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« Nous étouffons parmi des gens qui pensent avoir absolument raison. »

Albert Camus

Le débat qui a eu cours entre 2006 et 2017 à propos du programme d’histoire du Québec au secondaire, auquel j’ai pris part, a été un puissant révélateur social quant aux enjeux de l’histoire et de son enseignement. Un récent ouvrage publié au Septentrion à l’hiver 2020 (dorénavant « ouvrage ») revient en partie sur ce débat et nous en apprend beaucoup, selon moi, quant aux motivations profondes de ceux qui ont mené le combat contre le programme de deuxième cycle Histoire et éducation à la citoyenneté, adopté en 2006, puis rappelé en 2017 (dorénavant « HÉC2006 »). Même s’il ne porte pas que sur cette polémique, le collectif L’Histoire nationale du Québec. Entre bon-ententisme et nationalisme, dirigé par Félix Bouvier et Charles-Philippe Courtois, eux-mêmes des acteurs de ce débat, vient selon moi confirmer que l’idée souvent émise par ces derniers, selon laquelle leur but était de promouvoir une « histoire nationale et non nationaliste » (Bouvier et Courtois, 2021, p. 364, citant le sociologue Jacques Beauchemin), doit être remise en doute à la lumière de cet ouvrage et des chapitres qui sont consacrés de près ou de loin au débat.

Cet article ne se veut pas un compte rendu de l’ouvrage dans son ensemble ; cela a été fait, et souvent bien fait, par d’autres. Dans l’esprit de la rubrique Argumenta de la Revue des sciences de l’éducation, il s’inscrit dans le cadre de la controverse qui a marqué le petit monde de la didactique et de l’enseignement de l’histoire au Québec et que la publication de l’ouvrage vient réactiver. Je commencerai par une appréciation de la thèse générale de l’ouvrage et une critique de son application dans l’analyse de certains manuels après les années 1960. Je me centrerai ensuite sur certains chapitres relatifs au débat – en particulier le chapitre 12 et, dans une moindre mesure, le chapitre 4 – où je déconstruirai certaines assertions afin d’en montrer le caractère bancal tant au regard des faits que de la méthodologie et de la rigueur épistémique et argumentative. En conclusion, je proposerai mon explication à la réaction, à mon sens excessive, des opposants à HÉC2006.

Un ouvrage traversé par une thèse binaire et manichéenne

Pour tenter d’unifier des contributions souvent fort hétéroclites quant aux approches, contenus et procédés discursifs, la thèse de l’ouvrage repose selon moi sur une binarité simpliste : l’historiographie québécoise en histoire du Québec et du Canada ainsi que les programmes d’histoire et les manuels qui se sont succédé depuis le 19e siècle jusqu’à nos jours seraient traversés par une opposition entre deux tendances, le « bon-ententisme » et le « nationalisme », entre ceux qui « font primer l’unité de la fédération canadienne ou la bonne entente avec la majorité canadienne-anglaise » et ceux qui « [font] primer l’affirmation ou l’émancipation de la nation [canadienne-française/québécoise] » (p. 22 et 23). On comprend que cette grille d’analyse à deux pôles, qui n’est d’ailleurs pas nouvelle, est commode à appliquer, mais on est en droit de se demander si elle permet de recouvrir toute la complexité de l’objet d’étude ; ne peut-on pas être « nationaliste » tout en désirant des rapports non conflictuels avec le Canada anglais ?

Toutefois, loin d’appliquer leur grille de manière impartiale et distanciée, la majorité des auteurs de l’ouvrage s’affichent comme les partisans de la deuxième tendance. Or, si cette prise de position est légitime en elle-même, le lecteur cherchera en vain dans l’ouvrage une explication consistante justifiant pourquoi la tendance dite « nationaliste » est plus pertinente que l’autre. Ce biais non assumé nous interpelle quant à la nature de l’entreprise : recherche scientifique ou brochure politique en faveur d’une cause ? Alors que l’Introduction de Courtois et Bouvier nous présente l’ouvrage comme une « recherche scientifique » (p. 21), il m’apparait qu’on a plutôt affaire ici à un habile mélange des genres. Quoi qu’il en soit, il m’apparait clair qu’une recherche scientifique doit assumer et justifier ses partis-pris, surtout ceux qui sont à la base des analyses proposées.

Cela dit, un des problèmes majeurs de la binarité bon-ententisme/nationalisme, déjà réductrice pour la période 1832-1960 – voir par exemple l’embarras d’Alex Bureau cherchant à « classer » les Ultramontains, à la fois nationalistes et bon-ententistes (p. 37-38) – est qu’elle ne fonctionne plus du tout pour les programmes et les manuels des années 1970 et suivantes. En effet, comme on applique, à compter de 1970, la recommandation 272 du rapport Parent (1966) demandant que les programmes d’histoire soient les mêmes pour toutes les écoles du Québec, le ton et les contenus des futurs programmes d’histoire du Québec et du Canada deviennent forcément plus « neutres » et cherchent à éviter les « distorsions antérieures » entre les programmes francophones et anglophones (Bouvier, Allard, Aubin et Larouche, 2012, p. 333). On passe alors du récit du « nous » canadien-français à une analyse du passé de la société québécoise dans son ensemble. Dès lors, les programmes et les manuels sont structurés sur une autre logique que la binarité nationalisme/bon-ententisme, d’autant qu’à compter des années 1970, les historiens dits « révisionnistes » (Parent, 2000) mettent de l’avant une analyse plus holistique du passé québécois. Notez que la « nation » ne disparait pas pour autant des programmes, mais devient une manifestation parmi d’autres de la société québécoise, et ce, surtout à compter du programme de 1982.

Arrivons-en aux manuels, objets de préoccupation de plusieurs chapitres de l’ouvrage. L’étude que propose au chapitre 6 Alex Bureau sur la « Consolidation et [l’]opposition des écoles historiographiques de Montréal et de Québec » dans les manuels de 1966 à 2006 illustre bien les limites de l’utilisation d’une grille binaire, pensée pour une autre époque. Prenons par exemple le manuel Le Québec : héritages et projets (Cardin, Bédard, Demers et Fortin, 1984 ; 1994) que j’ai corédigé avec des enseignants. Il suivait le plan du programme de 1982, qui lui-même reprenait le schème des historiens « révisionnistes » Durocher, Linteau et Robert, qui avaient publié en 1979 le premier tome de leur Histoire du Québec contemporain. Il faut voir comment M. Bureau, ne s’appuyant sur aucune méthode explicite et reconnue d’analyse des données textuelles, sous-pèse aléatoirement le choix des mots de certains passages de notre livre pour tenter de le classer comme nationaliste ou bon-ententiste, usant de formules « molles » comme « on sent que les auteurs… [laissent entendre ceci ou cela] ». Voici un passage typique où le feeling de l’auteur devient vérité (p. 219) : « Lors de l’élaboration du récit sur le rapport Durham et sa conclusion (Acte d’Union de 1840), le mot “assimilation” est absent. »… À la page suivante (p. 220), M. Bureau, en suivant la même démarche, décrète que le manuel se rapproche davantage de l’École historiographique de Laval, notamment parce qu’il ne présente pas une image « désastreuse » de la Conquête, ou encore parce que le terme « assimilation » n’a pas été utilisé là où il était attendu ! Le reste est à l’avenant. D’autres analyses sur les manuels de cette époque, non prisonnières d’une grille inappropriée, permettent de mieux rendre compte de leur contenu (Éthier, 2006 ; Moreau, 2006).

Le problème particulier des chapitres portant sur le débat relatif au programme de 2006

Jusqu’ici, ma critique de l’ouvrage met en lumière des divergences de vues relativement à certaines des interprétations mises de l’avant par ses auteurs. On est dans le débat d’idées. Mais une partie de l’ouvrage m’apparait sérieusement entachée sur le plan de l’éthique et de la rigueur intellectuelle, soit les deux chapitres – 10 et 12 – qui sont consacrés plus directement au débat portant sur HÉC2006, rédigés par Félix Bouvier, professeur de didactique à l’ Université du Québec à Trois-Rivières et qui est intervenu à maintes reprises dans le débat. Dans ces deux textes, pour démontrer ses interprétations, force est de constater que l’auteur n’a d’autres choix que de recourir à des demi-vérités, voire carrément à des inventions, qui sont cependant présentées comme des faits avérés, concernant entre autres des acteurs du débat.

Notons d’abord qu’ici, l’opposition manichéenne entre les « bons » et les « méchants » fonctionne à plein régime et constitue en quelque sorte la trame de l’argumentation. Faute d’espace, je me concentrerai sur le chapitre 12, qui se présente comme une chronique du débat sur HÉC2006. Or, coiffer ce chapitre du terme « témoignage » ne dédouane pas son auteur de la rigueur de base ni ne l’autorise à tordre les faits pour les faire entrer de force dans son interprétation manichéenne du débat. Ainsi, pour faire bonne mesure avec la thèse de l’ouvrage, Bouvier dénature régulièrement le réel afin de rattacher des évènements et des positions d’acteurs du débat à la dichotomie nationalisme/bon-ententisme.

Passons vite sur la thèse principale de Bouvier et des opposants à HÉC2006 selon laquelle ce dernier aurait évacué le récit national traditionnel pour y insérer une version bon-ententiste du passé québécois. Comme j’ai eu l’occasion de l’affirmer à quelques reprises durant le débat (Cardin, 2007 ; Cardin, 2013), la « dénationalisation » du programme d’histoire du Québec, au sens où l’entendent les opposants pour qui les luttes nationales doivent primer, n’est pas le fait du programme HÉC2006, mais avait déjà été opérée dans le programme de 1982. Dans ce programme – pourtant signé de la main de Camille Laurin, indépendantiste indéfectible – pas de rhétorique nationale, pas de pathos nationaliste concernant la Conquête, les rébellions de 1837-1838 ou les deux crises de la Conscription. On n’y propose d’ailleurs pas le récit de la nation (l’expression nation québécoise n’y apparait pas), mais bien celui de la société québécoise, en s’inspirant du schéma de l’histoire sociale. Pourtant, les concepts de nation et de nationalisme sont bien présents dans ce programme, mais, comme dans HÉC2006, ils sont analysés pour ce qu’ils sont, soit des phénomènes du passé de la société québécoise, et non, pour citer Éric Bédard, comme la trame d’une « communauté de mémoire et de destin » (Bédard et D’Arcy, 2011, p. 8).

Le problème, dans le récit de Bouvier, ce n’est pas qu’il ne fasse pas place aux positions de ses adversaires, mais plutôt la manière constamment biaisée dont il en rend compte sous couvert d’objectivité scientifique. Déboulonnons un premier mythe, colporté par Bouvier et d’autres depuis longtemps et repris dans le chapitre 12, concernant le rôle que j’aurais joué dans ce crime de lèse-nation que constitue à leurs yeux HÉC2006. Ainsi, il cite abondamment l’entrevue que j’ai donnée à Antoine Robitaille du journal Le Devoir en avril 2006 (Robitaille, 2006). Suivant un procédé souvent utilisé en journalisme d’opinion – mais pas en recherche scientifique – M. Robitaille a inséré certains de mes propos bien choisis dans la thèse générale de son article, à savoir que le projet de programme HÉC2006 proposait une version « épurée » de l’histoire du Québec allant dans le sens d’une dénationalisation inédite et inappropriée de son contenu. En entrevue, la veille, guidé par ses questions, auxquelles j’essayais de répondre au mieux, j’étais sans le savoir et bien naïvement en train d’alimenter la thèse du journaliste. Ainsi, dans son texte, Bouvier fait notamment grand cas de ce que j’ai dit à Robitaille relativement aux programmes de social studies que l’on retrouve dans certaines provinces du Canada anglais, où l’éducation à la citoyenneté occupe une place de premier plan ; à ce sujet, il parle même d’un « aveu » de ma part (p. 350), ce qui est ridicule. Il en voit la preuve d’une attitude bon-ententiste avec le Canada anglais, attitude que j’aurais, par amalgame, contribué à insuffler aux auteurs de HÉC2006 (p. 338). De même, il donne un sens péjoratif aux visées d’éducation citoyenne de HÉC2006, qui « inféoderait » l’histoire à ces visées, alors que cela était pourtant déjà bien inscrit dans les « objectifs de formation » du programme de 1982 sans que tout ce beau monde ne s’en formalise (Québec, 1982, p. 13). Or, dans une mise au point que j’ai publiée deux jours plus tard, j’explique que « tel que rédigé, [le]texte [de Robitaille] génère des ambiguïtés et suggère des glissements qui appellent quelques précisions » (Cardin, 2006). Dans ce texte, je mentionne que j’ai été consulté à une reprise par les auteurs de HÉC2006 et que cela ne portait pas sur les contenus historiques (en fait, cela portait sur la gradation des compétences de HÉC2006 pour le 2e cycle du secondaire). J’y donne ma propre version des éléments mentionnés par Robitaille, mais sans la perspective biaisante de ce dernier. Que fait Bouvier dans son « témoignage » ? Il choisit de citer abondamment le texte de Robitaille et non ma mise au point, qu’il ne mentionne en passant que dans une note de bas de page, et ce, sans rendre compte de son contenu ni de ma perception réelle du programme. On peut ainsi supposer que mes propos, sans le filtre et le biais d’Antoine Robitaille, ne cadrent pas avec sa thèse. D’autant que dans la suite des choses, le rôle qu’il me réserve, avec d’autres, est celui de « méchant » de l’histoire parce que je ne participe pas à l’hystérie collective contre le document ministériel.

Dans son « témoignage », en plus de procéder par amalgames ou par sous-entendus, Bouvier aime bien aussi l’autocitation. Il n’est pas rare en effet qu’il appuie une de ses affirmations accusatrices en référant à un article de lui-même précédemment publié. Or, lorsqu’on va y voir de près, on constate bien souvent que la référence en question est elle-même une supposition ou un amalgame non démontré ; voir par exemple à la p. 339 la supposée occultation de certains faits historiques dans le projet de HÉC2006 ou encore à la p. 349 la présumée inspiration anglo-saxonne de ce dernier. De même, il aime bien citer en référence des journalistes ou des auteurs qui pensent comme lui, mais qui ne font pas plus que lui de démonstrations basées sur des faits : voir par exemple sa référence à la p. 349 à Liza-Marie Gervais, du journal Le Devoir, qui lui sert de caution pour m’amalgamer avec d’autres en une fantomatique École de Québec.

En effet, en usant des procédés que je viens d’évoquer, Bouvier m’associe, avec l’historien Jocelyn Létourneau et le didacticien Christian Laville, à une pure invention de son cru, soit une École de Québec 2.0 (p. 339-340, notamment). Pour Bouvier, parce que Létourneau, Laville et moi étions tous trois de l’Université Laval et que nous nous étions mis en travers de sa route et de celle d’autres sauveurs de la nation, nous devions forcément être une force organisée et, de là, réincarner l’École de Laval, bon-ententiste, des années 1960 (p. 349) ! Or, faire partie d’une école de pensée impliquerait un minimum de coordination et de concertation, tant sur le plan des idées que de l’action, incluant des publications. Cela s’incarnerait dans des rencontres et des échanges entre les « membres » de cette école de pensée. Mais que sait Bouvier de mes rencontres et rapports avec Létourneau et Laville avant, durant et après le débat ? Rien, bien sûr, et aucun fait n’est apporté pour appuyer l’existence d’une telle École de Québec dans le réel. Comment peut-il nous regrouper en une « école de pensée » alors que nous n’avons rien publié ensemble – à deux ou à trois – sur le débat ? Suffit-il que nous nous soyons opposés à son groupe, la Coalition pour l’histoire, pour faire de nous un trio synergique et coordonné comme eux l’étaient ? L’ironie vient du fait que c’est Bouvier et les historiens nationalistes conservateurs qui formaient de facto une école de pensée, digne descendante de l’École de Montréal. Bouvier confirme explicitement dans son texte sa filiation avec l’École de Montréal des années 1960 (p. 349), et on comprend bien qu’il serait bien commode pour lui et son argumentaire manichéen de recréer, comme dans le bon vieux temps, une opposition avec une nouvelle École de Québec à l’Université Laval, fût-elle imaginaire. En somme, il lui fallait bien montrer la pertinence de recourir à la dichotomie bon-ententisme/nationalisme qui est celle de l’ouvrage qu’il codirige. Comme le signale Dorais (2016, p. 159), ceux qui recourent à « l’étiquette » d’une école de pensée s’en servent bien souvent pour disqualifier ceux qui ne pensent pas comme eux…

Signalons aussi ce qui m’apparait comme un autre exemple chez Bouvier du biais de confirmation et du cherry picking de citations. Pour chercher à contrecarrer une idée que j’ai avancée à quelques reprises durant le débat – et que je soutiens encore – à l’effet que le rapport de la commission Parent annonçait déjà la neutralité des programmes d’histoire du Québec face à la question nationale, Bouvier se réfère à une entrevue de Guy Rocher, membre de la commission, réalisée en mars 2012. Je cite : « Guy Rocher […] affirmait clairement que les écrits que l’on y retrouve sur l’enseignement de l’histoire ont été influencés par l’école historique de Laval, et " certainement pas par celle de Montréal " » (p. 351). Or, il se trouve que j’ai coréalisé cette entrevue (Rocher, entrevue, 14 mars 2012), dont je suis autant que Bouvier le dépositaire et dont je possède bien sûr une copie. Une écoute attentive de l’entrevue montre que le sociologue se fait beaucoup plus nuancé dans ses propos, relativement à l’influence de l’École de Québec, que ne le laisse entendre l’extrait qu’en retient Bouvier. Pour le contexte, rappelons que c’est Jeanne Lapointe, professeure de littérature à l’Université Laval, qui est généralement reconnue comme l’autrice des chapitres sur l’enseignement des différentes disciplines, dont le fameux chapitre XX du volume III portant sur l’histoire. En entrevue, Guy Rocher, en témoin consciencieux, commence par spéculer prudemment sur les personnes que Jeanne Lapointe aurait pu consulter pour ce chapitre, en plus des mémoires reçus par la commission. Il évoque d’abord Jean-Charles Bonenfant, qu’il « pense » qu’elle aurait consulté. Puis il « pense » qu’elle aurait aussi consulté les historiens de l’Université Laval, Marcel Trudel et Fernand Ouellet – bien qu’il se demande s’ils étaient encore à Québec à ce moment-là –, de même que Claude Galarneau. Tout au long de ce passage initial, M. Rocher se montre prudent au regard de ses souvenirs et n’affirme rien de manière catégorique quant à ces consultations pour lesquelles il ne semble pas exister de traces écrites. Puis, sous l’insistance de M. Bouvier qui lui demande de confirmer que ce sont bien des historiens de Laval et non de Montréal que Jeanne Lapointe aurait consultés, le sociologue se fait alors plus catégorique, laisse tomber sa prudence de départ, et évoque de manière plus directe l’influence des historiens de Laval dans le chapitre XX, affirmant que ce n’est « certainement pas » l’influence des historiens de Montréal qui y est présente.

Bouvier ne va pas plus loin avec cette entrevue, car il y a pris ce qui servait à son propos : pour lui, si le rapport Parent condamne le prêchiprêcha clériconationaliste des programmes de son époque, prône un enseignement scientifique de l’histoire basé sur sa méthode et le sens critique, et demande qu’il n’y ait dorénavant qu’une seule et unique version des programmes d’histoire, c’est parce que – binarité oblige – les historiens de l’École de Québec auraient eu le haut du pavé sur ceux de l’École de Montréal dans des consultations probablement menées par Jeanne Lapointe, elle-même associée indirectement à l’école de Québec parce que professeure à l’Université Laval. Non seulement l’interprétation de Rocher (entrevue, 14 mars 2012) demanderait à être appuyée par d’autres sources – ce qu’au départ M. Rocher nous encourageait à faire, nous invitant à croiser ses souvenirs avec ceux d’autres acteurs des évènements – mais il importe surtout de comprendre qu’indépendamment d’une influence possible d’historiens de l’Université Laval, il y avait à l’époque un consensus au Québec et dans le monde occidental en faveur d’une modernisation de l’enseignement de l’histoire (Bouvier et Courtois, 2021, p. 164 ; Hill, 1953 ; Maréchal, 1956 ; Reinhard, 1957) dont le rapport Parent se fait l’écho.

Au Québec, cette tendance est nettement perceptible lorsqu’on lit les articles des premières années de publication du Bulletin de liaison de la Société des professeurs d’histoire du Québec, fondée en 1962, alors que de nombreux articles préconisent un renouveau de l’enseignement dans le sens prôné par le rapport Parent (Cardin, Bouvier et Duquette, 2012, p. 232). Rocher (entrevue, 14 mars 2012) confirme d’ailleurs que le volume III du rapport et les textes de Jeanne Lapointe sur les disciplines scolaires n’avaient pas suscité de grands débats entre les membres de la commission, notamment le chapitre XX, bien qu’il précise que certains commissaires, dont lui, s’inquiétaient au départ de la proposition demandant un programme unique. Même Michel Brunet, chef de file de l’École de Montréal, ne se gênait pas au début des années 1960 pour fustiger l’enseignement d’une histoire qu’il qualifiait de « patriopétarde » et qu’il jugeait désuète, tant sur le plan des contenus que de la pédagogie. Et s’il a reproché au rapport Parent sa proposition d’un programme unique pour tous les élèves (Brunet, 1966), il était favorable à la démarche active d’enseignement qu’il mettait de l’avant de même qu’à un enseignement de l’histoire qui permette aux élèves de comprendre le présent de leur société afin d’y jouer un rôle d’agent actif (Cardin et Pageau, 2019, p. 89-90 et 92-93). En fait, quand on le lit attentivement, le chapitre XX ne prend position ni pour la perspective de l’École de Québec ni pour celle de l’École de Montréal…

Rappelons par ailleurs que Bouvier le didacticien portait un regard plutôt favorable sur le rapport Parent avant que ne survienne le débat (Bouvier, 2004, p. 134). Or, avec le déclenchement du débat, le rapport Parent devenait soudain, dans le camp de Bouvier le militant, un document non grata, dérangeant, annonçant et cautionnant à rebours le programme HÉC2006 tant honni. Tout ce qui faisait consensus depuis les années 1960 quant à l’enseignement de l’histoire devenait alors, pour certains historiens et intellectuels, suspect de présentisme, d’assujettissement de l’histoire à l’éducation citoyenne, de multiculturalisme à la Trudeau et de javellisation de notre passé. Il fallait donc désormais que le rapport Parent déchoie dans l’opinion publique et chercher à le discréditer.

C’est notamment à cette mission que se consacre Olivier Lemieux au chapitre 4 de l’ouvrage, alors qu’il cherche à montrer que certains intervenants, pendant le débat, auraient utilisé le rapport Parent comme un « argument d’autorité » (p. 160). Reprenant l’idée que le chapitre XX serait une manifestation de l’influence de l’École de Québec, Lemieux s’appuie lui aussi sur l’interprétation de Guy Rocher à partir de ses souvenirs, issus cette fois d’une entrevue de 2016 (p. 152, 154, 156). Bien que sa démarche m’apparaisse irréprochable au plan éthique et méthodologique, il est ironique que Lemieux dénonce ceux qui se servent du rapport Parent comme caution, alors que Bouvier et lui, du même souffle, se servent du témoignage – à valider ! – de Guy Rocher comme argument d’autorité ! Pourtant, plusieurs études (Bouvier, 2004, p. 134 ; Cardin, 2010 ; Québec, 1996, p. 7 ; Moreau, 2006, p. 43) ont montré le rôle pivot qu’a joué le rapport Parent et son influence sur les programmes d’histoire produits dans les décennies suivantes. Dans Cardin (2010), j’ai mis en évidence la forte parenté entre les éléments clés de l’analyse de ce document des années 1960 avec les choix faits dans le programme de 1982 et dans HÉC2006 quant aux visées de formation et à la didactique promue. Contrairement à ce qu’affirme Lemieux (p. 160), il ne s’agit pas de brandir le chapitre XX comme argument d’autorité, mais de montrer la forte cohérence des idées qu’il a mises de l’avant avec celles qui ont guidé la rédaction des programmes qui ont suivi jusqu’à HÉC2006.

Conclusion

Quand on veut tuer son chien, on dit qu’il a la rage. En 2006, il suffisait de dire dans certains médias et auprès de faiseurs d’opinions que HÉC2006 prônait le multiculturalisme à la Trudeau, qu’il avait « javellisé » notre passé pour le dénationaliser, qu’il « inféodait » l’histoire à l’éducation à la citoyenneté – toutes des « accusations » titillant la mémoire collective et la fibre identitaire de la majorité francophone – pour mobiliser la colère de citoyens partageant la même frustration postréférendaire et annihiler chez plusieurs le sens critique et celui de la mesure (Cardin, 2007). Quant à moi, il m’apparait que cet ouvrage doit être vu comme un avatar supplémentaire de l’offensive, conduite depuis plus de deux décennies, de certains historiens nationalistes conservateurs à l’encontre de l’histoire sociale (Petitclerc, 2009). Ce n’est pas un hasard si la Fondation Lionel-Groulx, la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal et la Coalition pour l’histoire, pendant qu’elles menaient leur combat contre HÉC2006, menaient en parallèle une offensive pour la réhabilitation de l’histoire nationale (Bédard et D’Arcy, 2011). De toute évidence, les deux luttes sont liées. Frustrés par le référendum perdu de 1995 et le report aux calendes grecques du projet indépendantiste (voir la remarque de Bouvier lui-même à ce sujet à la p. 369), déçus des conclusions du rapport Lacoursière de 1996 qui – à l’instar du rapport Parent – ne prônait pas un retour au récit national traditionnel, un noyau d’historiens et d’intellectuels avaient décidé de faire la peau coute que coute à HÉC2006 sur la place publique.

Au moment d’écrire ces lignes, on assiste, me semble-t-il, au même délire envers le programme Éthique et culture religieuse qui, au-delà de ses imperfections et de critiques pertinentes, subit lui aussi un lynchage public à partir d’arguments centrés sur les craintes identitaires des francophones (pour un exemple parmi d’autres : Martineau, 2021). Quand la fin justifie les moyens, pourquoi donc se priver d’une stratégie qui a déjà fonctionné ? Vous n’aurez jamais ce type de réaction épidermique pour un programme de mathématiques ou de sciences… Et enfin, il faudra bien un jour arrêter de lire un programme d’histoire comme un énoncé politique et comprendre qu’il n’exclut pas ce qu’il ne nomme pas explicitement.