Corps de l’article

Une abondance d’inédits

Cent ans après la publication du Cours de linguistique générale (ci-après CLG), la personne et l’oeuvre de Saussure continuent à occuper les premiers rangs de l’actualité; les apparitions perlées de Saussuriana ou de textes inédits de la main du maître sont autant de coups de théâtre successifs, bien accordés à la qualité tellurique et cosmique de la pensée de Saussure. Coup de théâtre en 1958, quand, immédiatement après la soutenance de Robert Godel à laquelle il avait assisté, un ancien fidèle des cours de linguistique générale, qu’il avait suivis entre 1908 et 1911, Emile Constantin, redécouvrit et mit en circulation ses cahiers de l’époque : plus de 400 pages de notes d’une qualité exceptionnelle : intégrées partiellement dans la grande édition Engler du CLG (voir Saussure 1967-1974), qui, à ce jour, demeure l’édition de référence, les notes de cours de Constantin font également l’objet, désormais, d’éditions complètes qui présentent, en regard, ce qui subsiste des notes manuscrites de Saussure, préparatoires des mêmes séances. On trouvera la première de ces éditions in Mejía (2006). Coup de théâtre en 1996, avec la découverte de plusieurs caisses de notes de la main de Saussure, au fond d’un jardin familial; ces notes furent immédiatement déposées par la famille à la BPU de Genève qui les mit à la disposition exclusive de Rudolf Engler, à sa demande : il s’engageait à les cataloguer après les avoir inventoriées et classées. R. Engler ne fut pas en mesure d’accomplir ces tâches. En revanche, ces notes furent exploitées, partiellement, sous la forme d’un nouveau coup de théâtre en différé, bien orchestré mais scientifiquement fragile, avec l’édition Bouquet/Engler des Écrits de linguistique générale (voir Saussure 2002). Cette publication fit alors controverse à Genève, si on en juge par les compléments publiés, quelques années plus tard, par un spécialiste tel que le rédacteur des Cahiers Ferdinand de Saussure, René Amacker (2011). Après la parution des Écrits (voir Saussure 2002), la Bibliothèque de Genève avait, en effet, réalisé le très nécessaire catalogage de ces notes et les avait mises à la disposition de la communauté des chercheurs.

Autre coup de théâtre, en 1996 : Claude de Saussure, petit-fils du linguiste, confie la correspondance privée de son illustre ancêtre à une jeune linguiste, Claudia Mejía Quijano, “en vue de la réalisation d’une biographie intellectuelle de son grand père”. À partir de ce dépôt, complété par d’intenses recherches, cette linguiste, formée à Genève par Luis J. Prieto, rédige alors les deux volumes du “Portrait diachronique de Ferdinand de Saussure” alias Le cours d’une vie (voir Mejía 2008 et 2012). Coup de théâtre enfin, en février 2013 : après des années passées à collectionner et à ordonner chronologiquement, puis à recouper et à exploiter tout ce qu’elle pouvait réunir de cette correspondance privée (en vue de la datation des brouillons et notes linguistiques de F. de Saussure), Claudia Mejía venait alors d’envoyer à l’éditeur ce qu’elle considérait comme le recueil achevé de cette correspondance et qu’elle intitulait Une vie en lettres : Philippe de Saussure, arrière-petit-fils du linguiste, choisit ce moment pour donner à Claudia Mejía l’accès au domaine de Vufflens, où Saussure vécut ses derniers jours. Cette ancienne propriété de la famille de Marie de Saussure, née Faesch, fut aussi le refuge des vacances studieuses du linguiste, si bien que Claudia Mejía put y découvrir encore, outre une centaine de lettres de Saussure à Marie, sa femme, outre des manuscrits, journaux de voyage ou documents familiers de toutes sortes, des séries aussi parlantes qu’improbables, telles que les avalanches de billets (équivalents des mails ou des textos d’aujourd’hui) que dans les périodes d’intense travail, Saussure adressait à ses amis restés à Genève pour obtenir, de toute urgence, tel ouvrage ou telle information philologique. C’est ainsi que paraît finalement, en juin 2014, Une vie en lettres, une collection d’écrits authentiques où se lisent, à la fois un très exact et très transparent “parcours de vie” et une contribution inattendue à cette “épistémologie du devenir” qui sous-tend la linguistique diachronique de Saussure et dont les nombreux documents, successivement exhumés depuis 1958 permettent, enfin, de commencer à se faire une idée précise, avec, notamment, toujours de Claudia Mejía (1998), La linguistique diachronique : le projet saussurien.

En raison de la perspective générale qui est la nôtre, celle des développements contemporains de la sémiotique linguistique, nous nous intéresserons ici, plus particulièrement, à Une vie en lettres. Cette publication de la correspondance de Saussure, qui montre à la fois le chercheur scientifique au naturel et l’homme privé au quotidien, offre en effet un corpus d’une remarquable qualité pour qui voudrait développer la Sémiotique des passions, notamment en direction des schèmes de “l’éprouver” (voir Hénault 1994).

Pour ce qui est du chercheur au naturel, la riche collection d’Une vie en Lettres ne modifie pas radicalement ce que nous en connaissions déjà. De nombreux témoignages d’élèves et d’amis avaient donné à voir les variations d’humeurs et d’attitudes du chercheur : ses joies infinies, quand il commençait à apercevoir la solution d’un problème et donc la possibilité d’une véritable découverte, sa fermeté conceptuelle dans les distinctions scientifiques, sa passion extrême pour la précision et l’exactitude philologique, ses amertumes et ses indignations causées par les plagiats sournois, par la non-reconnaissance de ses avancées et de ses antériorités scientifiques. En outre, Saussure, lui-même, de son côté, n’avait pas négligé de se prémunir activement contre les indélicatesses ordinaires du monde de la recherche, et s’était exprimé clairement, par exemple par ces “Souvenirs d’enfance et d’études” qu’il avait commencé à rédiger, avec l’intention de les confier à l’estimable linguiste allemand, Wilhelm August Streitberg (voir Godel 1960).

Néanmoins, la publication plus large de cette correspondance enrichit véritablement le portrait scientifique de Saussure; elle précise le trait, par exemple en permettant de suivre comme “en temps réel”, des tranches de vie telles que ces échanges nerveux et torrentiels avec Meillet, Bally ou Gautier, mis à contribution lorsque les urgences de la recherche sont en cause (voir Mejía 2014 : 434-462; 475-487; etc.). Elle montre plaisamment les variations entre le discours critique non-destiné à la publication (souvent d’une expressivité et d’un talent insurpassables, dans la férocité) et le discours public, généralement affable et plein de tact. On y découvre également les mouvements de joie presque enfantine et de gratitude sincèrement modeste que lui procure la moindre marque de reconnaissance de son oeuvre. Même si les révélations perlées de ses divers amis, disciples et correspondants avaient déjà considérablement dessiné les traits du chercheur visionnaire, acharné à fonder la linguistique générale et à l’accréditer dans le monde scientifique, à côté de la philologie alors triomphante, de précieux indices supplémentaires sont apportées, par exemple pour percevoir les différences d’appréciation et d’implication qu’il mettait entre le travail philologique où il excellait par les automatismes de sa parfaite formation et le difficile travail de construction de la théorie linguistique dans lequel il n’avançait que par doutes, inextricables contrariétés et soudaines fulgurances (voir Mejía 2014 : 488, 512, 517, 528, ainsi que les lettres où s’expriment ses regrets devant les défections scientifiques, au profit de la philologie ordinaire, de chercheurs en principe doués pour la linguistique générale).

En revanche, en tant qu’homme privé, Saussure, si discret et si délibérément réservé, dans sa vie sociale, est beaucoup plus dévoilé et exposé par les publications récentes qui permettent de le suivre dans toutes les circonstances de sa vie privée au quotidien et qui procurent sans ménagements des détails qui outrepassent ce qu’il aurait consenti à livrer au public : banalités de la vie domestique, questions d’argent, multiples responsabilités du chef d’une (grande et remuante) famille dont il accompagne et soutient scrupuleusement chaque membre, mais aussi moments intimes d’une vie de couple ou tous messages ordinaires et convenus dont se nourrit la vie sociale : à cet égard, le hasard des découvertes faites à Vufflens confère à la composition d’Une vie en Lettres, un trait bouleversant, probablement très iconique de ce caractère si singulier : le dernier écrit, de la main de Saussure, daté du 20 février 1913, à Vufflens, adresse “ses compliments à Monsieur et Madame Claparède, avec bien des regrets de ne pouvoir se rendre à leur aimable invitation pour vendredi 21 février”. Ce texte précède immédiatement l’encadré suivant : “Ferdinand de Saussure meurt le 22 février 1913 au château de Vufflens” (Mejía 2014 : 609). Se pourrait-il que des amis proches et Saussure lui-même aient méconnu, jusqu’au bout, la gravité de son état? La question se pose car, dans l’entourage immédiat de Saussure, plusieurs jeunes hommes (dont le mari de sa soeur Albertine) et femmes (dont sa plus jeune soeur, Jeanne) semblent s’être éteints, comme par mégarde, dans une sorte d’ignorance de leur état réel. Nul pathos, nulle énonciation dramatique ne signalent ces disparitions; ces innombrables deuils sont rapportés, par les lettres de Saussure, dans un grand silence des mots, comme étant simplement dans l’ordre des choses, même lorsqu’ils interviennent à l’improviste. Trait d’époque? Forme de vie singulière? Un exact contemporain, médecin il est vrai, Sigmund Freud, maniait un tout autre langage du corps souffrant (voir Roudinesco 2014).

On peut s’interroger sur l’étrange ferveur qui fait accorder un si grand prix au moindre texte de la main de Saussure. Bon nombre des chercheurs vraiment engagés, qui ont, depuis longtemps déjà, manifesté leur impatience devant les limites de l’édition historique de 1916 du CLG, vivent ainsi une sorte de “ruée vers l’or”. Tout se passe comme si Saussure était, aux yeux de ses disciples de tous lieux et de tous temps, le démiurge dont il importe toujours de percevoir les rythmes vitaux, les élans de l’imaginaire afin de mieux se figurer ce qu’il pouvait être sur le point de formuler et qui devrait donc impérativement être formulé afin que rien ne se perde de l’indispensable édifice théorique dont il avait commencé à jeter les bases. Ses premières formulations avaient éclairé l’horizon de la recherche sur le langage d’une manière si radicale, que d’immenses espoirs avaient désormais paru permis : il ouvrait des espaces mentaux inexplorés, un domaine de recherches radicalement nouveau où se découvraient des perspectives captivantes, au delà de la prison des mots. Grâce à lui, l’univers, assez poussiéreux jusqu’alors, des grammaires anciennes et des spéculations hasardeuses sur les antiques racines indo-européennes des langues vivantes, cédait le pas à des problématiques abstraites d’une envergure et d’une logique, qui, jusqu’à cette date, ne s’étaient rencontrées que dans les sciences dites “dures”. Chaque esprit reprenait vie et rythme (témoignages de Bréal, de Meillet ou de ses disciples de Genève).

Certes, Saussure doit une part non négligeable de ses inspirations à l’épistémé scientifique de son temps et à ce qu’il en a transposé dans le champ de la linguistique, en fait d’exigences épistémologiques et méthodologiques. Sa vision si captivante de la langue comme pur système de différences, i.e. comme combinatoire de toutes sortes de dynamiques langagières qu’il importerait d’isoler et de décrire dans leur nudité abstraite, opérait une translation hardie de l’attitude scientifique vers le champ des Humanités, lequel s’était peu à peu soustrait aux exigences des sciences dites “dures”, au cours du XIXe siècle, au contraire de ce qui se passait avec Descartes, Leibniz, ou Goethe. La “révolution” (le mot est de Bréal) opérée par le jeune Saussure est fondamentalement en accord avec les idées exprimées par Claude Bernard :

L’esprit de l’expérimentateur se distingue de celui du métaphysicien et du scolastique par la modestie, parce que, à chaque instant, l’expérience lui donne la conscience de son ignorance relative et absolue. En instruisant l’homme, la science expérimentale a pour effet de diminuer de plus en plus son orgueil, en lui prouvant chaque jour que les causes premières, ainsi que la réalité objective des choses, lui seront à jamais cachées et qu’il ne peut connaître que des relations.

1966 : 66; cité in Mejía Quijano 2005 : 46; Nous soulignons, AH

Mais il faut admettre que le jeune appétit de savoir de Saussure et son imaginaire fulgurant ont conféré la jeunesse et la splendeur positive d’une aurore boréale au constat résigné, désabusé et quasiment négatif du caractère strictement relationnel de tout résultat scientifique, tel que formulé par Claude Bernard. Bien loin de ressentir comme une morne fatalité, cette caractéristique pan-relationnelle du travail scientifique, Saussure l’éprouve comme un appel, à partir de l’imaginaire constructiviste qui est alors celui des avant-gardes de son temps, un imaginaire pour lequel une recherche aboutie apparaît comme une belle architecture de relations hiérarchisées. Le futur fondateur de la sémio-linguistique, Greimas ne s’y est pas trompé, lorsqu’au seuil de sa propre aventure scientifique, il repère, dans le CLG, et dans les rares documents disponibles à l’époque, la transmutation nietzschéenne des valeurs ainsi opérée par Saussure à l’égard du savant physiologiste, Cl. Bernard;

L’originalité de la contribution de F. de Saussure réside dans la transformation d’une vision du monde qui lui fut propre – et qui consiste à saisir le monde comme un vaste réseau de relations, comme une architecture de formes chargées de sens, portant en elles-mêmes leur propre signification – en une théorie de la connaissance et une méthodologie linguistique. […] Saussure a su éprouver la valeur de son postulat en l’appliquant à une science de l’homme particulière, la linguistique […].Greimas

1956 [2000 : 372]

Greimas ne se contenta pas de percevoir cette inspiration. Tel le jeune Nathanaël des Nourritures terrestres, il emboîta le pas de Saussure et, nous le montrerons plus loin, il se lança aussitôt, dans l’aventure de la théorisation de la langue dans son immanence, selon les principes mêmes de Saussure.

Mais n’est-il pas étonnant que, cent ans après la disparition de l’esprit qui l’a conçu et assumé, cet imaginaire scientifique continue à exercer la même active fascination et la même intense tentation démiurgique, sur nombre de chercheurs, acharnés à trouver leur inspiration dans les interstices de cette oeuvre fragmentaire? Voici la manière dont Gambarara conclut son introduction à la publication conjointe des notes préparées par Saussure pour son troisième cours de linguistique générale et des notes prises, tout au long de ce même cours, par son expert disciple, Émile Constantin, telles qu’établies par Mejía (2006) :

Ces notes nous permettent non seulement de voir comment Saussure préparait ses cours (parfois des notes complètement rédigées, même en plusieurs versions, parfois des brouillons laconiques), mais surtout elles nous restituent l’événement que représente la leçon, entre le temps d’avant, qui est celui des feuillets de Saussure, et le temps d’après, qui est celui des cahiers de Constantin. Le nouveau texte qu’on espère offrir ici au lecteur ne serait alors que la marge blanche entre les deux colonnes de cette édition, d’où émane le rythme de pensée des leçons, fil qu’on peut garder, même aux endroits du texte où les notes de Saussure nous font défaut, même aux lieux de la théorie que Saussure nous montre dessinés en silhouette, et nous invite à construire.

Gambarara 2006 : 39-40

En parlant de ce “rythme de pensée”, de cette “marge blanche entre les deux colonnes”, Gambarara désigne parfaitement ce que les chercheurs attendent de chaque publication nouvelle de Saussuriana. Les postures idéologiques péremptoires – qui, un peu partout dans le monde, mais particulièrement en France, ont cru pouvoir prononcer la mise à l’index de Saussure en le rendant responsable de tous les avatars du structuralisme primaire, (système binaire, sorti tout armé de cerveaux sclérosés et dominateurs), sont aujourd’hui totalement disqualifiées. Une telle massification de l’effort théorique incarné par Saussure n’a plus droit de cité. Les preuves par la pulsation du vécu, apportées par les lettres inédites figurant dans Mejía (2014) viennent compléter, dans toute sa puissance suggestive, la force toujours présente de ce rythme de pensée. Depuis le scrupuleux travail qui a produit le CLG et, qui, cependant fut immédiatement critiqué sur ces questions de rythme et d’envergure, par Meillet (voir son bref compte-rendu dans le BSLP) ou par Troubetzkoy, de proche en proche, (avec une mention spéciale pour Les sources manuscrites duCours de linguistique générale de Robert Godel, 1957, toujours si actuel), la mise au jour et l’exploitation raisonnée des documents de la main de Saussure ne cesse de restituer à cette pensée théorique, l’envergure, l’ouverture et la sensibilité qui semblent lui avoir été un peu chichement mesurées par l’énonciation du CLG.

On ne pourra plus lire, désormais, par exemple, la tentative de théorisation systématique de l’objet “langue”, fondée sur l’observation et l’expérimentation (Bernard 1865 [1966 : 56]; Mejía 2006 : 51), avec le genre de posture mentale et d’argumentation spéculative qui s’applique à la lecture critique des grands systèmes de pensée du XIXe siècle. Le CLG n’est définitivement pas la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, le saussurisme n’est ni un système philosophique ni un combat idéologique, c’est l’introduction d’un savoir nouveau, dans l’Histoire des sciences.

Il faudra bien certainement cent ans de recherches supplémentaires pour déchiffrer et comprendre, puis prolonger dans leur ampleur véritable et dans toutes leurs conséquences épistémologiques, les intuitions scientifiques qui ont fait la joie et la torture (voir Gautier 2006) de F. de Saussure, tout au long de sa vie ainsi que la matière brute du CLG.

Depuis cette date, l’héritage saussurien a été largement exploité, un peu partout dans le monde, au fil de l’Histoire et des modes. Parmi les divers courants qui peuvent légitimement se réclamer de ce projet scientifique, il convient d’accorder une mention particulière aux deux écoles, particulièrement actives et productives, qui perdurent aux deux points de départ de cette aventure cognitive, Paris, 1880-91 et Genève, 1894-1911. Nous en dirons quelques mots, non pour des raisons sentimentales ou historiques mais parce que ces deux courants, opposés et complémentaires, sont un vrai moteur de la recherche saussurienne actuelle. L’un ne va pas sans l’autre. Ils forment une dualité, dont les termes sont liés par complémentarité tensive[1] : la co-présence nécessaire des deux termes opposés est ce qui garantit la dynamique créative d’une telle dualité (qu’on pourrait décrire comme fonctionnelle). À l’égard du Saussurisme, le Cercle de Genève pratique une méthode analytique, tandis que l’Ecole sémiotique de Paris s’est lancée dans une méthode synthétique (voir Godel 1957 : 34).

Le courant qui a pour siège Genève, lieu de vie de la famille de Saussure, depuis des temps fort anciens, est animé par le Cercle Ferdinand de Saussure, qui, comme chacun sait, publie depuis 1941, l’indispensable revue annuelle, Cahiers Ferdinand de Saussure où s’enregistrent et se valident les résultats, au fur et à mesure de cette recherche. Quelques monographies plus développées font également partie des “Publications du Cercle F. de Saussure”, diffusées par la Librairie Droz. Le Cercle Ferdinand de Saussure est avant tout concerné par l’établissement aussi exact que possible, de l’insaisissable texte saussurien, raison pour laquelle nous serions tentés de désigner son projet comme “philologique”, même si ce travail d’établissement du texte effectivement prononcé dans les cours (1907-1911), a pour objectif principal le déchiffrement et l’explicitation claire et distincte des concepts de linguistique générale, tels qu’ils furent élaborés et posés au fil du temps, par F. de Saussure. Ce travail, très marqué par la dimension diachronique de cette construction théorique, est mené avec des scrupules comparables à ceux qui animaient l’expression de Saussure lui-même, devant ses étudiants. La citation (ici-même, plus haut) de Daniele Gambarara, l’actuel président du Cercle Ferdinand de Saussure aura permis de se faire une idée de la ferveur qui préside à ces travaux, soucieux de donner à leurs résultats (obtenus par la méthode analytique qu’adoptait Saussure, du moins au début de ses cours) une incontestable autorité.

L’autre courant a pour premier centre d’action, le Quartier Latin, à Paris[2]. Il s’agit de l’Ecole Sémiotique de Paris qui, comme nous l’avons déjà souligné, puise son énergie, ses méthodes et ses bases théoriques dans ce qu’A. J. Greimas (et, dans une proportion moindre, Roland Barthes) étaient parvenus à lire, à comprendre et à anticiper par leur lecture hjelmslévienne du CLG, depuis le début des années cinquante. R. Godel attribue, à juste titre, une “méthode synthétique” à ce courant “qui part de la sémiologie” (ibid. : 34).

Saussurisme et sémiotique

Dans une “Préface mêlée de souvenirs”, Michel Arrivé (2000) présente les écrits de jeunesse de Greimas réunis en volume par Thomas Broden, sous le titre (qui est celui de la thèse de Greimas) : La mode en 1830 (voir Greimas 2000). M. Arrivé s’attarde lucidement sur ce fameux “Actualité du Saussurisme”, qu’il considère comme le manifeste de fondation et le premier et incontournable corps de doctrine de la future Sémiotique dite de l’École de Paris (voir Arrivé 2000 : XI-XXV). Il conclut ainsi la présentation de ce texte, antérieur de 10 ans à la publication de Sémantique structurale, point de départ des groupes Greimas à l’Institut Henri Poincaré, puis à l’EHESS :

On l’a compris : l’article de Greimas, par son ambition, sa hardiesse, sa profondeur, est, en dépit de quelques silences et ambiguïtés, un moment fort de l’histoire non seulement du Saussurisme, mais encore de la linguistique et des sciences humaines. Le CLG, même s’il est déjà partiellement relayé par la glossématique hjelmslévienne, y apparaît pour ce qu’il est; le grand texte refondateur de la linguistique et fondateur de la sémiologie/sémiotique.

Arrivé 2000 : XX

Rien n’est venu contredire ces propos énergiques de M. Arrivé, car A. J. Greimas sut tenir parole et remplir intégralement le contrat moral qu’il s’était imposé à l’occasion de sa découverte du Saussurisme, contrat dont témoigne publiquement cet “Actualité du Saussurisme” rédigé “à l’occasion du quarantième anniversaire de la publication du Cours de linguistique générale” : Saussure offrait le cadre conceptuel qui allait enfin permettre de pénétrer, scientifiquement, dans les architectures du sens. Tout en commençant à fixer étroitement autour de sa personne d’excellents chercheurs qui allaient se vouer à un travail top-down d’expérimentation du Saussurisme, A. J. Greimas se mit à faire de la sémiotique comme on peut faire de la physique ou des mathématiques; il ne s’agissait plus pour lui de faire l’exégèse de la théorie saussurienne, il s’agissait de la traiter comme un instrument de découverte : elle devenait l’outil d’une description démonstrative et souvent prédictive des effets de sens. La théorie était ainsi mise à l’épreuve, et remise en cause, du sein même de sa propre logique, chaque fois que cela s’avérait nécessaire. Ce fut le cas, par exemple, pour la notion de “signe”, inopérante, telle qu’elle est présentée dans le CLG : Greimas se vit contraint de la compléter par celle de “plans du langage” qui désigne les espaces mentaux où se déploient et se donnent à lire les réseaux d’articulation des formes sémiotiques qu’il commençait alors à découvrir.

Tout au long de sa vie, Greimas sut maintenir le rythme et l’attractivité de sa recherche “saussurienne”, durant le temps où elle jouissait de la ferveur du public et des faveurs de la mode (1964-1974), et, plus encore, durant la période suivante (1975-1992) où elle était sournoisement calomniée, puis bruyamment battue en brèche, jusque dans les rangs de chercheurs patentés qui délaissaient l’effort rationnel au profit d’une molle doxa médiatique. Les détracteurs du Saussurisme ont, alors, maintes fois, tenté de réduire, caricaturalement, tout ce qui découlait de la théorie du CLG, à un binarisme dogmatique et/ou à un bizarre refus du monde réel, en raison de l’époché imposée par le Maître de Genève, aux questions de contenu et de référence. L’École sémiotique de Paris ne s’est jamais souciée d’entrer dans ces querelles, car il y avait trop à faire avec les urgences imposées par la recherche elle-même.

Tout comme Saussure, en son temps, A. J. Greimas savait communiquer les éblouissements rationnels qu’il éprouvait et qui, en ce qui le concernait, étaient procurés par Saussure d’une part et par l’Ecole danoise, d’autre part (principalement Hjelmslev et Uldall). Greimas a assumé le geste fondateur du CLG qui consistait en un mouvement d’abstraction totalement inconnu jusqu’alors dans les sciences humaines : pour la première fois, en effet, un linguiste chevronné osait penser et affirmer que la substance du sens est seconde par rapport à sa forme et que cette forme n’est elle-même faite que de systèmes relationnels, exempts d’investissements sémantiques et dépourvus de termes positifs. Perspective vertigineuse d’où A. J. Greimas fit découler l’entièreté de son projet de vie scientifique. On lira ailleurs[3] quelques indications sur les étapes du développement de ce mode de fonctionnement mental si nouveau, puisque radicalement non-philosophique (et non-substantiel) qui caractérisa la Sémiotique sous l’impulsion de l’auteur de Sémantique structurale. L’augmentation de la théorie ne se faisait jamais, alors, sur la base volontariste d’une thèse de lettres mais bien, seulement, selon le rythme aléatoire des eurekas, i.e. selon l’ordre d’apparition capricieux de ces sortes d’idées adéquates, qui conduisent à des découvertes et à la construction authentique d’un savoir bien fondé.

À sa mort, en février 1992, Greimas laissait une Sémiotique, solide et ouverte à la fois, largement mobilisée par le nouvel engagement en direction de la Sémiotique des passions qu’il avait commencé à exposer, dès le séminaire de 1977, immédiatement après les années consacrées à ces prémisses qu’avaient été les modalités. Cette orientation continuiste vers le sensible et le passionnel – après des années de calculs actanciels, discontinuistes, exclusivement centrés sur la Sémiotique de l’action, avec ses schémas narratifs découpant si prévisiblement la trame du discours – n’allait pas sans risques pour l’épistémologie saussurienne qui caractérisait et fondait, jusqu’alors, l’ensemble des recherches de l’école de Paris. Dès la parution de Sémiotique des passions (Greimas & Fontanille 1991), mises en garde et objections ne manquèrent pas de se manifester au sein même de cette école (voir Hénault 1992b) : fallait-il renoncer à la catégoricité, à la démonstrativité et aux possibilités de prouver la fausseté d’un raisonnement sémio-linguistique mal fondé? Dans Sémiotique des passions, Greimas ne manque pas de faire entendre, avec son énergie coutumière, sa réponse à ces craintes en même temps que son indignation devant tout manquement à la clarté et à la distinction conceptuelles, dont le Saussurisme avait commencé à doter l’analyse des significations. C’est le cas, par exemple, avec cette note de bas-de-page :

C.Zilberberg tente de concilier la tensivité et la catégorisation en réunissant dans un même carré sémiotique quatre formes tensives qui ressemblent beaucoup aux modulations du devenir :

forme: 1987466n.jpg

Cette option, séduisante à bien des égards, n’est pourtant pas compatible avec notre description du niveau profond : si les formes tensives sont catégorisables, c’est qu’elles sont stabilisées et que, par conséquent, elles ne sont déjà plus tensives; peut-être s’agit-il d’une simple question de formulation.

Greimas & Fontanille 1991 : 44

Après la disparition de Greimas, comme cela arrive souvent en pareil cas, le mouvement d’éclatement de la recherche, qui s’était amorcé dès 1985, s’est accentué au point de se compartimenter en un certain nombre de petites concessions individuelles dont les “propriétaires” peinent à maintenir, dans leurs visées cognitives, la gnoséologie ample et visionnaire qui avait attaché Greimas aux vues théoriques de Saussure. Aux publications constamment synthétiques produites par (ou sous le regard de) Greimas, ont succédé, provisoirement, des monographies sur des régions du sémiotique qui conservent une homogénéité thématique en ce que, toutes, à des degrés divers, concernent le sensible et les passions mais qui n’atteindront leur intégration et donc leur consécration par la théorie sémiotique générale qu’au moment où une nouvelle phase de la recherche mettra un terme à la balkanisation actuelle.

Le Saussurisme est l’épine dorsale de la sémiotique “continentale”; il est ce qui a permis de commencer à établir une science de la signification, qui devrait, à terme, se rendre capable de décrire et d’objectiver le sens, dans ses dimensions les plus subtiles, les plus labiles, avec un degré de précision comparable à celle des analyses bio-médicales. Ce qui contraindra le public – et d’abord les chercheurs eux-mêmes – à admettre que, quel que soit l’objet à connaître, les démarches et procédures de la construction du savoir sont comparables et relèvent du même niveau d’abstraction théorique et d’exigence formelle que les concepts de Saussure. La connaissance et donc l’enseignement de la sémiotique ne cessent pas d’évoluer, mais ce travail ne conserve sa raison d’être que pour autant qu’il ne perd pas de vue les bases et les objectifs qui lui viennent de la linguistique générale, dans une fidélité comparable à celle de la physique pour les mathématiques.

Évolution possible du Saussurisme sémiotique

Nous n’entrerons pas ici dans un véritable exposé de ce qu’est le Saussurisme pour la Sémiotique continentale, car, long et minutieux, cet exposé ne trouverait pas sa place dans cet article. Nous avions commencé à traiter ce sujet dans Histoire de la sémiotique (Hénault 1997 : 9-54) et dans quelques articles (2010 et 2011), mais nous devons admettre que les récentes publications du Cercle Ferdinand de Saussure vont nous conduire à réajuster et à compléter considérablement ces observations.

Cela dit, les jeunes générations de sémioticiens qui n’ont pas été exposés à la recherche et à l’enseignement de Greimas, ne comprennent pas aisément cette série continue et fervente d’enthousiasmes épistémologiques. De Saussure (rapidement autonomisé par rapport à la doctrine de Michel Bréal, lequel, institutionnellement, était censé être son maître à penser, et, par rapport à Claude Bernard, le fameux théoricien/expérimentateur de la biologie qui a pu inspirer quelques-unes de ses de ses orientations épistémologiques)[4] au groupe EHESS de Greimas et à tous ceux qui, un peu partout dans le monde, se rattachent à ce courant, on voit encore les sémioticiens de première génération tendre, en premier lieu, vers les abstractions de l’immanence plutôt que vers la gestion concrète et actuelle des problèmes sémiotiques de la vie sociale.

En outre, la nouvelle génération s’impatiente devant les minuties de la philologie et de la linguistique saussuriennes et devant les longues chaînes de raisons qui, d’après cette conception de la linguistique comme théorie scientifique du langage (Hénault 1997 : 26-30), doivent accompagner la moindre de ses affirmations, pour garantir au travail sémiotique, si neuf et si expérimental, la force théorique à laquelle il prétend.

La nouvelle génération se contente parfois de vues intuitives et cursives plutôt que de se contraindre à des procédures et à un métalangage que, pour l’instant, elle ne comprend plus et qui lui apparaissent soit comme du temps inutilement perdu à des tortures inutiles soit comme des reliques d’un monde dépassé. De la sorte, une part non-négligeable des publications faites aujourd’hui, sous pavillon sémiotique, n’aurait pas obtenu ce label, dans la période 1970-1990, différemment exigeante. Nous ne dramatiserons pas cette situation car il y a une esthésie de la découverte scientifique, qui mieux que les principes des censeurs ou des barbons, fait désirer des expériences intellectuelles toujours plus fortes, ce qui ne cesse pas de guider tous les vrais jeunes chercheurs vers la “belle ouvrage” et vers les résultats les plus exigeants.

Quoi qu’il en soit, l’ampleur de la distance qui tend à se créer, dans la manière de conduire leurs esprits, entre les chercheurs encore soumis aux principes et aux procédures de l’Âge classique (de Descartes à Saussure, Jakobson, Levi-Strauss, Greimas et ses élèves directs inclus) et les jeunes chercheurs en sémiotique dont la formation s’est entièrement déroulée à l’âge numérique, pose la question d’une mutation latente des attentes et des exigences rationnelles que les derniers héritiers “classiques” de la galaxie Gutenberg ont le devoir d’examiner, de délimiter et d’accompagner.

Pour revenir à l’immédiate actualité, nous voudrions, maintenant, signaler à l’ensemble de la communauté sémiotique se réclamant de l’héritage sémiotique de Saussure quelques perspectives de recherche, ouvertes, par les Saussuriana récemment livrés au public et, tout particulièrement, par la publication d’Une vie en lettres (voir Mejía 2014). Cette compilation de centaines de lettres privées de F. de Saussure met sous les yeux de tous, avec une exhaustivité inégalée jusqu’ici, l’entièreté de la courbe de vie d’un savant génial, doté d’une sensibilité et d’une créativité scientifique hors du commun. On se trouve donc en présence d’un corpus exceptionnel pour qui voudrait, non pas démasquer la psychologie singulière de F. de Saussure, mais très exactement lire la prosodie, les divers timbres, la rythmique et la musicalité d’un éprouver authentique émanant d’une sensibilité “nerveuse” (au sens proustien du terme), particulièrement transparente en même temps que constamment bridée par des principes impératifs de réserve et de discrétion; donc un éprouver rarement signifié volontairement mais si présent qu’il marque de ses “senteurs”, de “son parfum spécifique” (expressions d’A. J. Greimas; voir Greimas & Fontanille 1991: 21) tout le déroulement de cette vie. Nous ne chercherons pas à taire l’enthousiasme qui nous a saisie avec la découverte de cette publication, si profondément en accord avec ce qu’en d’autres temps, nous étions allée demander à l’année 1622 du Journal inédit de Robert Arnauld d’Andilly [5].

Une vie en lettres (Mejía 2014) permet de constituer un corpus d’une qualité comparable car Saussure s’est constamment adonné à l’écriture de deux sortes de discours, l’un scientifique, l’autre personnel, qui l’ont mobilisé de façon parallèle, tout au long de son existence. Ce parallélisme permet d’observer que ces deux expressions concomitantes se réverbèrent l’une sur l’autre et s’éclairent réciproquement, tout en mobilisant des schématismes de gestion et de réduction des tensions, de nature très différente. Le fait que ces documents exceptionnels aient commencé à circuler, nous a déjà permis d’observer qu’en ce qui concerne les écrits intimes, le psychanalyste (Ansermet), la linguiste, auteur de cette compilation (Claudia Mejía Quijano) et tous les membres de ce même groupe de recherche, se focalisent, spontanément sur les mêmes passages, ce qui confère une objectivité réelle à la détection des affleurements et des senteurs de cet éprouver. Nous croyons nécessaire et bientôt possible de décrypter les composantes grammaticales profondes de ces effets de sens spécifiques, soit par certains schématismes logiques soit en recourant à la sémiotique musicale, très appropriée pour un sujet énonçant tel que Saussure, si aimanté et marqué par la musique (voir Mejía 2008 et 2012, en particulier sur le rôle de la musique dans la perception saussurienne du phonologique).

Nous observerons cependant, pour finir, que l’abondance même de cette documentation personnelle est de nature à susciter l’inquiétude, voire parfois l’indignation des “Saussuriens professionnels”. Cette inquiétude des lecteurs avertis du Maître de Genève – dont beaucoup sont auteurs des publications du Cercle Ferdinand de Saussure – peut avoir une cause assez grave : devant le dévoilement, chaque jour plus documenté, de la vie privée de cet être, à la fois si secret et si transparent, ils peuvent redouter que cette figure presque mythique ne soit peu à peu indûment dépouillée de son aura. Cette inquiétude concerne aussi bien le rayonnement scientifique de la théorie de Saussure que le respect de son image personnelle, deux aspects essentiels de l’héritage saussurien.

Peu de chercheurs et d’écrivains ont été aussi diserts et, en même temps, aussi silencieux que F. de Saussure sur leur vie privée mais l’habitus irréprochable qui fut le sien impose nécessairement une tenue comparable aux chercheurs, lesquels s’interdiront tout voyeurisme et tout jugement de valeur, forcément anachronique et débouté d’avance, en raison des erreurs d’appréciation qu’entraînent la diversité synchronique et la variabilité diachronique des “Formes de vie” à partir desquelles ces jugements sont appelés à être formulés. Cela dit, moyennant une déontologie rigoureuse, la communauté des chercheurs tirera d’immenses bénéfices de l’exploitation de l’ensemble des publications récentes d’authentiques écrits de Saussure.