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Il n’y a donc qu’un moyen de rendre fidèlement un auteur, d’une langue étrangère dans la nôtre : c’est d’avoir l’âme bien pénétrée des impressions qu’on en a reçues, et de n’être satisfait que quand elle réveillera les mêmes impressions dans l’âme du lecteur.

Denis Diderot, Élogede Térence

Il n’est pas nécessaire d’entendre une langue pour la traduire, puisque l’on ne traduit que pour des gens qui ne l’entendent point.

Denis Diderot, Les Bijoux indiscrets

Si l’on en croit Diderot, il n’est pas même nécessaire de connaître la langue du texte d’origine pour être en mesure de la traduire. Peut-être cette assertion traduisait-elle mal sa pensée. On voit bien cependant ce à quoi il voulait en venir quand on tient compte de la citation précédente. Il suffit, mais il est aussi nécessaire, d’être en mesure de bien saisir l’émotion d’un texte pour la rendre pareillement, sans qu’il soit pour autant obligatoire d’être un philologue ou un linguiste de haut vol. Mises en opposition, ces deux citations en viennent à poser une question fondamentale : qu’est-ce que traduire?

Qu’est-ce que traduire? Question sémiotique par excellence s’il en est – à défaut de l’appeler question philosophique, les deux disciplines se confondant souvent, pour ne pas dire toujours. Alors qu’est-ce que traduire? Sur le plan étymologique, pour ce qui est du français, traduire – tel que l’indique le Dictionnaire historique de la langue française – vient de trans ducere[1], qui signifie “conduire au-delà”, “faire passer”. Le latin, par Cicéron entre autres, employait pour sa part vertere, “tourner”, et convertere[2] ou transferere, “porter au-delà”. Quoiqu’il en soit, dans tous les cas d’espèces il s’agit d’un passage d’un lieu, ici une langue, à un autre lieu, une autre langue.

On retrouve cette même idée de passage en grec. Cela se retrouve avec le verbe métaphrazô, une concaténation de méta, qui signifie, entre autres, “au-delà”, “après”, “à la suite”, et le verbe phrazô qui signifie, entre autres, “faire comprendre par des signes aussi bien que par la parole”. On voit encore cette notion de passage avec le verbe ermeneuô, dont le troisième sens est celui de “traduire”, et qui est dérivé du nom du dieu Hermès, le héraut des dieux, interprète de la volonté divine, le passeur de messages divins et d’âmes mortelles[3] qui, né aux aurores, parlait – et mentait – déjà à midi.

Ses frasques et ses mauvais tours le firent condamner ab omni aeternitate à la “servitude”. Une fois immortel, limité par l’éternité à être le messager divin […]. Désormais contraint de “répéter et de redire les propos d’autrui” (Le Blanc 2009 : 6)[4], contraint à n’avoir aucune parole propre, mais tenu de signifier aux autres la volonté, la pensée et la parole des uns. Mais Hermès, c’est aussi le menteur, le pseudès, et l’hypocrite, l’upocritès, littéralement le comédien. Apollon, son frère, et Zeus, son père, en savent quelque chose. En ce sens, dès lors qu’il commande à la traduction ou qu’on lui en attribue une forme de paternité, fût-elle putative, celle-ci s’en trouve déjà suspectée de tromperie et voit poindre en elle l’adage, pour ne pas dire le cliché, italien du traduttore traditore[5].

Si l’on part du principe que la sémiologie est une discipline qui se préoccupe des significations ou des systèmes signifiants comme le sont le langage et les langues naturelles et partant de ce qui a été dit plus haut, traduire se conçoit alors sur le plan sémiotique comme une opération éminemment, sinon doublement, sémiotique. Puisque traduire, c’est assurer le passage du contenu d’un système signifiant dans un autre système signifiant, il s’ensuit que la traduction doit se concevoir comme une sémiose de sémiose, “sémiose” étant compris ici comme un mouvement global à la fois de signification et des significations, une signification qui est en même temps singulière et plurielle.

Ainsi, la traduction est à la fois départ et arrivée, arrivée d’un texte, départ d’un autre, ou départ du même devenu autre, hall des pas perdus dans la gare des mots et des langues. De la sorte, la traduction est une mise à distance, par la force des choses, entre l’Être un et l’Être autre, ces deux Êtres dont les langues sont elles-mêmes et respectivement déjà des mises à distance en regard de l’Objet tel qu’il se présente à eux. Mais si la traduction est une mise à distance, c’est une mise à distance paradoxale dans la mesure où elle est aussi un rapprochement, le rapprochement qu’elle autorise et permet entre cet Un et cet Autre. Julia Kristeva l’avait bien senti quand elle écrivait :

Aussi dirons-nous que le geste principal de la sémiotique fut de transformer la question de l’Être – ou le mode selon lequel la philosophie énonce le rapport dehors/langage, en problématique de la signification – vision sémiotique de la question fondamentale dehors/langage […]. Ce changement recouvre, à nos yeux, un événement d’une importance radicale, ouvrant un nouveau continent : celui d’une interprétation – traduction d’une langue en une autre (interpres, agent entre deux parties, intermédiaire, médiateur, négociateur) du “signifier”.

Kristeva 1970 : 1503

Nous sommes ici au coeur de la question toujours/déjà présente depuis la naissance de l’ontologie classique, celle de l’identité et de la différence. Par définition, on pourrait même dire génétiquement, une traduction ne ressemble pas, à tout le moins graphiquement, au texte d’origine. Cette non-identité graphique, c’est l’écart que l’on voit mais que l’on n’entend pas et qui est au centre de la différance derridienne. À cet égard, toute traduction est différance puisque seul le texte de départ reste le même, tous les autres textes d’arrivée étant différants du texte de départ, mais aussi “différents” des autres textes d’arrivée[6]. Il s’agit en traduisant de re-produire et non de reproduire, de re-présenter et non de représenter.

Mais pour ce faire, pour re-présenter, tout traducteur, quel qu’il soit, doit se poser un bon nombre de questions avant que d’entreprendre son ouvrage. Parmi celles-là, l’avis général veut que la notion de fidélité, de respect de l’oeuvre et de l’auteur originaux, vienne, sinon au premier chef, du moins parmi les plus importantes. C’est essentiellement la question que posait Diderot, ou plutôt la réponse que Diderot apportait à cette question, dans son Éloge de Térence : pour être fidèle, il suffit d’être en harmonie avec le coeur et l’esprit de l’oeuvre de départ, d’en respecter la “substantifique moëlle” qu’évoquait Rabelais dans son prologue du Gargantua.

Que l’on soit d’accord ou non avec une telle position, la question reste entière en regard des multiples ramifications dans lesquelles les réponses tout aussi multiples peuvent s’inscrire : fidélité, oui, mais fidélité à qui et à quoi? Fidélité au sens de l’oeuvre d’origine, à sa lettre, à son esprit, au goût du jour et à l’esprit de l’époque – et encore là, à l’époque à laquelle l’oeuvre a été écrite ou celle dans laquelle la traduction s’inscrit – fidélité au style, fidélité à la forme? Le traducteur doit-il être fidèle à l’auteur du texte de départ ou fidèle au traducteur lui-même et à son talent créateur? La liste des allégeances possibles est longue et elles sont souvent, sinon toujours, antithétiques.

Ainsi l’on pourra évidemment répondre que tout est fonction d’un grand nombre de considérations dont certaines sont contradictoires et obligent le traducteur à prendre une décision, à faire un choix qui relèvera tout autant d’arguments esthétiques, éthiques, philologiques, scientifiques, parfois politiques ou économiques. Doit-on traduire dans le respect de l’oeuvre de départ, du contexte, de l’éditeur, du public que l’on veut rejoindre, voire séduire, du traducteur lui-même et de quoi d’autre encore? “Le détour est bon et l’excuse admirable”, écrivait Molière dans le Misanthrope, mais ne règle rien à la question. Si toutes ces réponses tiennent la route et peuvent être bonnes a priori, nous dirons comme Claude Michel Cluny dans son introduction à la traduction de l’Iliade par Frédéric Mugler : “Les a priori ne valent que si nous les justifions” (Homère 1999 : 11).

Il est bien sûr des textes, à défaut de parler d’oeuvres, pour lesquels la question n’a pas besoin d’être soulevée. Que l’on pense par exemple aux textes pragmatiques et autres manuels d’assemblages, qu’ils soient de cuisine ou de jardinage. D’autres, par contre, n’autorisent pas que l’on fasse l’économie de cette réflexion. Parmi ceux-là, l’une des oeuvres les plus traduites de l’histoire de l’Humanité, probablement la seconde derrière la Bible, pose des problèmes bien particuliers et qui rendent quelque velléité que ce soit de fidélité au texte d’origine à toutes fins utiles illusoire : les poèmes homériques de l’Iliade et de l’Odyssée[7].

À cause de la nature même de ces oeuvres, issues d’une oralité pluriséculaire et fixées tardivement dans l’écrit, à cause de leur versification, en hexamètres dactyliques pratiquement impossibles à reproduire en français, à cause de leur public cible à qui elles étaient lues et chantées à haute voix, à cause de leur inscription dans un contexte culturel précis et très particulier, celui de la Grèce antique où elles faisaient partie intégrante de la paidéia, le système d’éducation auquel étaient invités les enfants des citoyens, les poèmes homériques obligent à plus d’une trahison de la part de tout traducteur.

Au-delà de faire s’équivaloir deux langues, c’est surtout transposer une ontologie dans une autre dans un tiraillement entre l’éloignement et le rapprochement[8]. Antoine Berman l’avait bien vu quand, au chapitre 3 intitulé “La Bildung et l’exigence de la traduction” de son célèbre ouvrage Lépreuve de létranger, il caractérise à peu de choses près la Bildung, qui se traduit grosso modo par “culture”, comme une véritable ontologie, un état du monde en constant processus d’institution :

Qu’est-ce donc que la Bildung? À la fois un processus et son résultat. Par la Bildung, un individu, un peuple, une nation, mais aussi une langue, une littérature, une oeuvre d’art en général se forment et acquièrent ainsi une forme, une Bild. La Bildung est toujours un mouvement vers une forme, vers une forme qui est une forme propre.

Berman 1984 : 73[9]

C’est là ce qui nous rapproche de la première citation de Diderot. On ne peut éviter de penser que ce passage d’une ontologie à une autre, d’une culture à une autre, est aussi passage d’une âme à une autre, une “traduction des âmes” comme l’entendait Leibniz et comme le remarque Robert Davreu :

la dimension du traduire, dont Antoine Berman nous rappelle que Leibniz l’entendait encore, malgré Leonardo Bruni, dans le sens de la “traduction des âmes”, est celle d’une expression ou d’une correspondance universelle, ou encore d’une coappartenance – certes aujourd’hui fragilisée et menacée – à l’intérieur de laquelle nous existons tous en tant qu’hommes, et qui n’est immanente à chacun de nous que pour autant que nous lui sommes nous-mêmes immanents.

Davreu : 20

Si l’on acquiesce à ces principes, alors peu d’ontologies sont aussi distantes de celle d’Homère au -VIIIe siècle que l’ontologie du XIVe siècle de notre ère – date des premières traductions latines complètes –, que celle du XVIIe siècle – l’époque des “Belles infidèles[10]” où fit rage la bataille des Anciens et des Modernes – et, à plus forte raison, l’ontologie du monde contemporain duquel sont issues des traductions dites “définitives”.

Nous reviendrons sur ce XVIIe siècle et notamment sur les traductions homériques d’Anne Dacier et de Houdar de la Motte, “de l’Académie française” comme il se plaisait à le rappeler constamment, lesquelles ont donné lieu à une véritable querelle qui s’est étendue sur quelques décennies. Ces traductions et cette chicane sont exemplaires du type de problèmes évoqués plus haut. Mais il importe d’abord de faire un retour sur l’ensemble des traductions antérieures à cette époque, ce qui jettera un éclairage important sur certains aspects particuliers de la problématique à laquelle l’on a été confronté en ce temps.

Tout au cours de l’histoire, les poèmes homériques ont connu de multiples avatars. Néron, au Ier siècle, en composa un résumé poétique en vers, l’Ilias latina. Ausone, au IVe, en fit autant sous le titre Periochae. Un usurpateur du nom d’un personnage de l’Iliade, Dictys de Crète, compagnon d’Idoménée, publia à la même époque et en latin une Chronique de la guerre de Troie en six volumes dont il prétendait, à tort, qu’il s’agissait d’une traduction de l’oeuvre d’Homère. Le fumiste aurait vraisemblablement été un certain Q. Septimius dont l’histoire n’a rien retenu d’autre que le nom. Darès de Phrygie, enfin, aurait été l’auteur d’une Histoire de la guerre de Troie, probablement au Ve siècle.

Que se passa-t-il entre Néron et Ausone pour que rien d’Homère ne fût publié en latin et qu’aucune traduction latine ne soit faite avant cinq cents ans? Rappelons que le système d’éducation de la Rome impériale avait été copié en tous points sur le modèle du système d’éducation grec, la paideia. De la sorte, l’aristocratie romaine étudiait le grec tout autant que le latin et Homère y était enseigné dans le texte original. Ce n’est qu’à partir du IIe siècle de notre ère que l’usage du grec déclina progressivement pour tomber finalement en désuétude au IIIe siècle, sort que subirent en même temps les oeuvres originales de l’aède dont on perdit bientôt la trace en Italie.

Les ouvrages autour de la guerre de Troie composés par Dictys et Darès inspirèrent nombre d’autres oeuvres. Citons, entre autres, Benoît de Sainte-Maure qui, à la fin du XIIe siècle, y puisa pour écrire un long poème de plus de 30 000 vers, le Roman de Troie. Le livre fut un bestseller en Europe, et trouva même écho jusqu’en Grèce byzantine, là où, pourtant, on avait encore accès aux textes homériques en langue originale. Au XIIIe siècle, c’est l’oeuvre romanesque en vers la plus diffusée en Europe et l’on copia, réécrivit en prose, mit en chanson de gestes le Roman de Troie presque ad nauseam.

La Grèce byzantine dispose donc des textes homériques en langue originale. C’est par là que verront le jour les premières traductions latines. Les premiers humanistes italiens, Pétrarque en tête, font un retour aux sources. En 1353, Nicolas Sigerios, ambassadeur de Byzance, lui offre un manuscrit grec de l’Iliade. Totalement ignorant de la langue grecque disparue des usages latins depuis près de dix siècles, Pétrarque ne peut le lire. Dans une de ses Lettres familières adressée à Sigerios, il écrit :

Ton Homère est muet pour moi, ou plutôt c’est moi qui suis sourd devant lui. Cependant, je me réjouis de sa seule vue et souvent, le serrant dans mes bras, je dis en soupirant: “Ô grand homme, avec quelle passion je t’écouterais!”

2005 : inhttp://expositions.bnf.fr/homere/arret/05.htm

En 1359, Pétrarque, grâce à l’aide de son compatriote Boccace, réussit à faire traduire l’Iliade en latin par le moine calabrais Leonzio Pilato qui en termine la traduction sept ans plus tard. Pilato ne parviendra cependant jamais à terminer celle de l’Odyssée qui ne sera pas rendue disponible. L’honnêteté n’étant pas à l’évidence sa première qualité, Boccace s’attribuera à lui seul tout le mérite d’avoir fait venir, d’abord, et traduire, ensuite, “les livres d’Homère et quelques autres livres grecs” et ce, écrit-il, à ses propres frais. De l’oeuvre de Pilato, il se lave les mains.

Le XVe siècle voit paraître d’autres traductions partielles d’Homère. En 1474, on imprime une traduction latine des seize premiers chants de l’Iliade, traduite trente ans plus tôt par Lorenzo Valla. Même si la première édition en grec des oeuvres d’Homère – l’édition princeps – est imprimée à Florence en 1488, c’est d’après la traduction de Valla que seront réalisées les premières traductions françaises, les Français rencontrant le même obstacle que Pétrarque à l’égard de la langue grecque, essentiellement soumis au latin qu’ils étaient, encore pour un temps.

Ce n’est en effet qu’à partir du début du XVIe siècle, alors que le Collège royal institutionnalise l’étude du grec, que se développeront les premiers hellénistes français, Tanneguy Le Fèvre en tête, dit Tannaquillus Faber, ci-devant père d’Anne Dacier évoquée plus haut. Cependant, et il est important de le noter, c’est malgré tout à partir de l’édition princeps et des traductions latines que ces hellénistes vont s’éveiller au grec et y retourner. Ceci expliquant cela, on remarquera que dans la très grande majorité des traductions françaises du temps les noms des divinités présentes dans l’Iliade et l’Odyssée sont empruntés à la mythologie romaine plutôt qu’à la mythologie grecque, Héra devenant Junon; Aphrodite, Vénus; Arès, Mars, alors qu’Héphaïstos sera Vulcain, etc.

Deux autres conséquences importantes découlent également de cet état de fait : la première, c’est que la vogue de ces poèmes homériques va croître grandement en France; la seconde est qu’une nette séparation va s’établir entre deux types de traduction. Dans un premier cas, certains traducteurs ne vont que reprendre et adapter la trame narrative générale de l’épopée. Il s’agit alors de raconter l’histoire à leur manière en quelque sorte, en occultant des scènes, en gommant des personnages, au gré de leur fantaisie créatrice, le tout en s’autorisant plus ou moins de liberté, généralement plus.

Dans le second cas, celui des philologues issus du Collège royal, on tentera chaque fois de faire ce que l’on pourrait qualifier de véritable travail de traduction plutôt que d’adaptation, respectant non seulement la trame narrative dans la succession des faits, mais essayant de surcroît de se tenir le plus près possible de la langue et du style homériques en respectant ou non une forme quelconque de versification. Notons cependant que ces efforts n’iront pas sans sacrifier également la plupart du temps au goût du jour.

Se succéderont ainsi une première version française, celle de Jehan Samxon, en 1530, qualifiée de très mauvaise, et une des douze premiers livres de l’Iliade datant de 1545, due à Hugues Salel, abbé de Chéron et valet de chambre de François Ier qui la lui avait commandée. Les treize autres livres seront confiés à Amadys Jamin, secrétaire de la chambre du même roi, alors que Jacques Peletier du Mans se chargera de la traduction des deux premiers chants de l’Odyssée, toujours à la demande de sa Majesté. Que ce dernier fasse la demande expresse de traduire Homère en français démontre la culminance de la popularité atteinte par ces oeuvres dans l’aristocratie d’alors. De fait, tout commence avec ce roi qui avait décidé d’officialiser une langue pour le royaume de France.

Puis, en 1566, arrivera la traduction d’Henri Estienne, philologue et imprimeur, auteur d’un grand Dictionnaire de la langue grecque. C’est celle d’Estienne qui sera la version de référence pendant plus de cent ans, jusqu’à l’arrivée de celle d’Anne Dacier, commencée en 1699 et publiée en 1711. Entre les deux, il y a, en 1614, celle de Souhait, dont il dit en titre : “L'Iliade avec la suite d'icelle. Ensemble le Ravissement d'Helene, sugiect de l'Histoire de Troie. Le tout de la traduction et Invention du Sieur de Souhait[11]”; arriveront ensuite, en 1619, celles de Salomon Certon et de Claude Boitel, puis la traduction d’Achille de La Valetrie, en 1681, dont certains ont dit le plus grand mal et enfin, celle d’Anne Dacier suivie, quinze ans plus tard, par celle de Houdar de la Motte, en 1714.

Mais qu’en est-il en détail de ces difficultés des textes homériques que nous avons évoquées plus haut? On n’insistera jamais assez sur le fait que ces poèmes ne sont devenus homériques qu’à la suite de leur transcription par le scribe qui a mis sur papyrus les paroles de celui qui était à l’évidence le meilleur aède de son temps. Ces poèmes – et sans doute bien d’autres aujourd’hui perdus et racontant de multiples exploits – étaient issus et partie vivante d’une longue tradition orale qu’Homère évoque lui-même dans l’Iliade et l’Odyssée, alors qu’il fait chanter des héros et des aèdes, et on en chantait l’action bien avant que le poète ne la fixe. Or, l’action de l’Iliade se déroule au moins au XIIe siècle avant notre ère , Homère ayant vécu quatre cents ans plus tard.

Ces poèmes étaient de plus destinés à être chantés. À ce titre, ils étaient composés, du moins pour ceux qui nous intéressent, en hexamètres dactyliques, des vers de six mètres[12]. Il s’agit d’une versification très précise et dotée d’une grande souplesse rythmique où l’on retrouve six mesures à deux temps chacune comptant trois syllabes, soit une longue et deux brèves, ou deux syllabes composées de deux longues, la dernière mesure comptant toujours deux syllabes. Or, il semble que l’hexamètre dactylique était l’apanage des aèdes et des rhapsodes qui chantaient les épopées et qui seuls savaient le maîtriser, sa structure ayant de toute évidence été empruntée puisque la langue grecque courante de l’époque ne contenait pas autant de syllabes brèves[13].

Aristote, dans la Poétique, qualifiait l’hexamètre dactylique de mètre “héroïque” en précisant que celui-ci était le seul à convenir à cette forme d’expression poétique particulière qu’était l’épopée, poème racontant la vie et les exploits des héros, d’où le qualificatif d'“héroïque[14]” :

Pour le mètre, c’est le mètre héroïque qui, à l’expérience, s’est imposé. Vouloir employer un autre mètre, ou plusieurs, pour composer une représentation narrative, paraîtrait déplacé, car le mètre héroïque est de tous celui qui a le plus d’assise et d’ampleur […] car la représentation narrative s’étend plus que les autres.

Aristote 1980 : 125

Il parle ailleurs de l’hexamètre dactylique comme étant “le grand vers”, celui qui surpasse tous les autres en intensité dramatique et poétique et qui convient le mieux à l’épopée et à la tragédie (1980 : 49).

Ce type de vers, difficile, exigeait donc du poète/chanteur un effort assez considérable, tant sur le plan physique que mental, mais qui devait malgré tout, une fois le texte intégré, en favoriser la rétention et la retransmission. La structure même de l’oeuvre, constamment répétitive tant dans sa forme de versification que dans certains passages, faisait en sorte que les vers étaient relativement plus faciles à mémoriser, chose essentielle quand on pense que chaque chant des poèmes homériques compte en moyenne aux alentours de six cents vers, l’oeuvre en comptant vingt-sept mille au total.

L’aède jouait alors avec la scansion, interprétant l’oeuvre comme le ferait un chanteur sur scène, allongeant ou écourtant les syllabes à son gré pour en varier le rythme, changeant la tonalité du grave à l’aigu selon les personnages et ses talents de chanteur, le tout pour donner à la performance, puisqu’il s’agit bel et bien de cela, une qualité dramatique apte à captiver son auditoire, de ce genre d’exercices auxquels se livrent encore peut-être les élèves des conservatoires d’art dramatique.

De surcroît, chaque chant regroupe entre sept et douze sections, des “historiettes” plus ou moins indépendantes, et que l’on pouvait ou non inclure lors d’une représentation. C’était d’ailleurs en cela que résidait le grand talent des rhapsodes, littéralement des “couturiers”, que de pouvoir intercaler au cours d’un même spectacle des éléments de plusieurs histoires différentes et n’en faire qu’une. Ils parvenaient en quelque sorte à coudre une courtepointe diégétique, selon que l’auditoire réagissait favorablement ou non à tel ou tel épisode. Parce que là était une des deux fonctions essentielles de ces poèmes, distraire; l’autre étant d’édifier et d’éduquer à une certaine morale.

De la sorte, chacun de ces petits récits, qui ne prend en lui-même que deux ou trois minutes à lire en silence dans le texte, devenait dans les mains de l’aède un tableau, une saynète, pouvant durer au moins une dizaine de minutes. Si, en fixant le texte par l’écrit, Homère ou son scribe donnait à la culture grecque une oeuvre qui devenait d’usage commun, un texte universel, accessible mais figé, il n’en reste pas moins que cette transposition ne rendait déjà pas justice au spectaculaire de ces poèmes et de leur interprétation.

Pour l’aède ou le rhapsode, l’hexamètre dactylique, la segmentation des histoires et les répétitions fréquentes que l’on trouve dans les poèmes homériques étaient sans doute destinés à en favoriser la mémorisation. Le style formulaire de l’oeuvre, avec ses nombreuses expressions toutes faites, ses clichés, ses épithètes figées et ses vers de transition la plupart du temps identiques, le tout remontant à un passé lointain, avait plus que probablement une fonction mnémotechnique pour l’aède, ce qui non seulement lui permettait de varier ses interprétations à sa guise, mais également devait servir de repère aux auditeurs en les mettant dans un contexte familier, reconnaissable entre tous.

Tout cela pris en compte, la question de la fidélité d’une traduction des poèmes homériques, quelle qu’elle soit, se pose avec d’autant plus d’acuité. Partant de là, on pourrait déjà dire qu’Homère effectue à l’égard de l’Iliade la première “trahison” en rendant immuable dans sa présentation un texte qui par nature devait varier en fonction de ses re-présentations. Au vu de ce que même Homère, en fixant le texte, se trouvait à sacrifier une large part de l’essence de ces oeuvres se trouvant dans le fait de leur oralité, comment peut-on envisager de les traduire, sans les trahir d’une façon ou d’une autre? Si l’on prend une position radicale, voire excessive, la réponse est simple : cela est impossible. À l’opposé – et c’est la position de Jorge Luis Borges à laquelle nous reviendrons plus tard – cela est non seulement possible, mais toutes les traductions, interprétations et adaptations le sont.

Cette idée de l’impossibilité de la traduction, à tout le moins en ce qui a trait aux oeuvres littéraires, et la polémique qui l’entoure depuis des siècles, oppose les théoriciens de l’une et l’autre confession, le mot est choisi à escient puisqu’il s’agit essentiellement de chapelles, et ce, depuis Cicéron. Aux tenants de l’impossible traduction, nous serions tentés de répondre e pur si puove, pourtant elle se peut, paraphrasant la réplique, apocryphe, de Galilée à sa sortie du tribunal installé dans le couvent dominicain de Santa-Maria où la sentence d’emprisonnement à vie est rendue – il la purgera chez lui à Florence – même après avoir prononcé et signé la formule d’abjuration que le Saint-Siège avait préparée.

Face à ces perspectives, deux avenues s’offrent alors au traducteur, chacune pouvant le mener dans une direction à l’extrême opposé de l’autre. Dans un premier cas, on penchera vers une position philologique en se tenant au plus près du texte original et en le complétant d’un vaste appareil critique – c’est le cas des traductions de Mazon, dans la collection Budé aux Belles-Lettres, de la traduction de Bérard, à La Pléiade, de la traduction de Mugler, à La Différence et de celle de 2010 de Brunet, au Seuil. Dans l’autre cas, on optera pour une traduction diégétique qui s’en tiendra aux anecdotes, voire une adaptation pure et simple pouvant conduire théoriquement jusqu’à une version de type stand-up comic ou la narration commencerait par : “Une fois c’t’un gars, comprends-tu?” dans la plus pure tradition de Claude Blanchard, ou encore dans la tradition de Coluche et de sa célèbre introduction à tous ses monologues : “C’est l’histoire d’un mec”. Cela ressemblerait à ce qu’en ferait un autre Homère, Simpson celui-là.

Entre ces deux pôles extrêmes, reste donc à déterminer la meilleure stratégie de traduction possible et ce, en fonction de critères que nous avons évoqués plus haut : la personnalité du traducteur, l’identification du public cible[15], l’orientation que souhaite donner l’éditeur, les conditions sociologiques, le cadre culturel et même sociopolitique dans lesquels l’oeuvre s’inscrira, bref, le transfert ontologique. C’est à ces décisions tout autant qu’à ces contingences qu’a été confrontée Anne Lefebvre, épouse Dacier, lorsqu’elle dut entreprendre sa traduction, de l’Iliade, en 1699, et de l’Odyssée, quelque quinze ans plus tard. On peut présumer que son choix et les traductions qui en résultèrent ne furent pas trop mauvais puisque près de trois cents ans après, jusqu’en 1959, année de la dernière réédition, sa traduction de l’un ou l’autre des poèmes homériques connut pas moins de vingt-six rééditions, dont une de 1943 préfacée par Jean Giono soi-même.

Fille de Tanneguy Lefebvre, professeur de grec à l’Académie de Saumur, philologue émérite adoubé à ce titre par le roi malgré son protestantisme avoué, et auteur d’une méthode d’enseignement du grec et du latin qui fit date, Anne reçoit de lui une éducation à domicile, presque par hasard, alors qu’au départ elle ne fait qu’assister aux leçons destinées à un de ses jeunes frères. Cependant, son talent pour ces langues et ses progrès fulgurants dans leur apprentissage font en sorte qu’elle dépasse rapidement son frère et qu’elle devient même, au bout de quelques courtes années, pratiquement l’égale de son père qui la consulte dorénavant en toutes choses philologiques.

D’abord mariée à Jean Lesnier, un imprimeur de huit ans son ainé mais doté d’une certaine fortune, elle s’en sépara assez tôt et entra en liaison avec André Dacier, de quatre ans son cadet qu’elle épousera à la mort de son premier mari. Dacier était un jeune étudiant talentueux de son père et il était lui-même philologue, traducteur, futur membre et secrétaire perpétuel de l’Académie française. Si le couple travailla souvent de concert, ce sont à l’évidence les traductions d’Anne Dacier qui obtinrent le plus de notoriété… et provoquèrent le plus de controverses, non pas tant pour leurs qualités intrinsèques que pour la méthode qu’elle dut se résigner à utiliser.

L’inclination première de cette philologue émérite aurait sans doute été de se tenir le plus près possible de l’original. Anne Dacier doit cependant sacrifier à divers impératifs dont les moindres ne sont pas économiques et politiques, les seconds déterminant en large part les premiers. Éditer coûte cher, en effet. Madame Dacier, autrefois épouse d’un imprimeur, est bien placée pour le savoir. Il faut donc espérer vendre le plus d’exemplaires possible pour ne pas se retrouver à la ruine et, pour cela, faire une traduction qui plaira au plus large lectorat envisageable.

Mais encore faut-il pour y arriver obtenir l’approbation royale, sans la dispense de laquelle il est illusoire de penser bien vendre une oeuvre publiée et même de la voir distribuée. Pour les besoins de sa traduction de l’Iliade, Anne Dacier obtient donc la recommandation de Claude François Fraguier, jésuite réputé, comme il se devait, et collaborateur au Journal des sçavants, à qui le Chancelier du roi, Louis Boucherat, comte de Compans, avait ordonné au nom de Louis XIV d’évaluer ladite traduction. Voici ce qu’en a écrit Fraguier : “[J]’ay crû que cette traduction, où l’on retrouve si parfaitement les beautez de l’original, feroit honneur à notre nation et à notre siècle.[16]

La méthode Dacier plaisait donc. Elle avait commencé à la développer et à la perfectionner près de vingt ans plus tôt avec des traductions remarquées d’Anachréon et de Sapho, puis de Plaute, d’Aristophane et de Térence. Déjà, avec la préface de sa traduction d’Anachréon et Sapho, en 1681, et citée par Garnier (2002 : 20) elle marquait son parti pris : “Quoique ma traduction n’ait pas toutes les beautez du Grec […] [j]e me suis extrêmement attachée au Grec, et je ne m’en suis éloignée que dans les choses qui sont entièrement contre nos manières…” Elle reconnaît donc sacrifier aux moeurs du temps, au goût du jour, pour ne pas choquer la bonne société, tout hypocrite soit cette dernière. Elle prévient de surcroît qu’elle s’adresse à un public qui ne connaît pas le grec et qui ne dispose pas des références culturelles que l’on trouve dans le texte d’origine, d’où, c’est du moins notre interprétation, les noms latins de divinités, beaucoup plus familiers au public de l’époque.

Pour compenser, et respecter sa formation, Anne Dacier ajoute des remarques et des notes, sorte d’appareil critique avant la lettre, dans lesquelles elle justifie ses choix de traduction, certaines de ses omissions et donne quelques explications érudites qui permettent aux lecteurs de situer dans le contexte du temps d’origine des oeuvres certains passages autrement difficilement compréhensibles. Comme le souligne Bruno Garnier :

Maintien ou omission d’une expression difficile dépendent donc finalement de la double nécessité de correspondre à l’analyse philologique du texte source, et de produire un texte français intelligible qui, en tout état de cause, doit respecter les usages de la prose française

Garnier 2002 : 23

On pourrait même ajouter le respect des moeurs de l’époque où la traduction se fait.

Ce faisant, Anne Dacier va tout de même assez largement à contre-courant du mouvement qui prévalait à l’époque, celui des “Belles infidèles”. Il s’agissait alors de remettre ces oeuvres anciennes au goût du jour sans égard à quelque considération philologique que ce soit, quitte à modifier considérablement l’oeuvre originale. Ce qui comptait était que l’oeuvre soit belle, dans une belle langue et ne choque sous aucun rapport. Tout en tenant compte de ces aspects, Anne Dacier revient malgré tout au sens premier de la traduction et à une certaine forme de fidélité, du moins à l’égard de sa formation.

Les traductions de Madame Dacier n’eurent cependant pas que des admirateurs, peu s’en faut. Montesquieu la décrie et Voltaire la honnit, excusez du peu. Houdar de la Motte, qui produira quelques années plus tard, en 1714, une nouvelle traduction de l’Iliade, inscrit la sienne justement contre celle d’Anne Dacier tout en se réclamant des “Belles infidèles”. Cela va entraîner une polémique assez virulente, que l’on appellera “la querelle d’Homère”, à laquelle se mêlera André Dacier et nombre d’autres, polémique dont La Motte sortira vainqueur, Madame Dacier refusant à la fin de poursuivre un combat stérile dans lequel la philologie ne pouvait que perdre. Ceci sans compter que ces combats enflammés, menés tard dans sa vie, l’épuisèrent au point d’entamer ses forces décroissantes.

Pour radicalement différente qu’elle ait été de celle de Madame Dacier – il avait raccourci et “corrigé” le texte original –, la traduction de La Motte n’en obtint pas moins la sanction royale et le droit d’imprimer. On jugera de la position de Monsieur de La Motte par cet extrait de son Discours de cent soixante et onze pages (!), excusez encore là du peu, et qui sert d’introduction à sa traduction :

On s’attend sans doute sur cet usage, écrit-il, à trouver ici le panégyrique d’Homère; mais outre que je le traduis moins que je l’imite, & qu’ainsi l’usage des Traducteurs ne fait point de loi pour moi, j’ai crû encore que rien ne pouvoit autoriser les exagérations; que le vrai mérite étoit de reconnoître les défauts par-tout où ils sont[17].

La démarche a le mérite d’être claire, même si au passage La Motte ravale au rang d’oeuvre de bas étage la poésie homérique elle-même et renvoie cavalièrement du revers de la main la traduction d’Anne Dacier.

À l’opposé, madame Dacier rétablit la valeur du poète qu’était Homère, lui qui avait été accusé de tous les péchés par Charles Perrault et consorts, instigateurs de la querelle des Anciens et des Modernes et qui vouaient aux gémonies tous les auteurs latins et grecs, l’aède en devenant le représentant iconique à cause, entre autres, de son style et de ses propos jugés vulgaires et grossiers, à la limite obscènes. Ainsi, pour reprendre les mots de Bruno Garnier à l’égard de ses traductions de l’Iliade et de l’Odyssée :

La traductrice y a fait les plus grandes concessions aux usages stylistiques de son temps, au point d’infléchir sa méthode, telle qu’elle nous est apparue à travers les traductions d’Anacréon et de Térence […]. Il s’agit, cette fois, non plus seulement de faire découvrir, mais de réhabiliter un auteur.

Garnier 2002 : 25

Le travail de Madame Dacier aura été marquant. Sa méthode, qui tente d’harmoniser deux entités apparemment irréconciliables, la fidélité au texte d’origine et l’attrait pour un public aussi large que possible, fera école en ce qu’elle est à l’origine de ce que Garnier appellera la traduction dinformation générale, “un compromis entre la fidélité littérale et les contraintes de la prose française” (Ibid. : 41). Aurait-il pu en être autrement, du moins quant au respect de la fidélité en regard du texte source? Selon que l’on se situe dans une version plus ou moins radicale d’une des chapelles évoquées plus haut, la réponse est oui et non.

Oui, parce la vision philologique peut être adoptée – et l’a été ultérieurement – de façon beaucoup plus systématique et rigoureuse, certains comme Brunet déplorant même qu’Homère ait été “confisqué” par cette volonté de rigueur émanant de certains “spécialistes universitaires”. Non parce que, comme nous l’avons vu, la forme, la fonction, l’originalité et la spécificité du texte source ne peuvent jamais vraiment être reproduites avec exactitude. Au mieux peut-on se rapprocher un tant soit peu de l’esprit de départ. Dans une telle perspective, et sans vouloir relancer la “querelle d’Homère”, on se rangera du côté de la position de Jorge Luis Borges discutant du même type de querelle mais opposant, en Angleterre cette fois, Matthew Arnold et Francis Newman :

De ces nombreuses traductions, laquelle est fidèle, voudra peut-être s’assurer mon lecteur? Je le répète : aucune, ou toutes. Si la fidélité doit concerner les imaginations d’Homère, les hommes et les jours irrécupérables qu’il se représenta, aucune ne peut être fidèle à nos yeux; et toutes le sont, pour un Grec du Xème siècle. Si elle concerne les desseins qu’il eut, de toutes celles que j’ai transcrites, n’importe laquelle est fidèle, à l’exception des traductions littérales, qui tirent toutes leur vertu du contraste avec les moeurs actuelles.

Borges 1993 : 295

En terminant, et pour voir l’extension à laquelle peut mener la remarque de Borges, comparons pour le plaisir de la chose – et pour nous donner un aperçu sommaire des multiples possibilités auxquels peuvent se prêter les textes homériques – quelques traductions françaises choisies et échelonnées sur près de cinq siècles des sept premiers vers du Chant I de l’Iliade et constatons les écarts :

Hugues Salel : traduction de 1545, rimes en vers de dix pieds, doublés, suivis de vers de onze pieds, doublés, en alternance. Il s’agit de la première traduction en langue française pour laquelle nous disposons de documents partiels. Celle de Samxon est répertoriée, mais sans textes.

le te supply Déesse Gracieuse,

Vouloir chanter l'Ire pernicieuse,

Dont Achillés fut tellement espris,

Que par icelle, un grand nombre d'espritz

Des princes Grecs, par dangereux encombres,

Feit lors descente aux enfers vmbres :

Et leurs beaulx Corps, privez de sepulture,

Furent aux chiens, & aux oiseaux pasture.

Anne Dacier : 1872, traduction de 1711, corrigée en français moderne, seuls les livres 2 à 4 nous ayant été accessibles pour la traduction de 1711 (ou l’édition de 1719).

Déesse, chante la colère d’Achille, fils de Pelée, cette colère pernicieuse, qui causa tant de malheurs aux Grecs; qui précipita dans le royaume de Pluton les âmes généreuses de tant de héros, et livra leurs corps en proie aux chiens et aux vautours : telles furent les suites d’une querelle qui éclata entre le fils d’Atrée, prince des guerriers, et le divin Achille, par l’effet des décrets de Jupiter.

Leconte de Lisle : traduction de 1866. Poète lui-même, chef de file et fondateur de l’école du Parnasse, il a été membre de l’Académie française où il a pris le fauteuil de Victor Hugo, son protecteur.

Chante, Déesse, du Pèléide Akhilleus la colère désastreuse, qui de maux infinis accabla les Akhaiens, et précipita chez Aidès tant de fortes âmes de héros, livrés eux-mêmes en pâtures aux chiens et à tous les oiseaux carnassiers. Et le dessein de Zeus s’accomplissait ainsi, depuis qu’une querelle avait divisé l’Atréide, roi des hommes, et le divin Akhilleus.

Mario Meunier : traduction de 1953. Helléniste, écrivain, traducteur, il fut également le secrétaire d’Auguste Rodin pendant deux ans.

Chante, Déesse, la colère du Péléide Achille, pernicieuse colère qui valut aux Achéens d’innombrables malheurs, précipita chez Hadès les âmes généreuses d’une foule de héros, et fit de leurs corps la proie des chiens et de tous les oiseaux - ainsi s’accomplissait la volonté de Zeus - depuis le moment où, sitôt après leur querelle, se séparèrent l’Atride roi des guerriers, et le divin Achille.

Robert Flacelière : traduction de 1955, alexandrins en prose. Philologue, professeur en Sorbonne et directeur de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Présentant sa traduction à la fin de sa notice (p.89) il dit : “J’ai souhaité faire une traduction de l’Iliade qui fût à la fois aussi fidèle que possible et partout animée d’un rythme : exigences bien difficilement conciliables. C’est assurément le vers alexandrin qui correspond le moins mal à l’hexamètre épique”.

Déesse, chante-nous la colère d’Achille, de ce fils de l’Élée, - colère détestable, qui valut aux Argiens d’innombrables malheurs et jeta dans l’Hadès tant d’âmes de héros, livrant leur corps en proie aux oiseaux comme aux chiens : ainsi s’accomplissait la volonté de Zeus. Commence à la querelle où deux preux s’affrontèrent : l’Atride, chef de peuple, et le divin Achille.

Frédéric Mugler : 1991, vers de quatorze pieds. Le choix du vers de quatorze pieds, dont la longueur – au fil du texte – tente de restituer l'ampleur du poème tout entier, rend au chant son jaillissement et ses harmoniques secrètes.

Chante, ô déesse, le courroux du Péléide Achille,

Courroux fatal qui causa mille maux aux Achéens

Et fit descendre chez Hadès tant d’âmes valeureuses

De héros, dont les corps servirent de pâture aux chiens

Et aux oiseaux sans nombre : ainsi Zeus l’avait-il voulu.

Pars du jour où naquit cette querelle qui brouilla

L’Atride, gardien de son peuple, et le divin Achille.

Philippe Brunet : 2010, hexamètres dactyliques français.

Chante, Déesse, l’ire d’Achille Péléiade,

ire funeste, qui fit la douleur de la foule achéenne,

précipita chez Hadès, par milliers, les âmes farouches

des guerriers, et livra leurs corps aux chiens en pâture,

aux oiseaux en festin – achevant l’idée du Cronide –,

depuis le jour où la discorde affronta l’un à l’autre

Agamemnon, le souverain maître, et le divin Achille!

Philippe Brunet, que je remercie ici pour son aide précieuse et ses commentaires judicieux, m’indique que parmi les scansions possibles, il en existe d’autres non imprimées et qui laissent plus ou moins libre cours aux qualités d’interprète de la personne voulant jouer à l’aède; l’interprétation donnerait le résultat suivant, les voyelles en majuscules et soulignées marquant les temps forts :

forme: 1863310n.jpg

C’est d’ailleurs Philippe Brunet qui s’invitera à la conclusion, rejoignant en cela dans l’esprit les propos de Borges :

Les vers les meilleurs, écrit Brunet, sont ceux qui parviennent victorieusement à n’avoir plus de style, à ne plus pouvoir se réclamer de personne : ils accèdent ainsi à quelque chose de plus grand. Bien sûr, pour une part, cette esthétique de l’Iliade repose sur celle de la traduction. Or, il est possible que ce soit le fait de traduire qui rapproche ce travail d’une vérité d’Homère et de l’épopée.

Homère 2010 : 30

Et cela pourrait même inclure une version d’Homère… Simpson !