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Annoncer l’étude des relations entre deux disciplines, telles l’esthétique et la sémiotique, c’est présupposer qu’elles en ont. Mais on peut les rapprocher avec cette présupposition soit en ayant une idée derrière la tête, soit simplement pour tester la rencontre un peu au hasard. Ces deux tactiques donnent des résultats différents. La première rend compte de données épistémologiques connues ou susceptibles de l’être, la seconde, en créant l’événement de la rencontre, en attend du nouveau. C’est à mi-chemin de ces deux postures qu’on se situera ici, cherchant l’esthétique dans des discours sémiotiques où elle fait apparition de manière plus ou moins inattendue, mais aussi testant la sémiotique sur des objets esthétiques qu’on a plutôt l’habitude de confronter à la Kunstwissenschaft.

En considérant la question du point de vue quelque peu éculé de l’arbre des connaissances, on peut envisager d’abord que la science des signes (qu’on appelle sémiotique ou sémiologie) puisse être partenaire de l’esthétique dans la mesure où elles origineraient d’une même souche (la philosophie, par exemple). Chez Peirce, comme on le verra plus loin notamment, l’esthétique et la sémiotique (entendue cette fois comme “logique”) appartiennent aux “sciences normatives”, la première étant celle la plus proche de la phénoménologie. Mais une telle ascendance n’existe pas dans toutes les traditions, de sorte qu’à moins d’être nées du même embranchement, esthétique et sémiotique risquent fort de se trouver sur des branches, certes, voisines, mais inaccessibles l’une à l’autre. En référence à la fameuse théorie wittgenstienienne des “ressemblances de famille” (qui introduit à la notion non moins fameuse de concept “flou” ou “vague”), on pourrait identifier nombre d’affinités (Wittgenstein emploie aussi ce terme) entre les deux disciplines, mais sans qu’on puisse les subsumer sous un chapeau commun — de même que le tennis et les échecs ne sont subsumés que sous un vague concept de jeu.

Du point de vue d’une vision plus moderne de l’épistémologie, plutôt que d’arbre des connaissances ou de ressemblances familiales, il vaut mieux parler de systémique du savoir. Le dessin classique de l’arbre, que Descartes affectionnait, s’est tellement complexifié que la notion même d’embranchement semble maintenant simpliste; le développement de nos deux disciplines, prises telles quelles ou dans leurs interrelations avec d’autres disciplines, n’a eu de cesse d’approfondir pareille complexification. Nées plus ou moins à proximité l’une de l’autre, elles se sont tantôt éloignées, tantôt rapprochées, tantôt ignorées, tantôt concurrencées, tandis que diverses disciplines, telles la philosophie, l’anthropologie, les études culturelles ou encore les études cinématographiques ont prétendu légitimement les annexer, ensemble ou séparément.

Notre intention n’est pas de régler cette épistémologie. Plutôt, si on entend l’épistémologie au sens de la théorie de la connaissance et non au sens de la description des sciences, il s’agit de se demander dans quelle mesure les territoires cognitifs des deux disciplines peuvent se rencontrer en termes de concepts, de procédures d’analyse et de problématiques. Le terrain d’entente, ou plutôt, répétons-le, de rencontre, n’a pas besoin d’une unification conceptuelle, même floue, les affinités des deux disciplines étant davantage de l’ordre d’une proximité intellectuelle provoquée que d’une association de longue date. Certes, on pourrait rêver d’une sémio-esthétique et d’un corps de chercheurs qui trouveraient sa spécialisation, ses revues et ses colloques dans l’alliance du signe, de l’aisthèsis et de l’art. Il suffit toutefois que le sémioticien se sente interpellé par le questionnement esthétique, quelque étrange qu’il puisse sembler à l’aune de son point de vue de pertinence, à commencer par le sentiment, sans doute erroné, qu’il s’agit d’un territoire où le cognitif est relégué à l’arrière-plan; il suffit, en sens inverse, que l’esthéticien éprouve le besoin de solliciter le sémioticien à l’égard de ses préoccupations et se demande notamment si l’art ou l’aisthèsis ont quelque chose à voir avec le concept de signe, si précis dans sa définition centrale (à quelque tradition que l’on songe), si diversifié dans ses variétés.

Plutôt construit inductivement à partir des propositions des contributeurs que pensé comme le plan d’une dissertation, le présent recueil comporte des textes qui posent le problème général de la relation entre sémiotique et esthétique (Jean Fisette, Dominique Chateau), d’autres qui abordent cette relation à propos d’un problème sémiotique plus particulier mais néanmoins pertinent pour une réflexion esthétique (Pere Salabert, Martin Lefebvre), une série encore qui utilise la sémiotique et/ou une réflexion sur la sémiotique à propos d’un objet artistique déterminé (Éric Prince, Bernard Darras, Pierre Fresnault-Deruelle) et, pour finir, un texte qui rapporte la problématique du numéro à la philosophie ancienne mariant Aristote et le cinéma (Christophe Génin).

Le lecteur remarquera qu’un nom émerge de cet ensemble, celui de Charles S. Peirce, soit que sa contribution à la rencontre de la sémiotique avec l’esthétique fasse l’objet même de la recherche, soit que ses concepts servent une méthodologie d’analyse esthétique. L’omniprésence de ce grand penseur s’explique évidemment par le rebond actuel des études peirciennes, la redécouverte subséquente de cette “cathédrale de recherche” qu’il nous a léguée mais aussi, plus particulièrement, par le fait que chez lui l’esthétique semble paradoxalement, à la fois subsidiaire et fondamentale : subsidiaire au sens où le système sémiotique englobe l’objet de l’art et sa théorisation et les domine de tout son poids; fondamentale dans la mesure où ce qui relève de la Firstness et du sentiment (feeling) en constitue un aspect important, voire même sa fondation. En outre, comme on le sait bien en sémiotique visuelle, le système peircien, par-delà cette systématicité exotique en pays anglo-saxon, est un réservoir puissant de concepts et d’instruments d’analyse. Bref, ce numéro de RS/SI est également un hommage à Peirce.

L’autre filon qu’on remarquera est celui qui domine les explorations “pratiques” de la théorie sémiotique dans ce numéro : c’est l’image, qu’elle soit fixe ou animée. Cela se comprend peut-être du fait qu’elle aura été le principal lieu d’achoppement de la sémiologie de première génération largement tournée vers le verbe et la linguistique. Pas étonnant dès lors que plusieurs chercheurs aient vu dans la logique des relations et dans la sémiotique de Peirce une ouverture plus grande envers le non verbal. Par ailleurs, l’importance de l’image aujourd’hui est telle que toute approche sémiotique des phénomènes de signification et de communication, y compris des phénomènes esthésiques/esthétiques, se doit de l’aborder de façon satisfaisante. Mais nonobstant ces affirmations, force également est de reconnaître, tels qu’en font foi certains textes de cette livraison, l’emprise du visuel sur la pensée et l’imaginaire de l’esthétique.

To announce a study of relations between two disciplines, such as aesthetics and semiotics, is to assume that they actually have relations. On this assumption, we can either compare the two disciplines with an ulterior motive in mind or, more randomly, simply explore and survey the various connections that hold between them. The two strategies yield different results. The first rests on known (or already likely to be known) epistemological data, while the second, since it creates an actual relationship, anticipates the emergence of something new. Here we will situate ourselves halfway between these two viewpoints by 1) seeking aesthetics in semiotic discourses where it may emerge more or less unexpectedly and 2) by semiotically investigating aesthetic objects that are more commonly considered with the tools of Kunstwissenschaften.

If we view the matter from the somewhat tired perspective of the tree of knowledge, we can first envision that the science of signs (what is called semiotics or semiology) might be paired with aesthetics to the extent that they share a common origin (philosophy, for example). With Peirce, as we will see below, aesthetics and semiotics (with the latter understood as “logic”) belong to the “normative sciences”, the first being closest to phenomenology. But this sort of ascription is not found in all traditions, such that unless they budded from the same branch, aesthetics and semiotics often find themselves on neighbouring branches, but branches that are nonetheless inaccessible to one another. With reference to the celebrated Wittgenstienian theory of “family resemblances” (which introduces the no less celebrated notion of a “fuzzy” or “vague” concept), we might be able to identify a bundle of affinities (Wittgenstein also uses the term) between the two disciplines, yet they still could not be subsumed under a common, well-defined umbrella — just as tennis and chess can only be subsumed under the vague concept of game.

From the perspective of a more modern epistemology — rather than a tree of knowledge or family resemblances — it is preferable to speak of a “system of knowledge”. The classic drawing of the tree, so dear to Descartes, has become so complex that the very notion of branching now seems simplistic; the development of our two disciplines, taken as such or in their interrelationships with other disciplines, has only exacerbated this complexification. Born more or less in proximity to one another, they are sometimes distant, sometimes close, sometimes ignored, and sometimes rivals, while various other disciplines, such as philosophy, anthropology, cultural studies and even film studies, have legitimately claimed to annex them, together or separately.

It is not our intention here to resolve this epistemological conundrum. Or rather, if we understand epistemology in the sense of a theory of knowledge, rather than a description of the sciences (as is often the case in France), we must ask ourselves to what extent the cognitive zones of these two disciplines can overlap in terms of concepts, analytical procedures and problematics. The terrain of agreement, or better, rapprochement, has no need of even a fuzzy conceptual unification, since the affinities of the two disciplines are more in the nature of intellectual proximity due to lengthy association. We can, of course, dream of a “semio-aesthetics” and a body of researchers who would find their specialization, academic journals and symposia in the alliance of sign, aisthèsis and art. However, it suffices that the semiotician feels challenged by aesthetic questioning, strange though it may seem in light of his habitual view of what phenomena are pertinent, starting with the feeling — likely erroneous — that this is a domain where the cognitive is relegated to the background; conversely, it suffices that the esthetician should feel the need to seek out the opinion of a semiotician on his concerns and questions, e.g., whether art or aisthèsis has something to do with the concept of sign, so precise in its core definition (in any tradition one may choose), yet so diverse in its manifestations.

The present issue of RS/SI, which is assembled more or less inductively from the contributors’ Ansätze rather than thought out like the plan of a dissertation, includes essays that pose the general problem of the relationship between aesthetics and semiotics (Jean Fisette, Dominique Chateau), others that address this relationship in the context of a particular semiotic problem that nonetheless lends itself to aesthetic scrutiny (Pere Salabert, Martin Lefebvre), another series that apply semiotics and/or semiotic considerations to a specific aesthetic object (Éric Prince, Bernard Darras, Pierre Fresnault-Deruelle), and lastly, an essay that relates the problematic to ancient philosophy by allying Aristotle and the cinema (Christophe Génin).

It will become apparent, however, that a single name is predominant in this collection : that of Charles S. Peirce — either because his contribution to the meeting between semiotics and aesthetics is the object of a given study, or because his concepts serve as a methodology for analyzing aesthetics. The omnipresence of this great thinker is obviously to be explained by the current resurgence of Peircean studies, by the consequent rediscovery of the “cathedral of research” he left to us, as well as, more particularly, by the fact that for him, aesthetics — paradoxically — seems both subsidiary and fundamental : subsidiary in the sense that the semiotic system encompasses the art object and its theorization, and dominates them with all its weight; fundamental to the extent that everything relating to Firstness and feeling constitutes such an important part of it, if not its very foundation. In addition, as is well known in visual semiotics, the Peircean system, beyond its exotic systematicity in English speaking countries, is a powerful reservoir of concepts and analytical instruments. In short, this issue of RS/SI is also a tribute to Peirce.

Another leitmotif the reader will notice dominates the “practical” explorations of semiotic theory in this issue : the image, either still or moving. This is perhaps to be explained by the fact that the image became the main stumbling block of first generation semiotics, which was focussed principally on linguistics and linguistic-oriented research. It is thus no wonder that many researchers have seen a greater openness towards the non-verbal in the logic of relations and in the semiotics of Peirce. Moreover, the image is so important today that any semiotic approach to the phenomena of meaning and communication, including aisthèsic/aesthetic phenomena, must address it adequately. Yet in spite of these considerations, the influence of the visual on thought and the aesthetic imagination must also be acknowledged, and this is indeed evidenced by some of the essays in this issue.