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Auteur prolifique, Gérald Bronner (Université de Paris) s’évertue, depuis une vingtaine d’années, à discuter des phénomènes informationnels qui caractérisent le monde contemporain et à en décrypter les impacts sociaux. De L’Empire des croyances (2012) à Déchéance de rationalité (2019) en passant par La démocratie des crédules (2013), le sociologue entend exposer les conséquences sociales de cette cacophonie d’informations dont on mésestimerait la croissance exponentielle. Son dernier essai, Apocalypse cognitive, s’inscrit dans le droit fil des précédents. À défaut de révolutionner l’étude de la question, l’ouvrage parait dans une période d’« infodémie » liée à la COVID-19 et pourrait contribuer à en expliquer certains ressorts (au risque de les alimenter aussi, diront certains). Bronner rappelle donc que 90 % de l’information aujourd’hui accessible dans le monde aurait été produite au cours des deux seules dernières années. Or, nous constatons chaque jour que cette massification n’a pas conduit à ce que les « hommes [soient] libérés par la science », comme le prédisait Jacques Perrin, prix Nobel de physique de 1926. En effet, si notre espèce ne semble jamais avoir eu autant de « temps de cerveau disponible » à consacrer à autre chose qu’à sa survie, le voeu d’une Humanité profitant de ce nouveau temps de loisirs pour développer des connaissances a fait long feu.

Dans le vacarme ambiant, notre attention serait détournée par toutes sortes de distractions : ce phénomène serait le prolongement de ce que l’on nomme l’« effet cocktail », cette aptitude que nous avons à capter des informations d’une conversation tierce, malgré le brouhaha ambiant, alors que nous sommes nous-mêmes engagé⋅e⋅s dans une discussion. Dans ce « marché cognitif » (p. 13) dérégulé où des cours de physique quantique côtoient des conflits entre des personnalités publiques ou des vidéos d’animaux, Bronner explique par quel mécanisme telle ou telle proposition réussira à se frayer un chemin pour se saisir de notre attention et profiter de notre disponibilité mentale.

Notre cerveau étant porté à accorder davantage d’attention à certaines informations (sexualité, peur, conflictualité, indignation, etc.), celles-ci se trouvent « avantagées » sur le marché cognitif et éditorialisent notre monde. Ce faisant, ce que l’auteur désigne comme notre « spontanéité mentale » (p. 345) n’a pas à être sacralisée en la présentant comme forcément juste. La dualité cartésienne entre raison et passion, déjà évoquée dans le Phèdre de Platon, est donc revisitée à l’aune des travaux contemporains. Nous aurions tort d’imputer les travers de cette spontanéité mentale aux seuls contextes sociaux, car l’auteur prend en fait le parti d’une anthropologie non naïve de notre espèce et invalide l’image pseudorousseauiste de l’humain, fondamentalement bon, mais perverti (ce que l’auteur appelle « l’homme dénaturé »). Partant de ce constat, amplement illustré, Bronner livre un plaidoyer pour « se doter des moyens sociaux pour optimiser le trésor attentionnel » et créer les conditions de notre « déclaration d’indépendance mentale » (p. 350), sans pour autant se montrer puritain, poser un jugement moral contre l’oisiveté ou jouer au redresseur de torts. En établissant que nous avons une propension certaine à la démagogie cognitive (propension dont se complairaient au demeurant les néopopulismes) et un attrait évident pour le négatif, cette inclinaison n’est alors plus irrésistible. L’auteur admet que l’on ne saurait rivaliser avec « les plaisirs cognitifs instantanés » (p. 340), mais il prend néanmmoins la défense d’une pensée analytique et critique inscrite dans un temps plus long, mais qui s’avère plus exigeante et couteuse.

Non sans quelques touches d’humour, l’essayiste assume un parti pris littéraire sombre, que le titre de l’ouvrage traduit d’ailleurs fort bien. Car, d’apocalypse (au sens contemporain d’une calamité), il n’en est rien : Bronner, qui rappelle que « 59 % des personnes qui partagent des articles sur les réseaux sociaux n’ont lu que les titres et rien de leurs contenus », aspire en fait à une apocalypsis ou apokálupsis (au sens de dévoilement, de révélation, en latin ou en grec) sur notre condition d’espèce. Il en résulte un livre qui, autant sur le fond que sur la forme, déroge largement des canons scientifiques : celle⋅celui qui cherchera un ouvrage académique ou qui espère retrouver le compte-rendu d’un patient travail de terrain sera contrarié⋅e. Il pourrait en ressortir une impression que l’auteur évolue en surplomb du phénomène étudié et des individus dont il prétend décrire les comportements. De plus, même si la recherche est souvent invoquée pour étayer le propos, on déplore que celle-ci soit parfois abordée de façon sommaire ; en d’autres termes, le recours aux références mobilisées, malgré leur grand nombre et leur diversité, pourrait décevoir par la rapidité avec laquelle l’auteur s’y intéresse. À plusieurs égards, la surabondance d’exemples semblera peut-être redondante pour la⋅le lecteur⋅rice pressé⋅e. Cela étant, cet ouvrage résolument grand public permettra de trouver une initiation sérieuse sur la question de l’influence de l’évolution de l’information sur son quotidien. De plus, le style de l’auteur a pour vertu principale de tenir la⋅le lecteur⋅rice en haleine sur près de 400 pages. Tandis que les pédagogues se trouvent confronter aux phénomènes des fausses nouvelles dans les classes, elle⋅il⋅s pourront y trouver des pistes de réflexion utiles sur la place à accorder à l’évaluation de l’information. Notamment, dans le cas spécifique du Québec, l’ouvrage propose plusieurs exemples qui permettront d’objectiver, auprès des élèves et des étudiant⋅e⋅s, des problématiques posées dans le Cadre de référence de la compétence numérique du ministère de l’Éducation, quant à la citoyenneté, à la pensée critique ou à la culture informationnelle. Cet exercice pourra être réalisé dans la plupart des pays où des documents similaires existent, par exemple dans les pays européens avec le référentiel DigComp de la Commission européenne.

Du reste, la prémisse selon laquelle l’être humain dispose de plus de temps de loisir que jamais est une affirmation discutable. Depuis Âge de pierre, âge d’abondance de Sahlins, en 1976, où une vision idyllique radicalement opposée à celle de Bronner est soutenue, on sait que la réalité historique fut probablement plus nuancée et, surtout, moins linéaire. Est-ce à dire que cela invalide la démarche de Bronner ? Nous ne le croyons pas. Certes, le travail de sociologie pourrait trouver une place plus grande place dans cette réflexion en posant, par exemple, la question des mécanismes sociaux qui contribuent à déformer les connaissances scientifiques pour donner du sens. Cependant, Bronner ose un exercice périlleux en faisant une incursion aussi utile que nécessaire dans l’interdisciplinarité. Cette démarche, que l’on retrouve notamment dans la psychologie évolutionniste, nous permet de penser les phénomènes sociaux avec les sciences du vivant. Par ricochet, il s’agit peut-être là d’un des enseignements les plus forts de l’ouvrage qui invite à regarder les bouleversements du monde contemporain au-delà du confinement des champs académiques et des spécialités disciplinaires.