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Et quand, dans Tintin au Tibet, Hergé lance son héros dans une tempête de neige, c’est dans le blanc de la création de l’art, qu’il se plonge lui-même. La tête blanche de Tintin, comme molécule lunaire, flocon pensant, nomade errant en quête de lumière, stupeur dansante, cercle de pensée immergée dans le grand tourbillon cosmique.

Pierre Sterckx, Beaux-Arts, n°201, 2001

Le modèle pictural

Un ami me faisait récemment le reproche de n’aborder Hergé qu’à partir de l’idée de tableau. Or, à ses yeux, le graphisme d’Hergé devait être approché à partir de la photographie et du cinéma. Ce qui signifiait que le dessin de l’auteur de Tintin (mais, en fait, de tout auteur de bande dessinée) transposait une vision beaucoup plus dynamique que celle qui s’expose sur les toiles. De cela il est difficile de disconvenir. En vérité, l’ami en question feignait de croire que mon approche était celle d’un nostalgique de l’art avec un grand A, et que mon référent, pour partiellement pertinent qu’il fût, ratait son objet. À cet ami, j’aurais voulu dire que la bande dessinée — partant Hergé —, parce qu’elle vient après la photographie et en même temps que le cinéma parlant, ne peut pas ne pas entretenir mille et un liens avec ces médias; et que du reste, ces derniers communiquent aux cases un peu de leur “électricité” (c’est d’ailleurs, en partie, le sujet des Bijoux de la Castafiore). Comment passer sous silence, en effet, qu’Hergé est homme du XXè siècle et que la syntaxe de ses cases, ainsi que leur cadrage, doivent beaucoup à l’imagerie argentique, fixe ou non? Mais cela a été dit maintes fois. Les choses, en fait, sont plus compliquées qu’il n’y paraît. À cet ami, j’aurais, voulu dire surtout, qu‘Hergé ne cessa jamais de fonctionner avec l’intuition que son dessin devait précisément s’émanciper du modèle pictural. Ce qui signifie que, si le cartoonist fut hanté par le modèle en question et l’art en général[2], celui-ci passa son temps à suivre sa pente …mais en la remontant[3]. Les développements qui suivent voudraient être une réponse à l’ami en question, où l’on verra que les liens entre le cartoonist et les tableaux en particulier (mais aussi les traditions plastiques non-européennes) constituent chez notre dessinateur le prétexte d’une distanciation aussi subtile que productrice. L’esprit de la parodie est à l’origine, en tout cas, d’un bien curieux syndrome.

La ligne claire

Le classicisme d’Hergé résulte de la mise en synergie de plusieurs facteurs. Outre la tradition académique avec laquelle le dessinateur ruse, Hergé fait de son trait l’instrument d’une énonciation graphique hors pair puisque le filtre qu’il applique sur le monde atteint à la précision documentaire sans perdre de vue le schématisme de l’épure. Signalons que le concept de “ligne claire”, qui fera florès, réfère à la fois à la facture des dessins et à la lisibilité de la fable contée, dont la fluidité des gags est légendaire. Mais, tout autant que d’une esthétique c’est d’une morale qu’il s’agit, puisque de la clarté à la clarification ou du désencombrement à la pureté (voire à la purification) le style hergéen a vite fait de trancher. Hergé dans cette optique est bien de son temps qui, après s’être réglé sur les américains George McManus et Sydney Smith (respectivement, Bringing-Up Father[4] et The Gumps[5]) et les français Caumery, Pichon et Saint-Ogan (Bécassine[6], Zig et Puce[7]), va faire de ses cases les épures qu’on sait. Dans le domaine des arts graphiques, les bois d’Henri Rivière, les affiches de Cassandre (pour la rigueur puriste) et celles de Savignac (pour leur humour de bon ton mais jamais fade) constituent à nos yeux un des horizons référentiels de notre artiste. Puritanisme donc. Si Hergé est, à juste titre, persuadé que son art doit rester sobre et aseptisé (et fuir comme un poison les réalités charnelles), l’artiste ne peut cependant échapper à cette loi qui veut qu’un praticien conséquent “parle”, dans son oeuvre même, des questions techniques qui l’agitent et des trucs qu’il mobilise. La ligne claire sera, sinon interrogée pour elle-même, du moins souvent thématisée en des vignettes supérieurement élaborées. Ce qui revient à dire qu’il est chez le maître de Bruxelles des vignettes qui, plus que chez d’autres de ses pairs, nous entretiennent vraiment du 9è art tel qu’il se déploie dans ses albums.

A. La référence artistique

En vérité, parce qu’il est un poéticien conséquent (mais qui s’ignore, tout en s’éprouvant comme tel), Hergé cherche toutes les occasions de confronter son dessin aux images en général : les tableaux (on vient de le dire), les statues, les décors figurés (Le Lotus bleu, Le Sceptre d’Ottokar) pour ne rien dire du reflet des miroirs (Le Trésor de Rackham Le Rouge, L’Affaire Tournesol), ou des représentations psychiques[8]. On tient donc Hergé pour un iconologue, c’est-à-dire un collectionneur d’images toujours prêt à réinterroger ses dessins en les revisitant, parfois même à en “inquiéter” la facture, prétendument lisse[9]. Faisant rouler le train des cases, l’auteur, ne manque pas une occasion de “débrayer” dans l’ailleurs discrètement décalé du “méta”, à seule fin de créer des contrepoints tant plastiques que sémantiques. Ces images “secondes”, qui ne disent pas leur nom, fonctionnent du point de vue du récit comme des “gênes exquises” qui lestent la fable d’une profondeur inattendue. Par où il ressort que les subtiles interférences des images sur les images, que l’exigence de lisibilité (“la ligne claire”) fait mine d’ignorer, est en vérité à l’origine d’un jeu inter et intra-iconique qu’il serait dommage d’ignorer. Grâce à ce jeu — et sans théoriser pour autant — l’artiste allégorise donc sa propre pratique. C’est ce jeu qu’on voudrait pointer, dont les éléments, introduits dans le récit sur le mode de l’intégration, de la confrontation ou… du parasitage, permet le développement d’un véritable art poétique au sens classique du terme.

Des tableaux retournés

Le secret de la Licorne, prolongé par Le trésor de Rackham Le Rouge, n’est pas qu’une histoire de tableaux, mais c’en est une aussi. À cet égard, le motif du “canevas retourné” qui connaît au moins trois occurrences dans ce double récit est à nos yeux loin d’être insignifiant.

La Licorne, p.42, case 14. Tintin, dans la crypte du château de Moulinsart, s’est pris les pieds dans la corde destinée à suspendre un tableau (le tableau est posé à terre). Sous l’anecdote, le prétexte pointe, qu’une image verbale active soudain : le héros “s’emmêle les pinceaux”, comme si, champion d’un art graphique mené à sa perfection, Hergé-Tintin se faisait malgré tout “cueillir” par ce que les psychanalystes appellent le “retour du refoulé”. À savoir le grand Art. La querelle qui, au XXè siècle, oppose les graphistes — auxquels on agrégera facilement les cartoonists — et les plasticiens — chez qui les peintres forment les gros bataillons — se signifierait-elle, ici, en se chiffrant de la sorte? Ce conflit, les biographes d’Hergé[10] nous le rappellent, affecta Hergé lui-même dont on peut se demander jusqu’à quel point l’oeuvre, précisément, fut vécue sur le mode du pis-aller.

Le Trésor deRackham Le Rouge, p.60, cases 4 et 11. Retour dans la crypte du château. Le héros, en compagnie de Haddock, parcourt à nouveau le bric-à-brac des frères Loiseau. Le reporter et le marin ne savent pas bien ce qu’ils cherchent, mais cherchent, cependant. Ils passent ainsi au pied d’une statue de saint Jean l’Evangéliste dont la base est masquée par un canevas retourné. Disposé de la sorte, le tableau constitue un dispositif complexe : la surface (qu’on sait) peinte, tournée contre le mur, tait le fait qu’elle est, aussi, un paravent. Après être revenus sur leur pas, les personnages passent à nouveau devant la statue de saint Jean. Qu’est-ce à dire? Traduisons. Un peu dans l’esprit de La lettre volée d’Edgar Poe, destinée à détourner l’attention de l’investigateur, la toile retournée d’Hergé cache qu’elle cache. Autrement dit, l’énonciation se naturalise dans l’énoncé, mais cette naturalisation même fait signe (au moins la deuxième fois) qui nous permet de mesurer combien l’auteur “pense visuellement”. Apparemment anodine avec son tableau côté pile, cette vignette ouvre symboliquement un creux qui ne dit pas son nom : celui par où ne cesse de fuir la représentation — partant, toute case —, incapable de tout montrer, et qui, pour cette raison, se prolonge de vignette en vignette, c’est-à-dire de compléments en suppléments. Dans notre optique, cette huile, vue de dos, est l’équivalent du hors champ que matérialise l’étroite “gouttière” entre les images, indispensable à l’articulation du récit. Si nous ajoutons que toute vignette de bande dessinée est le contraire du tableau classique, centré sur lui-même, et avec lequel elle voudrait pourtant coïncider, on peut conjecturer que le tableau est le modèle “nié” d’Hergé à partir duquel le graphiste — sans doute à son corps défendant — décline ses cases. En regard des genres répertoriés de l’art de peindre, les strips et les planches d’Hergé seraient souvent, sous un mode clandestin, des allégories sur l’art de figurer.

Des tableaux qui tombent

Dans la saga hergéenne, les oeuvres d’art (ou réputées telles) apparaissent dès Tintin chez les Soviets. Ainsi, un tableau se décroche-t-il du mur d’une isba (planche 98 bis de l’édition restituée), qui, en tombant, estourbit Tintin. Curieusement, lors de la réédition, l’auteur supprimera la planche où figure cette péripétie. Faut-il voir dans cette suppression quelque indice relatif à la relation que le cartoonist pouvait entretenir avec l’Art? On ne peut que se perdre en conjectures, à ceci près toutefois que dans le monde de Tintin, des tableaux tombent à plusieurs reprises (indifféremment sur les bons et les méchants) : l’art serait-il “assommant”? Partant, Hergé réfractaire (ou complexé face) au legs patrimonial pieusement conservé dans les musées? La question n’est pas incongrue, si l’on se souvient que, pour ce qui relève de cet autre grand art qu’est l’opéra, Haddock et Milou sont allergiques aux trilles du Rossignol milanais (cf. Les 7 boules de cristal). Quoi qu’il en soit, et, pour s’en tenir aux seules toiles, Hergé prendra, de temps à autre, quelque malin plaisir à mettre à mal ces objets convenus du décorum bourgeois. Les Soviets mis à part, des toiles peintes tombent ou sont crevées à quatre reprises dans la saga hergéenne : L’Ile noire (p.16 case 11), Tintin au pays de l’or noir, (p.47 case 15), Les 7 boules de cristal (p.14 case 10), Le secret de la Licorne (p.25 case 7). Que penser de ces chutes ou de la crevaison de ces canevas peints?

Le point culminant — c’est une façon de parler — de cette série sur les tableaux mis à mal est constitué par l’épisode célèbre de la Licorne, épisode qui voit le portrait du Chevalier de Hadoque se décrocher pour tomber sur la tête du Capitaine Haddock (p.25 case 7). Littéralement encastré dans le personnage du corsaire auquel il prête ses traits, le compagnon de Tintin ne se sent plus de joie. L’espace d’un fantasme, trois siècles se sont évaporés. Le moment a été homérique, qui nous a permis de voir, alternativement, la “récitation” du marin échauffé par l’alcool, et le fait d’armes au cours duquel l’ancêtre du Capitaine a tué l’ignoble Rackham Le Rouge. Armé du sabre d’abordage de François — objet “transitionnel” s’il en est —, le Capitaine est un héros par procuration. Jeu de vases communicants. Mais la perforation du portrait de François de Hadoque ne correspond pas seulement à la quasi-résurrection du corsaire d’antan; elle est aussi la métaphore de l’embrochement du pirate, “crevé” comme une vulgaire baudruche. À ce chassé-croisé entre d’une part, le pirate et le corsaire, et, d’autre part, Hadoque et Haddock, on doit également ajouter le va-et-vient entre la prétendue Histoire et l’histoire contée. En somme, nous tenons là une sorte de comble. Pour faire bonne mesure, le dispositif mis au point par Hergé réunit également un gag et ce que l’on pourrait nommer un “mythogramme” (la traduction graphique d’un élément mythique). Sur le gag il n’est guère utile d’en rajouter : le corsaire et le Capitaine qu’on a vus en vis-à-vis quelques pages plus haut (p.14), tels deux jumeaux à jamais écartés l’un de l’autre, se sont fondus en un seul homme. L’enthousiasme faisant office de “mana”[11], la ligne qui sépare la présentation d’avec la représentation s’est abolie aux yeux du marin. Quant au trait mythique, il est celui de l’ubiquité, plus précisément de l’“u-chronie” : le Capitaine a rejoint son alter ego, faute duquel il végétait. Ce qui se signifie par le fait que François confère à Archibald l’aura de son prestige, tandis qu’Archibald, incarnant le corsaire, revivifie ce dernier de sa présence même. Bon sang ne saurait mentir. On notera, enfin, que l’aura de Haddock-Hadoque contamine à son tour la nature de cette case hors du commun. Cette vignette est, par excellence, rayonnante, ce qui, précisément, est le propre des images mythiques. Stupeur de Tintin. Moyennant quoi, l’auteur nous entretient (par la bande…) de ce qu’est un portrait : à savoir ce représentant, figé pour toujours, que les hommes de l’art ont érigé en un genre troublant et prestigieux.

Glosons. Nous avons tous fait l’expérience de regarder intensément tel ou tel personnage en effigie. Et nous avons tous éprouvé cette oscillation impondérable qui s’opérait entre nous et ce visage “têtu” qu’on affrontait jusqu’à ce point où le hic et nunc s’évanouissait. L’autre, que nous fixions, avait tendance à sortir de son “retrait”[12] ou de sa “réserve”, comme un revenant. Toutes choses égales, l’image a beau se présenter comme si Hadoque avait “voyagé” jusqu’à Haddock, “donnant” sur son descendant comme on donne dans le mille. La confusion est telle que c’est finalement l’idée de lapsus qui s’impose au lecteur. Le dictionnaire nous dit qu’un lapsus, c’est “ce qui tombe” (en anglais to collapse, c’est s’évanouir). On peut en effet se demander si c’est François qui s’est “retrouvé” en Archibald ou si, au contraire, Archibald ne s’est pas absenté en “remontant” jusque dans la figure de François, forcé dans ce dessein, de percer la surface peinte de la toile.

Restons dans le paradoxe. Les deux mouvements — celui de la “décadence” ou celui de “l’ascendance” — ne doivent pas être opposés l’un à l’autre. François ne se décroche du mur qu’à seule fin de hisser Archibald au rang des héros. Le résultat cependant est catastrophique, autrement dit désopilant. Une catastrophe, comme on sait, est le retour à rien d’un aménagement — longtemps consolidé — du monde. Tabula rasa. Effondré, à l’instar du pirate qu’il vient de tuer, le corsaire est ravalé à la quotidienneté alcoolique du Capitaine. Qui plus est, le marin émasculé — voyez son bas-ventre remplacé par le motif de la coquille sculptée du cadre — est pareil à un grand gamin sur un stand de foire, gamin qui aurait troqué son apparence pour la défroque d’un personnage de carton.

Revenons à notre première idée. Faut-il voir dans ce passage du Secret de la Licorne, le symptôme de quelque lutte de l’auteur avec les images du passé, dont la peinture constituerait la part noble? Le combat de Hadoque contre Rackham ainsi que la gesticulation d’Archibald, désireux de troquer son habit pour celui du grand ancêtre, entretiennent-ils quelque rapport avec la lutte que notre dessinateur mènera contre la pesante tradition picturale qu’il lui faut maintenir à distance pour que la bande dessinée soit? Difficile de trancher. Un élément pourtant doit être pris en considération : le fait que la seconde partie du Secret de la Licorne, avec l’épisode de la crypte, réfère encore à l’art. Non sans insistance, tableaux et statues forment une forêt de signes au milieu de laquelle Tintin et le lecteur doivent, vaille que vaille, faire leur chemin. Hergé s’avance masqué (cf. note 9).

Contrepoints

Si les toiles tombent de temps à autre, ces dernières savent également rester accrochées aux cimaises!

- Les bijoux de la Castafiore, p.13 case 5 : Bianca vient d’entrer dans la chambre qu’on lui a réservée. Elle dormira dans un lit à baldaquin, veillée par (l’image peinte) d’un cardinal qui n’en demandait pas tant. Un homme d’église dans la chambre de Chastefleur, voilà qui pique la curiosité. Le lecteur est évidemment capable de faire la distinction entre personnages “présentés” et personnages représentés. Mais il sait aussi que les uns et les autres sont d’encre et le papier. D’où ce léger flottement possible entre héros et figurines. Sans exploiter, sauf exception, la veine fantastique, Hergé s’est quand même toujours plu à rapprocher ces inconciliables que sont les images réputées plates et/ou inertes, à savoir les représentations, et ses propres créatures censément agitées par la vie. Avec L’oreille cassée (et la façon qu’a Hergé de traiter les “arts premiers”), on peut justement noter des rapprochements de cette sorte. Dans une première approximation — élargissant d’ailleurs notre propos à la sculpture — nous nommerons ces interférences “contrepoints”.

- L’Oreille cassée, p.1, cases 2 à 4. Nous sommes au musée (celui-ci ressemble au musée de Tervuren). Elle n’est pas vraiment pacifique la coexistence de ces fétiches (africains ou précolombiens) et du public venu admirer ces objets. Hergé a immédiatement saisi qu’il y avait là matière à exercer discrètement l’art — vachard — de la satire (dans Adieu Brindavoine, Jacques Tardi se souviendra de ce persiflage). La dame au binocle (case 4), par exemple, n’a pas l’air plus engageante que le monstre d’ébène qu’elle reluque. Qui plus est, le monstre aux dents acérées semble rire de la vieille. Si l’on ajoute que la momie quechua, aux yeux blancs, qui surplombe la visiteuse, est plutôt moins effrayante que la dame, on se fait une idée de la manière dont le dessinateur peut tisser, sans crier gare, ces liens, évoqués plus haut. Lorsqu’on saisit que les interférences en question sont dues au voisinage avec les substituts symboliques du monde, on comprend alors qu’Hergé soit un adepte de ce contrepoint dont on vient de parler.

Un mot encore sur ce principe de composition. Le contrepoint est, en musique, la pratique consistant à mêler harmonieusement des lignes mélodiques différentes. Extrapolons : le contrepoint, dans notre domaine, désigne la capacité qu’a le dessinateur d’associer, sans accroc (nous sommes aux antipodes du collage) deux motifs autonomes capables de créer entre eux une “ironie”. Les exemples abondent chez Hergé, où telle portion de vignette, rattachable, en principe au décor (inerte) de la scène, entretient un lien discret — et, à cet égard, remarquable — avec le comportement des héros. Qu’on en juge.

- Coke en stock, p.36, case 9. Nous sommes sur un yacht où se donne un bal masqué. Le mafieux Rastapopoulos, propriétaire du bateau, s’est retiré dans sa cabine pour envoyer des ordres. L’homme n’a pas eu le temps de se changer… ce qui n’a guère d’importance puisqu’il est en permanence “déguisé”. Mais, pour une fois, Rastapopoulos, alias Méphistophélès, ne cache pas son jeu : n’est-il pas un diable? Paradoxe : ce déguisement est le contraire d’une tromperie puisqu’il signifie : “je suis un démon”. En fait, la rouerie du sinistre personnage est l’habileté même, qui ne peut être tenu pour méchant puisqu’il fait ouvertement semblant de l’être! En vis-à-vis de cette “composition” — au sens théâtral du terme — une autre composition (picturale, celle-là) attire l’oeil : la toile qu’Hergé a “accrochée”, non sans arrière-pensée sans doute, au mur de la cabine. De quelle sorte de signe au lecteur s’agit-il?

L’art moderne, qui est l’apanage des amateurs et …des spéculateurs, a sa place dans l’habitacle du truand. Tout bien considéré, il semble qu’avec cette case nous tenions l’indice d’un “complexe iconographique” inattendu. S’il fallait qu’un tableau décore effectivement la cabine du Méchant[13], le mieux était, en effet, qu’il soit question d’une oeuvre contemporaine d’alors. Pourquoi? On peut penser que l’art est souvent confisqué par ces nantis qui confondent thésaurisation et collection. Ou bien, encore, que Rastapopoulos est un snob. Comme, par ailleurs, il a longtemps été de bon ton de railler l’art moderne incapable de n’être qu’iconoclaste, on peut se demander si, son snobisme aidant, Rastapopoulos ne fait pas, malgré tout, partie tout de l’élite éclairée! Poser cette question est sans doute une manière (in fine, négative) d’y répondre. Car une autre signification se fait jour dont la teneur n’est pas sans lien avec la facture même de la toile. Derrière l’abat-jour qui en oblitère partiellement la surface, le visage, “picassien” qu’on aperçoit est associé à une main (vue de face). De sorte que le spectateur peut voir dans cette main …“un pied de nez” (à la lettre : un nez de la longueur d’un pied) destiné au malfrat lui-même dont on connaît le nez spectaculairement développé (cf. Vol 714 pour Sydney p.42). So, what? Risquons cette lecture : “sous couleur” de modernisme avisé (les spéculateurs savent où placer leur fric), ce portrait serait une charge contre ce “vieux tableau” de Rastapopoulos. Facétieux, Hergé aurait ainsi profité de l’incompréhension frappant en général l’art picassien (nous sommes à la fin des années 50) pour faire de ce portrait cubiste non pas le témoignage de cette voie (encore relativement nouvelle au milieu du siècle) pour appréhender le monde, mais une figure irrévérencieuse, moquant son propriétaire, probablement incapable de saisir la raison d’être de la création artistique. Pourtant nous ne sommes sûrs de rien. Et, sans doute, est-ce, ici dans ce détail, ce qui “conte”.[14]

- Les Bijoux de la Castafiore, p.34, case 2. Cette case associe une action (Castafiore chantant) et la transformation de cette action en spectacle (la prise de vue dans le grand salon de Moulinsart). Si le sujet de cette vignette renvoie au monde médiatique d’aujourd’hui, sa structure, en revanche, ne date pas d’hier. Ce type de scénographie, en effet, remonte aux Vénitiens du XVIIIè siècle. (Tiepolo, Longhi) chez qui le théâtre est une seconde nature et qui voient les peintres représenter d’un seul tenant aire de jeu, acteurs et auditoire. Un rapide parcours de son oeuvre confirme qu’Hergé affectionne ce type de cadrage rassemblant “portraitistes” et “portraiturés” (Les Cigares du pharaon, p.16-17, Le Lotus bleu, p.48 case 14). Si la cohésion graphique est au rendez-vous chez le cartoonist, la cohérence narrative faiblit (ou fait mine de faiblir). Au vrai, Bianca n’est là que pour permettre à l’auteur de regarder évoluer ces gens de télévision, dont c’est peu de dire qu’ils sont envahissants. Le propos le permet : Hergé s’attarde vers les “coulisses”. Aussi, perdue dans l’appareillage dont on oublierait presque qu’il n’est là que grâce à elle, l’égocentrique Bianca se retrouve-t-elle excentrée! Or, face à l’assistance, qui se tient coite autour de la star, et symétriquement à cette dernière par rapport à la caméra N°2, le fétiche, rapporté des îles (cf. Le Trésor de Rackham Le Rouge) arbore un air qui tranche évidemment sur l’attitude de ces “spectateurs professionnels” que sont les gens de la technique. Au garde à vous pour toujours, la statue en bois figurant l’ancêtre de Haddock, introduit une note incongrue des plus réjouissantes. La raideur interloquée du totem vaut ici pour la crispation du Capitaine qui, hors champ, voue la chanteuse aux gémonies. La bouche grande ouverte, la statue crie silencieusement sa mauvaise humeur. Personne n’en a cure, hormis le lecteur qui entr’aperçoit qu’au-delà des protocoles, les mânes de Moulinsart ne sont guère favorables à la diva. Plaisir inconvenant de la comparaison.

- Tintin au pays de l’or noir, p.39, case 9. Tintin est venu rendre visite au sheik Ben Kalish Ezab dont le fils, Abdallah, vient d’être enlevé par Bab El Ehr. Pour évoquer cette dramatique absence, le sheik et Tintin s’approchent d’un portrait d’Addallah. Et le père d’y aller de sa larme (pauvre petit chérubin!… Ces séances de pose étaient pour lui un véritable supplice...). C’est évidemment trop en dire. Comme à l’accoutumée, la parole va susciter la marche des choses qu’elle prétend seulement décrire. Bref, l’enfant qui feint le détachement annonce la ruse qu’il “chauffe”. Trop poli pour être honnête. On veut dire que nous sommes passés subrepticement de son effigie à Abdallah même qui, sage comme une image, berne son monde. Le garnement, à qui “il ne manque que la parole”, se tient à l’avant d’un décor convenu. Il s’appuie de la main gauche sur le guéridon comme dans les portraits photographiques qui commandaient qu’on se soit bien “calé” devant l’objectif (la main droite tient le poignard des tribus bédouines). Tout compte fait, il apparaît que la toile, qui occupe la moitié de la vignette, est symboliquement l’objet d’une transaction. Le sheik désigne (→) le tableau, et ce faisant, instaure la possibilité d’une réciprocité. Avant que vienne l’heure où le jeune garçon descendra effectivement dans l’arène, le père, de son geste, fraye déjà la voie du retour (←) du gamin. Si le “chérubin” en question est en réalité un sale gosse qui, partout, sème la panique, Hergé, pourtant, s’est arrangé pour le laisser provisoirement enfermé dans son cadre. On pressent qu’Abdallah va quitter sa position de vedette pour fouler de plain-pied le monde, champ d’expérimentation de ses farces et attrapes. Au vrai, cette composition en abîme fonctionne comme une sorte de flash forward dont on dira qu’elle est destinée à inquiéter le regard ou, pour user d’une métaphore incertaine, qu’elle nous “met la puce à l’oeil”.[15]

B. La ligne claire et les arts non-occidentaux

L’art non-européen a naturellement sa place chez Hergé dont le héros ne cesse de courir la planète : l’Egypte, la Chine, le Pérou, le Tibet, le Congo et Mélanaisie (Vol 714 pour Syndey) constituent des références stylistiques que la “ligne claire” apprivoise volontiers. N’en donnons que quelques exemples.

1) L’Egypte

Dans le passage nilotique des Cigares du pharaon, le père de Tintin intègre l’art pharaonique sans peine aucune, comme si ce dernier — “pré-paré” — avait sa place chez notre dessinateur. Il y a, chez Hergé, une telle affinité avec le tracé des fresques du pays de Ramsès II, toutes en aplats soigneusement délinéés, que le dessinateur ne résiste pas au plaisir de nous montrer comment le jeune reporter détonne, juste ce qu’il faut, dans l’univers plastique des mastabas. L’effet produit a-t-il été pensé comme tel par Hergé? À notre avis “non”, s’il s’agit de parler d’une claire conscience critique du dessinateur; “oui”, si nous tenons pour acquis que le cartoonist pense “avec la main”; autrement dit, mesure ici ses propres formes à l’aune des styles exotiques dont il s’approche tout en s’en démarquant.

- Les cigares du pharaon, p.7, case 9. Le dessin du maître de Bruxelles “mord” sur les fresques devant lesquelles passe Tintin. Cette proximité graphique est à notre sens, le véritable sujet du dessin alors que l’accent est évidemment porté sur la quête du héros. Pour subtile qu’elle soit, un telle coïncidence nous permet d’apprécier l’esprit du dessinateur qui s’arrange pour que le jeune homme — n’était sa bonhomie — soit quasiment en passe de contrer la “plate” liturgie sacrée qu’il croise inopinément. La statuaire, également, n’est pas en reste. Page 8, cases 4 et 5 : l’auteur met sur le chemin du héros des dieux réduits au rang… de laquais, comme si le passage des fresques aux sculptures faisait soudain de ces dernières des personnages capables de cohabiter avec les figures hergéennes. Tintin est à la recherche du professeur Siclone. Or, voici que quelques-uns des vêtements de l’égyptologue apparaissent dans le cadre des vignettes. L’incongruité du passage consiste, en l’occurrence, à faire tenir une redingote et une manchette amidonnée de chemise par le dieu Sobek (le dieu Crocodile). Tout en respectant les codes d’une certaine vraisemblance, la situation atteint soudain au surréalisme. Hergé, pourtant, n’est pas de la même paroisse que Magritte. Cependant, quelques “folies graphiques” (dont celle-ci) accréditent l’idée que, moins sage, l’auteur eût peut-être rejoint Max Ernst ou Marcel Mariën. De fait, avec ce passage, nous sommes un cran au-delà de l’hétéroclite (tel qu’il se manifeste par exemple dans les bric-à-brac chers au XIXè siècle), c’est-à-dire dans une zone où il en faudrait peu pour que les statues se mettent à bouger. Mais brisons là ce fantasme (que l’on retrouve à plusieurs reprises). S’avançant résolument à contre-courant des grandes figures hiératiques de la nécropole, Tintin n’a cure du somptueux environnement qui l’entoure et le dépasse à tous les sens du terme. Forcera-t-on la note en déclarant que, poursuivant coûte que coûte son chemin, le jeune homme se doit d’être insensible à la beauté des lieux qu’il traverse? Tintin, en effet, n’est pas un esthète encore moins un touriste; il n’a pas de temps à perdre. Il n’est pas l’homme de l’otium (le loisir), mais celui du negotium (pour lequel tout compte). C’est donc par-dessus le marché, “en prime” (mais cette prime est primordiale pour nous) que le décor est ce qu’il est. Partant, c’est nous qui sommes les touristes. En bref, si Hergé raconte (aussi) pour dessiner, tout doit faire croire qu’il ne dessine que pour raconter. Officiellement, la position de notre auteur sur ce point ne variera jamais d’un pouce, qui, toujours, se déclarera raconteur d’histoires. La storia est son credo. Déroger à ce principe le ferait s’égarer dans les marais du formalisme (où ne manqueront pas de s’embourber certains de ses successeurs). Pourtant, qui peut croire Hergé étranger aux charmes des motifs qu’il reconfigure pour les besoins de sa cause? Difficile, à ce sujet, de ne pas convoquer ce que la critique considère comme la couverture d’album la plus réussie de notre auteur.

Soit la couverture des Cigares de l’édition de 1934[16]. Conçue à une époque où le personnage de Tintin, n’a pas encore atteint à cette première maturité qu’il affichera dans L’Oreille cassée, la couverture des Cigares, offre au lecteur un dessin où la mise en exergue de l’“instant décisif”, en d’autres termes le suspense, le dispute à la composition graphique. Nous sommes sur une quasi-scène de théâtre où la colonne de pierre, à gauche, ressemble à un rideau ramené vers la coulisse d’où Tintin se risque prudemment. Une source lumineuse, hors champ, a cueilli le jeune homme au sortir de sa cachette, de sorte que Tintin projette son ombre sur la paroi du fond. Or, sur cette dernière se découpe également (mais à une tout autre échelle) la noble figure de quelque pharaon (il porte la coiffure de la haute Egypte). Le héros, à l’avant-plan, redoute, d’évidence, le danger associé à la source de lumière qui l’a débusqué. Mais pour nous, lecteurs, le jeune homme est surtout inconscient de cet autre danger qui, derrière lui, incarne la Menace. Oubliant son immobilité, le colosse peint ne va-t-il pas fondre sur le jeune homme? Les ombres portées sont rares chez Hergé qui, en cette occurrence, fait une exception : la silhouette noire du héros empiète sur l’espace sacré de la fresque. Voilà bien Tintin dans de beaux draps. Ne s’agit-il pas, au sens fort du terme, d’une profanation?

2) L’Inde

Soit à nouveau Les cigares du pharaon (p.50 case 11). L’effet est saisissant. Nos deux flics, en planque derrière une statue de Shiva, sont sortis de leur cachette, impayables comme toujours. Il y a chez les Dupondt une propension à aller se mettre dans les situations les plus improbables; ce qui équivaut, comme on dit familièrement, à “faire tache” dans le paysage. Pour filer la métaphore, on pourrait ajouter que nos idiots ne peuvent être vus “en peinture” pour la raison qu’ils sont précisément incapables de s’intégrer en quelque lieu que ce soit. Rappelons-nous les deux policiers en costume de mandarins (Lotus bleu, p.45 à 48) ou d’evzones (Objectif lune, p.18-19), dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils étaient “déplacés”. Sans doute, n’est-il pas possible de demander à nos fins limiers d’être des gens capables de se penser dans le continuum d’une situation donnée. On sait, à ce sujet, que les armées, en tant de guerre, ont souvent su exploiter le savoir-faire des artistes reconvertis en “camoufleurs”. De l’art au trompe-l’oeil, dit-on, il n’y a qu’un pas. Mais, justement, les Dupondt n’ont jamais su faire illusion. Insensibles, “anesthésiés”, aveugles aux choses lorsque ces dernières sont un début de réponse à la laideur du monde, les jumeaux — ces “ramenards” — sont par définition “en trop” et qui dépassent toujours du mur derrière lequel on voudrait les oublier. Cette vignette, qui met brutalement les flics au contact d’une réalité artistique de haute culture (la statuaire hindouiste) est aussi une superbe plaisanterie graphique. De quoi, retourne-t-il? Outre le récit, proprement dit (fort dramatique en ce passage puisque Milou doit être sacrifié), Hergé nous parle du télescopage de deux univers que tout sépare : d’une part, la morne et pesante réalité quotidienne, parcourue par des hommes bornés; d’autre part, la réalité cosmique de Shiva dont on sait qu’il inspire, dans le sud de l’Inde, musiciens et danseurs. Le dieu, maniéré à souhait, dont le pas suspendu est celui de quelque céleste funambule, fait des Dupondt — par contraste — les personnages les plus pesants qui soient. De fait, nos policiers ne peuvent même pas jouer la carte véritable du grotesque, ce qui supposerait que, nés de la grotte (et de l’ombre) ces fantoches puissent s’agiter pour “doubler” le divin personnage, en pleine lumière, quant à lui. Non. Les Dupondt, qui n’ont pour principe que celui de se régler l’un sur l’autre, sont beaucoup trop encombrés de leur stérile gémellité pour ajouter quoi que ce soit à ce qui n’est pas eux. Que font-ils là, plastiquement parlant, ces pantins? Confrontés à Shiva, les Dupondt représentent évidemment le bornage des apparences, et le dieu, dans le ciel de la case, la quintessence de la création; ce dont les flics ne peuvent avoir la moindre conscience. C’est évidemment à leur corps défendant, et pour notre plus grand amusement, qu’Hergé a collé dans les jambes de Shiva (alertes et fort sensuelles!) ces pitres en melon, imperméables à toute idée de “convenance”, d’harmonie ou de poésie. Il fallait la main d’un très grand dessinateur pour convoquer d’aussi drôle façon la pesanteur et la grâce.

3) La Chine

Alors qu’avec Les Cigares il était question de confrontation stylistique, la Chine du Lotus bleu va se présenter comme l’objet d’une empathie peu commune (Tintin, d’ailleurs, va vivre à la chinoise). L’ironie, à tout le moins la distanciation repérée dans les Cigares disparaît au profit d’une réinvention du milieu ambiant.

- Le Lotus bleu, p.44, case 14. Tintin et Tchang, son guide, descendent à flanc de montagne le long escalier qui mène à la ville de Hou-Kou. Le dessinateur a voulu représenter les deux garçons en bas de l’image, de sorte que la longue kyrielle des marches derrière eux puisse être “récapitulée” par le lecteur comme chemin parcouru. Chose rare, les personnages sont muets, qui, “perdus”, dans le paysage, constituent à peine un “accident” de ce dernier.

Quelque chose de l’esthétique chinoise pointe ici, qu’Hergé a faite sienne au contact de son ami Tchang-Tchong-Jen, étudiant aux Beaux-Arts de Shanghaï en stage à Bruxelles dans les années 30. Dans les traités de peinture de L’Empire du Milieu — ainsi que nous l’apprend François Cheng — n’est-il pas dit que la perspective est régie par trois codes dont celui de la “distance élevée” (kao-yuan), ordinairement utilisée dans les tableaux verticaux? Dans ce cas, “le spectateur se trouvant à un niveau relativement bas, regarde vers le haut; la ligne d’horizon est par conséquent basse, et le regard du spectateur suit l’étagement des hauteurs” (1979 : 59). En bref, cette modeste case au décor grandiose, est le pastiche pittoresque de certaines peintures de l’ancienne Chine. En forçant un peu le trait, on pourrait dire que les deux garçons finissent de dévaler (d’) une estampe[17].

Avec ce pays visité par procuration, nous ne sommes pas dans une Chine complaisamment exotique, mais bel et bien dans l’Empire du Milieu, quelque part dans une région de montagnes, où passe un chemin inchangé depuis des siècles. Hommage du cartoonist à la tradition de l’Extrême-Orient, mais aussi — et c’est tout le mérite d‘Hergé — à tout un monde en sursis qui va sortir de son immobilisme. Car, arrivés à Hou Kou, Tintin et Tchang renouent avec la vie citadine et les apports de l’Occident : électrification des rues, stores des magasins, publicités murales, uniformes à l’occidentale des policiers, etc.

Sur les centaines de vignettes que compte Le Lotus bleu, nous ne pouvons relever qu’une vingtaine de cases de cette sorte où le cartoonist se laisse aller aux délices de la couleur locale pour elle-même. À l’évidence, l’exception fonde la règle et il faut saluer cette probité de l’art chez le cartoonist qui tranche avec l’esprit de l’illustration que le graphiste, par ailleurs, cultive avec bonheur. Sorte d’excroissance de la narration figurative, telle que le maître de Bruxelles la conçoit, l’illustration restera cependant pour l’artiste un objet secrètement chéri, pour ne pas dire une tentation. Les nombreuses images uniques qu’aime produire Hergé (couvertures du Petit XXe, publicités, hors textes et autres macro vignettes réintroduites au sein des albums) sont manifestement la preuve que le dessinateur travaille “en marge”, c’est-à-dire dans le voisinage de l’art muséal. Mais on doit à la vérité de dire qu’Hergé, à cette époque, ne connaît pas grand-chose à la peinture. Sa pratique de graphiste, toutefois, est à ce point intense qu’il n’est déjà plus un façonnier travaillant à la commande, mais un créateur conscient de ses propres possibilités.

À preuve : ce dessin, Lotus bleu, p.19 case 16, dont le cartoonist se servira pour la couverture de l’album. En entrant dans la fumerie d’opium du Lotus bleu Tintin est l’objet d’un accueil ambigu, et contradictoire dans ses effets. Le bras du chinois qui lui souhaite la bienvenue est à l’opposite du mouvement suivi par la tête du dragon rouge dont le mur est décoré. Au vrai, l’homme en noir ne “contrebalance” qu’avec peine la menace que représente le monstre peint. On connaît l’expression “aller se fourrer dans la gueule du loup”. Il va de soi qu’Hergé tire profit de sa toute nouvelle compétence en matière chinoise (compétence qu’il vient d’acquérir au contact de Tchang), pour faire du décor dont il nous gratifie, le signe avant-coureur d’une menace aussi virtuelle que prégnante. S’il est impossible d’affirmer que nous sommes effectivement prévenus, du moins peut-on avancer que nous voilà alertés.

De temps à autre Hergé éprouve le besoin de montrer ses personnages réduits à l’état de silhouettes. Il va sans dire qu’avec Le lotus bleu, les ombres chinoises sont des figures “surdéterminées”. Mais l’auteur n’abuse pas du procédé en question dont on dira qu’il ressortit également à la tradition occidentale des ombromanies. De Caran d’Ache à Pinchon, en passant par Henri Rivière (qui, influencé par le Japon, travailla pour le Chat Noir), des figurines noires traversent les cases que les fonds clairs rendent cocasses ou “impénétrables”.

- Lotus bleu p.16 (les deux strips du haut). Sur une plage, trois hommes attendent un sampan, qu’on voit se profiler à l’horizon. Seul, le ballon — cet astre logique[18] — “éclaire” la scène. Nous n’en saurons pas plus. Le ciel, par le simple jeu des valeurs, confère à la mer et à la terre une phosphorescence qui fait des êtres et des choses (les rochers) les motifs d’une composition où l’hommage à la Chine ne contrarie en rien l’économie stricte du récit. La ligne claire, dont l’un des modes extrêmes ici a été atteint, ne peut qu’en sortir raffermie; quant à l’humour (la nuit tous les chats sont gris), il informe plus que jamais la vision du maître.

Envoi

Ce détour par les traditions non-occidentales a été une façon de montrer la cohérence stylistique d’Hergé, capable de tout rapporter à son aune propre. Si, malgré tout, l’artiste s’octroie des instants de relâche, comme dans les Bijoux de la Castafiore, par exemple, (p.40, les deux strips du bas, où sans crier gare, Hergé change soudain de facture), il reste que la ligne claire règne en maîtresse absolue. L’expressionnisme ambiant de tel ou tel passage eût-il voulu qu’il n’en soit pas ainsi? Hergé tient bon, qui maintient ses repères. Qu’on en juge avec ce dernier exemple :

- L’Oreille cassée, p.27, case 8. Le paysage est désolé. Il fait nuit. L’orage bat son plein. Un éclair frappe le poteau du second plan, alors qu’au plus fort du tournant de la route un premier mât penche dangereusement. Tintin, la chemise en lambeaux, fuit dans la tourmente. Le décor est blême et le ciel plus noir que jamais. La fiction selon laquelle on pourrait dire que la scène est illuminée par la décharge céleste n’est qu’une piètre explication : la montagne est claire pour que, justement, la nuit soit d’encre! Et, parce que la nuit est d’encre, le monde peut ainsi produire sa propre phosphorescence. Ce qui, en l’occurrence, fonctionne comme un “bonheur” plastique. Rien là, toutefois, de bien nouveau en matière de dessin. La gravure, depuis longtemps, nous a habitués à ces “conversions” où la réserve (le support brut) commute avec le liquide gras dont on a enduit la plaque. Hergé, certes, n’est “que” dessinateur, mais son dessin retrouve ici et là les effets paradoxaux du travail des graveurs. Voyez la façon dont l’artiste nous signifie qu’il pleut à verse : des traits blancs, discontinus, tant que le fond est sombre, des traits noirs, non moins discontinus, dès que ce fond vire au clair. La situation aurait pu commander un usage inverse du pâle et du foncé : un ciel blafard, et un paysage tout en silhouette. Une telle option eût favorisé l’établissement d’une image expressionniste dont on se prend à penser qu’elle eut été tout indiquée. Le monde, en négatif, se fût soudain présenté sous un lumière sinistre parfaitement en accord avec le propos tenu (mort frôlée, foudre). Pour autant, le dessinateur n’a pas voulu quitter sa chère ligne claire. Seul un pareil éclairage permettait, en effet, que plans et volumes fussent vus sous leur “meilleur jour”. Bien que “conceptuels”, les rochers sont de “vrais” rochers, pas un vague décor (les arêtes qui articulent les facettes des blocs de pierre viennent rejoindre le plan le long duquel a été établie la route, ainsi que l’eût voulu un ingénieur des ponts et chaussée). Les enjambées du héros riment avec la courbe “précipitée” des rocs, de sorte qu’à la rudesse de l’environnement répond l’âpreté des mouvements du héros. Décidément, Tintin est dans son élément. Ce qui signifie, aussi, que le jeune homme est à peine plus qu’une inflexion du paysage (cf.supra Le lotus bleu). D’où il découle que le personnage, circonscrit de la façon qu’on voit, peine à s’extraire du tout où il s’agite. Abondons en ce sens. La route, taillée au flanc de la montagne, se trouve redoublée en hauteur par le faisceau des fils électriques, non soumis à la courbe exacte du chemin. Or, ces fils zigzaguent et, allant au plus court, devancent Tintin qui s’acharne malgré tout. Du seul point de vue graphique, le héros semble accuser un déficit de vitesse. S’en sortira-t-il? Ce contraste entre le haut et le bas (le ciel et la terre) ou le noir et le blanc (l’obscurité et la lumière) veut que, sitôt la bordure du monde franchie, les choses se “spectralisent” : ils filent, ces câbles, en un tournoiement fou auquel le feu du ciel ajoute sa déchirure. Mais si l’orage se déchaîne, Hergé lui aussi se lâche : l’esthétique de l’épure, qui gouverne la fidélité aux formes répertoriées, se voit contrecarrée par le désordre qui règne et auquel ne sont pas sans contribuer les biffures obliques de la pluie. Comme si le dessinateur, en oblitérant son image, faisait de cette dernière un passage décidément néfaste.

C’est dans les détails, nous dit-on, que se cache le diable. Nous inclinons à faire nôtre cet aphorisme dans la mesure où nous comprenons que le diable n’est pas d’abord diable (diabolicus), mais daemon, à savoir “esprit” (que ce dernier soit “malin” ou non). Le daemon d’Hergé, nous avons tenté de le montrer, se cache en partie dans le détail de ses cases. À savoir, autant dans la facture des dessins que dans le choix et le traitement des motifs. On veut dire que si Hergé est un conteur dont la technique et le sens de la documentation sont scrupuleusement liés au contrôle de sa storia, on tient que, chez notre dessinateur, la pensée visuelle (liée à la pensée symbolique) instaure une “scénariographie” qui outrepasse la seule rationalité discursive[19]. L’intelligence graphique chez Hergé est telle que, tout en soignant la fable, l’auteur fait de nombre de ses cases des sémaphores méta-descriptifs où perche l’humour, en l’occurrence le sens de l’à-propos. Discrètement, le cartoonist dépose sur la chaîne narrative des aventures qu’il nous conte le dispositif d’une sémiotique seconde, subreptice, qui enchante la lecture.