrimoine local étudiés. Face à ce modèle qui vient modifier la forme scolaire française, la question de la validation des acquis des élèves est centrale.

Par ailleurs, l’enquête révèle une réduction des savoirs du curriculum de l’école élémentaire. En effet, les élèves font état de savoirs locaux sur la connaissance du milieu proche et sur l’histoire locale, mais ces savoirs ne font pas l’objet d’une appropriation selon un mode d’apprentissage scolaire. Les entretiens avec les enseignants confirment que leur acquisition n’est pas identifiée comme un objet d’apprentissage. De plus, leurs réponses justifient la présence de ces savoirs dans la mesure où ceux-ci permettent aux élèves de comprendre d’où ils viennent, c’est-à-dire de construire une partie de leur identité territoriale. La démarche de projet transversal qui leur est proposée est plébiscitée, car elle met en oeuvre des apprentissages du vivre-ensemble et la connaissance du territoire local. Il s’avère que, dans un véritable projet d’éducation au patrimoine local, la compétence professionnelle fondamentale de l’enseignant, qui consiste à prendre appui sur des savoirs locaux pour faire acquérir les savoirs prescrits par l’Éducation nationale, n’est pas mobilisée de manière efficiente.

Rappelons que si une évaluation des savoirs acquis par les élèves n’a pas été envisagée, en revanche, une évaluation superficielle de la qualité des produits finaux a été réalisée. Son impact sur les relations municipalité-école (propos rapporté d’un enseignant participant : La réalisation d’un dépliant touristique valorisait notre travail aux yeux de la commune, de l’association des amis du village et ça créait une espèce de lien.) a apparemment suffi à justifier l’intérêt éducatif du projet. En effet, ces dispositifs poursuivent des objectifs divers, reliés implicitement à l’acquisition de savoirs scolaires ou savants. Et pourtant, même si la production de dépliants touristiques destinés aux offices de tourismes locaux oriente très clairement le projet vers le besoin des acteurs locaux, l’acquisition de savoirs scolaires pourrait tout à fait être valorisée par les enseignants. Cependant, dans ce cas, elle n’apparaît pas comme une priorité et les enseignants peinent, d’une part, à prendre du recul et à développer une analyse critique des dispositifs proposés clés en mains : Le fait que l’OCCE [Office central de la coopération à l’école] le proposait avec un cadre était rassurant. D’autre part, ils entrevoient, dans ces projets, une manière séduisante de s’échapper d’une forme scolaire aujourd’hui remise en question : Je n’ai peut-être pas travaillé l’histoire telle qu’on nous le demande, ni les sciences non plus, mais avec ça (le projet), on a abordé des tas de choses; si on n’avait fait que des affiches avec des textes et des photos, ça les aurait vite agacés; par contre, là il y a des jeux, il y a des indices, c’est très attractif.

Il ressort alors de cette étude que deux temps d’enseignement sont juxtaposés dans les discours des enseignants et dans l’observation des travaux d’élèves. D’une part, des temps spécifiques à la forme scolaire sont constitués de séquences d’apprentissage très structurées, soumises à des évaluations. D’autre part, des temps de projet transversal, comme celui des trésors de mon village, rappellent les activités d’éveil prescrites institutionnellement dans les années 1970. Le processus d’évaluation des savoirs dans les projets n’était pas aussi systématique qu’à partir des années 1990 et le produit final (par exemple : le dépliant) suffisait à valider l’action pédagogique. Au final, la question soulevée de l’évaluation montre des modifications majeures de la forme scolaire, mais aussi de la finalité de l’éducation elle-même. En effet, nous ne pouvons pas ne pas rappeler la montée en puissance du modèle des compétences, inspiré des savoirs de l’ingénieur (Ropé et Tanguy, 1994) dans la plupart des systèmes occidentaux, dont la France, dans lesquels se dessine une conception de plus en plus utilitariste de l'éducation. Cela se matérialise par un retour en grâce des savoir-être et des savoir-faire des élèves, tandis que les savoirs sont rognés, et c’est ce que l’on retrouve dans l’analyse du projet d’éducation au patrimoine.

5.6 Une modification de la forme scolaire et l'amorce d’un changement de logiques éducatives entre l'école et son territoire

Notre question initiale s’intéressait aux modifications de la forme scolaire. L’analyse des données révèle que le dispositif étudié, qui tend à se généraliser, est effectivement catalyseur des transformations de la forme scolaire en France : des connaissances présentées de manière holistique, non organisées de manière progressive en fonction des niveaux de classe, des savoirs pas forcément stabilisés ni reconnus par une communauté d’experts, un enseignant qui n’est plus l’unique dispensateur du savoir, pas d’évaluation scolaire...

L’éducation au patrimoine s’insère, comme l'éducation au développement durable, dans une période historique de grande pression économique et peut constituer (aux yeux de certains acteurs en tout cas) un facteur de développement territorial et de croissance économique. Ses modalités peuvent varier d’une forme éducative à l’autre, selon qu’il s’agit d’une éducation sur, pour ou par le patrimoine, avec des implications éthiques différentes et des liens aux territoires différents. Ces derniers peuvent alors être support éducatif, raison d’être éducative ou encore instrumentaliser l’éducation pour leur développement économique propre. Mais force est de constater qu'aujourd’hui, l'éducation au patrimoine fait le choix d’asseoir sa légitimité sur des dynamiques locales entraînant l'amorce du changement de logiques éducatives qui s'opère actuellement entre l'éducation et son territoire. Il ne faut pas omettre que l’éducation au patrimoine doit son impulsion aux instances internationales dont l’objectif est de promouvoir une communauté de valeurs universelles liées à un pouvoir. Il y a donc ici une dynamique ascendante qui implique que l’adéquation aux valeurs entraîne une reconstruction locale au travers de ce filtre.

À ce titre, il semble que la dialectique qui prévalait – valeurs (de la République) à transmettre par opposition à l’effacement des particularismes locaux − se transforme en un système dans lequel les valeurs dominantes s’appuient sur les spécificités locales et les transforment dans une direction convergente dite universaliste. Ses objectifs peuvent varier, mais l’un d’entre eux, dominant, reste l’éducation aux valeurs universelles ou la mise en commun de valeurs partagées dans les processus de développement économique des territoires, sans qu’elles puissent être discutées, choisies, problématisées, critiquées sur les territoires : elles ne renvoient pas véritablement, au final, du moins à ce jour, à des valeurs locales, mais aux valeurs liées à l’exercice d’une citoyenneté républicaine. Que dire alors des positions des chercheurs qui semblent placer l’éducation au patrimoine comme une éducation à la citoyenneté (Audigier, 2000; Blanc-Maximin, 2016) , voire une éducation aux choix, à la tolérance, à la prévention des conflits, ou alors la considèrent comme un aspect du droit du citoyen (Branchesi, 2007)? Au-delà des intentions affichées, force est de constater un appauvrissement des savoirs exigés dans le curriculum transmis (mais avec un enrichissement des savoirs locaux) et de la formation de citoyens susceptibles de s’immiscer dans la sphère décisionnelle.

6. Conclusion

Une étude de cas d’éducation au patrimoine représentative des dynamiques à l’oeuvre actuellement face aux éducations à a été effectuée dans l’objectif d’émettre des hypothèses sur les évolutions de la forme scolaire en France. Nourrie par une analyse diachronique et comparée des savoirs acquis par les élèves et des pratiques enseignantes, cette étude nous permet de constater qu’un retour aux références locales est effectué dans les enseignements. Cela contraste avec la spécificité française ancienne qui consistait à gommer les particularités locales pour intégrer les communautés dans un projet national unique. Les rapports aux savoirs sont modifiés avec une prégnance de la revalorisation de l’expérientiel, associé au développement des intentionnalités de promouvoir des savoir-être et savoir-faire. Nous avons mis en relief que ces derniers se réalisent en se substituant en réalité à l’acquisition des savoirs préconisés dans les programmes officiels. Par ailleurs, nous constatons que l’enseignant ne conserve pas toujours sa place de garant des apprentissages scolaires, mais assume en contrepartie un partenariat éducatif qui se veut enrichissant. Au travers de ces changements, un glissement de la répartition des éducations sur, vers des éducations par ou pour le patrimoine crée un amalgame entre le projet de développement local et le projet d'éducation au patrimoine et entraîne une confusion quant à la finalité de l’enseignement. Ce glissement renvoie très nettement à un conflit de valeurs entre les conceptions éducatives des conventions internationales du patrimoine (gouvernance locale, protection, valorisation) et celles de l’École publique française (fraternité, émancipation, engagement, responsabilité). D’un point de vue pragmatique, le dispositif d’éducations au patrimoine, conformément aux conventions internationales, comprend nettement une dimension utilitariste de l’éducation au service des territoires, de leur développement touristique ou de leur aménagement. Cela s’oppose aux logiques historiques de l’école de la République et constitue une évolution des liens entre l’école et son territoire. Cette dimension utilitariste accompagne au final les pressions internationales d’intégration de l’éducation à l’économie mondialisée, sous la forme des modèles de compétences. Pour autant, pour l’enseignant, le projet semble être un alibi formateur (éducation par) vers un apprentissage des valeurs collaboratives par exemple. Cela est confirmé par ce que nous enseigne la façon dont les évaluations sont menées dans le projet, mais cela nous rapproche également de la montée en puissance des savoir-être et savoir-faire, au détriment des savoirs des programmes scolaires français.

Toutefois, il apparait indispensable de ne pas généraliser ces premières constatations sans mener une analyse plus poussée, d’une part, sur la place que prennent les différentes éducations à labellisées par l’Éducation nationale aux différents niveaux éducatifs français de l’enseignement primaire à l’Université et, d’autre part, sur les différents modes de partenariats qui s’élaborent, lesquels peuvent être différents. Par là, nous entendons aussi faire allusion à leur qualité, en regard de la progression des formations de formateurs et leur incidence sur les compétences des intervenants externes. Par ailleurs, il serait également nécessaire d’étendre les recherches à d’autres formes d’éducations à, dont l’éducation au développement durable, à la citoyenneté, à la santé etc., afin de repérer si des évolutions de la forme scolaire sont équivalentes ou découlent de réalités différentes, et surtout quelles en sont les modalités et les composantes idéologiques.

Au-delà des réflexions de fond concernant les évolutions de la forme scolaire, à travers des études de cas qu’il convient de multiplier, il s’agit également de réinterroger les missions de l’école publique française et ses rôles dans la société, ainsi que le poids des politiques internationales.