Corps de l’article

1. Introduction

L’étude proposée ici repose sur le travail commun de deux chercheurs, spécialisés pour l’un en histoire ancienne, pour l’autre en didactique de l’histoire, selon une approche épistémologique et didactique des modalités d’élaboration et de transmission des savoirs et pratiques de recherche en premier cycle universitaire d’histoire (ou en licence dans le système français). En interrogeant les rapports entre pratique de recherche historique et pratique d’enseignement-apprentissage de l’histoire, ce travail s’inscrit dans une orientation du champ des recherches en didactique de l’histoire qui accorde à l’épistémologie de la discipline et à l’historiographie du savoir en jeu une place éminente (Doussot, 2018 ; Fabre, 2016). L’originalité de la réflexion proposée dans cet article se déploie sur deux plans. D’une part, elle prend pour terrain une situation d’enseignement universitaire et non scolaire de l’histoire (en deuxième année de licence, désormais L2), dont l’une des spécificités est d’être conçue et mise en oeuvre par un enseignant-chercheur, l’historien coauteur du présent article étant également l’enseignant du cours pris pour objet dans cette recherche. Si cette singularité oblige à une attention renforcée pour objectiver les actions et discours de cet enseignant coauteur, celui-ci a une maitrise pratique de la recherche en histoire et de l’objet en jeu dans le cours observé, ce qui n’est en général pas le cas pour un⋅e enseignant⋅e d’un niveau scolaire. D’autre part, l’analyse didactique est menée conjointement par un didacticien et un historien spécialiste de l’historiographie en jeu dans la situation, cette double compétence permettant d’actualiser dans les interactions de recherche la condition même de l’analyse dans ce cadre théorique didactique fondé sur une norme épistémologique et historiographique.

Sous cet angle, nous traitons des écarts plus ou moins explicites qui peuvent exister entre la maitrise pratique de la discipline de recherche par l’enseignant, et la maitrise partielle de ses étudiant⋅e⋅s. Il s’agit, par le biais d’un cas certes singulier, mais fortement documenté, de caractériser didactiquement ces écarts qui s’expriment de manière plus ou moins visible dans les situations d’enseignement-apprentissage observées.

2. Cadre théorique et problématique de la rencontre des savoirs historiques et des savoirs mis en jeu par le professeur et les étudiant⋅e⋅s

Le cours analysé dans cet article porte sur le monde grec aux 6e-4e siècles avant notre ère. Il est construit dans un cadre institutionnel classique qui combine, sous la responsabilité de ce seul enseignant, des cours magistraux (CM) et des travaux dirigés (TD) sur différents objets d’étude du monde grec. Ce cadre institutionnel est spécifié par la tradition de l’enseignement universitaire de l’histoire, qui diffère par exemple du cas analysé par Rey (2006) d’un cours de psychologie expérimentale, sur lequel nous reviendrons : le cours observé ici est structuré par l’exposé des résultats des recherches en histoire, et non par l’exposé de problèmes de recherche qui rendraient raison de ces résultats.

Cependant, ce cours, en particulier la partie qui est analysée empiriquement ici – qui porte sur l’institution politique de l’ostracisme à Athènes – a fait l’objet d’un travail de conception commun par les deux chercheurs. La pratique observée n’est donc pas une pratique représentative de l’ensemble des cours ; elle est conçue préalablement pour mettre en oeuvre certaines hypothèses didactiques, précisées juste après, issues d’une collaboration antérieure, et qui s’inscrivent dans le cadre théorique de l’apprentissage de l’histoire par problématisation (Doussot, 2018). Il a été décidé d’inverser la succession habituelle CM/TD. Dans les TD initiaux, des exposés sur des sujets proposés par l’enseignant sont réalisés par des étudiant⋅e⋅s, puis repris par une discussion au cours de laquelle l’enseignant évalue l’exposé et apporte des éléments complémentaires. Dans un second temps, un CM revient, pour partie, sur les thèmes traités en TD afin de s’appuyer explicitement sur les productions des étudiant⋅e⋅s et les discussions qui auraient eu lieu à cette occasion. En outre, les étudiant⋅e⋅s reçoivent pour consigne d’écrire, semaine après semaine, un journal d’apprentissage dans lequel elle⋅il⋅s sont invité⋅e⋅s à évoquer les éléments des séances qui les ont marqué⋅e⋅s sur le plan de l’apprentissage historique, et à rendre compte de leur travail personnel en accompagnement et en approfondissement du cours (ce journal d’apprentissage fait l’objet d’une évaluation dans le cadre d’un contrôle continu).

L’hypothèse didactique qui préside à ce choix, tout comme l’analyse que nous proposons des données produites, mettent en relation les savoirs historiques qui relèvent de l’historiographie sur laquelle s’appuie l’enseignant, ceux qu’il met effectivement en jeu, et ceux qui sont manipulés par les étudiant⋅e⋅s à partir de leurs propres connaissances. Ces trois composantes du système didactique – souvent envisagé sous le symbole d’un triangle (Houssaye, 1988) qui met l’accent sur les relations systémiques entre les trois sommets – manifestent par l’omniprésence du savoir historique l’orientation théorique de notre cadre (Doussot, 2018 ; Doussot et coll., 2022 ; Fabre et Orange, 1997) : les trois sommets du triangle didactique – le savoir visé, la⋅le professeur⋅e et les étudiant⋅es – décrivent des rapports différenciés au savoir en jeu, mis en interaction dans la situation didactique. L’hypothèse de l’inversion CM/TD repose notamment sur la notion d’obstacle épistémologique (Bachelard, 1938), au coeur de notre cadre théorique, entendue comme une connaissance des étudiant⋅e⋅s dont la disponibilité et l’efficacité empêchent le processus de conceptualisation par sa mise en discussion. Faire exposer les étudiant⋅e⋅s en TD permet de leur faire produire des explications qui, exploitées par le professeur en TD puis en CM, pourront devenir l’objet d’un travail de mise en tension avec des faits contradictoires et de comparaison avec des concepts alternatifs issus de la recherche. Notons à ce stade que la notion d’obstacle épistémologique peut être prise de manière générale dans celle de représentations sociales. Cependant, nous en restons ici à la première parce qu’elle permet en particulier d’inscrire la représentation sous des catégories épistémologiques et sous l’angle dynamique du fonctionnement des étudiant⋅e⋅s (Orange et Orange-Ravachol, 2013).

Cet exemple d’opérationnalisation du cadre théorique de l’apprentissage par problématisation met en lumière le fait que ce dernier postule épistémologiquement que les savoirs historiques sont indissociables des pratiques et processus qui les ont rendus possibles. Sur le plan méthodologique, pour nous indissociable du cadre théorique, le rapport entre savoirs et pratiques historiques des étudiant⋅e⋅s est au coeur des observations menées et rapportées ici, et celles-ci sont analysées par référence à la norme que constitue la discipline scientifique que le professeur, en tant que chercheur en histoire grecque ancienne, maitrise sur un plan pratique. Autrement dit, dans le système didactique, l’historiographie fournit à ce professeur des savoirs sur l’évènement en question qui ne prennent sens qu’en relation avec les activités qui ont permis leur production : dans ses propres recherches, c’est ce lien que ce professeur sait appréhender dans ses lectures historiographiques, de même qu’il sait appréhender le fait que les explications d’un évènement s’inscrivent toujours dans une configuration historiographique (au sens de Prost et Winter, 2004) plus ou moins explicite. L’absence inévitable de cette maitrise pratique par les étudiant⋅e⋅s de licence pose la question de l’apprentissage de la capacité à lire historiquement l’historiographie que leur professeur leur demande de consulter pour produire leur exposé. Cet écart, au coeur de notre problématique, définit ce que Rey (2006) pose comme objectif d’enseignement en premier cycle universitaire : « faire acquérir le programme », ce dernier étant défini comme ce qui caractérise une science, « une décision d’étudier des objets en se conformant à un ensemble de règles » (p. 151). « Faire acquérir le programme » d’histoire met alors en lumière la situation dans laquelle se trouvent nos étudiant⋅e⋅s de L2 : « les problèmes dans la pratique du chercheur » sont différents des problèmes « dans la pratique de l’étudiant » (p. 149). Si l’enseignement disciplinaire vise à réduire cet écart, celui-ci est, en licence, à un stade spécifique dans lequel l’apprentissage ne peut se faire « par immersion dans la pratique » comme cela commence à se faire en master (formation à et par la recherche) et comme cela structure la formation doctorale. En L2, le professeur a recours à « un discours sur cette pratique. […] Mais il y a une incapacité constitutionnelle [dans la situation de formation et non de pratique], pour un texte [ou discours], à formuler exhaustivement les conditions et contraintes d’une pratique. » (p. 153).

Ces constats théoriques, en cohérence avec notre cadre théorique par leur centration sur la notion de problème, nous conduisent, en premier lieu, à chercher à identifier dans nos données ces écarts entre les enjeux de la pratique de recherche en histoire que porte le professeur par son expérience d’historien, et les enjeux de la pratique des étudiant⋅e⋅s lorsqu’ils lisent de l’historiographie et écoutent les discours de leur professeur. Cela nous amène, dans un deuxième temps, à caractériser les malentendus qui émergent de ces écarts dans la situation. La notion de malentendu est ici prise dans un sens didactique, mais elle s’ancre dans les travaux en sociologie des apprentissages (Bautier et Rayou, 2009). Notre approche didactique s’intéresse en effet aux situations d’enseignement-apprentissage à échelle micro et aux écarts cognitifs entre le professeur et ses étudian⋅es dans l’interprétation du travail des uns et des autres. Cependant ces écarts sont envisagés sous l’angle historiographique et en relation avec les habitudes scolaires disciplinaires des étudiant⋅e⋅s (Tutiaux-Guillon, 2008), davantage qu’en relation aux liens entre origine sociale et caractéristiques cognitives. Dans un troisième temps, nous mettons en lumière des indices du dépassement de ces malentendus. Nous déployons ce plan après quelques précisions épistémologiques et méthodologiques complémentaires.

3. L’enquête historique au coeur de l’épistémologie et de la méthodologie de l’étude

Sur un plan méthodologique, l’étude proposée met en relation les productions des étudiant⋅es et les deux autres entités en jeu dans l’analyse du système didactique – les productions de l’enseignant et l’historiographie de référence du professeur – à propos d’un objet d’étude : l’ostracisme (voir la section suivante). Ces observations reposent sur un corpus constitué des notes de cours et de travaux dirigés de l’enseignant, des enregistrements audios (transcrits) des séances de travaux dirigés, mais aussi des écrits des étudiant⋅es et notamment de leurs journaux d’apprentissage. Pour cet article, l’analyse porte plus précisément sur un groupe de TD de 36 étudiant⋅e⋅s lors d’une séance consacrée à l’exposé d’une étudiante et d’un étudiant sur l’ostracisme, et d’un CM donné, pour des questions organisationnelles, deux semaines plus tard sur ce même thème. Ce corpus donne notamment accès aux effets croisés des moments successifs de travail des étudiant⋅e⋅s sur un même objet historique : texte de l’exposé, références bibliographiques utilisées pour sa construction, discours de l’enseignant, reprise par les étudiant⋅e⋅s dans leur journal d’apprentissage. Ces mises en relation s’opèrent sur le plan théorique par le biais des catégories épistémologiques de l’histoire (notamment en référence à Ricoeur, 1983, 2000) et des connaissances épistémiques, c’est-à-dire les faits et concepts issus de l’historiographie de l’ostracisme. Ces catégories, faits et concepts, sont manipulés ici selon les modalités propres au cadre théorique de la problématisation en histoire, et en particulier par l’identification de moments de tensions entre des faits et des idées explicatives. Tensions qui permettraient que des faits mis en jeu par les lectures des étudiant⋅e⋅s et le professeur remettent en question les idées explicatives qu’elle·il·s mobilisent (et qui font alors fonction d’obstacles épistémologiques). De telles mises en question s’inscrivent dans une dynamique d’enquête proprement historienne favorable à un processus de conceptualisation, par élaboration de conditions sur les idées explicatives initiales. Une telle enquête se distingue en effet épistémologiquement de la seule cohérence narrative que prend en général l’explication historique d’un évènement, parce qu’elle ne se contente pas de configurer un récit qui enchaine des causes et des conséquences au fil des évènements qui se succèdent, les précédents expliquant les suivants ; elle contrôle les configurations causales possibles pour évaluer celle qui est la plus probablement fondée (Ricoeur, 1983, p. 311-396).

La singularité et la taille du corpus vaut dans le cadre d’une étude de cas au sens de Passeron et Revel (2005) et de Becker (2016), c’est-à-dire d’un jeu d’échelles entre ce développement empirique micro et les questions et éclairages qu’il peut induire sur le savoir général sur l’enseignement et l’apprentissage de l’histoire (issu des recherches en didactique de l’histoire scolaire). Le cas de ce cours sur l’ostracisme est doublement en mesure de remplir les conditions d’une telle étude de cas, puisqu’il porte sur une historiographie relativement réduite qu’il est possible d’appréhender de manière approfondie, et sur une quantité de données didactiques elles-mêmes de taille raisonnable pour en permettre une exploitation exhaustive.

4. Description du cas : l’ostracisme athénien

Les consignes du TD initial, précisées par écrit dans le fascicule distribué en début d’année par l’enseignant, proposent aux étudiant⋅e⋅s travaillant en binôme deux types d’exercices oraux (d’une durée de 25 minutes), soit des commentaires de documents, soit des « leçons », ces dernières reprenant la construction d’une dissertation, mais intégrant des documents, librement choisis par les étudiantes. Il est également précisé que les historien⋅ne⋅s contemporain⋅e⋅s ayant travaillé sur les « sujets de leçon » proposés, et dont les travaux sont utilisés par les étudiant⋅e⋅s pour réaliser les commentaires et leçons, doivent être mentionné⋅e⋅s au cours des exposés. La répartition des sujets s’effectue lors de la première séance, et chaque binôme organise à sa convenance le travail de préparation que nécessite la réalisation de l’exposé ; en deuxième année, les étudiant⋅e⋅s sont d’ores et déjà familiers de cet exercice, même si chaque enseignant⋅e peut apporter des consignes particulières, les premiers binômes bénéficiant explicitement d’une plus grande « bienveillance ». Le cas retenu ici est celui d’un sujet de « leçon » proposé pour la seconde partie du semestre et ainsi formulé (sans autre commentaire) : « L’ostracisme à Athènes (époque classique) ». Ainsi que le professeur l’a précisé oralement lors de la séance inaugurale, ce sujet invite les étudiant⋅e⋅s à présenter cette institution politique athénienne permettant, au 5e siècle, d’exiler pendant dix ans un citoyen athénien, sur vote de l’Assemblée.

En deuxième année de licence, le travail demandé par la réalisation de cet exercice est compris par les étudiant⋅e⋅s comme une succession de différentes phases, indépendamment des enjeux épistémologiques. Ainsi que le montrent les journaux d’apprentissage et leurs exposés, les recherches bibliographiques menées par les deux étudiant⋅e⋅s qui ont choisi ce sujet, outre la consultation de manuels, leur ont permis d’accéder à des études spécialisées, ouvrages ou articles, dont il et elle ont sélectionné ceux qui leur paraissaient les plus complets et pertinents, au fur et à mesure de l’avancée de leurs travaux ; à partir de là, il et elle ont élaboré un plan de l’exposé et se sont répartis équitablement les approfondissements à réaliser et leurs interventions orales.

Un objet historique tel que l’ostracisme athénien confronte les étudiant⋅e⋅s à des sources divergentes (dans leurs lectures des faits, mais aussi dans les cas rapportés), si ce n’est contradictoires, et à des études en fin de compte assez rares, très disparates dans leurs dates d’écriture et les perspectives adoptées. La chronologie de la création et des cas de mise en oeuvre de la procédure de l’ostracisme présente des différences importantes d’une étude à l’autre, et les auteur⋅e⋅s de ces études peuvent en rester à une présentation technique des modalités très concrètes de la procédure, ou bien développer des interprétations religieuses ou critiques quant à l’arbitraire de l’institution (un arbitraire que rendrait particulièrement manifeste le dernier ostracisme connu, à savoir celui d’Hyperbolos, sur lequel nous revenons en détail plus loin).

Dans ces références hétérogènes et dispersées s’impose, dans les études publiées en français, un « modèle » possible sur lequel construire la trame d’un exposé, celui de l’ouvrage de synthèse, L’ostracisme athénien, publié par Carcopino (1935). C’est de fait son plan qui apparait convaincant et est le plus souvent repris dans les exposés des étudiant⋅e⋅s, année après année, le contenu étant ensuite complété par des études plus récentes. L’ouvrage ne possède pas de véritable introduction, mais débute par la définition antique de l’ostracisme et la question débattue de son origine. Des origines de l’ostracisme à sa dernière manifestation, l’histoire de l’ostracisme athénien proposée par Carcopino (1935) permet de questionner les évolutions de sa finalité démocratique, son approche étant purement politique (et non pas morale ou religieuse). Ainsi que le précise, dans son journal, l’un des deux étudiant⋅e⋅s auteur⋅e⋅s de l’exposé, leur propre approche du sujet s’inscrit dans la continuité directe du travail proposé par Carcopino (1935) : « Nous avons trouvé le contexte de création de cette loi par Clisthène intéressant, et nous nous sommes donc focalisés sur le but que pouvait avoir l’ostracisme à sa création pour étudier son évolution ».

Le plan ensuite retenu par les deux étudiant⋅e⋅s est :1) l’ostracisme, une institution originale (origines, objectifs, mécanismes) ; 2) une procédure politique détournée de sa fonction initiale ; 3) la fin de l’ostracisme.

L’extrait suivant de l’exposé oral des deux étudiant⋅e⋅s rend compte de manière significative – par rapport à l’analyse de l’ensemble des modalités d’argumentation relevées dans leurs productions – de l’argumentaire développé par le binôme tout au long de cette leçon :

[Clisthène] va mettre en place sa réforme avec l’isonomie et mettre en place l’ostracisme qui à ce moment-là a un but bien précis. C’est frapper les membres de l’aristocratie qui sont restés fidèles au tyran pour protéger en fait l’isonomie qu’il vient de créer. […] Il y a une chose dont les historiens ne sont pas surs, c’est s’il y a un débat lors du premier ou du deuxième vote. C’est une question dont on ne va pas trop parler. S’il n’y avait pas de débat, ça veut dire que l’ostracisme est là encore assez particulier. […] Aristote nous rappelle que lors des trois premières années, l’ostracisme a vraiment servi à écarter un sympathisant de la tyrannie. Cependant, lors de la 4e année, ce… l’ostracisme a servi à écarter quelqu’un que le peuple enviait. […] De plus l’ostracisme a servi les intérêts individuels et politiques. Et là je vais m’appuyer sur l’ostracisme de Thucydide en 444. […] Donc en fait Périclès, en faisant ainsi, il utilise ce qu’on pourrait appeler de la psychologie inversée, dans le sens où les citoyens vont se mettre du côté de Périclès en lui disant de le laisser utiliser l’argent public afin de faire ses projets, pour qu’eux aussi puissent recevoir un peu de gloire. […] La fin de l’ostracisme. […] En fait Alcibiade et Nicias sont dans une rivalité politique, et un ostracisme est prononcé, car Nicias est quelqu’un de très riche et d’envié, et Alcibiade est quelqu’un de très beau […]. Il fait partie de la famille de Périclès, mais il a des tendances volages et violentes. Donc un ostracisme est prononcé en 417. Et finalement Alcibiade et Nicias se sont retrouvés, avec leurs clans, leurs sympathisants, ils ont mis au point une stratégie afin d’ostraciser quelqu’un d’autre. Donc finalement, Hyperbolos, dans cette situation-là, a été le bouc émissaire.

Extrait de la transcription de l’exposé des deux étudiant⋅e⋅s

Une fois l’exposé oral achevé, l’enseignant revient pour sa part, après quelques remarques méthodologiques, sur l’interprétation générale de l’ostracisme et souligne l’écart entre ce qu’il vient d’entendre et ce qu’il visait. Voici un extrait de ce commentaire immédiat :

On est trop dans le récit c’est-à-dire pas assez dans la réflexion sur le fonctionnement de la démocratie athénienne. Et le sujet c’est ça : c’est montrer que l’ostracisme est une institution centrale de la démocratie au 5e siècle. […] Quand vous dites que Alcibiade était par exemple réputé pour être volage et violent. Mais c’est pas un crime pour être ostracisé. Les Athéniens s’en moquent de ça. Il peut avoir toutes les maitresses qu’il veut, ça n’a aucune importance. On est dans des problèmes politiques. Il faut revenir sur des problèmes politiques, sur le fonctionnement politique. Ce que ça révèle ce sont des crises politiques. Et ce qu’il y a en jeu avec Alcibiade, Nicias et Hyperbolos, ce sont des problèmes politiques, de vrais problèmes politiques. N’allez pas dans les affaires de moeurs, etc. […] C’est un symbole de la démocratie. Donc c’est cela qu’il faut analyser. Vous voyez, ce qui est au coeur des exposés que vous devez faire, c’est vraiment réfléchir chaque fois sur le fonctionnement des institutions. […] Tous les récits que vous allez lire, ce sont des récits moraux, des récits d’anecdotes, mais ça il faut aller au-delà pour comprendre ce qui se passe au niveau des institutions. C’est ça qui est fondamental. […] Ma problématique c’est : en quoi est-ce que l’ostracisme est représenté, représentatif, en fait, du fonctionnement de la démocratie. […] Vous l’avez lu dans les textes, je suis sûr que vous l’avez lu dans les manuels, etc.

Extrait de la transcription de l’intervention de l’enseignant

5. Travail des étudiant⋅e⋅s et malentendu avec l’enseignant

Avec ces échanges, nous sommes dans le cadre tout à fait habituel de travaux dirigés au cours desquels se confrontent travaux et discours des étudiant⋅e⋅s, et attentes de l’enseignant. De ce point de vue, l’analyse du contenu des réponses des étudiant⋅e⋅s aux remarques et questions du professeur, et aux reprises dans leurs journaux, montrent que ces exposés sont construits en visant deux « destinataires » : l’enseignant, pour lequel l’exposé est supposé devoir respecter les consignes et correspondre aux attentes méthodologiques des historien⋅ne⋅s ; les autres étudiant⋅e⋅s du groupe, pour lesquels il convient d’être le plus clair possible et de montrer l’intérêt du sujet traité et des connaissances apportées. En outre, le passage que nous venons de citer de cet exposé oral montre tout d’abord l’importance du travail de recherche réalisé. Quelques semaines auparavant, les étudiant⋅e⋅s concernés n’ont pratiquement aucune connaissance sur la vie politique athénienne au 5e siècle, et le cours n’a pas encore abordé ces questions. En quelques semaines, il leur faut donc maitriser un grand nombre d’institutions, d’évènements, identifier un grand nombre d’acteurs politiques, etc.

En termes de contenu, les étudiant⋅e⋅s ont pris pour modèle le cadre d’analyse proposé par Carcopino, tout en y associant des éléments apportés par leurs lectures complémentaires (ainsi le terme « bouc émissaire », qui renvoie à des analyses culturelles et religieuses de l’ostracisme, étrangères à ce que proposait Carcopino, mais que des synthèses récentes mentionnent). L’exposé prend une forme narrative qui met en jeu des individus dont les actions et interactions sont décrites pour évoquer l’usage de l’institution légale de l’ostracisme mise en place à la fin du 6e siècle athénien. Les explications qui structurent ce récit font de l’ostracisme l’arrière-plan d’affrontements entre membres éminents de l’élite athénienne (voir tous les noms propres cités) qui conduisent à la manipulation du peuple pour leurs « intérêts individuels » (par le biais de la « psychologie inversée », de la « stratégie » pour faire voter en leur faveur). Autrement dit, les étudiant⋅e⋅s rendent compte de l’évolution de l’ostracisme par l’explication successive des différentes mobilisations, par les élites, de son usage au cours du 5e siècle. Leur plan rend manifeste l’intrigue suivante : l’usage initial qui justifiait son institution (écarter les prétendants à la tyrannie) serait rapidement détourné vers la manipulation du peuple par l’élite politique pour écarter des rivaux, ce qui conduirait à son abandon. Il s’agit maintenant de voir en quoi l’exposé des deux étudiant⋅e⋅s ne répond pas pleinement aux attentes de l’enseignant en mobilisant notamment la notion de configuration historiographique.

À un premier niveau, l’écart entre l’exposé des étudiant⋅e⋅s et la reprise du professeur se manifeste par une différence dans la nature des explications mobilisées. Ce dernier insiste sur la non-pertinence des catégories psychologiques et de moeurs individuelles qui structurent les explications proposées des derniers ostracismes, qui marqueraient le détournement de l’institution politique au profit d’intérêts strictement individuels, un détournement qui lui-même mènerait à son abandon. Par contraste, le récit de l’évolution historique qu’attend l’enseignant – et qu’il reprend et met en oeuvre dans son CM dans la partie consacrée à l’ostracisme – doit être justifié par des idées explicatives liées à un type de phénomènes politiques et institutionnels, ainsi qu’il le précise en commentant le travail des étudiant⋅e⋅s : la problématique qu’il évoque oralement s’appuie sur celle qu’il avait dans ses notes de préparation du cours : « Que nous apprend l’institution de l’ostracisme (sa procédure, ses applications) sur la démocratie athénienne à l’époque classique ? » Autrement dit, les étudiant⋅e⋅s, expliquant la série des ostracismes par l’intentionnalité personnelle des acteurs, ne prennent pas dès lors en compte les effets de l’institution politique sur les comportements politiques des Athéniens, et ce, du point de vue de la cohérence d’ensemble du régime démocratique, contrairement à ce qu’attend l’enseignant. L’expression suivante utilisée dans l’exposé, « l’ostracisme a servi les intérêts individuels et politiques », est représentative d’une absence de questionnement des types d’explications mobilisés par les deux étudiant⋅e⋅s, et qu’on retrouve en bonne partie dans les journaux d’apprentissage de tout le groupe. Car ce sont en fait les « intérêts individuels » qui sont effectivement mobilisés par les étudiant⋅e⋅s, et non les intérêts politiques (par exemple, pour défendre un choix politique ou une classe de citoyens).

Plus généralement, il est possible de rendre compte du malentendu entre le professeur et les étudiant⋅e⋅s par la notion de configuration historiographique proposée (pour l’historiographie de la Première Guerre mondiale) par Prost (2006) et Prost et Winter (2004). L’étude de l’ostracisme entre pour le professeur dans une configuration marquée par le développement d’approches institutionnelles du politique, soucieuses d’en analyser les constructions et les logiques propres, alors que les étudiant⋅e⋅s développent une histoire plus évènementielle, liée à leur formation scolaire en histoire, envisagée à partir du rôle joué par quelques hommes politiques, dont les personnalités et les actions sont dès lors primordiales.

Le large éventail des données rassemblées permet de constater que cette confrontation des démarches, lors des travaux dirigés puis de la reprise générale réalisée en cours magistral, n’a pas produit les effets escomptés, révélant ainsi un malentendu entre étudiant⋅e⋅s et enseignant. Un malentendu inaperçu par les étudiant⋅e⋅s, caractérisé par la divergence d’interprétation des paroles de l’enseignant. Là où il propose une configuration spécifique, les étudiant⋅e⋅s voient une explication complémentaire et une insistance sur la critique des sources, ce qui a sans doute fortement à voir avec l’idée qu’elle·il·s se font de l’enseignement de l’histoire.

Afin d’analyser plus en détail ce malentendu, cette première analyse doit être confrontée au reste de notre corpus de données (les journaux d’apprentissage), qui nous donne accès à l’étape suivante du cours. Les étudiant⋅e⋅s ont entendu le professeur sur ce thème lors de la reprise en TD et dans la partie du CM qui lui est consacrée deux semaines après le TD. Quelles sont les traces de ces discours dans les reprises écrites des étudiantes ? Observons-les dans les journaux d’apprentissage des deux étudiant⋅e⋅s qui ont réalisé l’exposé :

[Le professeur] aurait aimé que notre problématisation du sujet soit davantage tournée vers l’ostracisme comme organe de fonctionnement de la démocratie et de la participation citoyenne. Aussi nous aurions dû prendre plus de recul quant aux sources textuelles. Les auteurs de l’Antiquité, en effet, ont des discours moralisateurs et certains récits fonctionnent par anecdotes, alors que l’ostracisme est avant tout révélateur de la méfiance des citoyens à l’égard des élites, et plus encore de personnes précises qui menacent la démocratie.

Étudiante 1, journal d’apprentissage

L’ostracisme athénien a été le sujet de mon oral. […] Je pensais et à juste titre, qu’il allait me permettre d’en apprendre davantage sur les réformes de Clisthène, la citoyenneté, la démocratie athénienne. […] Il faut donc davantage prendre du recul sur les sources antiques et il faut prendre en compte le contexte social, historique et politique afin de mieux comprendre les propos des auteurs.

Étudiant 2, journal d’apprentissage

L’interprétation de l’écart que font les deux étudiant⋅e⋅s entre ce que dit le professeur et ce qu’elle⋅il⋅s avaient initialement compris est positionnée explicitement sur un plan épistémologique (« problématisation du sujet », « recul quant aux sources », « prendre en compte le contexte social […] et politique »), et elle souligne directement la différence de nature des explications données (elle⋅il⋅s perçoivent l’insatisfaction du professeur quant à l’absence d’explications d’ordre politique). Pourtant, si la composante politique sur laquelle insiste l’enseignant est prise en compte, elle n’est pas véritablement appréhendée comme structurant le récit à produire, ces institutions restant plutôt considérées comme un décor dans lequel se déroulent des joutes politiques et personnelles entre individus. De fait, l’un des étudiant⋅e⋅s, revenant plus tard dans son journal sur la vie politique athénienne et le rôle de l’ostracisme, reprend alors les termes de son analyse initiale : « […] Ce qui devait être un moyen de protéger la démocratie est devenu un pouvoir de pression des citoyens contre les aristocrates qu’ils enviaient. » (Étudiant 2) Arguments politiques et arguments de moeurs sont donc juxtaposés, mais pour ces deux étudiant⋅e⋅s, « le moteur de l’histoire », visible par les « paradigmes » ou « modèles explicatifs » (Prost et Winter, 2004, p. 48-50) mobilisés, ne relève pas d’une logique politique, mais de caractères et de comportements moraux. Comment expliquer la persistance du malentendu – visible aussi dans l’ensemble des journaux d’apprentissage de ce groupe – malgré l’explication alternative proposée à deux reprises par le professeur ?

6. Un échelon manquant : situer les explications dans une configuration

Cette énigme didactique qui émerge de notre corpus de données nous conduit à proposer une hypothèse issue de la problématique centrale du cadre théorique narratif de Ricoeur (1983), associée à la notion de configuration historiographique.

Une des difficultés de la discipline du point de vue de son apprentissage par les étudiant⋅e⋅s réside dans la pluralité des modes d’explication des évènements : « On peut dire sans injustice qu’il n’y a pas en histoire de mode privilégié d’explication. » (Ricoeur, 2000, p. 234) La persistance du malentendu, malgré les discours explicatifs du professeur, pourrait d’abord s’expliquer ainsi. Les premier⋅ère⋅s choisissent une explication du côté des moeurs tandis que le second va du côté des institutions. Et il existe, du fait de cette absence de mode privilégié d’explication, une évidence pour les étudiant⋅e⋅s d’une cumulativité du savoir historique, et donc d’une juxtaposition possible de leur point de vue. Or, le rapport que ces modes pluriels d’explication du passé entretiennent entre eux ne peut se penser sous le seul angle de la cumulativité :

Alors qu’il n’y a aucun sens à mettre bout à bout et bord à bord des contes, des romans […], c’est une question légitime et inéluctable de se demander comment […] l’histoire politique ou militaire de tel pays à telle époque se raccorde à son histoire économique, à son histoire sociale, culturelle, etc.

Ricoeur, 1983, p. 312

La notion de configuration historiographique apporte des éléments décisifs et des outils d’analyse pour élucider ces rapports, et le rôle de ces derniers dans la compréhension du malentendu que nous prenons pour objet.

On peut en effet penser avec Prost (2006), en premier lieu, qu’un mode dominant d’explication d’un évènement du passé se structure par articulation des « questions des historiens – qui sont aussi celles de leurs lecteurs, [des] sources qu’ils ont exploitées et [des] paradigmes qu’ils ont mis en oeuvre, leurs schémas d’analyse et d’explication » (p. 11). Dans la section précédente, nous avons caractérisé la configuration morale de l’explication des étudiant⋅e⋅s. De la même manière, l’explication produite par l’enseignant pour les étudiant⋅e⋅s relève d’un mode explicatif qu’il est possible de caractériser par ces trois composantes de la configuration historiographique qu’il choisit. Dans la reprise qu’il propose en TD, et dans son CM, il reprend son récit alternatif. Le cours magistral réalisé ne propose pas une histoire des institutions athéniennes, mais repose sur la question de la confrontation entre institutions oligarchiques et institutions démocratiques en Grèce ancienne, puis sur une comparaison entre institutions démocratiques d’époque classique et institutions démocratiques contemporaines. L’ostracisme y est décrit sous des schémas explicatifs institutionnels et politiques comme une institution efficace en ce qu’il stabilise la démocratie en empêchant le retour à la tyrannie et en pacifiant les luttes politiques, soit en écartant directement des hommes susceptibles de renverser le régime démocratique, soit par un effet dissuasif qui explique le faible nombre d’occurrences de la procédure. De ce point de vue, l’institution est envisagée en tant que telle : non seulement dans ses applications directes, mais également comme recours possible au sein des autres institutions démocratiques et, par comparaison, avec d’autres procédures d’exil ayant existé avant ou ailleurs. L’évolution est alors décrite comme une réponse à l’instabilité politique des 7e-6e siècles – du fait des conflits entre élites qui, par leur violence, avaient mené à la tyrannie –, une institution telle que l’ostracisme permettant de gérer ces luttes politiques par le biais de l’arbitrage potentiel ou réel du peuple. Dans ce récit explicatif, les sources sur les cas d’ostracisme qui se succèdent sont décrites du point de vue de l’institution et non des moeurs.

Mais la notion de configuration historiographique, à un second niveau, permet de comprendre comment il est possible de relier un mode explicatif à un autre, ce qui a un intérêt didactique direct puisque cela donne à penser les conditions du passage de l’un à l’autre. Or, c’est bien ce passage qui ne s’opère pas dans notre cas. En reprenant les trois composantes d’une configuration, on peut dire que les sources sont, dans la situation envisagée pour ces étudiant⋅e⋅s, le point commun et en même temps le point d’achoppement entre leur récit et celui de l’enseignant. En effet, le couple questions/paradigmes spécifie la manière dont on peut faire parler ces sources de manière variable. Les étudiant⋅e⋅s les font parler sous l’angle de questions et paradigmes d’ordre moral, tandis que l’enseignant s’appuie sur des questions et paradigmes d’ordres politique et institutionnel. Dans le cadre spécifique de ce cours, on peut donc penser que les sources pourraient constituer le point d’appui pour l’enseignant afin de mener les étudiant⋅e⋅s vers l’appréhension de la configuration qui lui parait pertinente, et ainsi les aider à développer les concepts et les faits qui y sont afférents. Sous le point de vue de la problématisation, il s’agirait de mettre en tension des explications des étudiante⋅s reliant telle source à tel schéma explicatif, avec la même source interprétée par un concept alternatif. Mise en tension susceptible de modifier le type de question sous-jacente – parce qu’implicite comme généralement dans le cadre scolaire (Fabre, 2007) – pour faire construire un problème inscrit dans la configuration visée. Donnons une illustration des potentialités d’une telle activité dans notre corpus à propos du dernier cas d’ostracisme, avant de considérer, dans la section suivante, une version exemplaire de cette activité menée par une historienne de référence concernant l’ostracisme athénien.

Dans leur exposé, les deux étudiant⋅e⋅s ne donnent pas de raisons pour justifier pourquoi la manipulation de Nicias et d’Alcibiade, deux membres de l’élite, qu’elle·il·s induisent de certaines sources, serait la cause du vote, par le peuple, de l’ostracisme d’Hyperbolos, pourtant proche du peuple. Dans ce récit du dernier cas d’ostracisme (c. 415 avant notre ère), l’explication repose sur une évidence – un schéma explicatif issu de leur expérience politique actuelle – de crédulité du peuple, qui n’est jamais explicitée ni questionnée par relation à d’autres sources. Les étudiant⋅e⋅s se contentent d’affirmer le cours des choses et de constater des enchainements logiques (on le voit dans l’extrait proposé ci-dessus à l’usage répété qu’elle·il·s font du connecteur logique « donc » lorsqu’il s’agit de conclure à la cause de tel ou tel ostracisme), sans les argumenter, se conformant ainsi aux habitudes de la discipline scolaire (Audigier, 1995). Le même type d’argumentation qui ne situe pas les schémas explicatifs dans un choix de configuration se retrouve dans les différents discours du professeur. Or pour lui la manipulation de Nicias et d’Alcibiade peut s’interpréter autrement, dans une configuration politique : le peuple aurait eu des raisons politiques de voter l’ostracisme d’Hyperbolos, en lien avec le concept de stabilité institutionnelle. Une telle interprétation repose sur d’autres sources, que le professeur pourrait alors fournir aux étudiant⋅e⋅s, une fois posé le problème de la faiblesse de leur explication du fait de l’explication alternative qu’il apporte. Ces autres sources rendraient ainsi possibles une reconstruction du problème et les processus de conceptualisation afférents (Doussot, 2018 ; Orange, 2005).

Le recours à un discours historien caractéristique de ce processus à propos de l’ostracisme va maintenant nous permettre de rendre visible la problématisation en jeu dans cet exemple, et ainsi dégager les conditions d’un dépassement du malentendu.

7. L’apprentissage historique comme problème de lecture causale de l’historiographie

Dans l’une des plus récentes études consacrées à l’ostracisme (Forsdyke, 2005), le cas de l’ostracisme d’Hyperbolos fait l’objet d’une analyse minutieuse. La discussion de l’hypothèse qui est, par ailleurs, celle retenue par les étudiant⋅e⋅s, conduit Forsdyke (2005) à argumenter à propos de l’efficacité de l’ostracisme pour réduire les violents conflits intraélites en recourant aux discours et votes. L’historienne produit cette argumentation sur les causes possibles par reprise systématique des explications causales déjà mises en jeu dans l’historiographie. Dans l’extrait de son ouvrage qui nous intéresse ici (p. 170-173), elle mobilise cette historiographie pour comparer les interprétations possibles des sources sur l’évènement. Elle expose donc, au sein de son discours, sa lecture des interprétations disponibles. Ainsi, puisque la cause hypothétique généralement proposée de l’ostracisme est celle de la manipulation du peuple par Nicias et Alcibiade au détriment d’Hyperbolos, elle se demande ce qui se serait passé si on faisait abstraction de toute manipulation, dans une démarche d’imputation causale singulière (Ricoeur, 1983). L’historienne établit qu’Hyperbolos aurait tout de même été « un candidat crédible à l’ostracisme pour ses propres qualités » (p. 173), puisqu’il n’était ni pauvre ni misérable comme certaines sources le laissent penser, mais peut même être identifié en tant que membre d’une nouvelle élite (les transformations de l’économie athénienne permettant de nouvelles sources d’enrichissement et d’ascension sociale), au côté d’autres ostracisés appartenant à cette même catégorie (Cléon, Cléophon). La lecture critique qu’elle fait de l’historiographie, pilotée par l’observation des arguments sur les causes dans le débat scientifique, est rendue par l’usage des notes de bas de page comme dans l’extrait suivant :

On a souvent fait remarquer que la caractérisation de personnages tels que Cléon, Hyperbole et Cléophon comme des misérables (ponêroi) reflète un conflit idéologique de la fin du cinquième siècle et ne décrit pas le statut social réel de ces hommes128, qui étaient en fait assez riches. [Note 128 : Pour une discussion récente sur la construction idéologique du conflit entre ponêroi et khrêstoi, voir Rosenbloom 2002. Sur Cléon, voir Davies, APF 8674. Sur Cléophon, voir Brenne 2001, 200. Pour Hyperbolus, voir n. 129 ci-dessous].

Forsdyke, 2005, p. 172, traduction libre[1]

L’enquête permet ainsi de montrer la prégnance de ce conflit entre « nouveaux riches » et élite traditionnelle. Autrement dit, en cherchant à établir ce qui se serait produit si la manipulation des élites envers un « représentant » du peuple n’avait pas eu lieu, l’historienne explore et pèse la « signification causale » de faits sociopolitiques de la période, mobilisés ou non par l’historiographie. Elle constate qu’Hyperbolos constituait en fait une cible de Nicias et Alcibiade par son appartenance à une élite concurrente, et qu’ainsi la cause initialement envisagée de la manipulation peut être récusée et doit être remplacée par une autre, plus conforme à l’objectif même de l’institution de l’ostracisme. L’ostracisme d’Hyperbolos est bien une nouvelle illustration de l’efficacité de l’institution pour transformer les confits intraélites en débats politiques arbitrés par le vote du peuple. Le texte de Forsdyke (2005) construit donc simultanément une argumentation sur les causes possibles de l’extinction de l’ostracisme, et le développement d’une configuration explicative d’ordres politique et institutionnel. En effet, le processus conduit à une sélection réciproque des sources et des schémas explicatifs pertinents pour répondre de manière fondée à la question.

L’ouvrage de Forsdyke (2005) « décrit un problème » (Rey, 2006, p. 146) de la discipline historique, qui n’apparait pas en tant que tel dans le dispositif du cours analysé ici. L’ouvrage lui-même, ou cet extrait, ne peut cependant constituer une solution didactique – au sens de solution d’enseignement – qui consisterait pour l’enseignant à (re)produire un discours de ce type. Toute problématique didactique – au sens du champ de recherche – est ultimement développementale en ce qu’elle s’intéresse aux conditions du changement, c’est-à-dire du passage d’une situation initiale (le cours analysé ici) à une situation finale (le discours de l’historienne lu historiquement par les étudiant⋅e⋅s). Ce faisant, elle vise à écarter toute facilité qui consisterait à penser la solution d’enseignement par l’idée de plonger les étudiant⋅e⋅s dans l’activité qu’il s’agit de leur apprendre à pratiquer. Penser les conditions de l’apprentissage du « programme » (Rey, 2006) que constitue l’histoire des historien·ne·s repose donc sur des modèles explicatifs du changement. Au stade curriculaire de la L2, dans la situation analysée, il apparait que ce qui est enjeu d’apprentissage – « savoir [pour l’étudiant⋅e] ce qu’il y a à savoir » (Rey, 2006, p. 155) – ne réside pas dans la capacité des étudiant⋅e⋅s à faire comme Forsdyke (2005), c’est-à-dire à faire un état des lieux de savoir historiographique pour reprendre à nouveaux frais et en connaissance de cause les sources disponibles pour produire une nouvelle série d’imputations causales singulières. Il s’agit plutôt d’avancer progressivement vers cette capacité finale de la discipline en les plongeant dans une activité intermédiaire, accessible par un étayage ad hoc, qui consisterait à lire l’historiographie disponible de deux manières pour les confronter, d’une manière narrative déjà maitrisée et d’une manière historique, en travaillant sur l’identification des imputations causales fournies ou non par les textes considérés, et sur l’identification des configurations possiblement en concurrence pour traiter ce qui est mis en question dans le cours. On voit par-là que la question initiale posée par l’enseignant pour l’exposé des deux étudiant⋅e⋅s fait partie du problème, en ce qu’elle suppose connues la pluralité des modes d’explication et la nécessité de les considérer dans le travail de lecture.

L’occasion de l’étude de l’ostracisme d’Hyperbolos pourrait ainsi conduire à soumettre aux étudiant⋅e⋅s un extrait du discours de Forsdyke (2005) par comparaison avec leur propre exposé ou avec d’autres discours historiographiques. Cette activité de comparaison pourrait focaliser l’apprentissage sur la lecture de l’historiographie à propos d’un problème de différenciation des deux types de mise en intrigue : sur l’évènement passé, ou sur l’enquête quant aux manières possibles de rendre compte de l’évènement passé. Le détail des notes de bas de page de l’article de Forsdyke (2005) manifesterait ainsi potentiellement la manière dont le texte principal n’est compréhensible, dialogiquement, qu’en relation avec les autres récits déjà publiés sur l’évènement.

8. Conclusion

L’intérêt d’une approche didactique des choix pédagogiques à l’université réside en particulier dans la mise en question de l’apprentissage de la discipline en tant que telle. En histoire, elle remet en question les rapports entre l’apprentissage de savoirs sur le passé et le développement des capacités à construire historiquement ces savoirs. Le dispositif didactique adopté dans le cadre d’un cours de licence, présenté en ouvrant cet article, n’empêche pas dans une première mise en oeuvre l’apparition de malentendus, fort répandus entre enseignant⋅e⋅s et étudiant⋅e⋅s, et relevant précisément de l’invisibilité des enjeux de développement de ces capacités proprement disciplinaires. De ce point de vue, c’est plus particulièrement l’importance du concept de configuration historiographique, que notre étude de cas nous parait mettre en lumière. Le recours à l’épistémologie et à l’historiographie nous a permis en retour d’envisager, pour le cas de l’ostracisme dans l’Athènes ancienne, certaines conditions pédagogiques propres à une appropriation par les étudiant⋅e⋅s de ce concept. Ce mariage de la pédagogie et de la discipline – qui qualifie la perspective didactique – fait par exemple du débat – en l’occurrence, par la confrontation de plusieurs configurations historiographiques – une pratique générale qui n’a de valeur qu’en fonction des savoirs et de la discipline mis en jeu. Plutôt que d’en faire une « solution » pédagogique, le débat ressort comme un analyseur des conditions de possibilité de confronter les explications des étudiant⋅e⋅s à d’autres explications possibles en vue de les faire argumenter. Dans le cadre de cette approche didactique, les journaux réalisés par les étudiant⋅e⋅s jouent un rôle essentiel pour étudier leurs démarches et l’évolution de leur appréhension des savoirs disciplinaires, soulignant la dimension dialogique des apprentissages.

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Sylvain Doussot
Professeur, Université de Nantes

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Jérôme Wilgaux
Maitre de conférences, Université de Nantes