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Pierre Chiron (2018) invite à renouer avec l’usage d’exercices rhétoriques tels qu’ils étaient pratiqués durant l’Antiquité, en visant le développement de l’imagination, de la créativité et de la pensée critique. La⋅le lecteur⋅rice trouve, au fil des pages, d’innombrables fondements à une démarche aspirant à « perfectionner la maitrise de la langue » (p. 10), « démultiplier son point de vue » (p. 22), acquérir des valeurs humanistes, développer la pensée réflexive et délibérative, « domestiquer la complexité » (p. 147), développer un esprit de finesse, « penser l’intérêt général » (p. 202), etc. Le but de ce livre est de redonner du souffle à une certaine façon d’être et à des pratiques nécessaires au bon fonctionnement de la démocratie. Agréable à lire, il présuppose qu’une éducation réussie contienne des remèdes contre l’endoctrinement.

L’avant-propos et la conclusion offrent des clés de lecture. Au-delà des apparentes différences entre les sociétés antiques et modernes, Chiron (2018) y décrit l’importance d’une « formation à la fois exigeante et désintéressée, conçue pour le long terme et de difficiles défis économiques et écologiques » (p. 47). La neuroéducation de Stanislas Dehaene ou Olivier Houdé lui sert de prétexte pour prôner une éducation faite de tâches suffisamment structurées pour guider l’apprentissage et pour conduire à des automatismes de pensée. Ce que les exercices rhétoriques peuvent en développant l’attention, en encourageant l’engagement actif, en encourageant les élèves à participer à la correction et en relevant le défi du renouvèlement des tâches dans la répétition.

La première partie porte sur les débuts des dispositifs pédagogiques transmettant la rhétorique. Les maitres antiques de la discipline (Isocrate, Aélius Théon, Quintilien) sont sollicités à cette fin. Fluide, la lecture est parsemée de citations aussi intemporelles que rafraichissantes. Une forte responsabilité repose sur les enseignant⋅e⋅s qui se doivent de choisir les bons exemples, anticiper sur l’expérience des élèves et incarner la culture à transmettre. L’une des intemporelles difficultés de la transmission consiste à inspirer à l’élève « une conception ouverte et vivante » (p. 77) du travail intellectuel en évitant l’écueil des modèles servilement imités.

La deuxième partie présente, à grand renfort d’exemples, douze genres d’exercices rhétoriques. Cette partie, la plus fournie du livre, permet à la·au lecteur⋅rice, de mettre sur pied des exercices, dans sa vie ou dans sa classe, du primaire à l’université. Si les genres d’exercices varient en difficulté, ils évoluent aussi en termes de publics visés. Ainsi, l’un des exercices les plus exigeants, la proposition de loi, est dépourvu du ludique et merveilleux que l’on retrouve dans la réécriture d’une fable, qui se doit toujours d’être « utile à quelque chose dans la vie » (p. 100). S’entrainer à proposer une loi est « la mission ressentie la plus noble pour un citoyen dans une démocratie directe » (p. 185). Certains genres (par exemple, la fable, le récit, la chrie, la maxime) visent en priorité à faire acquérir la maitrise de la langue, d’autres (par exemple, l’éloge et le blâme, l’éthopée) à cultiver le sens littéraire, les dernières (par exemple, la thèse) à penser, argumenter et manipuler des abstractions. Ainsi, le genre contestation et confirmation invite à mettre en doute ce que l’on considère comme allant de soi. Les propos doivent y être précis, fondés sur la critique des sources et sur des critères de vraisemblance et de cohérence.

La troisième partie présente cinq sortes d’exercices complémentaires pratiqués au quotidien par les élèves antiques. Chiron (2018) décrit comment ils participaient à transmettre un patrimoine culturel nécessaire à la pérennité de la démocratie. Par exemple, le cinquième d’entre eux, la contradiction consistait à forger une contre-argumentation envers la crédibilité d’un discours. À ce stade, on sera convaincu des vertus de la rhétorique contre les menaces d’endoctrinement.

Certain⋅e⋅s lecteurrice⋅s pourraient vouloir discuter (en utilisant les outils de la rhétorique) de la pertinence des motivations morales de l’auteur et de la noirceur de sa vision de l’actualité. Les algorithmes ne proposent-ils pas aux jeunes « que ce qui conforte leurs préjugés et leurs passions » (p. 42) ? L’éducation a-t-elle été abandonnée aux industrielle⋅s ? Les esprits modernes, trop gavés de satisfactions, ont-ils tendance à devenir infertiles avant que d’avoir pu entamer leurs lents processus de maturation ? Notre environnement est-il « saturé de messages » (p. 204) vraisemblables et personnalisés qui nous enferment dans nos préjugés ? On peut en douter. Chiron (2018) force souvent le trait sur l’état de notre univers culturel. Cependant, qu’il le fasse de bonne ou de mauvaise foi, l’essentiel est ailleurs.

Le manuel de Pierre Chiron (2018) est une réussite sur plusieurs plans : rigueur intellectuelle ne sacrifiant rien à la clarté, articulation systématique entre la théorie et la pratique, structure limpide du texte, message s’adressant à tou⋅te⋅s. Ce manuel plaide pour enseigner (et enseigne) à tou⋅te⋅s les citoyen⋅ne⋅s les ressorts de la persuasion afin qu’elle⋅il⋅s puissent se prémunir contre les messages commerciaux ou politiques les plus dangereux. Mieux, à livre ouvert, il en offre les clés.