Corps de l’article

Figure 1

Une noce chez le photographe par Dagnan-Bouveret

Musée des Beaux-Arts de Lyon (1879)

-> Voir la liste des figures

Cette image en exergue est une façon de désigner de ‘manière décalée’ notre objet: puisqu’il s’agit d’ironiser sur la photographie à l’aide d’une ‘faite de main d’homme’. C’est une ironie, puisque ce tableau de Dagnan-Bouveret cherche à prouver que “les nouveaux adorateurs du soleil” (autrement dit les photographes, selon le mot de Baudelaire), ont beau faire prospérer leur industrie, la peinture classique n’est pas morte. La preuve. Or, depuis les années 1860, elle agonise bel et bien. Cette oeuvre, en vérité, est baroud d’honneur où le grotesque (qui caractérise le preneur de vue, un rien simiesque) cache mal le fait que le peintre, si astucieux soit-il, se trompe de combat. Dagnan-Bouveret ne veut pas le savoir, mais le sort, déjà, en est jeté.

Or, c’est d’un point de vue contraire qu’on voudrait parler: à savoir de la ruse de la photographie capable de convertir à soi la peinture ou le dessin (en l’occurrence l’image lithographique) pour vanter la vertu des clichés.

Figure 2

René Lelong, 1923-25, Kodak, lithographie, 151x100.

-> Voir la liste des figures

On verra, cependant, que la ruse en question n’est pas indemne d’arrière-pensées, pour le moins ambiguës. Mais n’anticipons pas.

Le développement qui vient s’inscrit dans un travail que je tente de mener depuis quelques temps sur l’intermédialité. Après m’être intéressé à la façon dont la peinture traitait du cinéma (à travers l’oeuvre si singulièrement anachronique d’Edward Hopper), puis après m’être interrogé sur la façon dont l’affiche de cinéma en général s’y prenait pour annoncer les spectacles filmiques, je voudrais montrer aujourd’hui comment l’imagerie ‘faite de main d’homme’ (une affiche lithographique, on l’a dit) traite de la photographie.

Nous sommes dans les années 25. De profil, une belle jeune femme, en robe rayée, se détache sur l’affiche qu’elle est en train de regarder. Se détache-t-elle de l’affiche ou se détache-t-elle sur l’affiche? On va voir qu’il est difficile de trancher.

L’image représente un moment de la vie d’une famille bourgeoise, en vacances, au bord de la mer. Depuis l’invention des bains de mer (en France, avec Napoléon III), le motif pictural de la plage est potentiellement capable de faire valoir la dimension symboliste qui peut s’y énoncer.

Figure 3

Kroeyer, 1899, Paysage au bord du temps, Copenhague.

-> Voir la liste des figures

Je veux dire que le bord de la mer est un bout du monde (récemment apprivoisé par les occidentaux ), et que les images (photographies ou tableaux), qui sont aussi ‘des bouts du monde’, trouvent dans le motif du rivage des dunes ou des lointains l’occasion toute désignée de faire rêver les spectateurs sur le sens des limites, faute duquel les valeurs, les référents et les lieux s’aboliraient.

Figure 4

a

b

Années 20

-> Voir la liste des figures

Or, si c’est apparemment à l’exaltation pittoresque et symbolique du bord de mer qu’est vouée cette publicité pour les appareils Kodak, il semble qu’un traitement bien particulier de cette limite qu’est la plage naturelle soit également au programme de notre réclame. En dépit des apparences (je songe au surencadrement de la scène insérée) une circularité complexe fonctionne en effet entre les isotopies de cette composition en abyme. Sur cette affiche, une spectatrice en robe rayée regarde une affiche représentant une scène au sein de laquelle une spectatrice (en jaune et un peu à part) regarde une prise de vue photographique…

Ce complexe iconique articule une image qu’on dira ‘englobée’ sur une image ‘englobante’.

L’image englobée

Figure 5

-> Voir la liste des figures

Le statut de l’image englobée est, lui-même, double:

  1. phénoménologiquement parlant, c’est un placard devant lequel passe une promeneuse, placard qui n’est pas sans rappeler les publicités chargées de vanter les mérites des stations balnéaires. Un femme, en jaune, allongée sur le sable sourit à une fillette assise dans l’eau, heureuse d’être prise en photo par un homme debout, dont on peut penser qu’il est son père. La femme en jaune tient dans sa main la lanière d’un étui de cuir qui, sans doute, se trouve être celui de l’appareil à soufflet que le père braque sur la petite baigneuse. Il a l’initiative, mais c’est la mère qui avait l’appareil; c’est elle, également, qui peut jouïr de la scène où elle est à la fois partie prenante et témoin.

  2. iconologiquement parlant, la scène est aussi un cliché photographique magnifié. Le mot “Kodak”, entre guillemets, n’a-t-il pas d’ailleurs, pour un sujet francophone, quelque chose de l’onomatopée ‘clic-clac’? “Je l’entends encore le clic clac sec de l’obturateur” pourrait dire notre promeneuse. Chose étrange, cette affiche, hallucinée par nous sous la forme d’une photographie, en couleurs, contrevient au fait que la photo, à l’époque, n’existe pratiquement qu’en noir et blanc.

En vérité, il s’agit de comprendre qu’une telle scène de plage est une image quasi auratique, autrement dit l’épiphanie d’un ‘lointain reconvocable’ (eut peut-être dit Walter Benjamin) ou, si l’on préfère, d’un passé ex-haussé aux couleurs de l’ici et maintenant de la promeneuse. À noter, encore, que le ton de ladite scène est d’un degré plus élevé que celui de notre promeneuse: il est toujours midi dans le monde idéalisé du souvenir qui est en l’occurrence un univers sans ombre (contrairement à ce qu’on peut vérifier aux pieds de la marcheuse).

L’image englobante

Figure 6

-> Voir la liste des figures

L’image englobante (l’affiche elle-même) nous donne à voir une promeneuse qui, bien qu’en escarpins, foule un sol, couleur de sable, légèrement plus terne précisément que le sol de la plage où se trouve réuni le trio familial. Ainsi qu’on l’a laissé entendre, le cadre marron-rouge de l’image englobée n’interdit pas la contamination entre la promeneuse et l’objet de sa ‘rétrovision’. Un détail, à ce propos, prend soudain toute son importance: notre promeneuse tient dans sa main gauche l’étui d’un appareil photo (perdu dans les plis et les rayures du vêtement).

Sans doute, est-ce le même étui que celui de la femme en jaune, dont il y a fort à parier qu’elle ne fait qu’un avec la promeneuse blanc-bleu. Si c’est bien le cas, la femme en robe rayée qui regarde la prise de vue photographique est bel et bien en train de se souvenir. D’où il ressort que l’image englobée équivaut ici à un phylactère, cet espace ‘décroché’ d’une représentation donnée, grâce à quoi se signifie, parfois, les remembrances d’un personnage donné en première instance.

Notre promeneuse se souvient donc et, se souvenant, se revoit avec son mari et sa fille, sur cette plage qu’elle semble être venue revisiter. Fenêtre ouverte sur la storia, cet encart est à la fois un lointain et un passé où l’espace et le temps échangent leurs rôles.

En vérité, cette façon que nous avons d’opposer l’image englobée à l’image qui la contient n’est qu’une facilité de présentation; on s’aperçoit vite, en effet, que l’image englobante n’est qu’une extension de l’image englobée.

De l’image englobante à l’image englobée et inversement

Les deux instances de représentation (l’affiche proprement dite et l’image dans l’image bordée de marron-rouge) concourent à la constitution d’une figure commune utopique. On veut parler de ce quasi-cercle dont la circonférence se matérialise d’un côté par le profil concave des deux adultes, et, de l’autre côté, par la tête et le tronc de la promeneuse à la poitrine ‘heureusement’ peu marquée. Au centre, la petite fille anadyomène est l’objet de toutes les attentions. Cette ‘in-image’ où se recoupent — en une sorte de condensation — l’intérieur (le souvenir) et l’extérieur (le maintenant ) est une manifestation de ce qu’à la suite de Lyotard et de son exégète Philippe Dubois (1999) on nommera “figural”. Une sorte de mise entre parenthèses se profère ici qui, à notre avis, a trait au déni du réel, un déni du réel qui semble être le ressort secret de cette publicité.

Tentons d’éclaircir notre lanterne et, pour ce faire, avançons que le recours à la photographie proprement dite — exception faite des photomontages d’avant-garde (germaniques ou russes) était a priori impensable en matière d’affiche. (L’image ci-dessous est d’ailleurs un exemple de photomontage: le boîtier sous forme de cliché constitue à la fois le terme de départ et d’arrivée de la Révolution.)

Figure 7

La photographie au service de l’édification socialiste, 1931.

-> Voir la liste des figures

Revenons à l’‘irrelevance’ qu’il y aurait eu, en l’occurrence, à user d’un cliché photographique en matière publicitaire et à la façon dont la pensée visuelle de l’auteur de la lithographie (René Lelong) tire intuitivement parti de cet évitement.

Dans un essai intitulé Fantasmagories (2006), Clément Rosset écrit que la vie ressemble à tout, sauf à ce qu’immobilise un cliché. Plus loin, le philosophe écrit également qu’il est impossible de rien saisir (photographiquement) sans le changer, bref qu’il n’y a de photographie que ‘ratée’. Sans doute, est-ce pourquoi notre scène de plage n’est pas (ou ne pouvait être) traitée photographiquement. En lieu de quoi le mythe photographique joue à plein.

Le temps de la scène sur la plage réinventé à loisir, mais aussi le présent de la spectatrice, se trouvent discrètement neutralisés. Disons-le autrement: en me dotant d’un Kodak, les souvenirs que je vais engranger sont promis à un présent toujours disponible et radieux, puisque voici que, face à cette affiche, paraissent déjà s’abolir les solutions de continuité entre moi et un âge d’or constamment remis au niveau de mes désirs. Aussi, suffira-t-il de prendre de jolies photographies et, les gardant par devers soi, de les ériger en décor mental de substitution. En foulant le sol de cette fantasmagorie, la promeneuse se délecte de ne pas être au monde.

Figure 8

-> Voir la liste des figures

Figure 9

-> Voir la liste des figures

Curieusement, tel n’est pas le cas de cette réclame, voisine, pourtant, de celle qu’on vient de voir. Le graphiste, en dépit des ressemblances avec le document de base, assume beaucoup plus clairement ses codes (spécification des lieux grâce au texte, absence d’appareil photo dans la scène mais présence de ce dernier dans les bras du riguardante, désignation des clichés dans l’album feuilleté par les personnages).

Quelques remarques pour terminer

La scène observée ou hallucinée par la promeneuse sur la plage qui représente l’homme en train de photographier sa fille, laisse supposer, en bonne logique, qu’un opérateur, autre que ce père a pris une photographie de cette prise de vue photographique.

Toutes choses égales, cette manière de considérer le processus même de la représentation remonte au moins au XVIe qui voit fleurir le thème de l’artiste (voyez le Saint-Luc dans son atelier de van Heemskerck Maerten, 1545) en train d’exercer son art. Où est-il le peintre qui peint ce peintre?

Sage comme une image, Marie est en train de ‘passer’ sur la toile. Au contraire, au XVIIIe, le maniérisme conceptuel cultivé par Fragonard pousse ce dernier à dresser l’espace-temps d’un tableau vivant (l’Amant couronné, 1770 ) en lui agrégeant la figure de l’artiste; la nôtre, en quelque sorte. Mais personne n’est dupe évidemment: si la vie ressemble à l’art, la théâtralité la plus charmante règne.

Avec Kodak, en revanche, tout au contraire, les topoï sont moins bien circonscrits et les rôles moins cernés (Barthes aurait dit que, plus que jamais, la bourgeoisie naturalise ses codes). En toute rigueur, il aurait fallu que la dame en jaune fût, elle aussi, armée d’un kodak, ce qui eût amoindri la force du mensonge publicitaire. Faisons, un court instant cette hypothèse: imaginons la femme en jaune armée d’un kodak. Nous aurions eu quelque chose comme le photographe photographié. Retournement critique dont on sait la possible vertu démystifiante et/ou comique.

Rappelons-nous l’affiche de Levavasseur Ripolin. Et encore L’Arroseur arrosé.

Figure 10

-> Voir la liste des figures

Figure 11

-> Voir la liste des figures

L’arrosé est à l’arroseur ce que les spectateurs assis dans la salle sont à ces autres spectateurs que nous sommes: nous-mêmes, goguenards, en train de considérer cette affiche qui nous montre que le spectacle n’est pas tant sur l’écran que dans la salle (“Tel est pris qui croyait prendre”, “à malin, malin et demi”).

Mais, revenons pour terminer à notre publicité pour les appareils Kodak.

Avec Kodak, rien de burlesque ici, évidemment, et pour cause. Seulement ceci: la protagoniste en robe rayée, se revoit lorsque, habillée de jaune, alors qu’elle ‘enregistrait’ mentalement sa fille et son mari. Cette image (on s’adresse à une clientèle riche) dit entre autre, et à notre avis, le désir snob “de ne pas y toucher”. Mais on sait que ceux à qui “on ne la fait pas” sont aussi parfois de grands naïfs.