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1. Introduction

Depuis une trentaine d’années, les travaux scientifiques s’intéressant à l’évolution du climat terrestre, dans un contexte d’augmentation soutenue des rejets de gaz à effet de serre d’origine anthropique, se sont multipliés. Dès l’origine de l’hypothèse d’un réchauffement global induit par l’activité humaine, Arrhenius en 1896 postulait que le doublement de la concentration de CO2 dans l’atmosphère provoquerait un réchauffement de l’ordre de 4 ˚C de la température moyenne terrestre. Le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvenemental sur l’évolution du climat (GIEC, 2007), avec des méthodes beaucoup plus sophistiquées, arrive à des conclusions du même ordre de grandeur. Ce réchauffement, on le comprend mieux aujourd’hui, va entraîner de profondes modifications dans le cycle de l’eau, affectant la répartition et l’abondance des précipitations et favorisant des périodes plus sèches en raison de l’évaporation accrue. Par ailleurs, plusieurs chercheurs prévoient qu’un climat plus chaud et instable, tel qu’appréhendé, pourrait signifier des événements convectifs plus importants, plus violents et plus localisés (Mailhotet al. 2007).

À peu près partout dans le monde, ce sont les conséquences du réchauffement sur le cycle de l’eau qui seront les plus déterminantes en matière d’impacts et d’adaptation. En effet, à part les effets localisés des îlots de chaleur urbains, il est relativement facile pour l’humain de s’adapter à quelques degrés de plus. De même, la plupart des plantes et des animaux peuvent subir, sans graves problèmes, quelques degrés supplémentaires, surtout que ce seront les températures minimales qui seront le plus à la hausse. En revanche, le manque d’eau, les inondations et l’érosion peuvent constituer des facteurs limitants pour les plantes et pour certains vertébrés, comme les amphibiens et les poissons, pour la production agricole et pour l’approvisionnement des réseaux d’aqueduc ou des puits. Une modification du régime des crues liée à un changement dans la nature et l’intensité des précipitations ou associée au régime des glaces peut aussi affecter les organismes dont le cycle vital est associé au régime des hautes ou des basses eaux et ainsi avoir un effet sélectif sur des populations particulièrement sensibles ou sur des espèces rares ou menacées. Pour la pratique de nombreuses activités se déroulant à l’extérieur, les humains sont aussi tributaires de certaines conditions climatiques et celles-ci influencent aussi les dépenses énergétiques pour le maintien d’une température constante dans les immeubles. Cette adaptation devrait se faire assez facilement pour une société industrialisée, dans un climat tempéré. Il faudra aussi s’adapter au climat futur en anticipant les épisodes de temps plus sec ou les précipitations exceptionnelles, mais jusqu’à quel point cette adaptation sera-t-elle coûteuse?

2. Observations et prévisions

Au vingtième siècle, la température moyenne annuelle terrestre s’est réchauffée de 0,74 ˚C. Selon le quatrième rapport du GIEC, les températures moyennes à l’échelle globale devraient augmenter de plus de deux degrés Celsius au XXIe siècle. La hausse prévue des températures moyennes annuelles à l’échelle globale cache une grande complexité des changements climatiques aux échelles locale et régionale. Dans les faits, l’augmentation de la température moyenne se traduira dans les latitudes nordiques surtout par une augmentation des températures minimales, tant saisonnières que journalières. Ainsi, on peut s’attendre à ce que la tendance du réchauffement des hivers observée depuis les années 1960 se poursuive à un rythme accéléré au Québec. Cette tendance, plus marquée selon un gradient ouest-est, n’est pas clairement corrélée à une modification dans les précipitations, certaines stations présentant une augmentation, d’autres une diminution du nombre de jours avec précipitations et de la hauteur des précipitations (Yagoutiet al. 2008).

Même si le dernier rapport du GIEC reconnaît que peu d’études peuvent clairement établir dans la période 1975-2005 une modification statistiquement significative du régime des crues avec les changements climatiques observés, les liens théoriques qui peuvent expliquer de telles variations couplées sont bien établis, du moins en ce qui concerne le régime des crues dans les bassins des rivières glaciaires, le niveau des lacs et les épisodes de crues et d’étiages (GIEC, 2007). Par ailleurs, la quantité d’eau contenue dans la troposphère au-dessus des océans a augmenté de 1988 à 2004 de façon notable (1,2 +/‑ 0,3 % par décennie), ce qui rend disponible plus d’eau pour les précipitations. Les observations au-dessus des continents confirment cette tendance, comme d’ailleurs les événements de précipitations extrêmes, même dans des zones où l’on observe globalement un assèchement du climat (GIEC, 2007). Mailhotet al. (2007) ont estimé, à partir du modèle régional canadien (MRCC3), des augmentations des fréquences moyennes des pluies de forte intensité de plus de 10 % dans un climat futur (2041-2070) en comparaison avec un climat de référence (1961-1990) pour des périodes de 2 à 24 heures. Cela va dans le même sens que les prédictions plus globales du GIEC. L’augmentation des températures minimales et le nombre d’extrêmes nocturnes chauds notés par Yagoutiet al. (2008) entre 1960 et 2005 confirment aussi une tendance bien identifiée par le GIEC.

Le nouvel équilibre entre les précipitations et l’évaporation sur une base saisonnière, annuelle ou décennale se traduira par des impacts sur le régime des crues dans les bassins versants d’autant plus variables en fonction inverse de leur étendue. En effet, selon le territoire drainé, le régime des crues réagit plus vite et avec plus de violence à une même précipitation. Cela s’explique par la capacité tampon des nappes souterraines et l’évaporation tant par la végétation (évapotranspiration) qu’à la surface des plans d’eau. Inversement, les étiages sont tamponnés par la disponibilité de l’eau dans les nappes phréatiques et les tourbières. Même si on prévoit globalement des précipitations plus abondantes au nord du 30e parallèle, il est très difficile de prévoir, à travers la variabilité naturelle du climat, ce qui permettra de conserver un bilan hydrique comparable à la variabilité observée dans la période de référence 1961‑1990. Dans le bassin des Grands Lacs / Saint-Laurent, des simulations climatiques (Croley II, 2003) évalue un apport d’eau net moindre de 4 à 24 % en raison d’une plus grande augmentation des températures que des précipitations, ce qui intensifierait l’évaporation.

Soulignons enfin l’importance de la couverture nivale et de sa fonte printanière ainsi que de la présence d’un couvert de glace sur les grands plans d’eau qui peuvent avoir un effet très important sur la disponibilité de l’eau pour la crue printanière. Les travaux recensés par le GIEC (2007) montrent clairement une réduction de la couverture neigeuse dans l’hémisphère nord, ce qui est confirmé par les observations de Yagoutiet al. (2008) au Québec. Les prévisions unanimes d’une augmentation des températures minimales ne devraient pas favoriser la formation d’une couverture de glace sur les Grands Lacs, ce qui augmentera la perte d’eau par évaporation pendant la saison hivernale. La combinaison de ces deux phénomènes diminuera d’autant les débits de crue printanière.

3. Les impacts

Les impacts que l’on peut prévoir d’une modification du régime de crues sont d’autant plus importants que le nouveau régime sera différent de celui qui a prévalu au cours des derniers siècles, et cela même si la variabilité naturelle demeure identique autour d’une moyenne différente. Les impacts se feront sentir par les pointes de crue, par les étiages sévères et par la durée des saisons sèches. Ces impacts toucheront la qualité écologique du milieu ainsi que la production agricole et affecteront vraisemblablement le milieu bâti, les infrastructures et la sécurité publique.

Les crues exceptionnelles ont les impacts les plus spectaculaires. D’abord parce que les pointes de crue ont un effet érosif qui peut transformer profondément le paysage, affecter les établissements humains et détruire l’habitat de certaines espèces. Par exemple, le reprofilage des rivières du Saguenay, après les précipitations exceptionnelles de 1996, l’illustre bien avec plus d’un milliard de dollars de dommages. Parmi les impacts biologiques qui ont été notés, une presque disparition des populations de saumons (Salmo salar) et une profonde transformation de l’habitat de cette espèce dans certains affluents du Saguenay ont nécessité des interventions correctives dans les années qui ont suivi l’épisode. De tels événements étant plus susceptibles de se produire dans un climat futur, il est possible d’anticiper qu’ils auront des impacts d’autant plus importants que les bassins touchés seront vulnérables. De même, la fréquence accrue de crues soudaines et les débordements des systèmes d’égout qui en résultent laissent penser que les infrastructures municipales devront être adaptées au nouveau climat (Mailhotet al. 2007).

Les étiages exceptionnels ont aussi des impacts, plus temporaires et moins spectaculaires, mais qui peuvent avoir une importance biologique non négligeable. C’est en particulier au niveau des habitats fauniques que cet impact se fait sentir, mais les étiages sont aussi un facteur limitant pour plusieurs activités récréatives ou commerciales en milieu fluvial, en particulier la navigation de plaisance et le transport maritime. D’Arcyet al. (2005) indiquent que, selon un scénario où l’hydrologie en 2050 correspondrait à une année hydrologique moyenne, il n’y aurait pas d’impact sur la navigation. En revanche, les impacts entrevus deviennent plus sévères lorsque les simulations utilisent une année de faible hydraulicité comme scénario de référence.

Enfin, pour plusieurs villes comme Montréal, les étiages extrêmes peuvent causer des problèmes d’insuffisance d’approvisionnement en eau douce en raison de l’exondation des prises d’eau. La réduction des débits peut aussi causer des problèmes de dilution de certains effluents et occasionner, en combinaison avec des températures de l’eau plus élevées, des effets écotoxicologiques difficiles à prédire avec précision.

Pour certaines espèces comme le grand brochet (Esox lucius) et la Perchaude (Perca flavescens) qui ont besoin des crues printanières pour accéder à des zones propices à la fraye, des étiages hâtifs ou l’absence de crue au printemps peuvent représenter un facteur diminuant la disponibilité de l’habitat, donc le succès de reproduction. Ces impacts biologiques, qui sont déjà reconnus suite à la régulation des crues dans le corridor fluvial depuis le XIXe siècle, pourraient diminuer encore les populations de ces poissons qui ont une importance pour la pêche sportive et pour ce qui reste de pêche commerciale en eau douce.

Des étiages prolongés peuvent aussi favoriser l’expansion de la végétation riparienne et la colonisation par certaines espèces invasives comme le roseau commun (Phragmites australis), une espèce qui présente une forte persistance, même à l’inondation ultérieure, et un faible intérêt pour la faune, tant les oiseaux ripicoles que les poissons.

4. L’adaptation

Le Québec est une société riche et techniquement avancée pour laquelle l’adaptation aux changements climatiques devrait se faire sans conséquences catastrophiques. Cela ne veut pas dire qu’on doive négliger cette dimension du problème ou la reporter en héritage aux générations à venir. La pire des stratégies serait certainement de s’adapter en réaction aux événements inhabituels qui ne manqueront pas de se produire dans les prochaines décennies. C’est dans cette optique que le consortium OURANOS s’intéresse aux diverses dimensions de l’adaptation et tente de répondre aux interrogations des autorités par des partenariats de recherche orientés vers l’élaboration de politiques publiques appropriées.

La première forme d’adaptation est liée à l’amélioration des systèmes de prévision des événements climatiques extrêmes de manière à permettre une sécurité effective des populations. Cette dimension est relativement simple, puisqu’elle interpelle le réseau de surveillance météorologique d’Environnement Canada et concerne spécifiquement la science du climat, les équipes scientifiques de terrain et les équipements de mesure et de calcul. Mais elle oblige la mise en place de communications efficaces entre les responsables de la sécurité publique et les autorités municipales pour protéger efficacement les populations à risque.

L’adaptation des infrastructures municipales et routières est aussi d’ordre plus technique et pourra se faire à travers le renouvellement des infrastructures ou par des investissements permettant, par exemple, une meilleure évacuation des crues. Le défi réside surtout dans les arbitrages entre les coûts du recalibrage des infrastructures et les probabilités de dommages liées à des crues exceptionnelles. Le départage des coûts entre les municipalités, les gouvernements provincial et fédéral et le citoyen sera certainement une des difficultés liées à l’adaptation dans ce secteur. Il faudra aussi réglementer plus sévèrement la construction résidentielle et commerciale dans des milieux sensibles aux inondations et surtout faire appliquer plus sévèrement les réglementations existantes.

Dans le domaine de la navigation commerciale et de plaisance, les réponses sont plus complexes encore, étant donné la dimension des bassins versants et les juridictions internationales qui sont en cause. Comme le soulignent par exemple à juste titre D’Arcyet al. (2005), il est impossible de penser à l’adaptation pour le transport maritime dans le Saint-Laurent sans considérer la gestion du barrage Mose-Saunders, qui régule les apports d’eau du lac Ontario vers le Saint-Laurent, donc sans considérer l’ensemble du bassin hydrographique partagé entre les États-Unis et le Canada. Un ajustement de cette gestion constituerait une première mesure d’adaptation, comme on l’a vu à la fin de l’été 2007 où des débits ont été consentis pour permettre le remisage des bateaux de plaisance dans la section fluviale, mais son efficacité dépendra d’un ensemble de contraintes politiques et économiques liées aux débits disponibles. Si les hypothèses de faible hydraulicité devaient s’avérer, les adaptations devraient être beaucoup plus coûteuses, surtout si la récurrence d’événements hydrologiques de ce type se produisait en alternance, en suivant les fluctuations d’un cycle hydrologique normal, mais à partir d’un niveau moyen de référence plus faible. Cette incertitude se complexifie encore par la nécessité de prendre en compte des solutions qui devront être analysées dans un contexte de développement durable, c’est-à-dire pour lesquelles on tiendra compte des impacts écologiques et sociaux aussi bien que de la faisabilité technique et du rendement économique.

L’adaptation aux impacts biologiques des changements climatiques sera sans doute la plus difficile, les contraintes écologiques étant depuis très longtemps subordonnées aux impacts économiques réels ou anticipés. Par ailleurs, les efforts de connaissance du milieu et des espèces fragiles ou menacées sont beaucoup moins importants que ceux qui sont consacrés dans d’autres secteurs. Enfin, les êtres vivants s’adaptent, non pas en fonction de prévisions, mais en fonction de contraintes écologiques réelles. Par exemple, plusieurs années de faible hydraulicité ou une crue exceptionnelle, l’introduction d’espèces étrangères ou l’occurrence d’un déversement toxique auront des impacts qui peuvent s’additionner pour éradiquer certaines populations d’un habitat. C’est la résilience des espèces qui peut le mieux permettre de prévoir la composition des biocénoses, mais il importerait d’intensifier les efforts de suivi et de protection des habitats, surtout dans les milieux humides qui sont le plus à risque dans un scénario de modification du régime des crues. À cet effet, Parcs Canada a commencé à travailler sur des indicateurs climatiques à suivre pour l’intégrité écologique de son réseau. Les variables qui, en première analyse, apparaissent pertinentes pour les écosystèmes aquatiques, sont la durée des périodes sèches, le niveau des précipitations moyennes annuelles et les précipitations exceptionnelles (<10 % et > 90%), le nombre de jours de gel (<0 ˚C), la température moyenne du mois le plus chaud et le couvert de neige (Vescovi et Logan, 2007).

5. La grande inconnue

Les impacts d’un changement climatique ne peuvent se prévoir de façon déterministe, sans tenir compte de la capacité d’adaptation d’une population et de sa capacité d’anticiper et d’investir. Les nouvelles tendances dans la nature, l’abondance et la répartition des précipitations, et surtout l’équilibre entre les précipitations et l’évaporation à l’échelle de grands bassins versants, seront déterminantes pour anticiper les impacts des changements climatiques. Même si les modèles climatiques nous donnent des simulations de plus en plus précises, sur des tuiles permettant d’envisager les impacts à l’échelle locale, nous sommes encore loin de la qualité des prévisions météorologiques. La climatologie ne permet donc que d’élargir l’univers des possibles et de préciser celui des probables.

Parmi tous les impacts qui peuvent être envisagés au Québec, ce sont ceux qui affecteront le régime des précipitations, donc le régime des crues qui seront les plus spectaculaires et potentiellement ceux pour lesquels il sera le plus difficile de s’adapter. Ces défis d’adaptation se feront sentir surtout dans le sud du Québec en raison de la répartition de la population et des activités économiques, mais aussi à cause de l’étendue du bassin hydrographique des Grands Lacs et du Saint-Laurent et des multiples juridictions qui s’y superposent. Les impacts seront liés aux crues exceptionnelles, aux étiages extrêmes et prolongés et se feront sentir sur le milieu bâti, la sécurité publique, le transport maritime, les loisirs aquatiques et sur les écosystèmes aquatiques, en particulier les milieux humides. La plupart de ces impacts peuvent être atténués en intégrant aux mécanismes de planification et d’aménagement du territoire des mesures de précaution quant aux variations anticipées du climat, mais d’autres exigent qu’on fasse place à plus d’imagination pour prévoir des solutions alternatives ou même des remises en question de certaines activités.

Dans cette optique, il est prudent de développer dès maintenant des stratégies d’adaptation permettant d’éviter des catastrophes, de maintenir l’activité économique existante ou de préparer les transitions qui seront nécessaires dans un nouvel équilibre climatique.