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Dans le vocabulaire d’Erving Goffman, son inspirateur, cet article s’intéresse au care tout à la fois en tant que principe d’organisation de l’expérience (“cadre”) et comme adoption d’une attitude personnelle de compassion à l’égard de la souffrance d’autrui (“engagement”). Distinguer le cadre du care de l’engagement personnel qu’il requiert a, comme le souligne Goffman (1986 : 378-379), une certaine importance sociologique, du fait des conséquences ontologiques du point de vue adopté par le chercheur[1]. C’est ce que permet de comprendre immédiatement la distinction que l’on peut facilement opérer entre le care en tant que tâche professionnelle et le care en tant que réaction personnelle. Elle affecte tant l’efficacité émotionnelle de la souffrance d’autrui, que la manière d’en éprouver la réalité. De même que l’organisation professionnelle du care permet au professionnel en exercice de se détacher de la situation et de faire l’économie, la plupart du temps, d’une attitude personnelle de compassion – la routine apportant un moyen d’oublier la réalité de la souffrance d’autrui –, l’émotion personnelle que suscite la souffrance d’autrui ne suppose par nécessairement mon engagement direct dans une situation réelle de prise en charge de cette souffrance d’autrui. Elle peut être générée, à distance, par le compte rendu d’une de ces situations réelles, dès lors que ce compte rendu est attentif à restituer l’expérience de ses participants (Boltanski 2007). Elle peut être la conséquence d’une mise en scène littéraire ou artistique de ce type de situations réelles, mise en scène capable d’obtenir l’implication émotionnelle du spectateur.

Ainsi donc,

il ne faut pas faire du face-à-face une limite technique de l’analyse des cadres : des jugements de réalité (assessments) sont impliqués, mais ceux-ci peuvent être basés sur des moyens indirects ou sur la perception directe de scènes dans laquelle le spectateur (perceiver) est seul

Goffman 1986 : 379; traduit par nous

Le cinéma offre un domaine d’observation privilégié de ce deuxième cas de figure, celui du plaisir procuré par l’absorption du spectateur dans une situation fictive qui génère chez lui une compassion réelle. Cette observation est, cependant, rendue difficile par un certain nombre de présupposés, techniques et sociologiques, qui conduisent à neutraliser la réalité de cette compassion.

Le spectacle cinématographique et l’expérience personnelle du care

Comme le soulignent de récentes études philosophiques ou cinématographiques, les fictions cinématographiques et télévisuelles contemporaines ne manquent d’exploiter commercialement le pouvoir d’intéressement des situations de soin, de soin médical notamment[2]. Elles peuvent donc être utilisées pour identifier et discuter les significations pratiques des différentes interprétations du care proposées par les chercheurs en sciences humaines et sociales. Cet usage des fictions cinématographiques, qui offre l’intérêt d’élargir le cercle de l’échange académique et d’y intéresser les simples citoyens, comporte cependant une limite. Il rend difficile, par la transformation qu’il opère du cadre de l’expérience cinématographique, l’exploration de cette expérience en tant qu’occasion pour le spectateur d’éprouver sur soi-même la justesse d’une attitude de care[3]. L’observation de ce genre d’occasions s’inscrit difficilement, de plus, dans le cadre de l’approche esthétique des films. Dans la pratique de l’étude cinématographique, c’est l’objet technique – qu’il s’agisse de l’oeuvre, du genre cinématographique, ou du langage cinématographique –, qui constitue le foyer de l’observation et qui apporte le principe de réorganisation systématique de l’expérience cinématographique. Étudier le care au cinéma signifiera alors étudier un auteur dont l’oeuvre témoigne de cette préoccupation, ou une série de films consacrés au care, où les procédés techniques et esthétiques utilisés pour signifier son importance. Dans ce contexte scientifique, l’étude du surgissement du care en tant que réaction du spectateur à la souffrance d’une personne rencontrée dans le film est rendue par la même d’autant plus improbable que, comme l’indique notre formulation – “la personne rencontrée dans le film” – elle implique une transgression de la réalité technique de la séparation entre le film et la réalité. Cette transgression, déjà difficile à assumer pour un chercheur soucieux de faire reconnaître la justesse technique de son expertise cinématographique, sera rendue définitivement inacceptable par la démonstration sociologique d’un formatage de la perception des spectateurs par leur éducation qui rend certains d’entre eux aveugles à la réalité de la technique cinématographique et sensibles uniquement à la fonction sociale de l’expérience cinématographique.

Pour la sociologie de la réception cinématographique, en effet, le lien social que le film permet d’établir entre les spectateurs, sa fonction d’intégration sociale de l’individu – qu’il s’agisse d’une communauté esthétique, d’une communauté d’âge ou de sexe, d’une classe sociale – constitue un principe d’interprétation de son efficacité émotionnelle. La compassion personnelle éprouvée vis-à-vis de la souffrance d’un personnage déterminé est la concrétisation d’une communauté de valeurs, le spectacle cinématographique offrant une occasion d’expression et de reconnaissance mutuelle par les spectateurs d’un attachement aux mêmes choses, en l’occurrence au “respect sacré de la personne”[4]. Si cette sociologie de la réception cinématographique favorise la compréhension du care en tant que forme d’engagement personnel, elle ne facilite pas, par son indifférence à la question de la valeur artistique individuelle des films, l’étude de la capacité technique singulière de certains films à toucher le spectateur. C’est ce qui justifie partiellement son rejet par les spécialistes des études cinématographiques.

Ce rejet, cependant, pose problème dès lors qu’il conduit à neutraliser systématiquement le rôle que joue le corps du spectateur dans le spectacle cinématographique. Il cautionne ainsi l’affirmation du caractère déshumanisant de la technique cinématographique par les spécialistes français du “spectacle vivant”, soucieux de réserver ce label de qualité à “toute manifestation produite par des êtres humains devant d’autres êtres humains qui y trouvent plaisir” et pour lesquels “ce n’est que par un abus de terme que l’on peut tenir pour spectacle un film ou une manifestation télévisuelle, qui sont image et non présence actuelle des émetteurs” (Ubersfeld 1986 : 77).

Cet anathème montre l’intérêt d’une approche phénoménologique du spectacle, tant théâtral que cinématographique. Il n’est pas possible, en effet, de faire reposer l’existence du cadre du spectacle sur la seule action, directe ou à distance, exercée par l’artiste, au moyen de l’usage de son corps, sur le spectateur. L’émergence de ce cadre présuppose l’engagement physique et mental de ce spectateur, engagement qui lui permet de se rendre sensible à l’action et d’être attentif à la personne de l’artiste. L’acteur sur la scène, même si sa présence est directe, n’en est pas moins une image, puisqu’il représente un personnage, tout comme l’acteur à l’écran, même s’il n’est pas présent en chair et os, apparaît en personne, une personne qu’on peut reconnaître derrière son personnage. L’insistance sur la co-présence physique qui caractérise la communication théâtrale ne se justifie pas techniquement, mais socialement. Elle vaut en tant qu’affirmation du respect dû à la personne de l’acteur, en tant rappel de l’obligation morale de ne pas le réduire à un simple objet technique, alors même que le cadre théâtral nous autorise à le traiter comme tel puisqu’il entraine la transformation de l’individu en un objet qu’on peut regarder longuement et sous tous ses aspects sans l’offenser, et sur lequel peuvent s’appuyer pour engager un comportement des personnes qui jouent le rôle de l’audience” (Goffman 1986 : 124). C’est le rappel de cette réalité sociale qui rend acceptable éthiquement une différenciation technique fallacieuse d’un point de vue esthétique.

Appréhender le care du point de vue de l’expérience cinématographique demande donc de corriger conjointement une sémiotique du cinéma “sans sujet”, inattentive à l’engagement corporel du spectateur et une sociologie du cinéma “sans objets”, indifférente à l’aspect technique du spectacle cinématographique. Il s’agit d’éviter, d’un côté, de se focaliser uniquement sur l’étude des seuls films qui parlent du care et, de l’autre, de ne s’intéresser qu’aux idéologies du care que le cinéma offre le moyen d’observer. Etudier le mouvement de va-et-vient entre le cadre technique et le cadre social de l’expérience cinématographique qu’opère tout spectateur qui se sent touché par ce qui se passe à l’écran permet d’éclairer la manière dont un film peut participer à “l’entretien (en plusieurs sens, dont celui de la conversation et de la préservation) d’un monde humain” (Laugier, op. cit. : 191).

L’acteur nain. Living in Oblivion (1995) ou le rire comme manifestation de care

Les travaux de Norbert Elias sur la formation de l’habitus psychologique de l’homme occidental éclairent le problème éthique inhérent à tout spectacle artistique. Il est partagé par l’acteur et le spectateur, puisque la transformation du corps d’un être humain en objet spectaculaire est inséparable de l’action d’un spectateur qui saisit l’occasion de plaisir offerte par la situation d’exhibition. Cette situation n’est donc jamais ni purement technique, ni purement esthétique, chacun des êtres humains engagés dans le spectacle étant responsable, vis-à-vis de l’autre, du plaisir offert ou du plaisir pris. Elle intègre nécessairement des considérations éthiques. Le rapport social qui s’établit entre le corps de l’artiste et celui du spectateur conditionne, en effet, l’acceptabilité technique du spectacle en garantissant sa fonction esthétique. Bref, du sang humain répandu régulièrement dans le cirque romain pour la jouissance de la plebs à l’obligation contemporaine de coloriser en vert le sang versé par les figurines animées des jeux vidéo et au message certifiant qu’“aucun des animaux utilisés dans ce film n’a été maltraité”, l’histoire du spectacle occidental témoigne du processus de civilisation du spectateur. L’interrogation du statut des objets qui participent au spectacle, et des conséquences de la participation du spectateur à ce spectacle est donc une dimension fondamentale de la conduite du spectateur moderne (Leveratto 2006). Dans la mesure, en effet, où le spectacle artistique désigne un rapport social, l’expertise du spectateur prend en compte la responsabilité morale que lui assigne sa participation technique au spectacle, et que le statut technique de l’objet spectaculaire ne suffit pas à neutraliser. Que la personne handicapée puisse en faire un métier, ne justifie pas à justifier le “spectacle de monstres” – le spectacle de cirque, le Freak Show dont le film Freaks, de Tod Browning (1932) a conservé le souvenir[5] – et explique à la fois son interdiction au XXe siècle et le sentiment de gêne qui accompagne aujourd’hui la vision du film de Tod Browning, malgré son préambule.

La normalité du plaisir artistique procuré par le corps d’autrui ne résulte donc pas que du savoir-faire de son possesseur, mais de la dignité humaine de son spectateur, attentif au contexte social du spectacle auquel il participe. Le spectacle artistique ne peut se définir uniquement comme une activité technique consistant à émouvoir le spectateur (par la construction d’une expérience fictive par le roman, le théâtre le cinéma, la chanson), ou à le faire penser (en visualisant des idées grâce à l’art contemporain, la danse contemporaine, le cinéma d’auteur…). La réception du spectacle artistique est un geste, inséparablement, d’objectivation technique et d’appréciation éthique du rapport au corps d’autrui instauré par le spectacle. La quantité d’émotion esthétique comme le notait Simmel doit être régulée par la qualité technique, le jugement de qualité technique étant lui-même inséparable d’un jugement éthique (Simmel 2003 : 53-54). Ce jugement prend en compte au delà de la normalité technique du spectacle, et de l’usage qu’il fait de la figure humaine, la manière dont il renforce ma sensibilité à la personne d’autrui. Éthique, technique, et esthétique sont les trois dimensions inséparables d’un jugement dit esthétique, mais qui combine en fait un jugement cognitif et un jugement affectif.[6]

Le contrôle spontané par le spectateur de sa sympathie vis-à-vis du regard des autres spectateurs l’atteste. Max Scheler soulignait pour rappeler l’impossibilité de fonder la morale sur la sympathie, cette évidence pratique que “partager la joie que quelqu’un éprouve à la vue du mal ou de la souffrance que lui cause la vue du bien […] n’a rien de moral”. Le plaisir esthétique du spectateur est donc conditionné par sa vérification du fait que la joie qu’il partage “possède une valeur morale en soi” et “découle logiquement de la situation à travers laquelle elle se manifeste” (Scheler 1971 : 14). Il se fait, en même temps qu’il regarde, le “spectateur de soi et de ses propres conduites”. Il ne sépare donc pas l’analyse de la qualité technique de l’événement, de la signification sociale de l’expérience proposée par le spectacle.

La scène du tournage d’un rêve dans la comédie de Tom DiCillo, Living in Oblivion (1995)[7] – un film qui dépeint la journée de travail d’une équipe de cinéma réalisant un film indépendant (“no-budget”), et devant composer avec les problèmes techniques, les intrigues amoureuses et les frustrations personnelles de chacun – joue avec cette situation. Le plaisir singulier qu’elle procure provient du chaos qu’introduit sur le plateau la conjugaison de petites catastrophes, le disfonctionnement d’une antique machine à faire de fumée – la T 160 –, qui échappe au contrôle du technicien, l’irruption sur le plateau de la mère du réalisateur, atteinte de la maladie d’Alzheimer et échappée de sa clinique voisine, la crise de larmes de l’actrice principale doutant de sa compétence et, enfin, la révolte de son partenaire, un acteur nain, contre l’usage qui est fait de son corps par le réalisateur. Campant une personne acariâtre et excédée d’être confinée, du fait de son handicap, toujours dans le même emploi, le comédien se refuse, en effet, à suivre les indications du metteur en scène. L’explication sollicitée par le réalisateur, irrité de ne pas obtenir le rire qu’il recherche, est le moyen de renforcer le comique de la situation en l’ancrant dans la réalité. Elle conduit le comédien, Tito, à dénoncer violemment l’insanité de la scène qu’il doit jouer et l’emploi traditionnel du nain dans la production cinématographique, notamment hollywoodienne. En smoking et haut de forme bleu ciel et portant cérémonieusement dans sa main droite une pomme, il doit faire son entrée dans une petite pièce aux murs rouges – au centre de laquelle l’héroïne se rêve, vêtue en jeune mariée et saisie d’une grande faim –, tourner autour d’elle avant de s’arrêter face au spectateur et rire, d’un air sardonique, en regardant la pomme qu’il tient dans sa main[8]. S’il ne réussit pas à rire, souligne-t-il, c’est que la scène ne le fait pas rire. Pourquoi, en effet, est-ce forcément un nain qui doit l’interpréter? Est-ce le seul moyen de montrer qu’il s’agit d’un rêve? Certes, on utilise depuis toujours au cinéma des nains pour donner l’impression que l’action se déroule en rêve. “Pourtant, personne ne voit des nains quand il rêve, même moi, qui suis nain, je ne rêve jamais de nains!”.

Est comique, selon Bergson, “tout incident qui appelle notre attention sur le physique de la personne” et nous confronte au “corps prenant le pas sur l’âme” (1959 : 411-412). La valeur comique particulière de ce rêve de nain – qui désigne à la fois la scène imaginée par le scénariste, le rêve de l’héroïne matérialisé sur le plateau, et l’expérience que revendique la personne qui parle – est la subversion sociale de la forme cinématographique qu’effectue l’acteur en dénonçant le “physique de l’emploi” au principe de sa présence. L’efficacité conventionnelle de la technique cinématographique – le faire-semblant – est sacrifiée ici au rappel de la réalité de l’usage du handicap par la présence. Et cette désacralisation de l’expérience artistique renforce à la fois l’intérêt technique de la scène et sa valeur éthique. Elle me touche affectivement, parce qu’elle m’intéresse esthétiquement à la condition de l’acteur nain, dont il témoigne personnellement, et que la construction de la situation me fait ressentir.

Cette occasion de sympathiser avec la personne de l’acteur nain est rendue d’autant plus plaisante que, grâce à l’imagination du scénariste, à la qualité du dialogue et à la justesse du jeu des acteurs, elle en passe par le rire. Elle semble démentir ainsi l’analyse de Bergson qui fait de l’insensibilité à l’égard de celui dont on rit une caractéristique psychologique essentielle du rire (Bergson op. cit. : 389). En fait, la construction technique de la situation exploite le malaise inhérent à tout “contact mixte” – une interaction sociale qui met en présence des normaux et des stigmatisés[9] – pour susciter dans un premier temps chez le spectateur une perception de Tito, l’acteur nain interprété par Peter Dinkladge, comme un être entièrement défini par son handicap. La caméra nous le montre en train de se préparer dans sa loge, urinant dans le lavabo grâce à un tabouret, puis se dirigeant, le visage fermé, vers le plateau où il se présente aux autres, sans aucun sourire. Son altérité physique suscite une attention particulière immédiate de la part des membres de l’équipe qui lui manifestent spontanément de la sympathie. L’actrice principale l’accueille avec chaleur et le tutoie directement : “Salut Toto !” Il s'agit d'une attitude artificielle qui renforce sa froideur, d’autant plus que l’actrice a commis un lapsus particulièrement malheureux, comme il le lui fait sèchement remarquer : “C’est Tito, pas Toto!”. La répétition, ensuite, des prises de vue de la scène du rêve – qui échouent toutes en raison, outre de l’incapacité des techniciens à produire la fumée nécessaire pour instaurer une ambiance de rêve, de la mauvaise volonté de l’acteur nain qui, de plus en plus renfrogné, refuse de rire – endort la vigilance du spectateur. Bien qu’anticipant sur la désaffection de l’acteur nain, par les signes extérieurs que celui-ci manifeste de son désaccord vis-à-vis de la scène, le spectateur se laisse surprendre par sa sortie – au double sens de sa réplique finale et de sa sortie du plateau – et la justesse de sa dénonciation de la situation. La prise de conscience de la commune humanité que lui rappelle l’acteur nain en ironisant sur la situation ne peut que le faire éclater de rire, un rire qui concrétise sa solidarité esthétique avec la personne qui parle et le respect que suscite sa réaction ironique.

Sa dénonciation de la convention esthétique qui conduit à peupler les rêves de leur films de nains est faite, en effet, au nom de sa capacité personnelle à témoigner que les nains eux-mêmes ne rêvent pas de se voir en rêve. Il s’agit d’une occurrence de la “topique esthétique”, cette forme particulière de l’attitude de sympathie que suscite une “proposition d’engagement” vis-à-vis de la souffrance d’autrui, par l’intermédiaire “du jugement de sens commun que le spectateur porte non seulement sur le contenu de la proposition, mais à travers lui, sur la personne (individuelle ou collective) dont elle émane” (Boltanski, op. cit. : 356). La topique esthétique se définit, en effet, comme “refus du sentiment – qu’il s’agisse de l’indignation ou de l’attendrissement” (ibid. : 217) et par le fait que “dans cette topique le spectateur sympathise avec le malheureux, en tant que ce dernier se donne à voir” (ibid. : 236), affirmant ainsi sa capacité à être et à agir en tant que personne qui ne se réduit pas à sa condition. L’“insensibilité” que Le Rire de Bergson reconnaît comme inséparable du rire ne doit donc pas être interprétée nécessairement comme une manière de se distancer de celui qui souffre : elle peut être le moyen de sympathiser sur un pied d’égalité avec celui qui souffre d’un handicap, en se moquant des préjugés de ceux que ce handicap impressionne au point d’oublier notre commune humanité avec le handicapé.

La vie sexuelle du handicapé. Nationale 7 (2000) ou les tribulations du care

La rencontre physique avec l’acteur nain qu’autorise l’écran peut ainsi servir à la prise de conscience critique, par le spectateur, de ses propres préjugés. Living in Oblivion nous confirme qu’il faut savoir prendre au sérieux cette efficacité magique de la technique cinématographique, sa capacité à nous mettre en contact réellement avec des personnes que leur handicap éloigne généralement de la scène et de l’écran. Le film ne constitue pas plus un obstacle au partage de leur expérience que le fait que je ne partage pas la condition physique de l’acteur nain dont le discours, grâce au film, me touche. Car on ne peut “éprouver en commun qu’une souffrance psychique, et non une douleur physique ou un sentiment sensoriel”. Je ne peux me confondre physiquement avec une personne handicapée, mais je peux rapprocher mon expérience de celle vécue par autrui, à l’image du personnage de Gregory Peck faisant croire, dans Le mur invisible, qu’il est juif, pour éprouver par lui-même et sur lui-même les effets de l’antisémitisme.

Que Nationale 7 nous mette en contact avec un acteur incarnant une personne handicapée, et non une personne vraiment handicapée, n’annule donc aucunement l’efficacité esthétique d’un film produit pour nous intéresser à la condition sexuelle de la personne handicapée. Comme le rappelait déjà Stendhal, le fait que “les spectateurs savent bien qu’ils sont au théâtre, et qu’ils assistent à la représentation d’un ouvrage d’art, et non à un fait vrai” ne doit pas faire oublier les “petits moments d’illusion, qui durent infiniment peu, par exemple, une demi-seconde, ou un quart de seconde” mais authentifient “l’état d’émotion où, dans leurs intervalles, ils laissent le spectateur” (Stendhal 1970 : 59-60). Au cinéma, comme dans la vie réelle, “l’expérience somatique non discursive joue un rôle important dans la connaissance et dans l’action” et, par conséquent, possède une fonction “centrale dans l’expérience de la valeur” (Shusterman 1994 : 92). L’émotion esthétique “n’est pas un simple phénomène organique” (Chirpaz 1988 : 49), dès lors que spectateur fait communiquer l’ici et maintenant de l’expérience artistique, la mémoire individuelle et collective, et le monde social dans lequel la situation qu’il observe prend tout son sens. C’est dans ces liens physiques et mentaux qu’il établit que résident à la fois le sens du spectacle et le plaisir que procure l’échange artistique. Bref, “les émotions fictionnelles ne sont pas le résultat de la mauvaise foi, mais peuvent être tenues pour des émotions authentiques” (Boltanski, op. cit. : 274) dès lors que les spectateurs répondent de façon identique à une proposition d’engagement “dans le cas de l’interaction comme dans celui de l’engagement à distance”.

C’est ce qui donne tout leur sens aux tribulations d’une éducatrice spécialisée travaillant dans une institution de prise en charge d’handicapés physiques, dont une personne tétraplégique qui constitue le héros du film, que met en scène Nationale 7 de Jean-Pierre Sinapi[10].Produit pour la télévision, le film a connu une carrière cinématographique internationale et obtenu de nombreux prix internationaux mérités du fait de la finesse de son traitement humoristique des problèmes que pose aux éducateurs le respect du désir sexuel des handicapés[11]. Le film exploite en effet la ressource esthétique que constitue la bonne volonté d’une jeune éducatrice spécialisée, Julie, sensible à la frustration sexuelle d’un des adultes handicapés, René, dont elle a la charge. Elle devra non seulement convaincre “l’institution totale” qui l’emploie de la légitimité de la demande de René mais aussi et surtout affronter les résistances sociales – le refus des médecins de l’assister – et les problèmes pratiques du recrutement de la prostituée disposée à satisfaire sexuellement René. Les tribulations de l’éducatrice, de l’assistance nécessaire à René pour qu’il puisse accéder avec sa chaise roulante à la chambre (en fait, une roulotte) de la prostituée à l’obligation face au refus de la prostituée de le faire d’aider René à mettre son préservatif, sont ainsi autant d’occasions pour le spectateur de rire, à l’unisson de Julie et René, des sacrifices imposés par le sens du care. La “boule dans la gorge” et le sentiment de “reconnaissance” à son égard que suscite la vision du film résultent, comme le soulignent les spectateurs soucieux de témoigner de sa qualité, de “l’authentique sentiment de réalité et de dignité” que “le script et les acteurs” réussissent à conférer à la présence des personnages[12]. Si ce sentiment résulte, pour certains personnages secondaires, de l’utilisation d’acteurs amateurs, il est dans le cas du personnage principal, René, le résultat de la justesse de sa caractérisation et de son interprétation par le comédien Olivier Gourmet. Comme le note un spectateur, son interprétation de ce personnage de handicapé “en colère”, rudoyant les éducatrices (au point de faire pleurer l’une d’elle) et n’hésitant pas à exprimer grossièrement sa frustration sexuelle, procure l’impression d’être confronté à une “véritable personne”[13]. C’est ce qui explique, en-deça de la séquence finale qui nous fera découvrir, à l’aide d’un montage photographique, les véritables personnes qui ont inspiré l’écriture du scénario, le sentiment de réparation éthique de l’injustice que procure au spectateur sa participation à un spectacle qui donne à des personnes handicapées la possibilité de se représenter. Nationale 7 a contribué ainsi à la valorisation du care, par sa justification de l’assistance sexuelle aux adultes handicapés, ouvrant la voie à d’autres fictions cinématographiques, telles Hasta la vista (2011) mettant en scène de jeunes handicapés imposant de haute lutte à leurs parents la reconnaissance de leur droit à avoir une vie sexuelle[14]. Le cinéma confirme ce faisant sa capacité à documenter et à intéresser le spectateur, par l’intermédiaire de la fiction, aux tensions inhérentes à la gestion de l’intimité sexuelle des handicapés dans les lieux de vie institutionnels comme dans le foyer.

L’analyse de cadres éclaire donc la manière dont certains films de fiction, tout comme certains romans, induisent chez le spectateur “une analyse des relations sociales organisées autour de la dépendance et de la vulnérabilité”, le sensibilisent à ces problèmes, et contribuent ainsi à la promotion d’une “éthique du care” (Laugier, op. cit. : 166). Mais elle confirme également la nécessité de prendre en compte l’efficacité ontologique du spectacle artistique, souvent sacrifiée à l’affirmation de sa fonction symbolique ou de sa réalisation technique, considérée indépendamment de l’engagement du spectateur. On s’interdit ce faisant de comprendre les “différents types d’inférence au sujet de l’identité des choses” qu’opère le spectateur (Descola 2011 : 13), soit les différentes ontologies qui lui permettent d’authentifier la réalité humaine des êtres de fiction qu’il rencontre et les formes de coordination émotionnelle qu’entraîne cette authentification.

Selon Jacques Fontanille, “l’intervention du corps dans la théorie sémiotique” revient à reconnaître que les opérations de conversions de sens “impliquent un sujet épistémologique doté d’un corps qui perçoit des contenus signifiants et qui en calcule et projette les valeurs” (2011 : 5). Se contenter, cependant, d’étudier les modes de confrontation de cet “opérateur sensible et incarné” à des “figures sémiotiques du corps” déterminées ne suffit pas cependant à rendre compte de la relation qui s’établit entre “l’actant en tant que corps” et le “corps en tant qu’actant” (ibid. : 12), ni du sens sociologique de cette relation. C’est faire fi de la capacité des individus à moduler leur engagement corporel, à distinguer différents régimes ontologiques du corps-à-corps, à se laisser envahir par l’émotion induite par la figuration d’une situation, tout en étant attentifs à contrôler l’acceptabilité éthique et esthétique du plaisir qu’elle procure (Leveratto 2006). C’est faire fi également de la capacité des individus à mesurer le degré de réalité de leur engagement. Du point de vue de l’éthique du care, pourtant, cette réflexivité du spectateur fait partie intégrante de l’évaluation du sens du spectacle, comme le rappelait ironiquement William James, en épinglant la conduite des jeunes femmes de l’intelligentsia russe sympathisant avec les prolétaires des pièces de Gorki tandis que leurs cochers personnels attendent à l’extérieur du théâtre dans le froid glacial de l’hiver…