Corps de l’article

Introduction

Le but de cette contribution est de montrer, en situation de débat interprétatif littéraire et scientifique au cycle 3 de l’école primaire française, comment la reformulation enseignante peut créer un espace discursif sans nécessairement construire d’espace d’intercompréhension. On analysera ce déficit en termes de ruptures culturelles dans le discours et de conflit d’instances de reformulation chez l’enseignant. On se propose ainsi de mesurer l’impact de deux quiproquos interprétatifs sur la construction de savoirs disciplinaires en interrogeant, chez les élèves, la dynamique de cette construction, et chez le maître, les gestes professionnels sous-jacents à la conduite de débat.

La confrontation disciplinaire vise ainsi, dans le cadre de cette contribution, à faire apparaître, outre la parenté des situations, des constantes dans la gestion du débat mené par une même enseignante au travers de deux disciplines. Le geste de reformulation est considéré comme prototypique de l’ouverture du débat dans le sens où il permet à l’enseignant de mettre en tension les hypothèses émises par les élèves et de déclencher une controverse.

L’expérimentation menée en classe de CM1/CM2 (élèves de 9-11 ans), dans une classe rurale de l’Aisne, a misé sur une homologie de situations-problèmes lettres/sciences. On a en effet rapproché deux problèmes d’ordre explicatif, l’explication du phénomène de l’éruption volcanique en sciences et l’explication du symbolisme du feu dans trois oeuvres de Rascal en littérature de jeunesse. Pour cela, des moments de débat, à certaines occasions considérés comme interprétatifs, ont été aménagés tout au long des deux séquences disciplinaires. D’octobre 2004 à avril 2005 se sont ainsi succédé un cycle de littérature, puis de sciences, lui-même suivi d’un retour sur l’album d’Allen Say publié à L’École des loisirs, J’ai rêvé d’une rivière.

La recherche en cours poursuit un double objectif de mise en système des disciplines. Le premier est de cerner, à des fins descriptives, les points de convergence et de divergence qui se dessinent entre les deux formes de débat interprétatif, littéraire et scientifique. Elle cherche à déterminer également la manière dont les élèves se positionnent par rapport à l’objet à interpréter (points qui ne seront pas abordés dans le cadre restreint de cet article). Le second objectif vise, du côté des pratiques enseignantes, à mettre au jour l’impact des interventions magistrales sur l’hétérogénéité interprétative qui se manifeste en situation de discours.

On forme pour cela l’hypothèse que l’activité même d’interprétation, dans le débat, entraîne une reconfiguration du savoir (ou des savoirs) chez l’élève et favorise chez l’apprenant la construction de postures disciplinaires témoignant d’un rapport au monde.

Il est à noter que le terme de posture, tel que nous l’employons ici, ne renvoie pas à la manière dont l’élève se situe par rapport aux autres et à l’enseignant lorsqu’il prend la parole (Goffman, 1974). Nous donnons à ce terme, dans un contexte de codisciplinarité, son acception large : le fait d’être en situation, en position, dans une attitude qui soit celle de la discipline concernée (Douaire, 2004, p. 113). Il s’agit de la sorte pour les élèves, afin de penser le monde, de s’approprier les savoirs, les démarches, les modes de validité propres à chaque discipline.

La mise en avant de la notion de posture disciplinaire n’est pas sans incidence sur la perception qu’a l’élève de l’activité et des démarches propres à la discipline, même si les différents champs de savoir n’émergent que progressivement de l’école primaire. Nous nous plaçons dans une optique qui ne sépare pas les savoirs des pratiques qui les ont générés ni des communautés qui les ont élaborés. S’approprier des savoirs disciplinaires pour l’apprenant, c’est aussi accéder à la vie des savoirs, ou encore s’inscrire dans les cultures disciplinaires héritées des communautés (sociale de référence et scolaire) qui les ont produites et en retour les façonnent : ainsi de la culture scientifique ou littéraire.

Émergence d’une problématique de l’interprétation dans le champ culturel

Interprétation et culture : des liens d’implication mutuelle

L’approche codisciplinaire qui fédère, dans la recherche en cours, oeuvres littéraires et sciences de la nature place en effet l’activité interprétative, comme façon de percevoir, de sentir ou de dire en tant que (François, 1998) au coeur de ses préoccupations. Elle s’appuie, dans ses référents théoriques, sur la montée en puissance du paradigme interprétatif observée ces dernières décennies, tant dans les sciences de la nature que dans les sciences de la culture.

La question de l’interprétation envisagée comme lecture du monde est en effet traditionnellement portée par le courant de l’herméneutique philosophique. À l’origine, l’herméneutique – le terme, forgé au xviie siècle, est né de la Réforme – peut être considérée comme une méthode d’interprétation des textes sacrés, puis des textes profanes. Elle s’exerce comme discipline auxiliaire et normative au sein des sciences établies qui ont affaire à l’interprétation des textes ou des signes (théologie, philologie, jurisprudence). Au xixe siècle, elle est promue, sous l’influence de Schleiermacher, au rang de réflexion méthodologique sur la pratique interprétative au sein de ces mêmes sciences. C’est à une époque plus récente que l’herméneutique s’est érigée, avec Gadamer (1996) et Ricoeur (1986), en réflexion philosophique autonome. Ces derniers auteurs font jouer un rôle central au dialogue dans la quête humaine de sens et la construction des savoirs, recherche qui ne peut jamais aboutir à une vérité définitive, et qui implique une ouverture à l’altérité – que cette altérité soit représentée par l’autre, le texte, le réel (Simard, 2004).

C’est en tant que philosophie et non comme technique d’interprétation que l’herméneutique nous semble pouvoir fonder un rapprochement disciplinaire. Physiciens et biologistes reconnaissent que l’herméneutique travaille leurs domaines : prise en compte des conditions de l’observation, interprétation des mesures dans le cadre d’une communauté de chercheurs… Toute science apparaît donc située dans une variabilité historique et culturelle.

Le socle théorique ainsi choisi oriente les travaux en direction du perspectivisme généralisé – ou relativité de toute lecture du monde – qui caractérise selon Bruner (1996) la culture contemporaine. Ce phénomène de mise en perspective, Bruner (1996, p. 29) l’explique de la sorte : la signification d’un fait, d’une proposition ou d’une rencontre dépend toujours de la perspective – ou du cadre de référence – selon lequel il est interprété.

Pour Bruner en effet, l’univers que nous habitons est une réalité construite à l’intérieur de cadres symboliques qui se sont formés au sein de traditions culturelles et interprétatives. Les discours qui parlent du monde (discours littéraire ou scientifique) engagent eux-mêmes des savoirs qui dépendent de cadres de référence distincts[1].

On sera ainsi sensible à l’articulation entre interprétation et culture. Tout individu interprète le monde et lui donne une signification à partir d’une tradition historique et culturelle dans laquelle il s’inscrit. Inversement, les savoirs culturels peuvent être considérés comme des interprétations réifiées. Nous situons ainsi notre recherche dans une vision de la culture comme processus de transformation réciproque de l’Homme et du réel.

Communautés discursives et débats d'interprétation

La recherche en didactique comparée, illustrée en priorité par les travaux de Jean-Paul Bernié (2002), a forgé un cadre permettant de cerner, de transposer les conditions sociales et culturelles d’élaboration des savoirs : la notion de communauté discursive. La communauté discursive désigne le cadre où l’élaboration, la circulation des valeurs [cognitives] est ce qui donne sens aux pratiques matérielles qui en sont le fondement et aux genres discursifs qui leur donnent leur substance. (Bernié, 2002, p. 78). Pour Bakhtine (1984), en effet, la notion de genre rend compte de la diversité des pratiques langagières dans le sens où chaque sphère d’activité produit ses propres formes d’énoncés, relativement stables, qui témoignent de la spécificité de l’activité et des points de vue ratifiés dans ce domaine.

Dans ce contexte de transposition, la classe, marquée par l’hétérogénéité des points de vue, est envisagée comme une communauté scolaire en voie d’institution. L’élève y risque son identité à faire sens des différentes expériences culturelles auxquelles il est confronté. Ces expériences trouvent leur origine à la fois dans la culture de référence de l’élève et dans la culture scolaire impliquant des savoirs constitués. Dès lors, les dysfonctionnements des discours des élèves relèvent moins de défaillances linguistiques que de ruptures culturelles entre contexte quotidien et contexte scolaire, entre connaissances usuelles et savoirs savants (transposés), et de divorces entre communautés de référence. Ils s’expliquent par les difficultés qu’éprouvent les élèves à s’inscrire comme acteurs efficaces (ayant construit un point de vue homogène et pertinent sur l’activité) dans un champ disciplinaire donné (Jaubert et Rebière, 2002).

Au sein de ce cadre, le débat apparaît comme un genre discursif inhérent aux pratiques langagières des communautés sociales de référence littéraire et scientifique.

Le débat, comme genre d’activité, s’affirme comme genre second[2] et comme genre scolaire à visée d’apprentissage (variante de ses réalisations sociales externes). Comme genre second, il permet au locuteur une réorganisation de l’activité dans laquelle il est engagé et du sens qu’il lui attribue. Dans l’optique d’une transposition didactique, nous donnons la préséance au processus sur le produit, et voyons dans le débat, à la suite de Jaubert et Rebière, un des lieux privilégiés de la secondarisation des pratiques langagières. Cette secondarisation est orientée par des objectifs d’apprentissage. Le débat vise d’une part en littérature, selon les textes officiels (B.O.E.N. du 14 février 2002), à faire éprouver les libertés et les contraintes de toute interprétation (p. 72), et d’autre part en sciences à favoriser l’élaboration de connaissances raisonnées et argumentées.

Le rôle que la philosophie herméneutique assigne au dialogue et au langage croise ainsi les apports de Bakhtine (1984) sur la création verbale et la notion de genre. En rappelant les liens qui unissent interprétation et communauté culturelle, on dira, dans les termes de Dumont (1968), que la dynamique d’un débat d’interprétation fait passer l’élève, dans un mouvement de va-et-vient et sans qu’il y ait de cloisons étanches, d’une culture première ou culture de référence mobilisée par le travail interprétatif à une culture seconde résultant du travail d’interprétation. La promotion de l’activité interprétative au sein du débat vise à mettre en évidence les déplacements que les élèves opèrent au sein de telles communautés.

L’interprétation en contexte codisciplinaire

Homologie de situations

Travailler le débat interprétatif en littérature, selon les documents officiels français, c’est d’abord choisir des textes littéraires qui offrent des zones d’ombre pouvant générer des interprétations diverses, c’est susciter la confrontation argumentée de ces hypothèses de signification divergentes, mais aussi apprendre à cerner le bien-fondé et les limites de ces mêmes hypothèses. En revanche, même si l’acte d’interpréter (des résultats, par exemple) est inhérent à la démarche scientifique, parler de débat interprétatif en sciences ne relève pas d’une terminologie officielle. Le débat scientifique dans la classe (Joshua-Dupin, 1989) est toutefois traversé par la question de l’interprétation perçue comme lecture du monde lorsque les élèves se lancent, pour expliquer un phénomène, dans la confrontation de modèles alternatifs. Le modèle joue alors le rôle, en termes peirciens, d’interprétant du réel. Ainsi, engagés dans l’étude du phénomène volcanique, les élèves de CM1/CM2 de l’Aisne répondent-ils par petits groupes à la question Pourquoi y a-t-il des volcans effusifs (ou calmes) et des volcans explosifs ? en sélectionnant des critères déterminants (le gaz, entre autres) et en construisant des modèles, souvent analogiques (modèle du pistolet à eau, des deux laves, de la purée, etc.), chacun présentant une lecture possible du phénomène. La mise en commun, lors du débat réglé, examine les propositions des élèves pour en éprouver les conditions de validité.

Des savoirs aux acteurs : hétérogénéité interprétative

La question de l’interprétation se complexifie dès lors qu’on l’envisage sur le versant des acteurs de l’échange et non plus seulement sur le versant des savoirs. L’interprétation en acte, dans une communauté en voie d’instruction, est marquée par l’hétérogénéité des points de vue et de leur origine.

Surgissent en effet des espaces-frontières qui concernent, sans parler de la relation entre les disciplines (est-ce le même possible interprétatif en littérature et en sciences ?), les acteurs et l’activité discursive (l’interprétation du maître est-elle celle de l’élève ?), les mouvements discursifs et la mise en mots sous l’angle psycholinguistique (le mot utilisé engage-t-il le même savoir chez le maître et chez l’élève, chez les autres élèves ?). On s’intéressera ainsi à la question de l’hétérogénéité interprétative dans la recherche d’un espace commun d’intercompréhension.

Sous cet angle, c’est la relation des discours interprétatifs à la multiplicité de leurs entours qui devient objet d’étude, que ces entours concernent l’objet à interpréter, la situation d’interprétation, ou les sujets culturels qui s’engagent dans l’acte d’interpréter.

Opérationnalisation

Pour cerner les mouvements interprétatifs à l’oeuvre dans nos débats, mais aussi les malentendus qui se glissent au sein de ces mouvements, nous faisons appel à la notion d’entour forgée par François (1998). La notion d’entour, en effet, précise la relation de perspective, en tant que, qui caractérise l’interprétation. Le terme, volontairement large, désigne l’ensemble des domaines, des mondes, des points de vue, des façons d’être donné qui font qu’il y a interprétation et dialogue des interprétations (p. 9).

Les domaines sont des cadres qui permettent de différencier les actions et leur donnent leur signification ; tuer un poulet, pour reprendre l’exemple de François, n’a pas la même fonction quand il s’agit de faire la cuisine ou de procéder à un sacrifice. Les actes de discours et les savoirs, en contexte scolaire, s’inscrivent aussi dans ces cadres : imaginer une explication à un phénomène n’aura pas le même sens qu’imaginer la suite d’une histoire. Afin de spécifier la notion d’entour quand elle s’applique plus précisément aux savoirs, nous emploierons le terme déjà cité de cadre de référence ; au changement de cadre de référence (quotidien, scientifique) est associé un changement de communauté de référence.

Pour indiquer la personnalisation du domaine par le sujet, François parle cette fois de mondes. Le monde désigne une attitude à l’égard de l’objet. Un même objet peut ainsi être donné dans des mondes différents : il peut être perçu, raconté, donné en souvenir ou en projet, donné à l’un ou à plusieurs. Un amour peut être actuel, passé, projeté par une personne seule ou par deux aux yeux de la collectivité. En classe, l’objet se colore de la dimension du vécu qu’y projette le maître ou l’apprenant. Dans notre expérimentation, le modèle des deux laves provient ainsi, chez l’élève de CM2 qui l’a élaboré, de la prédominance de l’objet perçu (prégnance des images de volcan vues dans le documentaire de début de séquence) sur l’objet à conceptualiser : l’élève aurait scindé en deux les explosions issues du cratère et les rivières de lave s’écoulant par une cheminée annexe.

L’entour est ce qui suscite l’interprétation, situe un objet de pensée ou de discours mais en même temps lui ôte de sa précision, estompe ses contours, se fait obstacle éventuel à l’interprétation.

Le geste de reformulation enseignante, comme reprise en écho des paroles d’élèves, n’échappe pas à cette problématique de l’interprétation dans sa relation avec l’entour. L’enseignante reformule, dans le corpus que nous avons sélectionné, les hypothèses interprétatives des élèves pour en faire ressortir les facteurs déterminants, faciliter l’accès au sens et aux intentions. Il semble en ce cas possible de transférer au contexte de polygestion des échanges un aspect des travaux de Kara (2004) sur la reformulation paraphrastique qui s’exerce chez un seul et même locuteur. Ici, les points de vue ne sont pas ordonnancés par l’enseignant qui enchaîne sur les propos des élèves, la reformulation-source est le fait de ces derniers, la reformulation-cible, qui traduit leur point de vue, celui du maître.

Une reformulation paraphrastique convoque de manière présupposée une instance de ratification (une norme) qu’il s’agisse du code, de la doxa, de l’encyclopédie. L’analyse portera sur les ruptures culturelles qui affectent la dynamique de l’échange dans la tentative de mise en conformité que fait l’enseignante.

De quelques quiproquos interprétatifs

Le contexte de l'expérimentation

Les deux débats parallèles d’où sont tirés les extraits suivants constituent, en fin de séquence, un moment de relance de la réflexion (voir tableau en annexe). On attend en effet des élèves qu’ils réinvestissent leurs savoirs en sciences autour d’un nouveau questionnement sur le phénomène de l’éruption volcanique : Pourquoi y a-t-il des volcans calmes et des volcans explosifs ? En littérature, le récit du Japonais Allen Say J’ai rêvé d’une rivière entre en résonance avec Le rêve d’Icare de Rascal. À la manière d’un récit fantastique, l’escapade vécue par l’enfant fiévreux prête chez Allen Say à une double lecture : rêve ou aventure surnaturelle. C’est la classe qui propose elle-même la question de recherche : Est-ce un rêve ? Dans les deux cas, le débat collectif, d’une durée d’une heure environ, s’appuie sur un argumentaire écrit négocié auparavant en petits groupes de quatre élèves. Cinq groupes ont été constitués – les mêmes dans les deux disciplines – autour d’un leader cognitif [3] et non par groupes de niveau. Lors de la mise en commun, chaque groupe vient présenter sa ou ses proposition(s) explicative(s) au tableau, proposition(s) soumise(s) à la critique du groupe-classe. Les deux fragments présentent l’ouverture de la phase de mise en commun après la recherche d’arguments effectuée par écrit. Dans les transcriptions, l’enseignante est désignée par la lettre M.

"Situation " Volcans ", quiproquo " Gaz "

Contextualisation du fragment dans la séance : volcans effusifs et explosifs

Les productions de groupe (schémas permettant de répondre à la question de recherche) ont été affichées. Par groupes toujours, les élèves se sont déplacés pour noter sur leur cahier d’expériences les questions à poser à leurs pairs.

Le débat qui s’ensuit vise la sélection de critères déterminants (par confrontation d’esquisse de modèles, autrement dit les schémas des groupes) et comporte dès lors un enjeu interprétatif : on attend une mise en relation entre le gaz et l’épaisseur de la lave dans le déclenchement de l’éruption volcanique. La compression des gaz fait déjà partie des acquis de la séquence.

C’est le groupe composé d’Antoine, Alexandre, Judicaëlle et Angélique qui se déplace au tableau. Les autres élèves sont disposés par groupes dans la salle de classe.

Analyse du mouvement discursif

Tableau 1

Analyse du mouvement discursif (volcans effusifs et explosifs)

Analyse du mouvement discursif (volcans effusifs et explosifs)

-> Voir la liste des tableaux

Antoine (4) émet une hypothèse interprétative en invoquant un facteur déterminant : la quantité de gaz. Il s’agit d’un savoir scolaire stabilisé, élaboré dans la communauté discursive de la classe et paramètre déjà connu dans le déclenchement de l’éruption volcanique. Appolonie (5) introduit aussitôt une objection sous forme de raisonnement par analogie et déplace l’horizon culturel de la classe. Or, il s’avère que le raisonnement par analogie déplace aussi le registre des savoirs et de leurs cadres de référence. Sous la même étiquette, deux acceptions du mot gaz, et donc deux types de savoirs, se contaminent et se concurrencent : le gaz carbonique (4) et le combustible de la gazinière (5). Le premier terme relève d’un cadre scientifique, le second du cadre quotidien. L’objet qu’est la casserole qui chauffe permet-il d’appréhender le phénomène de l’éruption explosive ou effusive ? Les liens entre les deux univers se font sur la base de l’identité du terme gaz, ce qui incite les élèves à percevoir (7) comme identité de fonctionnement ce qui n’est qu’analogie.

À ce stade du discours, l’enseignante (6) met en scène, par une reprise en écho, les deux voix d’élèves. Elle fait émerger des propos avancés les critères déterminants pour l’interprétation du phénomène. Elle se place ainsi dans une continuité énonciative par rapport aux propositions du groupe-classe mais réitère, dans sa reformulation, le même glissement de sens sous le terme gaz. Ce faisant, elle juxtapose et assimile savoir scolaire et savoir commun, le premier relevant du cadre de référence scientifique et le second du cadre quotidien.

En raison de la confusion des entours dans lesquels s’inscrivent les deux valeurs du mot gaz, l’analogie ne peut jouer ici son rôle de transfert de savoirs d’un objet connu sur un objet inconnu, dans le sens où le passage d’un cadre de référence à l’autre n’est pas assuré. Même si, dans cette phase inaugurale du débat, est déconstruite l’hypothèse de l’explication du phénomène de l’explosion par le seul facteur gaz», une ambiguïté demeure sur l’emploi du terme gaz. Les acteurs de l’échange font alterner autour de ce terme les cadres quotidien et scientifique sans réajustement aucun : c’est le fait d’Alexandre qui en 19 recourt à la maquette construite au cours de la séance précédente. Les gaz y étaient produits par la dissolution de comprimés d’Efferalgan dans une bouteille d’eau. La référence à l’expérimentation (cadre scientifique) est un écho direct à l’analogie de la casserole d’Appolonie (cadre quotidien), mais sans transposition de ces cadres.

L’assimilation ainsi produite, au lieu de favoriser la compréhension, entrave la mise en réseau des savoirs, la construction de leur contexte de pertinence – autrement dit la secondarisation d’une pratique langagière comme celle de l’analogie – et la création d’un point de vue scientifique homogène sur le phénomène étudié. La juxtaposition des cadres de référence qui apparaît ici se présente alors comme une rupture culturelle affectant la reconfiguration du savoir dans une communauté discursive disciplinaire.

Situation " Rivière ", quiproquo " Rêve "

Contextualisation du fragment dans la séance : l'eau et les rêves

J’ai rêvé d’une rivière d’Allen Say est un album dans lequel la dimension fantastique repose sur la dimension langagière. Lorsque l’enfant atteint par la fièvre ouvre la boîte de leurres de pêche envoyés par son oncle, un paysage de rivière a remplacé les immeubles du quartier. La boîte est-elle magique ou a-t-elle ouvert les portes d’ivoire du songe nervalien ? Un subtil jeu interprétatif s’exerce en effet autour de la polysémie du mot rêve. L’album de l’ancien photographe orchestre délibérément la confusion entre différentes acceptions du terme qui se révèlent en surimpression. De quel rêve s’agit-il, en effet ? La permanence du pyjama donnerait à penser que l’enfant est toujours endormi, chez lui, et qu’il est bien plongé dans l’état de sommeil paradoxal. Mais l’aventure onirique est vécue comme une expérience initiatique au cours de laquelle se jouent tout à la fois la réalisation d’un désir de pêche, attraper la truite arc-en-ciel, et son abandon. L’oncle fait figure d’initiateur au respect de la nature. N’est-ce pas finalement le rêve des hommes, leur Utopie ?

Sont ainsi impliqués trois sens différents du mot rêve : le rêve comme état de conscience, comme désir profond et comme utopie (U-topie, ou non-lieu).

Une des caractéristiques de ce récit fantastique, dans lequel texte et images se complètent, est ainsi de provoquer l’indétermination des cadres de référence qui entourent l’événement central, cette fois au sein de l’univers textuel (Bouvet, 1998). Se superposent de la sorte cadre de référence surnaturel (boîte magique), psycho-biologique (état de conscience), quotidien (prolongement symbolique du réel), imaginaire (Utopie). L’enfant s’est-il endormi sous l’effet de la fièvre ? Détail troublant : la boîte de leurres, ouverte au début du récit, est fermée à la fin.

Par groupes de quatre, les élèves ont cherché un argumentaire pour répondre au questionnement qu’ils ont eux-mêmes initié à partir des deux premières images, après avoir écouté la lecture magistrale du texte seul : Est-ce un rêve ? Ces deux images font en effet apparaître, sous forme de fondu-enchaîné, le changement de décor qui métamorphose les immeubles de la ville en paisible rivière.

C’est au tour du groupe constitué d’Appolonie, Bastien et Dylan (un élève est absent) d’aller au tableau.

Bastien et Appolonie (5/6) mettent en relation les deux épisodes de pêche de l’album. Les deux élèves glissent ici du rêve comme état de conscience (sens suggéré par le questionnement de recherche) au rêve comme désir profond (sens propre à l’interprétation du groupe).

Tableau 2

Analyse du mouvement discursif (le rêve)

Analyse du mouvement discursif (le rêve)

-> Voir la liste des tableaux

L’enseignante (13) opère dès lors une reformulation interprétative (et conclusive) en chiasme, du désir profond (il a raté un rêve) à l’état de conscience (il en a rêvé). On retrouve cette fois encore, dans sa reformulation, une double centration sur différents sens du terme avec mobilisation de cadres de référence distincts.

Or, lorsqu’en fin de séance, on demandera, à la faveur d’un retour au titre, d’indiquer dans quel sens entendre finalement le mot rêve, Appolonie répondra, fidèle à ses premières répliques : c’est un rêve mais qu’il a imaginé à sa façon à lui comme il aurait bien aimé que ça se passe.

Le jeu de l’auteur sur la polysémie du mot rêve n’a pas été saisi. Le fait que l’univers textuel soit porté par des cadres de référence divers (imaginaire, symbolique, psycho-biologique, quotidien) non plus. La non-prise en compte de ces cadres de référence a pu conduire à une stagnation de l’interprétation des élèves qui campent sur leurs positions, faute d’accéder aux différents possibles qu’ouvre l’album. L’indétermination des cadres de référence (ou superposition des entours du texte) n’a pu être perçue comme effet fantastique. Le manque d’orchestration du savoir et de mise en perspective n’a pu conduire ni à une reconfiguration du lecteur (du moins consciente), ni à l’émergence d’une culture seconde. Au sein du geste de reformulation, le glissement de sens apparaît encore comme une rupture culturelle.

Analyse du schème enseignant en guise de conclusion

La mise en regard des deux phases de reformulation proposées à l’analyse laisse conjecturer, du point de vue de la gestion du débat, une constante dans les gestes du maître. Les situations présentées laissent percevoir en effet, chez une enseignante dont l’expertise ne laisse aucun doute, un conflit d’instances de reformulation. L’instance éthique au nom de laquelle l’enseignante reformule (renvoyer aux élèves leurs propos, malgré les glissements sémantiques, pour susciter la controverse) entre ici en concurrence avec l’instance encyclopédique censée ratifier sa reformulation. La maîtresse privilégie, dans sa manière de faire, un schème d’interaction (au sens d’invariant opératoire) dont on peut se demander, en termes d’expertise professionnelle, s’il est ou non au service de la construction des savoirs.

Même si, selon les commentaires de l’enseignante, la compréhension d’ensemble n’est pas altérée – ce qui semble, d’après notre analyse, devoir être interrogé –, c’est le rapport au savoir qui en est affecté, ainsi que le passage, chez l’élève, d’une culture de référence à une culture seconde.

Travailler explicitement à l’élucidation des cadres de référence mis en jeu par ces savoirs, surtout dans les situations où la compréhension achoppe sur la non-identification de ces cadres, favoriserait chez les élèves le développement d’une posture par rapport au monde. Parallèlement, la prise de conscience d’une possibilité de centrations différentes pourrait aider à la clarification de la posture du maître de jeu. Ce serait une voie, en formation, vers l’élaboration de gestes enseignants.