Corps de l’article

Dans un célèbre article, Arthur Danto note qu’“il ne serait jamais venu à l’idée des peintres de Lascaux qu’ils étaient en train de produire de l’art sur ces murs”, ajoutant avec humour : “À moins qu’il n’y ait eu des esthéticiens néolithiques!” (1988 : 195) À travers cette saillie, il entend défendre la théorie qu’une chose ne peut être tenue pour de l’art que s’il existe une certaine “théorie de l’art” admise au moment où la chose est prise en compte. Dans ce commentaire de sa thèse, j’emploie deux fois le mot “théorie” avec un sens évidemment différent. La théorie qu’il énonce procède d’une réflexion de théoricien sur l’art et son contexte; le concept de “théorie de l’art” que mobilise cette réflexion est, lui, supposé enregistrer une certaine idéologie de l’art existant à un moment donné (comme celle qui accompagne l’exposition par Warhol de ses Boîtes Brillo). Je préfère, en effet, parler d’idéologie concernant ce second sens de “théorie”, celui de certaines idées “dans l’air” relativement à un état de choses donné, pour réserver le label de “théorie” à la réflexion des théoriciens aussi bien sur un tel état de choses que sur les idées qui l’accompagnent.

Mon propos dans ce qui suit est fondé sur la conviction qu’on ne peut répondre à la question de l’impact des technologies sur la théorie du cinéma par le seul commentaire complaisant de l’idéologie qui accompagne l’état actuel de la technologie ou, ce qui revient au même, sans s’interroger aussi sur les conditions d’une réflexion théorique concernant la technologie et les contextes de son émergence. Autrement dit, à l’aune de l’impact des mutations technologiques, la théorie du cinéma (et des médias) est-elle simplement modifiée quant à ses théorèmes ou plus profondément mise en question sur le plan de ses fondements épistémologiques? Et, pour anticiper l’introduction d’un concept qui me sera d’une grande utilité, les mutations technologiques impliquent-elles une mutation des paradigmes théoriques?

I. De quelques mutations paradigmatiques

1.1 Au-delà de la machine à écrire…

Danto généralise sa proposition sur l’art préhistorique, en laissant entendre que la relation aux idéologies historiquement disponibles vaut pour n’importe quel domaine de l’activité humaine, n’importe quelle technologie : “Il n’aurait pas pu y avoir, toutes choses restant égales, d’assurance avion au Moyen Âge, ni d’effaceurs pour machines à écrire étrusques”. Kant disait que l’exemple est une béquille pour l’esprit. Une béquille plutôt fragile en l’occurrence. Autant la règle de Danto semble intemporelle, autant une partie de son exemple est désuète (ce qui n’empêche pas forcément la règle de fonctionner). En effet, les machines à écrire sont d’ores et déjà reléguées aux rayons des musées de la technique, sinon pour quelques retardataires ou peut-être quelques résistants. La phrase de Danto offre le témoignage, à l’insu de son auteur, de la rapidité du changement technologique que nous vivons. Elle nous indique que son texte, publié en 1964, fut écrit avec une machine à écrire. Nul doute que l’auteur en soit venu ensuite à l’ordinateur. De texte en texte, indépendamment de l’instrument de travail, il a repris, rectifié, développé sa théorie sur la “théorie de l’art” et l’a discutée avec d’autres. Est-ce que le passage à l’ordinateur a changé quelque chose à son écriture et à sa pensée? Si je répondais intuitivement à cette question, à l’aune de ma propre expérience, je dirais que j’ai le sentiment que, passé une période d’adaptation, la pensée est sensiblement la même qu’on écrive à la main, avec une vieille machine ou sur un ordinateur plus ou moins new look.

En revanche, je suis parfaitement conscient du fait que l’ordinateur non seulement transforme, accélère le processus de recherche, parce qu’il ajoute à la machine à écrire qu’il demeure diverses fonctionnalités nouvelles, à commencer par le stockage en mémoire, mais encore nous sert de boîte à lettre, de source inépuisable de documentation visuelle, textuelle et sonore, d’instrument de communication mondiale, d’écran pour voir des films ou la télévision, de chaîne hi-fi, et maints autres usages. La multifonctionnalité est l’un des caractères les plus saillants des appareils dont nous disposons désormais, tel le téléphone cellulaire devenu écran de cinéma. En considérant cet aspect de la question, on est inévitablement tenté de plaider pour une refonte de la théorie, pour un changement de paradigme théorique. Toutefois, il ne faut pas trop se précipiter…

1.2 La persistance de l’écran

En parlant du téléphone cellulaire devenu écran de cinéma, on fait apparaître que si la manière de pratiquer le film est en voie de transformation, quelque chose demeure, par-delà ses propres mutations : l’écran. C’est un gros paradoxe, auquel nous sommes déjà accoutumés, que l’ère du numérique avec la dématérialisation que cela est censé impliquer est tout aussi bien l’ère de l’écran, du plus petit au plus grand, du portable à l’Imax – l’ère, au vrai, de la prolifération des écrans de toute taille, voire de toute nature, l’ère du multi-écran… De plus, nous passons sans cesse davantage d’heures devant l’écran, comme support d’image, non seulement image tout court, mais image de texte et d’hypertexte. Le numérique, au lieu de supprimer l’image, a précipité son inflation. C’est là un second exemple de l’écart qu’on doit ménager entre la simple description de l’idéologie et la réflexion théorique. Deux paradigmes se font concurrence : celui auquel on s’était vite accoutumé de l’idéologie de la dématérialisation (que, certes, l’expansion inéluctable du numérique sembla imposer, et dont certains aspects, une fois décantés des simplifications journalistiques, demeurent pertinents) et celui de l’expansion écranique, d’autant plus qu’à la diversification de la relation optique aux surfaces planes des écrans diversifiés, aux images dont ils sont le suppôt, s’est ajoutée la connexion physique du contact haptique, tactile, devenu le mode dominant de la relation aux écrans.

1.3 Du “cinéma de papa” à l’idéologie postmoderne

J’ai connu les grandes salles de quartier où le feature film était précédé par un court-métrage, la publicité Jean Mineur, des attractions de music-hall et la distribution des esquimaux Gervais à l’entr’acte. J’ai connu le patronage où un abbé cinéphile nous projetait avec un appareil 16 mm souvent récalcitrant des oeuvres de Grémillon et autres classiques français, parmi des films édifiants genre saint Vincent de Paul. J’ai connu les débuts de l’enseignement du cinéma à l’université avec des projecteurs 8 et super 8 mm, les semestres passés à décortiquer la copie souvent sautillante d’un seul film, Nosferatu. Puis, j’ai connu l’arrivée du format VHS, la boulimie d’enregistrement de cassettes… lesquelles, maintenant, après avoir croupi dans ma cave, puis avoir joint la déchèterie la plus proche, sont supplantées par le DVD et les téléchargements… Et me voilà, comme nous tous, converti désormais au tout numérique, à la multifonctionnalité de l’iPhone, à la Wifi, etc., et donc à toutes sortes d’attitudes nouvelles, y compris dans la pratique de la cinéphilie.

Je pourrais ajouter à ce récit, celui, parallèle, des stations idéologiques qui ont jalonné la même période (mai 68, les désillusions politiques, notamment). Globalement, il en ressortirait que les transformations technologiques évoquées, qui se sont succédées à très grande vitesse, dans une sorte de progrès en accélération constante, ont été accompagnées d’une mutation idéologique à rebours de l’idée de progrès. Tandis qu’elles semblaient sortir du modernisme, par une sorte de renversement paradoxal, elles ont ensuite baigné dans l’atmosphère du postmodernisme. Un monde arrêté idéologiquement, du moins censé l’être, bloqué dans la fin de l’histoire, aurait produit le progrès technologique le plus considérable et le plus rapide depuis les débuts de l’histoire humaine. Cet autre paradoxe indique clairement qu’il convient d’être précautionneux dans l’abord de notre question. Le “monde arrêté” est un fantasme littéraire, le progrès technologique, une réalité. Il est donc fallacieux d’envisager que le premier ait pu produire le second. Mais il ne le serait pas moins de croire à la causalité inverse. Sur un plan très général, ce qu’on ne peut manquer de souligner, c’est que le modernisme ayant été évacué, notamment sur le plan politique (chute du mur de Berlin, fin du communisme, etc.), le postmodernisme aura été – sans doute est-il déjà une idéologie dépassée – l’atmosphère accompagnant le triomphe du libéralisme, justement propice à l’évolution technologique, mais l’accompagnant aussi, et provisoirement, d’une dénégation non moins propice, le progrès réel étant maintenant délesté de l’hypothèque d’un progressisme devenu honteux.

Quand je parle de postmodernisme, je ne peux manquer aussi d’évoquer 1984. J’étais allé enseigner un semestre aux États-Unis cette année-là et j’en revins avec l’impression qu’il y a avait un fort décalage entre l’idéologie “américaine” telle qu’on pouvait l’observer dans certaines universités déjà converties au postmodernisme, à la French Theory poststructuraliste, déconstructionniste et postfreudienne, et l’idéologie “française” encore attardée dans le modernisme finissant. En 1981, Georges-Gérard Lemaire, dans un article retentissant du Monde intitulé “Le spectre du post-modernisme”, le décrivait comme “une destruction de la hiérarchie des valeurs, un effritement de la hiérarchie spéculative des connaissances”. Avec retard, l’idéologie française s’est mise au goût du jour, pour le meilleur et pour le pire. L’évaluation sérieuse du postmodernisme montre, il est vrai, que, faisant fi des données historiques réelles relatives au modernisme, il en a construit une sorte de fantasme, s’en servant comme repoussoir, tout autant que le modernisme, en tant que paradigme idéologique, s’était appuyé sur le repoussoir du traditionnel ou du classique réduits au préalable à une construction fantasmatique. Les exemples abondent de cette sorte de manipulation par laquelle se construit l’imaginaire humain en concurrence déloyale avec le savoir vérifié. Un autre aspect de la situation réside dans le consensus relatif non plus aux contenus idéologiques, mais à la condition admise d’un savoir acceptable. Le postmodernisme ne s’est pas seulement insinué dans les cerveaux pour former l’habitus culturel, pour fonder l’adhésion à tel ou tel contenu, mais aussi pour prétendre définir les critères épistémologiques, c’est-à-dire ce qu’il convient de considérer comme condition de vérité dans le domaine du savoir. Aujourd’hui, ce paradigme domine la recherche sur le cinéma et sur les médias. Cela se sent, avant toute analyse, dans la prédominance d’une rhétorique récurrente qui impose des thèmes de pensée tels que la dissémination, la différence, l’altérité, l’hybridité, l’éphémère, etc.

“Requiem pour le postmoderne” : ce titre tout récent coiffe un article spectaculaire de The Guardian (Hari Kunzru) reproduit dans Courrier international (2011 : 46-47), lequel, constatant qu’Internet a largement supplanté Postmoderne dans les occurrences Google, y voit le signe du retour des fantasmes excitants du postmodernisme à la banale réalité : “C’est comme si la culture avait rêvé d’Internet et que, au moment où il est arrivé, nous n’avions plus besoin de ces rêves, ou plutôt que ces rêves étaient devenus triviaux et qu’ils faisaient partie de notre quotidien”. Toutefois, jusqu’à nouvel ordre un art a résisté à la fois à la vague postmoderniste et à cette supposée banalisation par Internet : le cinéma (tandis que l’architecture, puis les arts plastiques, la musique et la danse se seront vite rangés à la nouvelle idéologie). Cette résistance du cinéma à la fois quant à sa forme d’existence et à ses modes de présentation est un fait remarquable. À l’encontre de l’art contemporain, où l’oeuvre, au sens d’une forme autonome, est dévaluée, le cinéma continue à produire le feature film – comme je l’ai dit dans un autre colloque : à considérer d’autres arts plus ou moins définitivement convertis à la haine de l’oeuvre, c’est une chance pour le cinéma de ne pas avoir honte de se présenter encore sous la forme de l’oeuvre! Il est remarquable que cela soit encore le cas en dépit des mutations technologiques, des nouveaux modes d’accès à l’image et de la popularisation d’Internet. C’est là un aspect de la paradigmatique qu’il convient d’approfondir, notamment quant au rapport que le paradigme résistant de l’oeuvre entretient avec celui de son dispositif de présentation, celui de la séance dans une salle, en fonction de cette sorte de “rapport social entre des personnes, médiatisé par des images” qu’est le spectacle selon Guy Debord (1971 : 10).

1.4 L’ exemple du moulin à eau : les relations entre le technique et le social

En 1984, à nouveau, la Revue d’esthétique avait demandé à divers auteurs, dont votre serviteur, de répondre à la question : “Comment voyez-vous le cinéma en l’an 2000?” À cette époque, on brandissait volontiers la menace de la vidéo. Notamment, on imaginait la disparition du spectacle cinématographique collectif donc des salles au profit d’un spectacle familial, autour du poste de télévision. Dans mon texte, intitulé “La dernière séance?” (1984 : 115-116), j’émettais des doutes sur cette disparition en considération de la socialité du spectacle, par-delà les mutations technologiques. Je m’appuyais sur la réflexion d’un historien, Marc Bloch, dans un texte sur l’avènement du moulin à eau au Moyen-Âge. Ce texte figurait dans un numéro des Annales d’histoire économique et sociale dirigé par Lucien Febvre, paru en 1935 et consacré à l’histoire des techniques. Marc Bloch y constatait le décalage entre invention technique et usage de cette invention : “invention antique, le moulin à eau est médiéval par l’époque de sa véritable expansion” (1935 : 545); il y défendait une théorie des relations entre la technique et le social selon laquelle “une invention ne se répand guère que si la nécessité sociale en est largement ressentie” (Ibid. : 547). Dans le même numéro, Bloch discutait la thèse de Lefebvre des Noëttes selon laquelle l’invention du collier d’attelage, au lieu du collier de gorge qui blessait gravement le cheval, aurait produit le déclin de l’esclavage; appliquant le même principe que précédemment, Bloch proposait de renverser cette causalité en arguant que lorsque “le harnachement moderne entra dans l’histoire [au Xe siècle], la grande révolution sociale était accomplie” (641).

Cette controverse n’est pas close – par exemple, on a découvert ultérieurement des moulins à eau romains –, mais, quant à notre sujet historiquement bien éloigné de la période médiévale, son rappel présente l’intérêt de mettre l’accent sur la complexité des relations entre la technique ou la technologie et l’état ou les transformations de la société. Tout d’abord, il faut se méfier du causalisme, notamment celui qui attribue aux évolutions technologiques un effet automatique sur les transformations sociales; ce causalisme produit le fantasme de la menace de disparition, celle du cinéma par exemple. Ensuite, on franchit un pas supplémentaire dans la rigueur si, dépassant le causalisme simplifié qui se limite au renvoi réciproque d’un phénomène à un autre, on entre dans une représentation systémique. En ce qui concerne l’impact de l’innovation technologique en audiovisuel sur l’histoire du cinéma, on a affaire à un système hautement complexe défini par une pluralité de paramètres : technologique, industriel, sociologique, esthétique, etc. Pour rappeler quelques faits plus ou moins récents :

  • l’arrivée de la télévision a fait baisser le taux de fréquentation des salles de cinéma, mais, dans un premier temps, la diffusion des films par la télévision a renforcé l’intérêt pour le cinéma;

  • lorsque les télévisions ont commencé à abandonner la diffusion des films, la fréquentation des salles est repartie à la hausse;

  • l’apparition des salles multiplexes en France a enrayé la chute de la fréquentation et, ces salles étant souvent associées à des centres commerciaux, le profil du public s’est transformé;

  • l’arrivée des nouveaux supports (VHS, DVD), puis des nouveaux moyens de diffusion (cellulaire, vidéo à la demande, Internet), a détourné les spectateurs des salles tout en renforçant l’intérêt pour le cinéma, tandis que le prix des places augmentant, les recettes des salles ont progressé;

  • la numérisation a produit une récession de l’industrie pelliculaire, mais la numérisation des salles actuellement en cours (l’abandon aux États-Unis du 35 mm accompli en 2012 a fait boule de neige), maintient le cinéma comme spectacle collectif;

  • cette généralisation de la diffusion numérique pose des problèmes économiques, par exemple la nécessité d’ajouter un maillon intermédiaire entre la distribution et l’exploitation, mais ces deux piliers de l’industrie cinématographique demeurent;

  • la technologie 3D, et particulièrement le succès d’Avatar (James Cameron 2009), contribue a accélérer la numérisation tout en accentuant le changement de profil spectatoriel amorcé avec les multiplexes. Et ainsi de suite.

Mais je lisais tout récemment dans TéléCâbleSat un article intitulé “La 3D aux abonnés absents” (2013 : 145) dans lequel il apparaît que la demande en téléviseurs 3D, qui semblait devoir être florissante en 2012 – environ 1 sur cinq des téléviseurs vendus en France –, désormais stagne. Certes, il s’agit de la situation en France et il s’agit d’un phénomène peut-être conjoncturel. Il signale quand même que l’effet Avatar a fait long feu… mais Gravity (Alfonso Cuarón 2013) le relance. Affaire à suivre, comme on dit!

1.5 La théorie paradigmatique

Pour prolonger l’optique systémique que je viens d’esquisser, on peut invoquer le “fait social total” au sens de Marcel Mauss (1950). Le sociologue montre que cette totalisation est définie objectivement par l’intégration des différents paramètres sociaux – technique, économique, social, culturel, artistique, etc. – et leur spécification suivant le médium ou le domaine considéré. Il a apporté à ce débat un second élément essentiel en défendant l’idée supplémentaire que la totalisation varie selon le point de vue où elle est définie subjectivement. Ici, subjectif ne signifie pas simplement individuel ou idiosyncrasique; ce facteur existe, bien entendu, mais il individualise une première spécification à la fois subjective et collective, celle de l’habitus au sens de l’intériorisation de modes d’être et d’agir. L’habitus est objectif en ce qu’il est formé de règles de comportement supra-individuelles, subjectif en tant que ces règles doivent être incorporées par l’individu, dans un cadre plus ou moins communautaire. D’où cet effet, selon Bourdieu (1980), qu’on voit dans l’autre l’objectivité de l’habitus tandis qu’on a la conviction que son propre habitus procède de la subjectivité, que celui-là est socialement déterminé, celui-ci, purement intime. On peut aisément appliquer ce constat à notre rapport au cinéma : les discussions sur le goût, sur la cinéphilie, montrent qu’on est enclin à voir le poids de la culture dans le goût des autres et à tenir son propre goût pour une intime conviction, un pur affect.

C’est, en tout cas, à l’égard de ce constat relativiste que le moment critique (ou épistémologique) de la théorie se révèle fondamental. Ce moment n’est pas que l’affrontement d’arguments égaux qui pourrait passer pour une sorte de scolastique; derrière la méthodologie de l’argumentation, tout aussi irréprochable que, prise en soi, elle paraisse, il y a des paradigmes idéologiques qui se trouvent au carrefour de l’objectif et du subjectif, puisqu’ils réfractent la réalité, tandis que cette réfraction même contribue aux transformations objectives. C’est ainsi que le décalage entre le progrès technologique réel et l’idéologie anti-progressiste du post-modernisme relève d’une critique de l’illusion – le déterminisme vu à l’envers comme dans la fameuse camera obscura de Marx (1845-6) –, loin qu’il n’y ait eu aucun feedback de l’idéologie postmoderniste, par-delà son leurre, sur le monde objectif et son évolution.

D’une manière générale, on peut définir un paradigme comme la manière de se représenter synthétiquement un certain état du monde. Vu de loin, le sujet de ce numéro de RS/SI est de prendre en compte non seulement l’effet des changements technologiques sur la pratique audiovisuelle, mais encore de savoir si le paradigme par lequel nous nous représentons désormais cette pratique diffère peu ou prou des paradigmes qui l’ont gouvernée antérieurement et dans quelle mesure les innovations technologiques plus ou moins récentes ont contribué à la transformation de ces paradigmes. Vu d’un peu plus près, à partir de l’instrument optique que j’appelle épistémologique, il y a deux plans où la question peut être formulée : celui des paradigmes idéologiques qui représentent directement une certaine pratique et les arguments, les outils élaborés théoriquement pour en rendre compte plus ou moins directement. D’où la question de savoir si la théorie du cinéma est le simple enregistrement des paradigmes idéologiques ou si elle a un rôle plus actif, voire créateur. A priori, le paradigme sert de matrice, en quelque sorte readymade, pour interpréter l’état du monde, a posteriori, il résulte de la considération de l’état du monde, voire de son analyse. Il s’agit de s’interroger sur un paradigme a priori qui gouvernerait la pratique audiovisuelle actuelle, et en même temps de se demander dans quelle mesure ce paradigme est commensurable avec celui de la pratique audiovisuelle antérieure, dans quelle mesure le changement technologique est un étalon pour la mesure de cette relation et, dans l’hypothèse d’une incommensurabilité, si cela affecte la théorie du cinéma. La notion d’incommensurabilité est empruntée à Thomas Kuhn (1983) pour qui le paradigme, qu’il appelle aussi “matrice disciplinaire”, est un cadre de pensée déterminant sur plusieurs plans de la recherche scientifique : sujets, méthodes, concepts, interprétation, etc. Ici, je considère le paradigme à la fois dans un sens descriptif – la matrice des représentations qui détermine notre rapport au monde, l’idéologie – et dans le sens explicatif de Kuhn, celui des matrices de disciplines – les problématiques et les méthodes qui conditionnent la recherche scientifique dans un domaine donné. D’où le distinguo entre paradigme comme matrice idéologique et paradigme comme matrice épistémologique.

Il y a à cet égard une référence qui me vient immédiatement à l’esprit (je ne l’ai pas rencontrée chez Kuhn) : la norme du goût, le standard of taste de David Hume (1974). Constatant que le goût individuel relève de la pure subjectivité, le philosophe empiriste se demande s’il existe une norme susceptible d’en ramener l’infinie diversité à un consensus et, décidé à défendre cette hypothèse, se demande comment cette norme collective se forme : par les experts qui possèdent “un sens fort, uni à un sentiment délicat, amélioré par la pratique, rendu parfait par la comparaison, et clarifié de tout préjugé”, en sorte que “les verdicts réunis de tels hommes, où qu'on puisse les trouver, constituent la véritable norme du goût et de la beauté” (1974 : 95-96). C’est quelque chose d’analogue qui constitue le paradigme comme système de référence de la pensée scientifique : une norme du savoir fondée sur la pratique de la science et la conscience épistémologique d’experts. Dans ce cas comme dans celui du goût, le processus d’émergence des paradigmes théoriques passe par la critique de paradigmes idéologiques – ce que Bachelard nomme des “obstacles épistémologiques” (1967) – qui peuvent être aussi la forme dégénérée de normes qui auparavant procédaient de l’expertise vivace.

II. Un exemple de discussion autour d’un nouveau paradigme : le champ élargi

Ce qui est en cause dans cet article est le moment privilégié d’un changement paradigmatique ou, mieux, d’un noeud de tels changements. Un moment d’incertitude où se font concurrence de purs paradigmes idéologiques, des paradigmes scientifiques désormais dépassés et les paradigmes que les théoriciens tentent d’élaborer progressivement pour réduire l’écart. Il est donc permis d’hésiter lorsqu’on rencontre un nouveau paradigme, comme celui que propose Rosalind Kraus : l’expanded field of art, le champ élargi de l’art. Est-on sur le versant de l’idéologie ou celui de l’épistémologie avec un tel paradigme? Rosalind Kraus emploie la locution à propos de la sculpture, c’est-à-dire d’une catégorie de médium qui, dit-elle, en est venue à recouvrir des “choses surprenantes (surprising things)” (1979 : 30), au point que cela semble devenir “presque infiniment malléable (almost infinitely malleable)”; continuant à exploiter le vocabulaire de la plasticité, elle parle d’“une extraordinaire démonstration d’élasticité, un affichage de la manière selon laquelle un terme culturel peut être étendu pour inclure à peu près n’importe quoi (an extraordinary demonstration of elasticity, a display of the way a cultural term can be extended to include just about anything)”. Elle décrit une oeuvre de Mary Miss dont elle dit : cette “oeuvre est une sculpture (the work is a sculpture)”, en nuançant aussitôt : c’est, “plus précisément, un earthwork (more precisely, an earthwork)”. Une question analogue se pose au sujet des nouvelles technologies audiovisuelles; par exemple, le cinéma est une catégorie qui, après avoir longtemps dénoté un médium simple comme la sculpture, semble recouvrir désormais des choses plus ou moins surprenantes à l’aune de sa dénotation primitive; on peut donc se demander si le cinéma dans le champ élargi demeure au sein de la catégorie cinéma ou si, à la manière de l’earthwork, il aurait été versé au compte d’une nouvelle catégorie.

2.1 Qu’est-ce que le champ élargi?

L’expanded field n’est-il qu’un extended field? En théorie des ensembles, l’extension d’un ensemble est sa définition par la liste de ses éléments, tandis qu’on appelle compréhension, sa définition par une propriété qui leur est commune. L’extension de l’ensemble des choses qui entrent dans la catégorie de la sculpture s’est constituée historiquement par l’ajout de nouvelles sculptures, d’objets reconnaissables comme appartenant à la catégorie de sculpture et donc relevant d’une compréhension première, de sa définition catégorielle établie. À partir du moment où des “choses surprenantes” sont censées être étiquetées comme sculpture, la compréhension qui définit l’ensemble est affectée et la catégorie “sculpture” est transformée. On la fourre tellement d’éléments nouveaux et surtout disparates que, note Rosalind Kraus, la catégorie elle-même est “en danger d’éclatement” (Ibid. 33).

L’une des manières de “travailler un concept”, selon Georges Canguilhem consiste à le “généraliser par l’incorporation de traits d’exception” (2002 : 206). Alors qu’on dit que l’exception confirme la règle, lorsque cette exception est vraiment exceptionnelle, statistiquement négligeable, la généralisation par incorporation de traits d’exception signifie que les traits différentiels ainsi incorporés sont en nombre suffisant pour avoir cet effet ou qu’ils se multiplient. En parlant de sculpture in the extended field, Rosalind Kraus manifeste, d’emblée, son intention de désigner une mutation qui dépasse les limites du médium : “il est clair que la logique de l’espace de la pratique postmoderniste n’est plus organisée autour de la définition d’un médium donné sur les bases d’un matériau” (1979 : 43). L’affirmation l’oeuvre est une sculpture (the work is a sculpture), à propos de Mary Miss, renvoie à la structure prédicative : x est P, ce qui voudrait dire que la chose a la propriété “sculpture”, ou encore qu’en son matériau elle possède des propriétés physiques et perceptives qui permettent l’application du prédicat. Puisque ce n’est justement pas le cas, cela veut-il dire que “l’oeuvre est une sculpture” signifie simplement qu’elle est nommée sculpture? Mais par qui? Rosalind Kraus indique clairement qu’il s’agit d’une dénomination utilisée par les critiques. On est là au plan des paradigmes idéologiques. Ce sont les critiques qui ont proposé d’étendre le concept de sculpture, en raison, plaide Kraus, d’un penchant coupable pour l’historicisme : le fait de chercher des antécédents au nouveau, de le reclasser dans des expériences ou mouvances préalables. Soulignant cela, l’auteure fait elle-même candidature au label de critique tout en y introduisant à son tour une posture… critique – en quelque sorte, elle fait candidature à une sorte de label de nouveau critique ou de critique critique (pour reprendre un redoublement inspiré par Marx) qui, en tout cas, ouvre la voie à la discussion sur la paradigmatique épistémologique.

2.2 La pissotière de Duchamp : “comme sculpture” versus readymade?

Au risque d’être taxé d’historicisme, on peut remarquer qu’il y a un antécédent au problème soulevée par la “sculpture” de Mary Miss. À propos de Fontaine (1917) et non sans duplicité s’il en est “l’auteur”, Marcel Duchamp écrit à sa soeur Suzanne : “Raconte ce détail à la famille : les Indépendants sont ouverts ici avec gros succès. Une de mes amies sous un pseudonyme masculin, Richard Mutt, avait envoyé une pissotière en porcelaine comme sculpture; ce n’était pas du tout indécent aucune raison pour la refuser” (1982 : 8). Outre la question de l’attribution (l’amie sous un pseudonyme masculin…), l’identification de la pissotière par la catégorie de sculpture mérite toute l’attention. On est clairement dans l’extension simple, l’ajout d’un nouvel élément à la catégorie, mais en même temps, cet élément n’a pas les caractéristiques de la catégorie. Toutefois, on notera la nuance qu’apporte le fait que Duchamp écrive “une pissotière en porcelaine comme sculpture”, où comme peut vouloir dire “en guise de”, “à la place de”. La pissotière serait une sorte de substitut à une sculpture, quelque chose d’autre qu’une sculpture, mais qui serait mis à la place. C’est comme si l’artiste ayant proposé l’exposition de Fontaine avait voulu faire passer la pissotière pour une sculpture. Ce serait donc une sorte de geste maladroit ou impertinent.

Nelson Goodman, dans Langages de l’art, analyse la “représentation-en” (representation-as) qu’on rencontre dans la peinture, par exemple, la représentation du duc de Wellington comme un bébé ou, dit-on en meilleur français, sa représentation en bébé (1990 : 52 sq.). Dans ce cas, ajoute-t-il, la représentation est double : elle est à la fois dénotation (du duc) et classification (dans la classe des petits enfants). On peut appliquer l’idée, mutatis mutandis, à l’exposition de la “pissotière en (ou comme) sculpture” : elle est l’exposition d’un objet, une pissotière de porcelaine, et en même temps sa classification comme sculpture. Si, dans le cas de la représentation du duc, il n’y a pas de contradiction entre l’individu décrit et la classe de sa description – c’est comme une surimpression –, dans le cas de Fontaine, ce que la pissotière évoque est en contradiction avec la classe artistique dans laquelle on la range, eu égard au paradigme à ce moment disponible pour cette classification. La “représentation comme” concerne une propriété de la peinture, l’“exposition comme”, une déclaration. On voit là bien clairement l’ambivalence fondamentale de ce jeu duchampien, à la fois geste dada et pure déclaration linguistique. Le jeu de l’art contemporain s’est détourné du jeu duchampien en abandonnant l’esprit dada (sinon en le parodiant de manière plus ou moins sinistre) et en virant à une sorte de nominalisme radical de la déclaration d’art.

Le changement de paradigme opère, d’abord, par la transformation du definiens (est art, désormais, ce qui est déclaré pour tel), puis, par celle du definiendum : l’objet désigné comme sculpture est aussitôt destiné à recevoir une autre étiquette, celle de readymade. Le mot émergea dans l’esprit de Duchamp, à l’époque où il fréquentait le milieu dada new-yorkais, à l’époque de Fontaine. Sculpture et readymade se font concurrence de manière complexe : d’abord, l’objet en guise de sculpture a des propriétés esthétiques qu’on peut assimiler à ceux d’une sculpture, comme non seulement George Dickie l’a remarqué (1974 : 42), mais déjà les amis new-yorkais de Duchamp. Quand Dickie définit l’oeuvre d’art par la candidature au statut esthétique (Ibid. 34), on peut interpréter l’adjectif “esthétique” de deux manières : au sens de la possession de propriétés esthétiques, des propriétés sensibles ou formelles (forme blanche, lisse, faite de courbes, etc.); au sens de la classification dans la catégorie artistique, de la catégorie de l’oeuvre d’art. Fontaine, en fait, correspond au premier sens, mais contredit le second. Ensuite, le readymade est l’objet tout fait, et non pas fabriqué comme une sculpture traditionnelle. Mais on peut en dire exactement ce que Duchamp dit de la peinture qui, parce qu’elle est faite à partir de tubes de peinture manufacturés, est elle-même readymade (1982 192) : la sculpture est readymade parce que son matériau de base est readymade. Il reste néanmoins entre les deux le coefficient du faire, absent dans le readymade au sens strict. Le readymade est simplement choisi et, du même coup, ressort de la pure déclaration comme art. La sculpture, qui est faite en tant qu’art, n’a pas besoin d’être déclarée telle.

Ce qui est analysé par Rosalind Kraus relève encore d’un constat comparable. À propos de Mary Miss, on l’a vu, l’affirmation que the work is a sculpture est aussitôt nuancée : c’est, more precisely, an earthwork. Là encore, comme entre sculpture et readymade pour Fontaine, il y a l’alternative possible entre sculpture et earthwork. Le constat est différent parce que l’earthwork relève d’une fabrication, même si elle comporte du matériau readymade. Comme le readymade au sens strict, elle fait candidature à la double appréciation, esthétique au sens strict et artistique, mais les propriétés qu’elle exhibe pour l’attestation esthétique ne sont pas le résultat d’une argumentation a posteriori (après tout, la pissotière a des qualités esthétiques…) : procédant de la fabrication, elles indiquent une activité poïétique ad hoc, même si la “chose”, à l’égard de son bricolage, est ambiguë à l’égard des critères habituels de la qualification artistique. Inversement, tandis que le readymade réussit sa candidature comme oeuvre d’art dans la mesure où il est introduit dans l’espace de l’exposition (même si Fontaine y échoua puisqu’on relégua la pissotière à l’écart de cet espace), l’earthwork apparaît dans un espace naturel qui n’est pas censé conférer le statut d’art. De là une nouvelle ambiguïté, celle de l’expanded field qui signifie à la fois l’élargissement de la catégorie de la sculpture ou, plus précisément, de l’oeuvre d’art, et l’élargissement des contextes de son apparition. Le readymade mettait en crise l’oeuvre d’art en proposant à la candidature artistique des objets ordinaires simplement choisis et dépourvus des propriétés attendues pour la catégorie de l’oeuvre d’art (non seulement des qualités esthétiques – ce dont, après tout, la pissotière n’est pas dépourvue –, mais des traces d’une poïétique). L’earthwork met en crise l’oeuvre d’art en proposant à la candidature artistique des dispositifs fabriqués et pourvus, du fait de l’écart de cette fabrication, de qualités possiblement artistiques, mais présentés dans un cadre non dédié à l’attestation artistique. C’est maintenant ce cadre de présentation qui est choisi arbitrairement par l’artiste comme contexte d’attestation artistique.

2.3 Le cinéma dans le champ élargi

Qu’en est-il, en effet, du cinéma dans le “champ élargi”? De même que Rosalind Kraus envisage l’expanded field of sculpture, on peut envisager le cinéma dans le champ élargi. Or, on a nommé expanded cinema à partir du milieu des années soixante un certain cinéma underground. Je suppose que c’est de cela que Kraus s’inspire. En outre, si j’ai traduit expanded field par champ élargi c’est qu’on a traduit expanded cinéma par cinéma élargi… Il convient de rappeler l’origine de cette étiquette : expanded, dans cet usage, provient du vocabulaire de la drogue où, note Dominique Noguez, l’expanded consciousness signifie une “conscience élargie ou éclatée” (1979 : 170). Le terme d’expanded cinema, promu par Jonas Mekas, puis par Gene Youngblood dans son livre au titre éponyme (1970), a servi à désigner les sortes marginales de cinéma qu’on appelle expérimental quand on veut désigner le côté de la forme filmique et indépendant quand on veut désigner le côté des modes de production. On est là dans le processus décrit par Rosalind Kraus où on range sous une catégorie de médium tellement d’éléments nouveaux et disparates que la catégorie menace d’éclater. Ce moment fait évidemment les délices de la critique. C’est elle qui, on l’a dit, nomme “sculpture” un earthwork ou un readymade, ce qu’on comprend dans la période trouble d’instauration de la nouvelle forme; ultérieurement, on rentre dans une sorte de rhétorique quelque peu stérile : c’est un peu comme la boisson qui a le goût de l’alcool, mais qui n’est pas de l’alcool – et finalement ce n’est pas de l’alcool… Qu’en est-il à cet égard du cinéma, étant donné que l’expanded cinema, bien qu’il concerne notamment des bouts de pellicule troués, gravés, peints, etc., passe encore, du moins pour la plupart des films, par un dispositif comparable à celui du cinéma qu’on voit en salle? Ou compte tenu du fait qu’il contient, en revanche, l’ébauche d’un rapprochement du cinéma vis-à-vis des dispositifs de l’art contemporain? Doit-on laisser la catégorie s’emplir à l’infini de formes plus ou moins étrangères à sa définition première – où passe la limite? Ou bien doit-on renommer le cinéma?

J’ai dit que la notion d’expanded field représente un moment provisoire dans l’évolution du médium, laquelle comprend deux moments, celui où une catégorie, d’abord, claire et distincte, pour parler comme Descartes, en vient à recouvrir toutes sortes de choses plus ou moins bizarres, celui où il semble nécessaire de remplacer la catégorie première par une nouvelle catégorie (“earthwork” et/ou “readymade” substitué à “sculpture”). Pour trancher cette discussion paradigmatique, il est nécessaire de rassembler les différents concepts apparus au cours de la discussion : celui de médium avec le question de savoir jusqu’où va sa plasticité (par exemple, l’oeuvre remplacée par le readymade); celui du mode et du dispositif de présentation des “choses” considérées; celui du contexte de présentation et de la forme sociale corrélative (spectacle et/ou exposition). En considération de ces trois critères, on s’aperçoit que le paradigme du champ élargi est éminemment complexe en ce qui concerne le cinéma, à supposer d’ailleurs que cette catégorie soit le seul point de départ possible pour la discussion. C’est la problématique qu’on pose qui fixe ce point de départ dans un certain contexte disciplinaire (études cinématographiques, théorie de l’art/esthétique, etc.).

Le paradigme du champ élargi du cinéma peut être considéré comme constitué par les aspect suivants :

  1. le cinéma élargi même, c’est-à-dire la possibilité de concevoir des formes cinématographiques différentes de la norme globale (hollywoodienne, si l’on veut);

  2. la multiplication des dispositifs où le cinéma apparaît, notamment en considération de la multiplication des écrans et, corrélativement, des modes de présentation;

  3. l’interaction du cinéma avec le dispositif de l’exposition, son apparition comme art contemporain, à la fois par sa participation à des installations et par des expositions de cinéastes (Varda, Lynch, etc.);

  4. last but not least, on l’a déjà souligné, la persistance du spectacle cinématographique et du film comme oeuvre (feature film).

On notera, au passage, que Youngblood, quand il définit sa catégorie de l’expanded cinema y implique non seulement les formes nouvelles, mais aussi de nouveaux modes de présentation. La discussion critique sur les paradigmes consiste aussi à mettre en évidence combien les nouvelles générations ont tendance à tenir pour innovation ce qui n’est souvent qu’une redécouverte. En revanche, il est patent que l’avancée technologique permet souvent de conférer à des solutions déjà anciennes une nouvelle assise qui, dans le contexte de leur redécouverte plus ou moins amnésique, leur assure un poids statistique supérieur, jusqu’à promouvoir ce qui n’était que marginal ou avant-gardiste au rang d’une pratique généralisée. On sait, par exemple, que la couleur a été acquise dès les débuts de l’histoire du cinéma, mais qu’il aura fallu plusieurs décennies avant qu’elle ne s’impose comme la teinture la plus générale du film… Cela vaut tout autant pour des modes de présentation postmodernes à la fois réactivés par le progrès technologique et mêlés à de réelles innovations (à l’instar du toucher).

2.4 La question de l’art

Persistance du film comme oeuvre… Cela recèle une connotation artistique qu’il convient d’évoquer ici, en se limitant toutefois à un aspect de la question. Quand on parle de sculpture, ou de peinture, on évoque une catégorie spécifique d’objets en tant qu’elle renvoie à une sélection de matériaux investis par des modes poïétiques spécifiques, c’est-à-dire à un médium. La catégorie de l’objet et du médium sont conceptuellement distinctes. Le readymade et l’earthwork sont des catégories d’objet qui ne renvoient pas à un médium spécifique. Pour le readymade, c’est dû au fait qu’il s’agit d’un objet ordinaire. Pour l’earthwork, au fait que le bricolage est effectué sans référence à des modes poïétiques spécifiques. En outre, au renvoi de l’objet à un médium est étroitement liée sa présentation dans un lieu dédié à l’art; le readymade introduit la contradiction entre l’objet et un lieu dédié a priori à l’art; l’earthwork introduit la contradiction entre la fabrication particulière et un lieu non dédié a priori à l’art. L’image, elle, est une catégorie d’une tout autre nature, beaucoup plus abstraite. Elle peut être un tableau, une fresque, une photographie, un film, une vidéo ou encore du numérique. Ce sont ces catégories particulières, plutôt que la catégorie abstraite d’image, qui correspondent au concept de sculpture comme médium ou qui relèvent aussi de la distinction entre objet et médium; mais, eu égard au matériau, aux modes poïétiques et aux modes de présentation, ces différentes catégories présentent des différences considérables.

La question de l’art ne se pose pas de la même façon pour chaque catégorie. Si le tableau et la fresque font candidature à l’attestation artistique d’une manière comparable à la sculpture (en laissant de côté la reproductibilité relative de la sculpture), ce n’est nullement le cas pour les autres catégories. Notamment, le mode de présentation du film n’est pas un critère de son attestation artistique, au contraire du dispositif d’exposition. La dissociation du dispositif et de la fonction artistique est cruciale (de même, ce n’est pas la même chose d’entrer dans une église pour assister à la messe ou à un concert). Le même dispositif sert à diffuser un film de divertissement et un film à prétention artistique; toutefois, certaines salles sont plus ou moins spécialisées d’un côté ou de l’autre. La vidéo n’est pas considérée de la même façon quand il s’agit de télévision ou d’art vidéo, lequel a rejoint les formes artistiques anciennes ou récentes dans les lieux d’attestation de l’exposition ou du musée. Il faudrait creuser ces remarques en considérant 1°) que l’exposition de cinéastes signalées plus haut s’intègre à une forme postmoderne d’exposition entachée d’ambivalence puisqu’on ne sait plus très bien si elle sert à légitimer en tant qu’art ce qui est exposé ou à nourrir la connaissance du/de la cinéaste qui fait l’objet de l’exposition; ou 2°) que le numérique est devenu un mode de production généralisé du film comme de la vidéo avec des moyens de diffusion qui, suivant les cas, conservent ou non les anciens dispositifs – en sorte que la numérisation des salles, actuellement en cours, perpétue le dispositif ancien de la salle de spectacle, mais permet tout autant de faire ou de regarder des films sur ordinateur, sur une tablette ou un téléphone portable; et ainsi de suite.

Remarque pour conclure

Les entités intellectuelles que les deux modes de savoir de l’idéologie et de la théorie convoquent sont indiscernables en tant que telles, mais diffèrent par la manière dont elles sont traitées dans les processus de pensée. À l’idéologie correspondent des entités prédéfinies et fondées empiriquement qu’on peut appeler des notions; à la théorie correspondent des concepts, c’est-à-dire des entités travaillées par un processus de définition. En fait, la théorie discute deux sortes d’entités intellectuelles : les notions qu’elle trouve dans le donné empirique et les concepts qu’elle trouve dans les théories sur ces notions. De plus, tandis que l’idéologie met toute argumentation au service des notions, la théorie emploie l’argumentation à mettre le savoir à l’épreuve. Quant à cette mise à l’épreuve appliquée aux notions relatives aux mutations technologiques, on peut donc distinguer une démarche rapide qui consiste à commenter théoriquement les mutations en intégrant les notions qui les décrivent et une démarche lente qui passe l’intégration des données de la pratique et des notions de l’idéologie au tamis d’une réflexion épistémologique. J’ai proposé ici l’esquisse d’une argumentation en faveur de la démarche lente et quelques éléments d’une boîte à outils : définition de la théorie par rapport à l’idéologie, définition du concept et de la notion, critique du causalisme, représentation systémique, fait social total, paradigmatique, etc.; si j’avais davantage d’espace, j’aurais notamment invoquée la logique des mondes possibles (il y a, de toute évidence, un rapport à établir entre l’incommensurabilité de Kuhn et le concept d’accessibilité entre les mondes).

Certes, la réactivité de la démarche rapide, dont on a déjà maints exemples en théorie du cinéma, lui assure un certain succès, mais c’est un succès temporaire, d’autant plus que le changement technologique s’emballe : les révisions incessantes de la théorie en raison de la fluctuation des paradigmes idéologiques l’affaiblissent du point de vue de sa vocation à offrir un paradigme relativement constant pour la pensée. Quand on examine les théories qui fleurissent aujourd’hui on peut, certes, se demander si elles n’ont pas abandonné la conception de la théorie comme “paradigme relativement constant”. On peut aussi se demander si elles ont abandonné ce paradigme, voire tout paradigme, ou bien si elles ont carrément changé de paradigme. Le discours qui fluctue lui-même avec l’air du temps, avec les moindre courants d’air, semble fuir toute continuité, toute permanence paradigmatique, à moins de considérer qu’il s’assimile à un paradigme de la discontinuité, de l’éphémère. Mon choix est clair à ce sujet : je ne crois pas que la théorie doive singer l’idéologie du temps, surtout si elle veut en rendre compte. Il faut se garder, prévient Kuhn, de juger les paradigmes anciens à l’aune des paradigmes actuels (1983 : chap. VIII), surtout si ces derniers, ajouterais-je, ne sont que des sophistications de l’idéologie.