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1. Introduction

Tout au long de l’histoire, les inondations de l’Isère à Grenoble ont été nombreuses. Parmi les grandes crues de l’Isère, celles successives du 16 puis du 30 novembre 1651 semblent être les plus importantes. Un peu plus de deux cents ans après, l’inondation de 1859 marque la dernière grande crue d’inondation de l’Isère (Cosseron de Villenoisy, 1894; Dumas, 2004; EPTEAU, 1996; Pardé, 1925a). Depuis, la ville de Grenoble n’a non seulement plus jamais été inondée, et les crues les plus puissantes ont à peine dépassé la moitié du débit maximal enregistré en 1859 (Figure 1). Certes, les caractéristiques du bassin et du lit de l’Isère ont été fortement modifiées depuis la seconde moitié du XIXe siècle, notamment par des travaux d’endiguement. Par ailleurs, la forte dynamique géomorphologique de ce cours d’eau alpin est également à prendre en compte, puisqu’elle a fortement modifié les caractéristiques morphométriques de son lit (Peiry, 1997; Vautier, 2000). Pour autant, il serait sans doute insensé de croire que l’Isère est définitivement réduite à l’état d’un cours d’eau inoffensif et « il faut s’attendre un jour ou l’autre à l’inondation presque totale de Grenoble et du Grésivaudan » (Pardé, 1937).

À partir de divers documents et d’archives (Fonds Pardé, Fonds Dauphinois, Archives Départementales de l’Isère), il est possible de retrouver des informations concernant le contexte climatique de ces événements hydrologiques extrêmes, et tout particulièrement de la dernière grande crue de l’Isère en 1859. La caractérisation, même imparfaite, des conditions climatiques de cette inondation permet ensuite de confronter cette connaissance à une approche probabiliste du contexte climatique susceptible d’avoir favorisé l’apparition de cet événement. Il est en effet certain que des pluies importantes, cumulées sur plusieurs jours, sont à l’origine de la crue de 1859. Mais étaient-elles véritablement exceptionnelles? Cet événement n’est-il pas aussi, et peut-être surtout, la conséquence d’une conjonction inattendue de conditions pluviales et thermiques? Le bassin versant de la moyenne Isère est très largement montagneux, aussi des précipitations durables associées à une phase de redoux, et donc accompagnant une remontée en altitude de l’isotherme 0 °C, peuvent favoriser un écoulement exceptionnel. D’un côté, la rétention nivale des précipitations est alors plus réduite, et de l’autre, l’écoulement est accru par une alimentation complémentaire, consécutive à une fusion nivale du manteau neigeux.

À partir de séries pluviométriques et thermiques de plusieurs postes de mesure, cette étude vise à mieux cerner l’importance probable de conditions pluvio-thermiques exceptionnelles de la dernière grande inondation de Grenoble, et précise ainsi un peu mieux les conditions climatiques de cet événement.

Figure 1

Évolution des crues annuelles depuis 1651 jusqu’à 2002. Données annuelles continues de 1877 à 2002. Données : Pardé (1925a, 1925b), Vivi an (1969), Vivi an et al. (1987), documents des Ponts et Chaussées figurant dans le fonds Pardé, de documents fournis par la DDE Isère, et données DIREN

The evolution of annual high water levels, 1651 - 2002. Continuous annual data from 1877 to 2002. Sources: Pardé (1925a, 1925b), Vivi an (1969), Vivi an et al. (1987), Ponts et Chaussées [Road Works Department] documents included in the Fonds Pardé [Pardé Collection], documents provided by DDE Isère, and DIREN data

Évolution des crues annuelles depuis 1651 jusqu’à 2002. Données annuelles continues de 1877 à 2002. Données : Pardé (1925a, 1925b), Vivi an (1969), Vivi an et al. (1987), documents des Ponts et Chaussées figurant dans le fonds Pardé, de documents fournis par la DDE Isère, et données DIREN

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2. Saisonnalité des garndes crues de l'Isère

La distribution annuelle des crues de l’Isère sont souvent présentées (Pardé, 1925a; Pupier, 1996; Vautier, 2000; Vivian, 1969) avec une opposition entre le printemps et l’automne caractéristique des régimes des rivières alpines (Pardé, 1964). Pour l’Isère, l’occurrence mensuelle des crues peut être tout de même précisée (Figure 2). Les crues les plus nombreuses surviennent au début de la saison chaude en raison principalement des débits de base gonflés par la fusion nivale. Lors de ces événements, l’alimentation nivale des crues reste possible en juin, voire juillet, et elle demeure néanmoins probablement assez modeste dans la majorité des cas. Sur cette période de hautes eaux, il suffit de précipitations abondantes, mais pas nécessairement exceptionnelles, pour générer le débit maximal de l’année.

En revanche, les grandes crues, que nous définissons ici comme supérieures à 900 m3•s-1, apparaissent essentiellement en novembre (Figure 2), sans pour autant que les précipitations soient plus abondantes sur cette période de l’année (Pupier, 1996). Aussi, il n’est pas impossible que les plus grandes crues connues de l’Isère soient souvent d’origine nivo-pluviale, car c’est précisément à ce moment de l’année que des pluies abondantes peuvent être facilement associées à une remontée des températures efficace vis-à-vis de l’écoulement. Il ne fait pas alors encore suffisamment froid pour qu’un redoux ne puisse plus favoriser des précipitations liquides sur une majeure partie du bassin. Et à l’inverse, les températures sont alors suffisamment basses pour qu’un manteau neigeux puisse s’installer. Dès lors, l’influence nivale directe (fusion) ou indirecte (faible rétention des pluies sous forme neigeuse), guidée par une hausse des températures, ne serait peut-être pas à négliger pour comprendre les grandes crises hydrologiques de l’Isère.

Figure 2

Distribution mensuelle des crues annuelles de l’Isère à Grenoble (en %) sur la période 1651 à 2002 (à partir des données représentées sur la figure 1)

Monthly distribution of the Isère River annual high-water levels at Grenoble (in %) from 1651 to 2002 (based on data shown in Fig. 1)

Distribution mensuelle des crues annuelles de l’Isère à Grenoble (en %) sur la période 1651 à 2002 (à partir des données représentées sur la figure 1)

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3. Les conditions climatiques lors de l'innondation de 1859

À partir de différents fonds et de sources bibliographiques, plusieurs paramètres climatiques associés aux grandes crues de l’Isère ont pu être renseignés (Guetny, 2004). La lecture attentive de diverses sources (Fonds Anciens Dauphinois : dossiers 26784, 26789, 26800,26798; Fonds Pardé : dossiers 1091, 1155; Bertrand, 1859; Champion, 1861; Cosseron de Villenoisy, 1894; Marmillod, 1778; Pilot, 1857; Pilot, 1859; Pilot de Thorey, 1765; Raullin, 1876; Vidal, 1904), il a été possible de mieux cerner, non seulement les précipitations responsables de ces crues, mais également d’obtenir des indications sur les caractéristiques thermiques qui ont accompagné certains de ces événements hydrologiques. Par exemple, l’épisode pluviométrique de septembre 1733 est décrit précisément par Marchand (1876) comme « un ouragan » qui débuta le 14 septembre vers 16 h et les principales rivières « sortirent de leurs lits dès 18 h ». L’intensité de l’averse ne semble pas faire de doute et la fusion nivale ne peut expliquer cette réponse hydrologique aussi rapide, d’autant que les précipitations mesurées à Grenoble, relevées en une journée, auraient été supérieures à 160 mm (5 pieds)! En revanche, la crue du 27 octobre 1778, associée au « Déluge de la Saint-Crépin », est consécutive à une période très pluvieuse associée à un épisode de redoux (Marmillod, 1778). En 36 heures, des pluies « diluviennes » s’abattirent sur la région accompagnées d’une forte hausse des températures : une température de 16 °C est relevée à Grenoble. Des observations très précises de la crue de 1859 figurent dans l’ouvrage de Pilot (1859). L’auteur note ainsi une température de 18-19 °C à Grenoble, et évoque des précipitations continues sur Grenoble du 31 octobre au 2 novembre, précédées de pluies le 26 et le 29 octobre. Récemment, deux séries de températures journalières relevées au centre-ville de Grenoble ont été découvertes (Auffrayet al., 2009). L’une publiée dans les « Bulletins de la Société de statistique, des sciences naturelles et des arts industriels du département de l’Isère » (Figure 3), et l’autre dans un relevé personnel effectué de 1852 à 1863 par Joseph-Eustache Flandrin. Dans la première série, les précipitations sont également précisées et quantifiées; on retrouve, par exemple, 54 mm de pluie cumulée du 29 octobre au 31 octobre, avec des précipitations nulles le 30 octobre. Dans la seconde série, en revanche, une description qualitative, généralement sous la forme « pluie » ou « soleil », est simplement indiquée. Du 29 octobre au 1er novembre 1859, des précipitations y sont mentionnées, comme le décrit d’ailleurs Pilot (1859). Les deux séries mentionnent les températures relevées le matin (ou la température minimale), à midi, et l’après-midi (ou la température maximale). Dans les deux cas, une température maximale de 20 °C est relevée le 1er novembre 1859 à Grenoble. Les relevés ne sont cependant pas toujours strictement identiques, même s’ils montrent une évolution générale des températures relativement similaire. La hausse des températures moyennes journalières, le 1er novembre 1859, serait ainsi de 4 °C ou 6 °C selon la série.

Figure 3

Évolution de la température journalière maximale et minimale en octobre et novembre 1859. Observations à Grenoble centre‑ville, effectuées par L. Demarchi, Archives Météo-France CDM38, dans Auffray et al., 2009 (correction des températures minimales le 31 octobre et le 3 novembre)

Evolution of maximum and minimum daily temperatures in October and November 1859. Recorded in Grenoble city centre by Demarchi, Archives Météo-France CDM38, in Auffr ay et al., 2009 (minimum temperatures corrected for 31 October and 3 November)

Évolution de la température journalière maximale et minimale en octobre et novembre 1859. Observations à Grenoble centre‑ville, effectuées par L. Demarchi, Archives Météo-France CDM38, dans Auffray et al., 2009 (correction des températures minimales le 31 octobre et le 3 novembre)

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Figure 4

Hydrogramme de la crue de 1859 et calculs de M. Pardé (Fonds Pardé, dossier 1051)

Hydrogram of the 1859 flood, with calculations by Pardé (archive reference: Fonds Pardé, dossier 1051)

Hydrogramme de la crue de 1859 et calculs de M. Pardé (Fonds Pardé, dossier 1051)

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C’est aussi à partir des observations de Pilot (1859) que Pardé (Figure 4) a reconstruit sommairement un hydrogramme de cette crue, avec un pic positionné à 1 800 m3•s-1 (Dumas, 2004). L’analyse de ce document a été conduite par Pardé (Figure 4) directement sur le document (Figure 4). Sa démarche repose alors sur la nécessité d’effectuer les calculs à la main (on procéderait probablement autrement aujourd’hui), et vise en premier lieu à cerner l’ordre de grandeur des volumes écoulés et des précipitations totales responsables de cette crue.

Ainsi, il calcule le volume total écoulé en additionnant successivement, du 30 octobre au 8 novembre, le débit moyen journalier (déterminé par le débit à 12 h). Il chiffre ainsi à 5 450 le cumul des débits moyens journaliers sur ces dix jours. Il estime le débit journalier de base sur cette période à 100 m3•s-1 en moyenne (il note d = 100) et trouve ainsi un volume de crue de 388 millions m3 [(5 450 – 10*100) 3 600 * 24], qu’il arrondit ensuite à 400 millions m3.

En se basant sur la température alors relevée à Grenoble (Pilot, 1859) et un gradient thermique d’environ 1 °C/100 m, il situe l’isotherme 0 °C tour à tour à 2 000 m puis à 2 200 m d’altitude. Dès lors, il suppose explicitement qu’une partie des précipitations a été neigeuse et n’a donc pas contribué directement à la crue. Il estime ainsi une lame d’eau écoulée comprise entre 100 mm (au-dessous de 2 200 m la superficie du bassin est d’environ 4 000 km²) et 113 mm (au-dessous de 2 000 m la superficie contributive du bassin est de 3 550 km²). Selon une démarche sensiblement analogue, il suppose que le coefficient d’écoulement est inscrit entre 0,6 et 0,75. Les précipitations responsables de cette crue seraient donc situées entre 166 et 188 mm, et entre 133 à 150 mm avec un coefficient d’écoulement plus fort de 0,75 (Tableau 1).

Tableau 1

Synthèse des hypothèses de M. Pardé, et nouvelles hypothèses. Estimation des précipitations totales lors de l’événement (en gras les valeurs les plus vraisemblables)

Synthesis of Pardé’s hypotheses, plus new hypotheses. Estimation of total precipitation during the flood episode (the most likely values are shown in bold type)

Synthèse des hypothèses de M. Pardé, et nouvelles hypothèses. Estimation des précipitations totales lors de l’événement (en gras les valeurs les plus vraisemblables)

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En période pluvieuse, où l’air est facilement saturée, le gradient proposé par Pardé (Figure 4) demeure quand même assez élevé, et probablement peu réaliste. Par temps humide et perturbé, le gradient moyen pour l’ensemble du bassin est alors vraisemblablement plus proche du gradient pseudoadiabatique (ou « adiabatique saturée ») dont la valeur à 1 000 hPa est proche de 0,5 °C•100 m-1 pour une température de l’air de 15 °C. Il augmente en revanche légèrement lorsque la température s’abaisse (Triplet et Roche, 1971). Une étude récente sur la reconstitution des conditions climatiques de cette crue de 1859 décrit une remontée brutale de l’isotherme 0 °C, sur près 1 600 m de dénivelé, du 30 octobre au 1er novembre (Obledet al., 2009). Selon les auteurs de cette étude, l’isotherme 0 °C serait alors portée à 3 200 m d’altitude. Toutefois, la limite pluie-neige n’est pas strictement placée au niveau de l’isotherme 0 °C. Généralement, on observe cette limite à +2 °C, c’est-à-dire souvent à une altitude d’environ 300 à 500 m sous l’isotherme 0 °C (Lhotellier, 2005). Par ailleurs, cette étude ne vise pas à reconstituer strictement jour après jour l’ensemble du contexte pluviothermique de cette crue, mais à étudier cet événement dans sa globalité afin de tenter d’estimer ses possibilités de retour, et de décrire l’importance, notamment dans les zones montagneuses, de considérer également les phases de redoux lors de ces crises hydrologiques. Sur l’ensemble des jours pluvieux lors de la crue, la limite moyenne pluie-neige se place sans doute plus vraisemblablement à 2 300 m, voire 2 500 m d’altitude (Tableau 1). Pendant la phase de crue, elle correspond d’ailleurs assez bien à l’altitude reconstituée moyenne de l’isotherme 0 °C (Obledet al., 2009).

Plusieurs épisodes pluvieux ont précédé l’événement (Auffrayet al., 2009; Obledet al., 2009; Pilot, 1859), ce qui laisse penser que les sols étaient alors relativement saturés. Néanmoins, le coefficient d’écoulement moyen proposé par Pardé (Figure 4) de 0,75, apparaît très élevé. Par exemple, même si le contexte et l’intensité sont différents, la crue de l’Isère en mars 2001, dont le volume de crue est d’environ 80 millions m3, est consécutive à des pluies de bassin de l’ordre de 100 mm (réanalyses SAFRAN), elle ne peut donc être associée à un coefficient d’écoulement aussi fort (le débit maximal enregistré à Grenoble est de 940 m3•s-1 le 22 mars à 18 h). Le coefficient d’écoulement, en reprenant l’hypothèse proposée par Pardé (Figure 4), se rapproche sans doute davantage de 60% que de 75%. Les précipitations responsables de cette crue seraient donc vraisemblablement assez proches de 140-160 mm, cumulées sur plusieurs jours (Tableau 1). Ces précipitations, cumulées sur deux ou trois jours, voire un peu plus, ont-elles été exceptionnelles?

4. Probabilité de retour de cet épisode pluvieux

Dans le cadre de cette étude, nous disposons des pluies journalières moyennes pour le bassin de l’Isère à Grenoble sur la période 1970 à 2006. Ces pluies de bassin sont issues des réanalyses pluviométriques SAFRAN, après réaggrégation des valeurs produites sur les mailles SAFRAN, et la prise en compte des limites du bassin à partir d’un modèle numérique de terrain à 1 km (Ben Daoud et al., 2009; Durandet al., 2009; Sauquet, 2006; Vidalet al., 2009).

Certes, un siècle environ sépare la dernière inondation de Grenoble du début de cette chronique pluviométrique, cependant, une étude des précipitations sur Grenoble montre qu’il n’existe pas véritablement de divergence dans le comportement pluviométrique des périodes 1886-1950 et 1950 à nos jours (Pupier, 1996). Afin de cerner le caractère plus ou moins exceptionnel d’un cumul de pluie allant d’une journée à six jours consécutifs, nous avons tracé pour ces précipitations de bassin des courbes journalières intensité - durée - fréquence (Figure 5). Les valeurs annuelles maximales des précipitations cumulées, d’une journée à six journées consécutives, ont été ajustées à la loi de Gumbel afin d’en apprécier les hauteurs pour différentes fréquences ou périodes de retour. Cette loi, à deux paramètres, est en effet largement utilisée en France et dans différents contextes climatiques (Bouvard et Garros Berthet, 1994; Buishand, 2008; Djerbouaet al., 2004; Guillot et Duband, 1969; Hershfield et Kohler, 1960; Kieffer et Bois, 1997; KiefferWeisse, 1998; Kieffer Weisse et Bois 2001a, 2001b, 2002; Mosquera-Machado, 2007; Wotlinget al., 2000). Elle n’a cependant pas vocation universelle même si elle est souvent privilégiée dans les études hydroclimatiques. Il existe naturellement d’autres lois d’ajustement statistique d’extrêmes (Boiset al., 1997; Kieffer Weisse, 1998), mais l’ajustement avec des lois à plus de deux paramètres n’est pas forcément toujours plus judicieux; pour obtenir des estimations robustes, il est souvent préférable d’utiliser des lois simples avec un minimum de paramètres (Djerboua, 2001).

Figure 5

Courbes des hauteurs de pluie cumulées sur plusieurs jours consécutifs, durées, fréquences pour le bassin versant de l’Isère : période de référence 1970-2006. Données réanalyses pluviométriques SAFRAN (Sauquet 2006; Vidal et al., 2009)

Accumulated rainfall over several consecutive days, duration and frequency for the Isère River basin: reference period 1970-2006. SAFRAN reanalysed rainfall data (Sauquet 2006; Vidal et al., 2009).

Courbes des hauteurs de pluie cumulées sur plusieurs jours consécutifs, durées, fréquences pour le bassin versant de l’Isère : période de référence 1970-2006. Données réanalyses pluviométriques SAFRAN (Sauquet 2006; Vidal et al., 2009)

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Sur une journée, un épisode pluvieux supérieur à 150 mm, comme ce fut peut-être le cas pour l’inondation de 1733, apparaît exceptionnel sur un plan statistique puisque la période de retour avoisinerait mille ans (Figure 5). En revanche, les précipitations consécutives et cumulées sur trois à cinq jours supérieures à 150 mm, voire 160 mm, ne sont pas rares (Figure 5). Sur trois jours consécutifs, par exemple, la valeur de 150 mm est dépassée pour une fréquence d’environ 0,95 (T = 20 ans). Elle approcherait même une période de retour de cinq ans pour des pluies cumulées sur cinq jours consécutifs. Or, un épisode pluvieux s’échelonnant sur cette durée, tout au moins sur une partie du bassin, reste envisageable pour l’inondation de 1859 (Pilot, 1859).

Ceci montre bien, en considérant uniquement ce paramètre pluviométrique, le caractère, certes peu fréquent (vingtennal, ou à peine un peu plus), mais non exorbitant de précipitations susceptibles d’avoir engendré une crue comparable à celle de 1859. C’est donc peut-être la concomitance de précipitations durables et intenses avec une fusion nivale du manteau neigeux par situation de redoux, par exemple, qui serait à l’origine des événements les plus marquants. Ces précipitations, souvent cumulées sur plusieurs jours, associées ou non à une hausse de température, ont-elles été exceptionnelles?

5. Hausse des températures associées à un épisode pluvieux exceptionnel

Afin d’apprécier l’occurrence d’événements pluvieux associés à une hausse des températures, de nouvelles courbes journalières intensité-durée-fréquence ont été établies sur les précipitations journalières cumulées associées à une hausse des températures. Afin d’évaluer l’intensité d’une remontée significative des températures, cette étude tente de s’appuyer sur des caractéristiques climatiques relevées lors des grandes crues de l’Isère. La lecture attentive de plusieurs sources bibliographiques décrivant les crues anciennes de l’Isère montre clairement que certaines grandes crues ont été concomitantes avec une hausse des températures, généralement observée à Grenoble. Un redoux, d’au moins 4 °C, est ainsi noté pour les crues de l’Isère le 11 février 1711, le 21 décembre 1740, le 2 juillet 1777, le 27 octobre 1778, le 31 mai 1856 et le 2 novembre 1859 (Guetny, 2004). La précision des hausses de température, observées à partir de mesures instrumentales au cours du XVIIIe siècle, peut paraître suspecte. Cependant, différentes études conduites à partir d’observations des températures journalières relevées à Paris, dès 1676, ont montré qu’après étalonnage et conversion des valeurs en degrés Celsius, il était possible de suivre précisément l’évolution des températures journalières à Paris depuis cette date (Dettwiller, 1981; Legrand et Le Goff, 1992; Rousseau, 2009).

Lors des crues anciennes de l’Isère, les hausses de température observées ont été généralement relevées à Grenoble. Certes, ces périodes de redoux appréciées ponctuellement ne caractérisent pas les conditions thermiques sur l’ensemble du bassin de l’Isère lors de l’événement. La connaissance des températures à l’échelle d’un bassin montagneux, et au pas de temps journalier, reste d’ailleurs toujours délicate, plus encore sur les valeurs extrêmes (Gottardi, 2009; Lhotellier, 2005). Sur l’ensemble des Alpes, Lhotellier (2005) réalise à partir de régressions multiples une spatialisation des températures, cohérente à l’échelle annuelle et mensuelle, mais nettement moins fiable à l’échelle journalière, où la spatialisation des températures est même jugée par l’auteur comme souvent « décevante ». Cependant, sans chercher à reconstituer les conditions thermiques sur l’ensemble du bassin, ces informations ponctuelles sur les hausses brutales de la température, retrouvées dans divers documents et archives, peuvent être facilement comparées à des mesures récentes de température relevées alors, elles aussi, aux alentours de Grenoble.

Afin d’évaluer les hausses de température sur la période 1970 à 2006, période pour laquelle nous possédons les précipitations journalières sur le bassin versant, la chronique des températures de la station du Versoud (Météo France), située à environ 10 km de Grenoble, a été retenue. Cette série couvre la période 1999 à 2006. En utilisant les enregistrements quotidiens de 1969 à 2001 de la station de St-Martin d’Hères (Météo France), située près de Grenoble, il a été possible d’étendre les observations de la station du Verrsoud. Cette reconstruction des températures journalières au Versoud de 1969 à 1999 est rendue envisageable par la relation élevée (R² supérieur à 0,99) des enregistrements des deux stations sur la période commune d’observation allant du 1er juin 1999 au 16 novembre 2001 (Figure 6).

Figure 6

Relation entre les températures mesurées à St-Martin d’Hères et celles mesurées au Versoud sur la période commune du 1 juin 1999 au 16 novembre 2001

The relationship between temperatures measured at St-Martin d’Hères and at Le Versoud over the same period from 1 June 1999 to 16 November 2001

Relation entre les températures mesurées à St-Martin d’Hères et celles mesurées au Versoud sur la période commune du 1 juin 1999 au 16 novembre 2001

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Différentes méthodes ont été testées afin de détecter les phases de redoux à partir de la série d’observations mesurées et reconstituées de la station du Versoud. La différence entre la température moyenne journalière et la température journalière moyennée sur 27 jours (moyenne mobile centrée et calculée sur 27 jours) a été retenue pour faire ressortir les phases de redoux (Figure 7).

Figure 7

Évolution des températures journalières et évolution saisonnière calculée à partir des moyennes mobiles sur 27 jours, à la station du Versoud : exemple avec les années 1970 et 1971

The evolution of daily temperatures and seasonal evolution calculated from sliding means over 27 days at Le Versoud weather station: an example based on years 1970 and 1971

Évolution des températures journalières et évolution saisonnière calculée à partir des moyennes mobiles sur 27 jours, à la station du Versoud : exemple avec les années 1970 et 1971

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L’objectif n’est pas ici de repérer strictement des périodes chaudes (à partir d’un seuil thermique déterminé pour l’année, par exemple), mais bien de détecter une phase de redoux dans un contexte climatique saisonnier, qui est alors susceptible d’apporter soudainement un soutien supplémentaire à l’écoulement par fusion nivale. On suppose qu’un manteau neigeux est préexistant sur une partie du bassin versant. Pour conforter cette hypothèse, les phases de redoux associées à des pluies consécutives sont repérées uniquement les mois de l’année où un manteau neigeux peut être présent sur une partie significative du bassin versant. Les réanalyses pluviométriques SAFRAN fournissent pour le bassin de l’Isère les précipitations liquides et neigeuses sur la période 1970 à 2006 (Figure 8). Elles montrent que la part des précipitations neigeuses devient prépondérante de novembre à avril; le coefficient de nivosité moyen est alors supérieur à 50 %. Un apport supplémentaire dans l’écoulement lié à une fusion nivale ne semble donc que très difficilement pouvoir apparaître entre mai et octobre.

Figure 8

Nature des précipitations mensuelles moyennes pour le bassin de l’Isère à Grenoble : période 1970 à 2006 (réanalyses pluviométriques SAFRAN)

Type of mean monthly precipitation values (rain, snow, total) for the Isère River basin at Grenoble, 1970 - 2006 (SAFRAN rainfall reanalysis)

Nature des précipitations mensuelles moyennes pour le bassin de l’Isère à Grenoble : période 1970 à 2006 (réanalyses pluviométriques SAFRAN)

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De 1970 à 2006, en retenant uniquement les mois de novembre à avril, il est ainsi possible de combiner les jours de pluie consécutifs associés exclusivement à une phase de redoux qui intègre au moins une journée où la hausse de température est supérieure à 4 °C. Ce seuil de 4 °C a été retenu afin de rejoindre les conditions de redoux observées lors de la crue de 1859, et des crues anciennes de l’Isère (Figure 9). Cette phase de redoux est définie par une différence positive entre la température moyenne journalière et la température obtenue à partir d’une moyenne mobile centrée, calculée sur 27 jours. Pour chaque année, la valeur maximale des pluies consécutives (cumulées sur N jours) lors d’une phase de redoux, avec une hausse d’au moins 4 °C sur une journée, a été retenue. Cependant, lorsque, pour une année, cette valeur maximale des pluies pour N jours consécutifs est inférieure aux pluies calculées pour N-1 jours, la valeur la plus grande est conservée afin de garder une croissance monotone des courbes. Un ajustement par la loi de Gumbel est ensuite réalisé sur ces valeurs maximales annuelles s’échelonnant de 1970 à 2006.

Figure 9

Courbes durées, fréquences des hauteurs de pluie cumulées sur plusieurs jours consécutifs associées à un redoux et intégrant une hausse journalière d’au moins 4 °C observées à Grenoble pour le bassin versant de l’Isère : période de référence 1970-2006. Données : réanalyses pluviométriques SAFRAN, températures relevées au Versoud (Météo France)

Duration and frequency of accumulated rainfall over several consecutive days associated with subsequent warmer weather including a daily rise of at least 4°C measured at Grenoble for the Isère River basin. Reference period 1970 - 2006. Data sources: SAFRAN rainfall reanalysis, temperatures measured at Le Versoud (Météo France).

Courbes durées, fréquences des hauteurs de pluie cumulées sur plusieurs jours consécutifs associées à un redoux et intégrant une hausse journalière d’au moins 4 °C observées à Grenoble pour le bassin versant de l’Isère : période de référence 1970-2006. Données : réanalyses pluviométriques SAFRAN, températures relevées au Versoud (Météo France)

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Le résultat montre que des précipitations cumulées, supérieures à 150 mm, associées à une phase de redoux, deviennent plus rares. Pour un cumul de 160 mm sur deux ou trois jours, les fréquences redeviennent plus réalistes (proches de la fréquence centennale), et montrent qu’il est sans doute utile, pour mieux définir les possibilités de retour de certains événements hydrologiques, de prendre en compte, avec les précipitations, les conditions thermiques. La crue de 1859, où les précipitations ont été associées à un redoux, semble ainsi témoigner de caractéristiques pluviothermiques qui seraient alors plus proches d’une fréquence centennale si on considère, par exemple, des pluies cumulées sur trois jours supérieures à 160 mm.

Dès lors, on peut imaginer qu’une concomitance de plusieurs facteurs soit nécessaire pour expliquer et comprendre les grandes crues de l’Isère, dont la dernière remonte à 150 ans. La puissance et l’extension de l’épisode pluvieux restent naturellement la clé pour déclencher ces crises hydrologiques, mais elles ne semblent pas suffisantes.

6. Conclusion

Les grandes crues de l’Isère à Grenoble, supérieures à 1 000 m3•s-1, observées entre le XVIe et XIXe siècle, restent dès événements exceptionnels dont l’origine est sans doute le plus souvent à rechercher dans une concomitance de facteurs climatiques. Bien évidemment, les précipitations doivent être importantes, généralement durables, mais il ne semble pas qu’elles soient nécessairement exceptionnelles si l’on regarde les enregistrements pluviométriques fournis par plusieurs stations climatiques de la région, et par les réanalyses pluviométriques SAFRAN. Lorsque l’on regarde les épisodes pluvieux associés à une hausse des températures, les probabilités d’occurrence de ces événements redeviennent plus réalistes au regard des crises hydrologiques passées de l’Isère. Les précipitations durables associées à un redoux, même modéré, restent en matière de probabilité plus rares. Indirectement, ces probabilités laissent donc entrevoir un rôle non négligeable des températures dans la genèse de ces grandes crues. Elles montrent aussi la nécessité de ne pas considérer exclusivement les pluies dans les estimations des événements hydrologiques rares, et peut-être, notamment en zone de montagne où la fusion nivale peut devenir non négligeable, de prendre avec précaution les valeurs des débits extrêmes estimées à partir des pluies comme, par exemple, la méthode du Gradex (Bouvard et Garros Berthet, 1994; Guillot et Duband, 1969). Cette méthode est extrêmement astucieuse, efficace et robuste et, dans la majorité des cas, elle n’intègre cependant pas, si les conditions d’enneigement du bassin le permettent, l’amplification possible de l’écoulement par une hausse concomitante de la température avec l’épisode pluvieux. Enfin, cette analyse des données climatiques, couplée à une information historique sur les grandes crues, montre sans doute que la relative tranquillité de l’Isère au cours du XXe siècle serait plus liée à une carence d’événements climatiques, conjuguant de fortes précipitations et une situation de redoux, qu’une modification plus profonde des occurrences liée à une modification climatique régionale.