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L’ouvrage défend une thèse sur ce que devrait être l’enseignement de l’histoire du Canada au regard de plusieurs recherches et expériences d’enseignement en Ontario, dans des contextes variés. Pour Samantha Cutrara (2020), les enseignant⋅e⋅s devraient moins enseigner que faire apprendre, avec le souci du sens pour les élèves (meaningful learning).

Six chapitres déploient une argumentation précise et documentée, illustrée de multiples exemples de situations et d’extraits d’entretiens avec des enseignant⋅e⋅s et des élèves, recueillis au fil d’années de pratique et de recherche-action. Les trois premiers chapitres définissent l’enjeu de la thèse par l’exploration des rapports entre identité individuelle et histoire nationale du Canada pour des élèves vivant des expériences multiples et très différentes des générations précédentes. Ils font la critique d’une histoire scolaire officielle qui serait figée sur la présentation d’une démocratie parfaite et multiculturelle, opposée aux désirs de compréhension et de complexité des élèves. Dans le premier chapitre, l’auteure se situe théoriquement au sein d’une approche poststructuraliste et des pédagogies de l’émancipation (Freire et bell hooks). Le deuxième chapitre brosse le portrait d’un curriculum de l’histoire canadienne enseignée soumis à un « tournant disciplinaire », qui serait porté, entre autres, par les travaux dominants en didactique de l’histoire de Peter Seixas. Leurs effets seraient massifs : dépolitisation et centration sur les compétences utiles plutôt que l’émancipation et la compréhension. Approches qui s’opposeraient (chapitre trois) aux attentes exprimées par les élèves observé⋅e⋅s et interviewé⋅e⋅s par l’auteure.

Les trois chapitres suivants entrent dans des analyses empiriques et approfondies pour étoffer ces propositions. Le chapitre quatre se présente comme l’étude de cas d’une enseignante, Erin, expérimentée et reconnue, mais mise en difficulté par des élèves de milieux ethniques et sociaux différents de ses classes habituelles. Par ses extraits d’entretiens et par le détail des situations évoquées, il offre une analyse des écarts entre sa volonté d’enseignante et la réalité de son action. Le chapitre cinq s’intéresse, lui aussi de manière convaincante, aux contraintes institutionnelles en termes de temps, d’espace et de positions des enseignant⋅e⋅s par rapport à leurs élèves. Il donne sens aux difficultés incarnées par Erin. Enfin, le chapitre six expose en détail ce que peut être un « apprentissage ayant du sens ». Les cinq chapitres précédents rendent cet exposé convaincant, fondé et pratique.

L’ouvrage se lit aisément et fournit quantité d’illustrations de situations et de discours bien à-propos. Il mène une enquête approfondie rare qui pourrait parfois passer pour une position de surplomb, mais qui parvient à montrer la réalité délicate du métier. Surtout, il construit peu à peu les raisons pour lesquelles certaines dimensions essentielles de l’histoire scolaire méritent une attention trop souvent négligée par les enseignant⋅e⋅s, mais aussi par les recherches qui se préoccupent trop peu de se fonder empiriquement. Parmi ces dimensions, on peut retenir en particulier la place accordée aux énoncés des élèves sur les discours qui leur sont fournis. Le cas d’Erin manifeste comment elle est empêchée d’écouter ses élèves, par sa conception pédagogique naturalisée, et l’organisation du travail : sans jamais de lieu ni de moment entre enseignant⋅e⋅s pour discuter pédagogie. Tout son dispositif pratique (chapitre six) est construit sur la prise en charge de ce que les élèves sont capables de dire, étape par étape, sur le savoir en jeu, amené progressivement par l’enseignant⋅e. Malgré les craintes que peut avoir la⋅le lecteur⋅rice dans les premiers chapitres, le savoir n’est pas oublié dans cette volonté de mettre « au centre » les élèves et leurs expériences.

Ces points forts s’inscrivent cependant dans un positionnement ambigu. L’ouvrage tient davantage de l’essai que de la science. La thèse défendue ne l’est en effet ni par l’analyse des données ni par l’insertion de sa thèse dans le champ des recherches en didactiques de l’histoire. La richesse des données produites se dilue par l’absence de traitement critique visible qui feraient des citations des enseignant⋅e⋅s et élèves des indices pour les hypothèses défendues. Et la présentation des travaux du champ – autour de la « pensée historienne » – mélange leurs effets sur les curriculums et les connaissances scientifiques qu’ils produisent. Ces travaux sont caricaturés plutôt que discutés, ce qui facilite la mise en valeur de la thèse défendue. Ces faiblesses mettent cependant en lumière un enjeu central du champ des recherches en didactique de l’histoire. L’ignorance de l’auteure – du moins dans ce livre – envers les débats historiographiques et épistémologiques renforce un dualisme épistémologique discutable, peu productif, et qui a des effets politiques et scientifiques importants ces temps-ci. L’usage qu’elle fait de ce qu’elle appelle le poststructuralisme montre la proximité de ce dernier avec l’épistémologie la plus actuelle dans les travaux des historien⋅ne⋅s, alors qu’elle les passe totalement sous silence. On peut penser que la récusation du champ des recherches historiques assignées à n’être qu’un localisme – Western disciplines, dit-elle – oublie de faire la même critique envers les auteurs poststructuralistes que Cutrara cite (Foucault et Derrida sont bien des hommes blancs occidentaux), confond épistémologie et idéologie, et ignore l’existence de productions historiques tout à fait connectées, complexes, et ouvertes aux catégories dominées ; productions qui se sont développées parallèlement aux travaux poststructuralistes cités, dès les années 1960 si l’on pense aux travaux de Carlo Ginzburg, un exemple parmi tant d’autres. Le parti pris idéologique empêche ici d’ouvrir une discussion essentielle pour toute approche raisonnée de l’histoire scolaire.