Corps de l’article

1. Introduction

Au Québec, les classes de maternelle 4 ans, ouvertes à temps partiel en 1973, ont été offertes en priorité dans les écoles en milieu défavorisé (Morin, 2007). L’objectif poursuivi était de soutenir le développement des enfants de ces milieux et de leur permettre d’arriver à l’école primaire avec des chances égales à celles des enfants issu·e·s de milieux plus favorisés. Depuis 2019, les classes de maternelle 4 ans sont accessibles dans toute la province (ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, 2021).

Tant au Québec (ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, 2017, 2021) qu’à l’échelle internationale (Rentzou et coll., 2019), les programmes d’éducation préscolaire font une place centrale au jeu. Malgré la variété des définitions, plusieurs caractéristiques du jeu paraissent consensuelles : le jeu est un moment de plaisir spontané se déroulant dans l’imaginaire de l’enfant, durant lequel elle·il est engagé·e activement et n’a pas de but extrinsèque ni de contrainte extérieure (Brougère, 2005 ; Gray, 2013). La place qu’il occupe dans les programmes d’éducation préscolaire est justifiée pour plusieurs raisons. D’abord, c’est le moyen par lequel les enfants entrent en interaction avec leur environnement, le comprennent et agissent sur lui (Papalia et Feldman, 2014). D’ailleurs, la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant (1989) a reconnu le jeu comme un droit fondamental de l’enfant, engageant de nombreux pays à mettre en place des actions concrètes pour favoriser le plaisir et les activités récréatives. De plus, le jeu amène de nombreux bénéfices développementaux, notamment sur les plans socioémotionnel (Ashiabi, 2007), moteur (Cheraghi, Shokri, Roshanaei et Khalili, 2021), cognitif (Pyle, DeLuca et Danniels, 2017) et langagier (Han, Moore, Vukelich, et Buell, 2010). Les enfants qui jouent ont aussi l’occasion de faire des apprentissages liés à la littératie et à la numératie (Pyle et coll., 2017) qui soutiendront leurs apprentissages scolaires et sociaux ultérieurs (Bredekamp, 2004). On comprend pourquoi le jeu est une orientation importante des programmes d’éducation préscolaire.

Parmi les catégorisations des types de jeu, celle de Smilansky (1968) est encore largement utilisée (Raby et Charron, 2016). Elle comprend quatre types : le jeu fonctionnel, le jeu de construction, le jeu symbolique et le jeu de règles. Tout d’abord, le jeu fonctionnel consiste à faire des actions simples et répétées, où le principal plaisir procuré à l’enfant provient du mouvement effectué. De plus, le jeu de construction réfère à une activité ayant un but organisé de création. Ensuite, il y a le jeu symbolique, un jeu de rôles comportant un élément de faire-semblant. Finalement, le jeu de règles nécessite plus d’habiletés cognitives comprenant souvent un élément de compétition (Smilansky, 1968). Selon l’âge des enfants, certains types de jeu sont plus fréquents (Johnson et coll., 2005). Chacun permet à l’enfant d’apprendre : le jeu symbolique développe sa régulation émotionnelle (Lillard et coll., 2013) et le jeu de construction encourage ses apprentissages en numératie (Reikerås, 2020). Puisque les programmes d’éducation préscolaire québécois recommandent de diversifier le matériel ludique (ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, 2017, 2021), chacun de ces types de jeu devrait être proposé à l’enfant dans les classes de maternelle 4 ans.

Bien que le jeu contribue positivement au développement, ses effets varient selon le contexte (Leong et Bodrova, 2012). L’engagement de l’enfant dans le jeu, la variété du matériel mis à sa disposition (Tarman et Tarman, 2011) ou la disponibilité de l’adulte pour l’assister (Alfieri, Brooks, Aldrich et Tenenbaum, 2011 ; Weisberg, Hirsh‐Pasek et Golinkoff, 2013 ; Weisberg et coll., 2016) peuvent augmenter la qualité du jeu, et, par conséquent, ses bénéfices. Par ailleurs, selon la théorie socioculturelle (Vygotsky, 1978), le soutien de l’adulte peut favoriser le développement et les apprentissages de l’enfant. Par exemple, l’enseignant⸱e peut amener un jeu symbolique de l’enfant à être plus complexe en l’aidant à substituer la fonction de certains objets (Marinova, 2015). Afin de favoriser le développement langagier, social, affectif, cognitif et moteur de l’enfant, les programmes d’éducation préscolaire québécois encouragent les enseignant·e·s à s’engager dans le jeu (ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, 2017, 2021). L’enseignant·e devrait donc y occuper un rôle important.

Pourtant, les études suggèrent que les enfants passent peu de temps à jouer dans la classe (Miller et Almon, 2009 ; Pyle et coll., 2017). Selon certaines études, les enseignant·e·s effectuent très souvent d’autres tâches pendant les périodes de jeu (Aras, 2016 ; Rentzou et coll., 2019 ; Vu, Han, et Buell, 2015). Par conséquent, cet article s’intéresse à la place que les enseignant·e·s à l’éducation préscolaire au Québec occupent dans le jeu et aux facteurs associés à cet engagement.

2. Cadre théorique

2.1 Modèle théorique de l’engagement de l’enseignant·e dans le jeu

De nombreuses études se sont intéressées aux interactions entre l’enseignant·e et l’enfant pendant le jeu. Alors que plusieurs ont analysé le langage utilisé par l’enseignant·e, autant sur le plan du contenu que de la forme (Loizou et coll., 2019 ; McWilliam et coll., 2003), d’autres se sont centrées sur la proximité physique avec l’enfant (Acar et coll., 2017 ; Kontos et coll., 2002). Certaines ont plutôt porté attention à l’utilisation par l’enseignant·e de la technique d’échafaudage (Acar et coll., 2017). Optant pour une vision globale de l’engagement, quelques auteur·e·s distinguent différents niveaux d’engagement à partir des comportements de l’enseignant·e (Brougère, 2005 ; Johnson et coll., 2005 ; Trawick-Smith et Dziurgot, 2011). À cet égard, la typologie développée par Johnson et coll. (2005) est particulièrement intéressante puisqu’elle considère à la fois la proximité de l’enseignant·e, son langage et ses actions. Ce modèle théorique, utilisé par plusieurs études récentes (Aras, 2016 ; Gaviria-Loaiza et coll., 2017 ; Ivrendi, 2020 ; Vu et coll., 2015), opérationnalise les différents rôles que peut assumer l’enseignant⸱e dans le jeu, afin qu’ils soient facilement repérables lors d’observations directes. Ainsi, Johnson et coll. (2005) qualifient le niveau d’engagement de l’enseignant⸱e (faible à élevé) à partir de six rôles potentiels (tableau 1).

Tableau 1

Niveau d’engagement de l’enseignant⸱e selon la typologie de Johnson et coll. (2005)

Niveau d’engagement de l’enseignant⸱e selon la typologie de Johnson et coll. (2005)

-> Voir la liste des tableaux

Johnson et coll. (2005) regroupent les rôles au centre du continuum, soit ceux d’observateur·rice, de metteur·se en scène, de cojoueur·se et de leadeur·se de jeu, sous le terme de facilitateurs puisque ces rôles favorisent le développement et les apprentissages. Les rôles de désengagé·e et de directeur·rice sont qualifiés de précaires, car l’enseignant·e n’y adopte pas les comportements optimaux pour le développement et les apprentissages. La prochaine section fait la synthèse des écrits scientifiques démontrant que ces deux catégories de rôles ont des effets distincts sur le jeu. L’engagement de l’enseignant·e ayant été opérationnalisé différemment dans les études recensées, les comportements de l’enseignant·e ciblés dans ces études ont été classés à partir de la typologie de Johnson et coll. (2005), en retenant la catégorie de rôle s’y apparentant le plus.

2.2 Engagement de l’enseignant·e et développement de l’enfant

2.2.1 Rôles précaires

Adopter des rôles précaires peut nuire au jeu. Par exemple, l’enfant jouant sans le soutien de l’enseignant·e n’apprend pas autant que si elle·il était accompagné·e (Alfieri et coll., 2011), car elle·il peut être distrait·e par son environnement. Son attention n’est pas dirigée sur les aspects du jeu permettant les apprentissages (Weisberg et coll., 2013). À l’inverse, l’enseignant·e ayant un rôle de directeur·rice peut faire obstacle au jeu en prenant trop de place (Gaviria-Loaiza et coll., 2017 ; Johnson et coll., 2005). Comme elle·il assume un rôle moins actif, l’enfant ne profite pas pleinement du jeu pour se développer ou apprendre (Weisberg et coll., 2013, 2016). L’enfant peut aussi répondre au rôle de directeur·rice en ignorant les propos de l’enseignant·e (Gaviria-Loaiza et coll., 2017 ; Johnson et coll., 2005). Ainsi, elle·il aurait les mêmes comportements que si l’enseignant·e était désengagé·e, ce qui ne permet pas des apprentissages optimaux. Malgré tout, certains impacts positifs sur le développement sont observés lors du jeu avec un·e enseignant·e désengagé·e ou directeur·rice, mais ils sont ceux associés au jeu habituel des enfants à l’âge préscolaire (Pyle et coll., 2017).

2.2.2 Rôles facilitateurs

Occupant un des rôles facilitateurs, l’enseignant·e suscite la participation active, ce qui permet à l’enfant de demeurer intéressé·e. Le jeu a un sens pour l’enfant qui l’a choisi, ce qui favorise sa qualité (Weisberg et coll., 2013) et lui permet de croitre en maturité (Leong et Bodrova, 2012).

Par la diversification du matériel, l’enseignant·e soutient la compétence sociale de l’enfant, sa pensée abstraite et ses habiletés en littératie (Pyle et coll., 2017). Lorsque l’enseignant·e discute des thèmes du jeu et du matériel, l’autorégulation de l’enfant est favorisée (Pyle et coll., 2017). Quand l’enseignant·e entre progressivement dans le jeu sans s’imposer, elle·il favorise aussi les capacités de résolution de problème des enfants (Fredriksen, 2012). Lorsque l’enseignant·e s’engage davantage en soulignant verbalement les accomplissements de l’enfant et en organisant l’environnement, le vocabulaire et la pragmatique de l’enfant peuvent être favorisés (Bigras et coll., 2017). Enfin, l’enseignant·e qui dirige le jeu dans le but de susciter des apprentissages favorise le langage expressif et réceptif, et ce, même chez des enfants considéré·e·s à risque sur le plan du développement langagier (Han et coll., 2010).

Bref, la documentation scientifique montre bien que la façon dont l’enseignant·e s’engage dans le jeu favorise différemment le développement des enfants et leurs apprentissages. Les études cherchent maintenant à identifier les facteurs pouvant influencer l’adoption des différents rôles possibles par l’enseignant·e lors des périodes de jeu. En effet, pour que tou·te·s les enfants bénéficient d’un engagement optimal de la part de leur enseignant·e, il est important de connaitre ce qui peut influencer leur engagement.

2.3 Facteurs influant l’engagement de l’enseignant·e dans le jeu

Les études antérieures ont montré que l’engagement de l’enseignant·e est influencé par plusieurs facteurs, par exemple ses propres caractéristiques, celles du milieu préscolaire (Ivrendi, 2020) ou celles des jeux (par exemple, Vu et coll., 2015). Certaines caractéristiques de l’enfant ont été fréquemment étudiées (Acar et coll., 2017 ; Ivrendi, 2020 ; McWilliam et coll., 2003 ; Trawick-Smith et Dziurgot, 2011), mais, à notre connaissance, le sexe de l’enfant ne l’a pas été, alors qu’il s’agit d’une variable importante pour comprendre les différences développementales à cette période (Johnson et coll., 2005). Vu l’importance de la diversité du jeu, cet article se penchera sur le sexe des enfants, mais aussi sur l’influence du type de jeu sur l’engagement de l’enseignant·e.

2.3.1 Types de jeu

Des quatre études examinant les relations entre les caractéristiques du jeu et l’engagement ou les comportements de l’enseignant·e, trois se sont centrées spécifiquement sur le jeu symbolique ou le jeu de construction, alors qu’une seule a examiné tous les types de jeu simultanément. Robertson, Yim et Paatsch (2020) ont décrit les comportements de l’enseignant·e de quatre classes préscolaires situées en milieu urbain durant le jeu symbolique, grâce à une analyse qualitative d’interactions enseignant·e-enfant enregistrées sur bande vidéo. Leurs résultats montrent que les enseignant·e·s présentent des comportements associés au rôle d’observateur·rice, tels qu’observer les enfants avant d’intervenir dans leur jeu. Elle·Il·s adoptent aussi des comportements associés au rôle de cojoueur·se, comme poser des questions afin d’approfondir les rôles des partenaires de jeu, ou au rôle de désengagé·e, tels que donner des consignes de sécurité. Loizou et coll. (2019), pour leur part, ont étudié le niveau de supervision et de soutien des enseignant·e·s ayant une formation en art dramatique lors des périodes de jeu au préscolaire. Pour ce faire, elles se sont appuyées sur la typologie de Trawick-Smith et Dziurgot (2011), qui distingue l’engagement de l’enseignant·e en quatre niveaux de supervision apparentés à certains rôles décrits par Johnson et coll. (2005) : sans interaction, observation, supervision indirecte et supervision directe. Elles observent que les enseignant·e·s s’engagent le plus souvent de façon indirecte dans le jeu, en y participant tout en laissant à l’enfant le contrôle principal, à l’image du rôle de cojoueur·se. Enfin, l’objectif de l’étude qualitative de Park (2019) était de définir les critères de qualité du jeu de construction et les comportements de l’enseignant·e qui y sont associés. Plusieurs critères ont été identifiés comme la diversité du matériel, l’organisation du jeu, son élaboration et l’attention des enfants. À dix reprises durant des périodes de jeu, des assistant·e·s de recherche ont codé chaque critère. Les auteur·e·s ont pu identifier les comportements des enseignant·e·s les plus susceptibles de favoriser ce type de jeu. Ceux-ci s’apparentent aux rôles facilitateurs de la typologie de Johnson et coll. (2005). Ainsi, l’enseignant·e doit rendre disponible la bonne quantité de matériel, ce qui correspond au rôle de metteur·se en scène. Finalement, la seule étude ayant considéré simultanément tous les types de jeu (Vu et coll., 2015) s’est intéressée à l’évolution de l’engagement des enseignant·e·s après la participation à une formation sur l’apprentissage par le jeu. Les observateur·rice·s ont codé l’engagement de l’enseignant·e avec une grille inspirée de Johnson et coll. (2005). Leurs résultats montrent que le rôle de l’enseignant·e varie selon le type de jeu, avant et après la formation. Plus précisément, avant de suivre la formation, les enseignant·e·s agissaient davantage comme metteur·se·s en scène avec les enfants qui s’affairaient à du jeu fonctionnel ou de règles. Après la formation, ces combinaisons ont changé et les enseignant·e·s ont adopté davantage les rôles de metteur·se en scène et de cojoueur·se dans le jeu symbolique. Par conséquent, il semble que la formation a fait varier l’agencement entre le rôle adopté par l’enseignant·e et le type de jeu. Ainsi, toutes ces études retenues suggèrent que l’enseignant·e adopte un engagement spécifique à certains types de jeu.

Bien que ces études indiquent une relation entre le type de jeu et l’engagement de l’enseignant·e, certaines limites persistent. D’abord, la plupart des études sont qualitatives (Park, 2019 ; Robertson et coll., 2020), ce qui ne permet pas d’établir un portrait empirique précis de l’engagement de l’enseignant·e. Loizou et coll. (2019), en plus de ne s’intéresser qu’au jeu symbolique, avaient un échantillon précis d’enseignantes formées en art dramatique, limitant la généralisation des résultats. Vu et coll. (2015), quant à elles, ont évalué les effets d’une formation, ce qui limite aussi la généralisation de leurs résultats. De plus, chaque enseignant·e n’a été observé·e qu’à deux reprises et pour des périodes très limitées. Finalement, les périodes de jeu n’ont pas été enregistrées, ce qui n’a pas permis d’établir la fidélité de la grille d’observation créée pour les fins de l’étude. En plus de toutes ces limites, l’agencement entre le rôle adopté par l’enseignant·e et le type de jeu semble varier d’une étude à l’autre. La présente étude s’intéresse à la relation entre l’engagement de l’enseignant·e et les différents types de jeu.

2.3.2 Sexe de l’enfant

La documentation scientifique actuelle indique que le sexe des enfants pourrait être associé à l’engagement de l’enseignant⸱e qui modifie ses comportements en fonction du sexe de l’enfant avec qui elle·il interagit (Gansen, 2019). Dans le jeu plus spécifiquement, Granger et coll. (2017) se sont intéressé·e·s aux comportements de l’enseignant·e selon le sexe de l’enfant et le genre associé au matériel utilisé. Ces jeux pouvaient être typiquement masculins, par exemple jouer avec des voitures, ou féminins, comme jouer à la poupée, ou encore neutres, tels que jouer de la musique. Leurs résultats montrent que l’enseignant·e favorise davantage l’engagement de l’enfant dans les jeux neutres que dans les jeux féminins. Elle·Il favorise aussi davantage les jeux féminins avec des groupes composés seulement de filles ou mixtes et moins avec des groupes exclusivement masculins. Cette étude suggère que l’engagement de l’enseignant·e varierait selon le type de jeu et le sexe de l’enfant. Les résultats de Goble et coll. (2012) vont dans la même direction. Ces auteur·e·s se sont intéressé·e·s à l’influence des interactions de l’enseignant·e avec l’enfant sur les préférences de jeu de l’enfant, en fonction de son sexe. Par des observations directes dans des classes préscolaires de milieux défavorisés, elle·il·s ont démontré que les garçons préféraient les jeux typiquement masculins. Cependant, lorsqu’ils interagissaient avec l’enseignant·e, ils avaient tendance à modifier leurs habitudes pour jouer davantage avec des jeux typiquement féminins. De plus, les enfants avaient tendance à moins jouer à des jeux neutres, tels que des jeux sensoriels ou moteurs, lorsque l’enseignant·e interagissait avec elles·eux. Cette étude montre que l’engagement de l’enseignant·e peut modifier les préférences de jeu des enfants, les amenant, entre autres, à jouer à des jeux qui sont plus typiquement associés au sexe opposé.

Malgré leurs importantes contributions, ces études fournissent peu d’informations sur la qualité de l’engagement de l’enseignant·e dans le jeu. Par exemple, Granger et coll. (2017) ont opérationnalisé l’engagement de l’enseignant·e de façon dichotomique, soit la présence ou l’absence de comportement facilitateurs, sans détailler les différentes formes d’engagement. Goble et coll. (2012) ont codé la présence ou l’absence d’une interaction entre l’enseignant·e et l’enfant. Par conséquent, d’autres recherches sont nécessaires pour mieux comprendre l’influence du sexe de l’enfant sur les différents niveaux d’engagement de l’enseignant·e.

Dans le but de pallier les limites énoncées précédemment et de contribuer à l’avancement des connaissances, la présente étude observationnelle, menée dans des classes de maternelle 4 ans à temps plein en milieu défavorisé a pour objectifs de 1) décrire l’engagement de la personne enseignante lors de périodes de jeu ; 2) examiner la relation entre l’engagement de la personne enseignante dans le jeu et le type de jeu ; 3) examiner la relation entre l’engagement de la personne enseignante dans le jeu et le sexe de l’enfant avec lequel elle joue. Il appert important de mieux connaitre l’influence de ces facteurs sur l’engagement des enseignant·e·s afin de mieux les former. En étant mieux sensibilisé·e·s aux principaux facteurs pouvant limiter leur engagement dans le jeu des enfants, les enseignant·e·s pourront ajuster leurs pratiques. Ultimement, l’objectif est que tou·te·s les enfants bénéficient de l’engagement de l’enseignant·e dans leur jeu afin de favoriser leur développement et leurs apprentissages.

3. Méthodologie

3.1 Échantillon

Afin de répondre à ces objectifs, 15 classes de maternelles 4 ans à temps plein en milieu défavorisé ont été recrutées dans 11 écoles. Ces écoles sont situées en milieu semi-urbain ou rural défavorisé. Toutes les enseignantes de ces classes sont des femmes. Un peu plus d’un tiers d’entre elles est âgé de moins de 44 ans. Toutes les enseignantes détiennent un baccalauréat en enseignement au préscolaire et au primaire et trois sont également diplômées du deuxième cycle. Cinq classes sont sous la gouverne d’enseignantes ayant plus de 15 ans d’expérience et une seule a moins de 5 ans d’expérience en enseignement. Au cours des 10 dernières années, elles ont enseigné dans des classes préscolaires pendant une moyenne de 5 ans et 9 mois.

De ces 15 classes, 138 enfants âgés de 4 à 5 ans (71 filles) ont participé au projet. Le français est la première langue pour 93 % d’entre elles·eux, alors que les autres parlent plutôt l’anglais, le dari, l’ourdou, le malgache ou l’espagnol à la maison. La majorité (68 %) provient de familles intactes, 18 % de familles monoparentales, 11 % de familles recomposées et 3 % proviennent d’autres types de famille, dont une famille d’accueil.

3.2 Déroulement

Les données ont été collectées durant les années scolaires de 2017-2018 et 2018-2019. Huit classes ont été observées la première année, et sept la seconde. Trois périodes de jeu par classe ont été enregistrées entre la mi-avril et la fin mai, à deux semaines d’intervalle entre chaque captation. Deux caméras grand-angles ont été placées aux extrémités de la classe et quatre micros-plaques à proximité des coins de jeux des enfants. La consigne donnée aux enseignantes lors des captations vidéos était de faire comme à l’habitude. Finalement, 43 bandes vidéos ont pu être utilisées, l’une s’étant abimée. Elles ont été analysées à partir de la grille décrite ci-dessous.

3.3 Instrumentation

Les trois variables d’intérêt sont l’engagement de l’enseignante, le type de jeu dans lequel elle s’engage avec l’enfant et le sexe de l’enfant. Ces variables ont été évaluées simultanément, à partir d’une grille de codage développée par la première auteure et expliquée ci-dessous. Pour chaque vidéo, le codage débute lorsque tou·te·s les enfants de la classe jouent, selon la définition du jeu présentée précédemment, et que l’enseignante est visible. La vidéo a été divisée en intervalles de 30 secondes et le codage s’est fait durant 15 minutes, ou jusqu’à la fin de la période de jeu, signalée par la demande de rangement de jeux par l’enseignante. Après chaque intervalle, l’observatrice a interrompu la vidéo pour y coder les trois variables à l’étude, comme l’ont fait plusieurs auteur·e·s d’études observationnelles (par exemple, McWilliam et coll., 2003). Quarante-trois vidéos ont ainsi été codées, pour une durée moyenne de 13 minutes, variant de 2 à 15 minutes. Une des vidéos n’a pas pu être analysée, car il n’est jamais arrivé durant la captation que l’enseignante soit visible lorsque tou·te·s les enfants jouaient.

Pour l’engagement de l’enseignante, la catégorisation des rôles a été faite selon la typologie de Johnson et coll. (2005). L’observatrice a noté toutes les 30 secondes le rôle que l’enseignante avait occupé pour la majorité de l’intervalle (au moins 15 secondes). Pour le type de jeu, la grille développée s’est inspirée de la typologie de Smilansky (1968) et de la grille utilisée par Vu et coll. (2015). Ainsi, l’observatrice a noté toutes les 30 secondes à quels types de jeu ont participé les enfants qui ont été en interaction avec l’enseignante. Enfin, pour le sexe des enfants avec qui l’enseignante jouait, le nombre d’enfants et le sexe de chacun·e ont été notés toutes les 30 secondes, pour un maximum de quatre enfants en interaction avec l’enseignante. Le nombre d’enfants et le sexe de chacun·e ont ensuite été combinés pour créer la variable « proportion de filles présentes dans le jeu », ce qui permet d’obtenir également la proportion de garçons en soustrayant les valeurs obtenues de 1. Pour chaque enseignante observée, le nombre d’occurrences a été calculé pour chaque rôle et chaque type de jeu. Le nombre total de filles, puis de garçons, a aussi été calculé pour chaque enseignante.

Afin de tester la clarté et la précision de la grille, une vidéo a été codée à la fois par l’auteure principale et par une codeuse externe à l’équipe de recherche avant de commencer le codage. Les résultats ont été comparés, les divergences ont été discutées et la grille a été améliorée. Puis, trois des vidéos ont été codées par les deux codeuses afin de confirmer la capacité de la grille à discriminer les différentes catégories au sein des variables observées. L’accord interjuges se situe à 0,80 pour le sexe des enfants avec qui l’enseignante joue, 0,87 pour le rôle de l’enseignante et 0,87 pour le type de jeu. Ces résultats suggèrent que la grille de codage permet de bien rendre compte du contenu des vidéos.

3.4 Méthode d’analyse de données

Puisque toutes les périodes de jeux avaient des durées différentes, les variables ont été transformées pour répondre à l’objectif 1. Ainsi, la fréquence moyenne de chaque rôle par minute de jeu a été calculée, donnant cinq variables continues. La moyenne et l’écart-type de la fréquence de chaque rôle par minute de jeu seront présentés. Des tests t pour échantillon unique ont été réalisés afin de déterminer si un des rôles avait une moyenne plus élevée que les autres. Le même processus a été fait pour le type de jeu et le sexe de l’enfant. Ainsi, la fréquence moyenne à laquelle l’enseignante jouait à chacun des types de jeu par minute de jeu a été calculée, donnant quatre variables continues. Pour le sexe de l’enfant, la quantité de filles, puis de garçons avec qui elle jouait en moyenne par minute de jeu a été calculée afin d’obtenir une variable continue.

Pour examiner l’association entre l’engagement de l’enseignante dans le jeu et le type de jeu (objectif 2), un test de χ2 et le test du V de Cramer ont été réalisés. Le test de χ2 a permis d’évaluer, dans un premier temps, si la fréquence de chaque rôle de l’enseignante varie pour chaque catégorie du type de jeu. Dans un deuxième temps, il a permis de vérifier si la fréquence de chaque type de jeu varie pour chaque catégorie du rôle de l’enseignante. Le test du V de Cramer a été utilisé pour vérifier le degré de dépendance entre ces deux variables et connaitre la force de cette relation.

Pour répondre au troisième objectif, des tests t pour échantillon unique ont d’abord été conduits pour comparer le temps durant lequel l’enseignante était engagée dans le jeu des filles et des garçons. Ensuite, une analyse de variance (ANOVA) a été utilisée pour vérifier, pour chaque rôle adopté par l’enseignante, s’il concernait davantage les garçons ou les filles. Puis, le test de Tukey a permis de comparer, entre deux rôles, la proportion de filles avec qui l’enseignante jouait.

3.5 Considérations éthiques

L’étude a reçu une approbation officielle de la part d’un comité d’éthique institutionnel. Avant de participer, toutes les enseignantes et les parents des enfants ont signé un formulaire de consentement éclairé. Les enfants dont les parents ont refusé la participation étaient transféré·e·s dans une autre classe au moment des captations vidéos, soit avec une assistante de recherche, soit avec une autre enseignante.

4. Résultats

4.1 Objectif 1. Description de l’engagement de l’enseignante

Les analyses descriptives présentées dans le tableau 2 montrent que, lors des périodes de jeu, les enseignantes occupent plus souvent un rôle désengagé que tous les autres rôles (p < 0,05). Parmi les autres rôles, si le rôle de leadeuse de jeu semble être adopté plus souvent par les enseignantes, cette différence n’est pas significative.

Tableau 2

Rôle de l’enseignante, types de jeu et sexe des enfants auprès desquel·le·s elle s’engage

Rôle de l’enseignante, types de jeu et sexe des enfants auprès desquel·le·s elle s’engage

* p < 0,05

** N.S. : différence non significative

-> Voir la liste des tableaux

4.2 Objectif 2. Relation entre l’engagement et le type de jeu

Lorsque les enseignantes s’engagent dans le jeu, c’est-à-dire lorsqu’elles ne sont pas désengagées, les résultats montrent que certains types de jeu sont favorisés (tableau 2). Le jeu de construction est plus fréquent, suivi du jeu de règles, du jeu symbolique et finalement du jeu fonctionnel. Les résultats des tests t révèlent que les enseignantes s’engagent significativement plus souvent dans le jeu de construction et le jeu de règles que dans le jeu fonctionnel.

Un test de χ2 a permis de mettre en relation les cinq rôles occupés par les enseignantes et les quatre types de jeu adoptés par les enfants. Les résultats présentés dans le tableau 3 indiquent des différences significatives (χ² = 164,790, ddl = 12n). Les tests post hoc réalisés ont d’abord permis de déterminer quels types de jeu sont significativement plus fréquents pour un même rôle. Concernant le rôle d’observatrice (ligne 2), on voit que l’enseignante l’adopte moins souvent dans le jeu de règles que dans les autres types de jeu. Pour le rôle de cojoueuse (ligne 4), il est plus souvent adopté par l’enseignante dans le jeu symbolique que dans le jeu de construction. Le rôle de leadeuse de jeu (ligne 5) est plus fréquent dans le jeu de règles que dans les trois autres types de jeu. Il est aussi adopté plus souvent dans le jeu symbolique que dans le jeu de construction. Quand elle dirige le jeu (ligne 6), l’enseignante joue moins souvent au jeu de règles ou symbolique qu’au jeu fonctionnel ou de construction.

Les tests post hoc réalisés ont aussi permis de déterminer quels rôles sont significativement plus fréquents au sein d’un même type de jeu, comme l’indiquent les colonnes du tableau 3. Lors du jeu fonctionnel (colonne F), l’enseignante est plus souvent observatrice ou directrice que leadeuse de jeu. Dans le jeu de construction (colonne C), elle occupe moins le rôle de leadeuse de jeu que tous les autres et elle y occupe plus le rôle d’observatrice ou de directrice que celui de cojoueuse. Quand l’enseignante s’engage dans le jeu symbolique (colonne S), elle est plus souvent observatrice ou cojoueuse que directrice et leadeuse de jeu. Finalement, dans le jeu de règles (colonne R), l’enseignante est significativement plus souvent leadeuse de jeu que tous les autres rôles et elle occupe plus souvent le rôle de metteuse en scène, de cojoueuse et de directrice que celui d’observatrice.

Tableau 3

Fréquence en pourcentage (%) du rôle de l’enseignante selon le type de jeu auquel elle joue

Fréquence en pourcentage (%) du rôle de l’enseignante selon le type de jeu auquel elle joue

* Où p < 0,05

** N.S. : différence non significative

-> Voir la liste des tableaux

Le test V de Cramer a permis d’établir la force du lien entre l’engagement de l’enseignante et le type de jeu. Ces deux variables sont associées de façon modérée (0,30), ce qui signifie que l’engagement de l’enseignante et le type de jeu sont modérément dépendants l’un de l’autre.

4.3 Objectif 3. Relation en l’engagement et le sexe

Les données présentées au tableau 2 montrent que l’enseignante joue autant avec les garçons qu’avec les filles. Toutefois, elle occupe un rôle différent auprès de chacun des sexes. L’analyse de variance (ANOVA) indique, en effet, qu’il y a une différence significative entre les rôles occupés par l’enseignante selon le sexe de l’enfant (F = 6,581 ; p = 0,001). Le résultat du test post hoc de Tukey (tableau 4) indique quand la proportion moyenne de filles est différente entre deux rôles (valeur associée au rôle énoncé dans la colonne soustraite à la valeur associée au rôle nommé dans la rangée). Les résultats indiquent que la proportion de filles impliquées dans le jeu est plus grande lorsque l’enseignante est metteuse en scène que désengagée. Cette proportion est cependant significativement plus petite quand l’enseignante est leadeuse de jeu et directrice que metteuse en scène (p < 0,05). La proportion de filles présentes lorsque l’enseignante est leadeuse de jeu est aussi plus petite que lorsqu’elle a le rôle de cojoueuse.

Tableau 4

Différence dans les proportions de filles avec qui l’enseignante s’engage dans le jeu selon le rôle adopté par l’enseignante

Différence dans les proportions de filles avec qui l’enseignante s’engage dans le jeu selon le rôle adopté par l’enseignante

* p < 0,05

** N.S. : différence non significative

-> Voir la liste des tableaux

5. Discussion

Cette étude avait comme premier objectif de décrire l’engagement de l’enseignante lors des périodes de jeu en maternelle 4 ans à temps plein en milieu défavorisé. Le principal résultat lié à cet objectif est que l’enseignante est plus souvent désengagée. Elle porte peu d’attention au jeu et est occupée à faire autre chose. Par exemple, l’enseignante peut commenter les comportements inappropriés des enfants ou accomplir d’autres tâches. Ce constat est cohérent avec les résultats d’autres études ayant évalué la qualité de l’engagement de l’enseignant·e dans le jeu dans d’autres contextes (Aras, 2016 ; Ivrendi, 2020). Par exemple, Vu et coll. (2015) ont observé que, même après avoir suivi une formation sur le jeu, les enseignant·e·s en maternelle 4 ans sont plus souvent désengagé·e·s qu’engagé·e·s. Ces études fournissent des pistes d’explication à cette observation. D’abord, il semble que les années d’expérience en enseignement influencent le rôle adopté, et avoir plus de 16 ans d’expérience d’enseignement serait associé, selon Ivrendi (2020), à adopter davantage un rôle désengagé. Cette explication pourrait s’appliquer en partie aux résultats de la présente étude puisqu’un tiers de l’échantillon a plus de 15 ans d’expérience en enseignement. Une autre hypothèse est liée à la compréhension de l’enseignant·e de sa place dans le jeu. Selon Aras (2016), si l’enseignant·e croit que son rôle est seulement de veiller à la sécurité, son engagement risque d’être plus faible. D’ailleurs, il a longtemps été déconseillé à l’enseignant·e de s’engager dans le jeu, par croyance que cela pouvait nuire à l’épanouissement des enfants (Sutton-Smith, 1990), les rendre plus passif·ive·s (Pyle et coll., 2017) et diminuer la complexité de leurs interactions avec l’environnement (Kontos et coll., 2002). Il serait donc important de déconstruire les préconceptions du jeu que certain·e·s enseignant·e·s plus âgé·e·s pourraient avoir, et ce, en mettant l’accent sur les bénéfices reliés à leur engagement. De plus, certain·e·s enseignant·e·s utilisent les moments de jeu comme une période privilégiée pour faire autre chose (Pyle et Bigelow, 2015). À cet égard, Aras (2016) relève que les enseignant·e·s sont submergé·e·s par la quantité de tâches administratives à accomplir et le manque de temps pour tout faire. Les périodes de jeu sont perçues comme des occasions pour accomplir ces tâches. C’est le cas autant pour les enseignant·e·s qui conçoivent le jeu comme un contexte ayant seulement une fonction ludique que pour celles·ceux lui accordant une grande valeur pédagogique (Aras, 2016).

Le deuxième objectif était d’explorer la relation entre l’engagement de l’enseignante et le type de jeu. Les résultats indiquent que l’engagement de l’enseignante diffère en fonction du type de jeu, ce qui converge avec les résultats de l’étude de Vu et coll. (2015). D’ailleurs, un constat important tiré des résultats est que, peu importe le rôle adopté par l’enseignante, il semble que le jeu fonctionnel soit le type de jeu où elle s’engage le moins comparativement aux autres types de jeu. Il est possible que les enseignantes aient un faible attrait envers ce type de jeu parce qu’il est plus souvent associé aux jeux privilégiés par les plus jeunes enfants (Papalia et Feldman, 2014). À notre connaissance, ce résultat est novateur. La préférence des enseignantes pour les autres types de jeu pourrait être expliquée par les comportements des enfants lorsque les enseignantes s’y engagent. En effet, Kontos et coll. (2002) ont montré que les enfants ont des interactions plus complexes avec leur environnement lorsque l’enseignant·e est présent·e dans des jeux créatifs, artistiques, de langage que dans des jeux de motricité globale ou de manipulation. Observant la plus faible complexité des interactions dans le jeu fonctionnel, les enseignant·e·s pourraient choisir de s’engager dans les jeux où les interactions sont plus riches. Ainsi, ce processus dynamique entre les comportements de l’enseignant·e et la réaction des enfants fournit une piste de réflexion au sujet de la relation entre le type de jeu et l’engagement de l’enseignant·e.

Lorsqu’on s’intéresse au jeu symbolique plus spécifiquement, les principaux résultats montrent que l’enseignante y adopte des rôles ni trop, ni trop peu engagés, le rôle de cojoueur·se étant plus souvent adopté dans ce type de jeu que dans les autres. Comme le rapportent Loizou et coll. (2019), le rôle de cojoueur·se et le jeu symbolique semblent offrir une combinaison naturelle. Dans leur étude, les enseignant·e·s ont tendance à émettre davantage de comportements de supervision indirecte en participant au jeu de l’enfant tout en lui laissant le contrôle principal. Cette préférence pour le rôle de cojoueur·se dans le jeu symbolique pourrait, elle aussi, être expliquée par la réponse comportementale des enfants lorsque l’enseignant·e s’engage dans ce rôle. En effet, Robertson et coll. (2020) ont montré que l’enfant s’engageait plus dans son jeu symbolique, en étant plus concentré·e ou créatif·ive, lorsque l’enseignant·e posait des questions ou commentait son jeu. Cependant, d’autres études sont nécessaires pour corroborer cette hypothèse.

Enfin, le dernier objectif de l’étude était d’examiner le lien entre l’engagement de l’enseignante et le sexe de l’enfant. Selon les résultats obtenus, l’enseignante semble plus susceptible d’adopter des rôles aux extrémités du continuum de l’engagement avec les garçons et des rôles facilitateurs avec les filles. Par exemple, avec les filles, l’enseignante a plus tendance à adopter un rôle de cojoueuse que celui de leadeuse de jeu. Puisqu’aucune recherche n’avait étudié la relation entre la qualité de l’engagement de l’enseignant·e dans le jeu et le sexe de l’enfant, ces résultats contribuent de façon significative à l’avancement des connaissances dans le domaine. De plus, ils semblent être en cohérence avec les résultats d’autres études montrant que les enseignant·e·s en milieu préscolaire adoptent des comportements différenciés selon le sexe de l’enfant avec laquelle·lequel elle·il·s interagissent (Gansen, 2019). Par exemple, suivant un comportement agressif chez l’enfant, l’enseignant·e aurait tendance à le soutenir s’il s’agit d’un garçon, par exemple en lui offrant de frapper dans un oreiller, mais à mettre l’enfant en retrait si le comportement est adopté par une fille (Gansen, 2019). Compte tenu des nombreux bénéfices associés à l’engagement de l’enseignant·e, celui-ci pourrait contribuer à accentuer l’écart déjà observé entre les filles et les garçons sur le plan de la préparation scolaire (Simard et coll., 2018). Pour expliquer cette préférence genrée des enseignant·e·s, une hypothèse pourrait être à la fois liée au sexe de l’enfant et au type de jeu. En effet, plusieurs études ont démontré que, selon le jeu auquel joue l’enfant, l’enseignant·e s’engage d’une certaine façon si c’est un garçon et d’une autre s’il s’agit d’une fille (Goble et coll., 2012 ; Granger et coll., 2017). À la lumière des résultats de ces études, on pourrait émettre l’hypothèse selon laquelle le choix du rôle adopté par l’enseignant·e dans le jeu dépendrait à la fois du type de jeu et du sexe de l’enfant. L’enseignant·e adapterait donc ses comportements dans le jeu selon la dynamique établie par le sexe de l’enfant et son matériel. Plus de recherches sont cependant nécessaires pour explorer cette hypothèse.

Bien que cette étude permette d’établir un portrait des pratiques enseignantes lors du jeu en maternelle 4 ans, seulement 15 classes ont été observées. En plus, les périodes de jeux étaient de durées inégales, ce qui pourrait avoir entrainé une surreprésentativité de certaines enseignantes et qui nécessite d’interpréter les résultats obtenus dans leur contexte méthodologique et de les considérer avec précaution. De plus, si l’une des forces de l’étude est d’avoir procédé à trois séances d’observation à différentes périodes de l’année, toutes les enseignantes ont été observées pendant un maximum de 45 minutes ; il se peut donc que les résultats obtenus ne reflètent pas tout à fait le réel engagement de ces enseignantes. Il serait pertinent que les prochaines études augmentent le temps d’observation des périodes de jeu au préscolaire et que la période de codage soit la même entre les enseignant·e·s. Une autre limite est que certains facteurs reconnus pour influencer l’engagement de l’enseignant·e n’ont pas pu être considérés, comme sa compréhension face à l’importance du jeu ou le niveau d’engagement de l’enfant dans le jeu. Or, ces facteurs auraient pu fournir des explications aux résultats et permettre de bien comprendre le mécanisme derrière l’engagement de l’enseignant·e. Les prochaines études devraient inclure autant des variables reliées à l’enseignant·e qu’au milieu ou à l’enfant afin de préciser le rôle de tous ces facteurs.

6. Conclusion

Cette étude a permis d’établir un portrait de l’engagement du personnel enseignant lors du jeu dans les maternelles 4 ans du Québec et d’explorer ses relations avec le type de jeu et le sexe de l’enfant. Grâce au codage de 43 captations vidéos de périodes de jeu, cette étude a contribué à dresser un portrait plus vaste et empirique des circonstances de jeu des enfants d’âge préscolaire au regard des études antérieures. Le principal résultat à retenir est que les enseignant·e·s y sont généralement peu engagé·e·s. Elle·il·s sont aussi moins engagé·e·s dans le jeu fonctionnel, ce qui est un apport important de cette étude. Leur engagement est fonction du type de jeu, certains rôles étant plus fréquemment adoptés lors de certains types de jeu, et ce, même en maternelle 4 ans, ce qui contribue à la généralisation des connaissances disponibles à ce sujet. De plus, les enseignant·e·s semblent privilégier certains rôles dans certains types de jeu selon le sexe des enfants. Le jeu assisté par l’enseignant·e ayant de nombreux bénéfices développementaux et scolaires pour tous les enfants (Pyle et coll., 2017 ; Weisberg et coll., 2013, 2016), les enseignant·e·s auraient avantage à s’engager de la même façon avec les garçons et les filles, et ce, peu importe le type de jeu. Il est donc important que ces facteurs d’influence continuent à être étudiés afin de connaitre les contextes où l’utilisation du jeu par les enseignant·e·s est ou n’est pas optimale. À la lumière de ces résultats, les enseignant·e·s à l’éducation préscolaire pourraient bénéficier de formations visant le développement de leurs compétences ludiques (Marinova, 2015) afin qu’elle·il·s aient les connaissances, les compétences et de meilleures conditions temporelles pour s’engager dans le jeu en toutes circonstances. Ces formations seraient encore plus pertinentes dans le contexte québécois actuel, où de plus en plus de temps de jeu quotidien est prévu à l’horaire (ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, 2021).

forme: 2277996.jpg
Corinne Mavungu-Blouin
Étudiante à la maitrise, Université de Sherbrooke

forme: 2277997.jpg
Angélique Laurent
Professeure, Université de Sherbrooke

forme: 2277998.jpg
Marie-Josée Letarte
Professeure, Université de Sherbrooke

forme: 2277999.jpg
Jean-Pascal Lemelin
Professeur, Université de Sherbrooke