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Cet article prend racine dans la pratique, parle à partir du processus. Il est l’envers d’un exposé critique; pas de recul, pas d’appréciation du rendu esthétique. Nous voilà rendus est une oeuvre en développement, à venir. Nous sommes, à l’heure où j’écris, en milieu de processus et les présentations auront lieu dans près de six mois. La forme finale de l’oeuvre n’est donc pas arrêtée et, qui s’adonne à ce type d’activités, sait que la part d’imprévus et d’impondérables est considérable et précieuse. Parler à partir et à propos du processus de création centre la réflexion sur les motivations qui sous-tendent ce travail, les perspectives théoriques d’une pratique du sonore au théâtre et les préoccupations poétiques et éthiques liées à un travail de construction théâtrale avec des non-acteurs. Ce travail du sonore est avant tout un travail d’écoute. Nous cherchons à nous mettre à l’écoute d’un ailleurs, mais pas pour le comprendre ni pour le saisir. Comment écouter ce qui nous échappe justement? Comment capter l’inaudible, l’inédit? Et, comment inviter le spectateur à se mettre lui aussi dans cette écoute agissante du monde, dans cette “écoute désirante” (Deshays 2001) de l’autre? Pour cela nous développons des dispositifs techniques et poétiques que j’exposerai ici comme stratégies d’une écoute hors les chemins du sens. Notre éthique d’une pensée sonore plutôt que d’une pensée du sonore s’appuie sur une valorisation du processus de création (penser en chemin), une délocalisation pour aller écouter le monde hors le théâtre (sortir de la boîte noire), une perturbation des relations auditives (troubler les relations), une amplification de ce qui émerge (capter le chant à venir) et une pratique active de l’oubli (oublier le spectacle).

Penser en chemin

Pourquoi et comment valoriser le processus avant la représentation? Penser l’art théâtral dans son mouvement plutôt que dans sa finalité s’inscrit dans notre éthique de la dimension sonore au théâtre. S’il existe des images fixes, le son, lui, ne peut se figer, il est trajectoire, mouvement continu. Parler à partir de la pratique c’est forcément garder les questions ouvertes. Se concentrer ainsi sur le comment faire, sur le comment agir avec l’autre plutôt que sur le quoi dire ou le quoi communiquer… Peut-on s’intéresser aux résonnances du travail, penser la matière théâtrale comme la matière sonore dans leur formation et déformation perpétuelles? Doit-on, de toute façon, séparer le processus de l’oeuvre? Ainsi, mettre l’accent sur la sonorité, c’est s’attarder à la trajectoire plus qu’à la destination, c’est se mettre à l’écoute du son plutôt que du sens. Dans le travail, nous nous projetons constamment dans la représentation, nous y sommes déjà, le regard et l’oreille du public nous suivent dans nos expérimentations et jusque dans les cauchemars qui les soutiennent. Et, même lorsque les spectateurs prendront place sur leur siège, l’oeuvre ne sera pas arrêtée, mais encore en processus, différente de soir en soir.

L’oeuvre dont il sera ici question, Nous voilà rendus, est le deuxième volet d’une trilogie qui se crée en résidence à l’Usine C, en collaboration avec des individus de différentes générations du quartier Centre-Sud de Montréal, quartier où loge l’ancienne fabrique de confitures reconvertie en lieu de création et de diffusion pluridisciplinaire. Le premier volet , intitulé Impatience, a été créé avec des adolescents de 15 à 18 ans. Nous voilà rendus est développé, lui, avec des personnes âgées de plus de 65 ans, dont certaines sont résidentes dans un centre d’habitation de soins de longue durée. Pour défricher le terrain, pendant un an, nous avons donné des ateliers hebdomadaires de théâtre performatif et sonore au CHSLD Saint-Geogres.

La compagnie L’eau du bain est née de ma rencontre avec le concepteur sonore Thomas Sinou, de notre volonté de créer ensemble sans hiérarchie, sans que mes mots d’auteure ou que mes visées de mise en scène prédominent sur la création sonore, comme c’est souvent le cas au théâtre, lorsque le son doit illustrer l’action dramatique. À travers différents projets, nous avons cherché à créer des dialogues indirects et improbables entre les mots et les sons. Nous avons d’abord voulu transformer le plateau en instrument de musique polymorphe, et les acteurs en musiciens ou en bruitistes naïfs. Petit à petit, nous en sommes arrivés à recentrer simplement l’acte créateur sur l’écoute, la situant comme geste premier et essentiel du travail. Nous mettre, nous-même, dans un premier temps à l’écoute. Ouvrir l’écoute des acteurs, des autres concepteurs et des spectateurs.

Sortir de la boîte noire

Comment se mettre à l’écoute de l’autre sans le prendre en soi? Sans le réduire à sa subjectivité personnelle? Est-ce possible? Peut-on du moins s’y essayer? Dans l’ouvrage fondateur À l’écoute, Jean-Luc Nancy (2002 : 19) nous dit que le verbe “entendre” voudrait dire comprendre le sens et que “écouter” serait plutôt “être tendu vers un sens possible, et par conséquent non immédiatement accessible”. Mettre ce geste d’écoute à l’avant-plan (devant le fil narratif, le message de l’oeuvre ou sa forme) venait aussi répondre à mon besoin d’échapper à cette persistante question “De quoi ça parle?” à laquelle le théâtre (même contemporain ou postdramatique) est trop souvent assujetti. Au théâtre, comme souvent ça parle, on se dit que ça doit bien parler de quelque chose. Mais, au “de quoi?” de cette persistante question peut-on substituer le “d’où?” afin de situer le geste créateur dans le passage de la parole. D’où ça parle? Par où ça parle? Qu’est-ce qui est traversé? Où suis-je dans cette énonciation? Qu’est-ce qui résonne et où ça résonne?

Et si nous pensons “son” plutôt que “sens”, l’ouverture de ces questions n’attend pas de réponses mais un éveil, une attention exacerbée par l’ouïe, une inquiétude de ce qui nous entoure et nous traverse. Jean-Pierre Sarrazac (2007) écrit que l’art du metteur en scène est d’exprimer son rapport au monde extérieur, que c’est cette relation entre l’individu et le monde qui organise la composition scénique. Mais, pour cela, faut-il le saisir ce rapport, le comprendre? Pour moi, cette relation est avant tout une énigme, ce qui m’intéresse de creuser sur scène est son mystère inhérent, ce qui m’échappe. Le processus de création théâtrale peut-il permettre d’expérimenter d’autres façons de recevoir le monde et d’agir en lui? La scène peut-elle être non pas un espace d’exposition de notre rapport au monde, mais un espace d’interrogation active de notre rapport au monde? Est-ce que l’inquiétude aurale, l’ouverture au mystère sonore peuvent transformer notre façon de recevoir le monde? Il va de soi qu’en intensifiant l’écoute, on vivifie notre réception du monde. En troublant les relations auditives, on exacerbe le mystère de ce qui nous entoure, de ce qui nous parcourt. Pour jouer dans cette interzone, cet espace potentiel entre le monde et nous, nous nous déplaçons. Nous sortons du théâtre pour aller à la rencontre de nouveaux paysages et de nouveaux personnages. Nous ne devons pas nous sentir chez nous, nous devons aller chez l’autre. Il s’agit toujours dans un premier temps de choisir un contexte inusité que nous écoutons activement et attentivement. Avant le CHSLD, il y a eu un lac gelé, une école secondaire, une usine désaffectée. L’enjeu consiste à chaque fois à sortir du théâtre pour se mettre à l’écoute d’un ailleurs que nous ramènerons sur scène. Ainsi, nous débutons le projet avec la conviction que l’oeuvre est au dehors, que nous sommes au centre de la matière, que notre premier geste de créateurs est d’écouter sans chercher à comprendre, se faire bande qui capte le son sans interprétation.

Mais concrètement, qu’est-ce que l’écoute? Comment se mettre à l’écoute comme on se met au lit, c’est-à-dire pas trop habillé ni protégé? Dans l’usage courant, se mettre à l’écoute renvoie plus au sentiment d’empathie qu’à l’ouïe et c’est une idée bien large qui peut paraître condescendante, comme si se mettre à l’écoute de l’autre signifiait s’abaisser vers lui dans un geste compatissant. Mais, si nous nous mettons à l’écoute de gens et de lieux, ce n’est surtout pas pour les comprendre. Si comprendre veut dire prendre en soi, avec soi, replonger dans sa subjectivité, c’est déjà un refus de l’autre, de l’altérité, de la rencontre. Il faut se mettre à l’écoute, pour sortir de soi, ouvrir l’oreille et ouvrir l’espace de résonnance où l’autre rebondit en soi. C’est délicat, car nous travaillons avec des non-acteurs, des gens issus de la communauté qui apparaîtront sur scène sans masque. Nous leur devons un incommensurable respect. Mais, il serait utopique de penser les comprendre. Il serait malhonnête de penser les révéler. Même si ce projet en est aussi un de médiation culturelle, nous revendiquons une mise à l’écoute sans objectif psychosocial, non thérapeutique. Car c’est justement l’impossible de la communion dans la rencontre qui nous intéresse, la non-reconnaissance, l’incompréhension. L’écoute de l’autre ne doit rien résoudre. Elle doit être parfaite inquiétude. Ils sont parfaits et nous n’attendons rien d’eux. C’est la première règle éthique de notre mise à l’écoute d’individus. L’écoute et la parole doivent être horizontales. Et si, au départ, c’est moi qui lance les discussions, assez vite je dois trouver des stratégies pour qu’ils deviennent instigateurs des jeux et conversations.

Souvent le moment que je préfère quand je vais au théâtre, c’est celui des minutes qui précèdent le début quand la salle commence à se faire plus calme et qu’on sent, entre les spectateurs, circuler l’attente, le désir que quelque chose advienne. Ce désir est peut-être la seule chose qui m’importe. Tout est là; dans cet avant la relation, avant la rencontre, quand les possibles sont tous ouverts. Puis, quand le spectacle commence, soit je sens qu’un mur tombe d’un coup et que tout se ferme ou alors, comble de bonheur, j’ai l’impression que ça s’ouvre, que ça m’ouvre, que ça creuse, sans que je sache trop vers quoi. Je suis toute ouïe, l’oreille et le corps dans l’attente.

Troubler les relations

Comment maintenir ce désir de l’autre? Comment l’éveiller? Comment permettre aux participants de s’abandonner au jeu de se mettre eux aussi dans une écoute inquiète, avide? Pour qu’il y ait désir, il doit y avoir perte. Je ne désire pas ce que je possède. Le son ne doit pas se donner d’emblée. La parole doit fuir. Le contrôle doit être glissant. Le sens et les sens doivent errer. Les mots ne doivent pas être possédés. Comme la perte ne se prévoit pas, ne se répète pas, nous entamons le travail par la mise en place de dispositifs qui, en ouvrant des jeux et des relations sonores troubles, permettront la perte et l’errance. Selon Philippe Ortel (2008), le dispositif vient canaliser une réalité anarchique. Instaurer un dispositif d’écoute comme point de départ, espace et médium du processus de création pour recevoir le chaos du monde par un canal, non pas pour le réduire mais pour ouvrir une perception plus sensible, plus pointue. On ne peut pas embrasser totalement la réalité anarchique. Le dispositif d’écoute devient une extension du corps, une médiation technologique entre l’environnement et le corps. Le choix, la conception et l’installation du dispositif n’imposent, ni ne proposent aucun sens. Le dispositif ouvre la perception et la ferme en même temps. Il déplace le corps et par le fait même déplace l’écoute. Ce déplacement fait naître de nouvelles relations avec le monde environnant.

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Nous voilà rendus; Usine C; Raymonde Dionne; crédits : Tania Gagné pour l’Usine C.

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Pour se mettre à l’écoute, sans tomber dans une écoute complaisante, nous cherchons à canaliser le flux sonore, instaurer des règles, faire de l’écoute une action, un jeu, une mission. Il est avant tout question de trouver des nouveaux modes de relation desquels surgira l’oeuvre. Le dispositif vient ouvrir des rencontres et des échanges improbables. Avec les adolescents, nous avons développé un dispositif assez simple que nous réutilisons en partie avec les personnes âgées. Celui-ci est fait de microphones et d’écouteurs sans fil. Le concepteur sonore relie les gens entre eux par le son, hors l’évidence. À partir de ces canaux troubles, des jeux s’inventent. Ils entendent la voix de quelqu’un d’autre dans leurs écouteurs et doivent simplement répéter ce que l’autre dit. Ils reçoivent des questions venant de différentes personnes et répondent à celles de leur choix. Ils parlent et entendent leur voix revenir avec un léger délai. À l’écoute d’une chanson, ils doivent s’adresser à quelqu’un d’absent… Ces jeux simplistes nous permettent d’emblée, de sortir du face à face de la rencontre. Grâce à ses écouteurs, la personne entend autre chose que celui qui l’écoute, elle. Elle s’entend moins, n’entend presque pas ceux qui sont devant elle, ce qui amenuise sa vigilance de ce qu’elle dit et sa conscience des gens qui l’écoutent. Parfois on ne sait plus qui parle à qui. Souvent on se demande d’où ça parle. La personne se livre différemment dans ces jeux que si nous lui avions demandé de se présenter, de parler d’elle. Son écoute de l’ailleurs s’inscrit dans sa parole et ouvre d’autres résonnances. C’est comme si, au lieu de leur donner un texte nous leur soufflions un sous-texte. Ces jeux sont utilisés en exploration pour faire surgir de la matière, mais se retrouvent aussi dans le spectacle afin que celui-ci ne devienne pas une représentation du processus, mais un évènement qui advient. Dans son éclairant texte sur Le geste théâtral contemporain : entre présentation et symbole, Jean-Frédéric Chevallier écrit :

Pour insister sur le déplacement du représenter vers le présenter apparaissent donc trois éléments : une raison historique, une autre d'ordre artistique, et enfin une nécessité de nature politique. Leur point commun réside en ceci que toutes trois en appellent à une sorte de simplification – certains parlent de nudité. Jean-Luc Nancy, par exemple, se demande comment la “nudité de l’exister” peut devenir le sujet de l’art (1993 : 195). En effet, s’efface non seulement le “re” du verbe représenter, mais aussi le complément d’objet attenant à ce verbe, à savoir la trame dramatique (l’action et les personnages en action). Or, un tel dépouillement offre de mieux approcher la praxis, l’activité humaine, la nôtre, telle que nous la vivons aujourd’hui.

2004 : 31

Nous orchestrons donc dans le processus et dans les présentations des tentatives de rencontres toujours vaines. Le dispositif cherche ainsi à intervenir sur notre relation au monde, de façon à déplacer notre conscience, ouvrir des voies inédites de dialogue entre l’intériorité et l’extériorité. “On installe une chambre, un gouvernement mais on dispose un jeu d’échec” écrit Arnaud Rykner (2008 : 92) qui a largement contribué à théoriser la notion de dispositif dans un contexte scénique. En ce sens, le dispositif serait plus dynamique que l’installation, proposerait des éléments avec lesquels nous pouvons interagir. Car le préfixe dis, signifie l’écart. Nous posons des éléments distanciés entre lesquels le sujet circule immobile dans son fauteuil, dans une présence s’ouvrant par l’écoute.

Photo 2

Nous voilà rendus; Usine C; Conrad Chamberlain, Lise Desjardins Raymonde; crédits : Yves Dubé.

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La notion de jeu est très importante, dès le début du processus, et ce, jusqu’à la fin. Puisque le jeu, en mettant le corps en action, l’attention en éveil, permet d’oublier un peu le “je”. Ainsi, nous ne parlons jamais d’interprétation, de personnage ou de situation. Ce qui se raconte, se raconte presque par hasard dans une installation poétique, une mise en place de règles dans lesquelles chacun se jette. En biaisant les dialogues, nous sortons du face à face de la rencontre. Nous faisons aussi de la place au mystère et à l’énigme, mettant tout le monde en état de curiosité exacerbée et à l’écoute de l’inaudible, en attente de ce qui pourrait nous (sur)prendre par l’ouïe. Cet état d’écoute de nos participants s’imprègne dans leur parole. Puisque, ce ne sont pas des acteurs professionnels, ils ne lutteront pas trop pour masquer leur trouble. En venant teinter leur énonciation, en rendant le dire complexe, nous espérons que cela vienne jouer sur l’écoute du spectateur qui se trouve participant du dispositif. Ne pouvant saisir d’où et par où lui provient la parole, nous sortons de l’évidence, il peut mettre son corps en quête de ce qui le traverse, de ce qui advient devant lui et en lui.

Capter le chant à venir

Mettre en scène des êtres humains plutôt que des acteurs incarnant des personnages ne veut pas nécessairement dire faire un documentaire. Alors, comment faire émerger des portraits en négatif, s’imprimant de notre incapacité à les dépeindre, les révéler, les faire voir, les faire entendre ou les mettre en valeur? Comment faire entendre le manque qui nous rassemble?

Qu’est-ce que vous voulez savoir? Mon nom? Ce que j’ai fait dans ma vie?


J’m’en souviens plus.


Oui, j’ai fait quelque chose.


Des enfants? Deux. Deux filles, fines, fines comme de la soie.

Ces courtes phrases captées lors de notre première rencontre au CHSLD sont entrecoupées d’éclats de rire de cette dame qui prend conscience de sa perte de mémoire. Sur l’enregistrement, on perçoit aussi que les autres autour cherchent à l’aider, sans pouvoir distinguer ce qu’ils disent. Au cours des ateliers, dans la salle commune du CHSLD, nous posons des questions. Ce sont souvent des questions assez banales qui se répètent de fois en fois. Nous captons les réponses mais tout n’est pas intelligible. Ce qui nous intéresse n’est pas ce que disent les participants, mais plutôt comment ils le disent, ou alors, ce qu’ils ne disent pas et surtout leur respiration, leur hésitation, les scories de la parole, ce qu’ils ne maîtrisent pas, ce qu’il y a à côté de ce qu’ils souhaitent raconter. Nous cherchons ainsi à les faire apparaître hors de leur volonté de faire et de se montrer. Avec nos enregistreurs, nous tentons de capter ce qu’il y a avant les mots, sous le chant, d’ausculter les éructations et les mélodies internes et incompréhensibles. Sur scène, nous rediffusons des extraits de ces enregistrements et nous captons en direct leur énonciation souvent difficile et ce, sans limite audible. Les traces du processus se fondent dans le présent du spectacle. Le dispositif sonore, dans le processus comme dans les présentations, est rêvé comme laissant sonner le souffle du manque.

Ce spectacle traite avant tout de l’impossibilité d’en faire un spectacle. Les personnes âgées n’ont bien sûr pas la technique vocale et corporelle des comédiens. Ils ont leur souffle, leur rythme qui n’ont pas été formatés par les écoles. Mettre leur corps en scène est un acte en soi. Ils s’avancent en fauteuil roulant ou à l’aide d’une marchette vers nous et se laissent regarder. Qu’est-ce que cela veut dire? Qu’est-ce que cela évoque? Je ne saurais ni ne voudrais l’expliquer. Cela résonnera en chacun de façon différente et moins j’interviens plus ce sera ouvert. Car nous ne voulons pas leur faire représenter quelque chose ou quelqu’un d’autre qu’eux-mêmes. Il ne faudrait pas les soumettre, comme l’écrit Deleuze, à une “logique marchande”. “Comment sortir du domaine de la représentation théâtrale comme de la représentation capitaliste puisque c’est la même?” (Deleuze 1979 : 58). Ils nous intéressent pour ce qu’ils sont et nous cherchons essentiellement à faire apparaître des bribes d’existences, sans leur faire porter une autre signification que leur apparition.

Ce que prétend le plateau, ce n'est plus tant représenter une grande action unique mettant en conflit, selon une ligne ‘destinale’, plusieurs personnages, mais bien plutôt présenter... présenter ou exhiber quelque chose de l’existence humaine (Guénoun 1997), répéter les mouvements de la vie même (Deleuze 1968), produire la plus haute intensité (par excès ou par défaut) de ce qui est là, sans intention (Lyotard 1973 : 104)

cités par Chevallier 2004 : 28

Mais comment exhiber quelque chose de l’existence humaine sans la dénaturer? Est-ce possible de répéter les mouvements de la vie même? Qu’est-ce qui est là sans intention? Est-ce que je peux, et si oui comment, les délester d’une couche de volonté : vouloir dire et vouloir bien paraître? Comment les rassurer? En intervenant sur leur écoute, je déplace leur attention vers quelque chose qui advient, qui ne leur appartient pas, qui vient les surprendre et les garde dans un éveil vers l’extérieur, afin qu’ils n’aient pas trop l’occasion de se demander “De quoi j’ai l’air? Que devrais-je dire ou faire?” Ce qui se produit alors est imprévisible et non reproductible. C’est l’état d’abandon dans lequel ça les met qui est recherché. Le fait d’intervenir sur leur écoute produit souvent une énonciation difficile, à la fois fragile et touchante, qui évoque la difficulté inhérente à la parole. À propos du proverbe “Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement. Et les mots pour le dire arrivent aisément” (Boileau 1674 [1985]), Régy (2002 : 83) répond : “et bien justement il ne faut pas que les mots arrivent aisément”. Georges-Didi Huberman (2005 : 16) en se référant à Lévinas (1978) écrit :

Nous oublions cette condition du dire chaque fois que notre attention se porte unilatéralement sur le dit, comme le remarque Lévinas dans Autrement qu’être. Le dit est tenu aux corrélations sujet-objet, signifiant-signifié; le dire, en revanche, suggère “une respiration s’ouvrant à l’autre et signifiant à autrui sa signifiance même”; il est, en cela “témoignage”, pur “vocatif”, “sincérité”, “proximité” à autrui; il “s’expose” et il “s’exile” à la fois, “tenant ouverte son ouverture, sans excuse, sans évasion ni alibi”.

Dans les différents processus de création, nous insistons beaucoup sur cela, pour que les acteurs s’abandonnent au dire et ne s’inquiètent pas de ce qui sera dit. Je dis souvent “tout est parfait, vous êtes parfaits” et tant qu’ils se prêtent au jeu en respectant ou non les règles, je crois qu’ils le sont. “Faire du temps humain un jeu et du jeu une occupation libre, dénuée de tout intérêt immédiat et de toute utilité, essentiellement superficielle et capable par ce mouvement de surface d’absorber cependant tout l’être, cela n’est pas peu de chose” (Blanchot 1959 : 13). C’est tout ce que nous recherchons finalement : absorber l’être qui est en scène, pour qu’à travers lui un espace inaccessible et invitant scintille.

Souvent, nous leur envoyons dans leurs écouteurs une chanson qu’ils ne connaissent pas très bien, en leur demandant d’essayer de la chanter du mieux qu’ils peuvent. Alors, ils chantonnent, ils essaient de s’accorder sur ce qu’ils entendent mais n’y arrivent pas. Ce que nous aimons alors entendre c’est justement cette tentative de rejoindre un chant, leur voix qui cahote sur ce chemin entre leurs oreilles et les nôtres. Nous n’entendons pas ce qu’ils entendent, nous recevons leur chant imparfait qui est en relation avec ce qui nous échappe. Cette incomplétude exhibe quelque chose de l’existence humaine sans la représenter. Leur chant est comme celui des sirènes de Blanchot; encore à venir.

Les Sirènes : il semble bien qu’elles chantaient, mais d’une manière qui ne satisfaisait pas, qui laissait seulement entendre dans quelle direction s’ouvraient les vraies sources et le vrai bonheur du chant. Toutefois, par leurs chants imparfaits qui n’étaient qu’un chant encore à venir, elles conduisaient le navigateur vers cet espace où chanter commencerait vraiment.

1959 : 9

Nous revenons à cette question du son qui évoque sans montrer, qui indique un chemin sans nous amener jusqu’à destination.

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Nous voilà rendus; Usine C; Conrad Chamberlain, Raymonde Dionne; crédits : Yves Dubé pour L’eau du bain.

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Oublier le spectacle

“J’ai voulu que l’expérience conduise où elle menait, non la mener à quelque fin donnée d’avance. Et je dis aussitôt qu’elle ne mène à aucun havre (mais en un lieu d’égarement de non-sens)” (Bataille 1954 : 15). Cet égarement, ce non-sens nous le ressentons très fortement en processus de création, en répétition avec les personnes âgées. Beaucoup ont la mémoire fragile ou taquine et cela donne une charge poétique et mystérieuse vive. Mais comment la maintenir active dans l’oeuvre, s’en servir et l’amplifier?

Suite à une année d’ateliers au CHSLD, nous revenons au théâtre avec des heures d’enregistrement en banque, des bouts de textes épars et quelques personnes âgées motivées à poursuivre le processus. Lors de notre première réunion de conception à l’Usine C, je dis aux collaborateurs que le spectacle que nous voulions faire avait été oublié et que nous travaillerons à se le commémorer ensemble. Nous nous sommes alors lancés dans un travail d’accouchement et d’agonie, en prenant garde de ne pas nous arrêter au milieu. La mémoire, on le sait, est tout sauf objective, donc, chacun avec ses outils travaille à éveiller des morceaux de ce spectacle (im)possible qui serait derrière-sous-disparu-enfoui-à-venir. La lumière comme le son s’interposent entre le spectateur et l’action scénique. Lors d’un de ces moments que nous mettons en scène, plusieurs couples épars discutent sur le plateau de ce qu’ils ont envie, certains sont assis dans des fauteuils roulants, d’autres sur des chaises. La lumière ne nous permet pas de distinguer les individus. À peine devine-t-on des silhouettes. Tous sont amplifiés grâce à des petits microphones très sensibles qui permettent d’aller chercher la voix dans son émergence et son retrait. L’amplification vocale permet de nous approcher et de nous éloigner d’eux. Le concepteur sonore nous fait passer du murmure au brouhaha. Dans la même veine, l’éclairage, supporté en grande partie par des vidéoprojecteurs, diffuse une lumière mouvante qui balaie et se disperse. Il n’y a pas de point de focal. La parole naît et agonise. Ça fuit. Nous ne cherchons pas une mise en évidence de ces sujets mais plutôt une “mise en résonnance” (Nancy 2002 : 15) ou une mise en suspens. Dans ces jeux de pénombre et de murmures, nous espérons jouer sur la perception du spectateur, troubler sa réception du monde extérieur, qu’il sente ses sens diminuer, comme cela arrive en vieillissant. Pouvons-nous lui faire faire un pas vers ces personnes âgées, par un effort augmenté dans l’écoute et le regard? Le corps peut-il ainsi se mettre aux aguets de l’autre en ouvrant plus grand l’oeil et l’ouïe? Se mettre à l’écoute, selon Nancy (2002), c’est d’abord se mettre en quête d’un sujet. C’est ainsi que l’écoute de l’autre qui se passe de la compréhension de l’autre, cette écoute du son plus que du sens, met en résonnance l’intérieur avec l’extérieur dans un rapport trouble et devient écoute des autres sois en soi. Car, “nous le savons tous très bien tout au fond que l’intérieur est le lieu non du mien. Non du moi, mais d’un passage, d’une brèche par où nous saisit un souffle étranger” (Novarina 2010 : 14). Et c’est pourquoi, dans ce type de création, nous n’avons pas besoin de faire passer d’audition, ni de définir des personnages. Ce qui importe ce n’est pas qui est là et ce qui se raconte, mais l’auscultation sonore que permet le dispositif, qui donne l’impression d’ouvrir et de mettre en partage la crise de soi. Devant moi, ça dit “je”, mais ce “je” se cherche et ça me renvoie à ma difficulté à affirmer quelque chose de moi. Mon travail avec les participants est de ne surtout pas masquer cette difficulté, mais plutôt de l’exacerber, sans souffrance et dans le jeu.

Le travail de la mémoire met aussi le corps aux aguets. En vieillissant on oublie les dates, les événements, les noms. On prend conscience de l’oubli quand on cherche à se souvenir, quand l’esprit se demande “comment c’était déjà?”. Ce doute active un questionnement persistant qui s’inscrit dans l’écoute même. “Car l’écoute s’organise en regard de la mémoire, celle de tous les sons déjà entendus - dans cette tenue à distance par l’incertitude du souvenir, dans un ‘comment c’était déjà?’” (Deshays 2001). Ce “comment c’était déjà?” est très présent sous la parole de nos personnes âgées et leurs hésitations, rectifications, contradictions colorent leur énonciation d’un doute émouvant parce que trop rare, ou plutôt masqué, chez ceux qui, habituellement prennent la parole en public.

Souvent, dans nos explorations, je propose aux participants des jeux avec certaines consignes qu’ils détournent radicalement. Ce qui surgit est d’autant plus intéressant, parce que non prémédité et mystérieux. Du coup, je ne connais plus règles du jeu, mais celui qui y joue semble complètement absorbé. Il y a les scènes que nous rêvons pour le spectacle et il y a ce qui advient. L’oeuvre circule entre les deux. Très vite nous nous sommes aperçus que nous pourrions contrôler peu de chose, de la forme et du rendu, que ce serait notre force de se concentrer sur le parcours de la distance qui nous sépare du spectacle rêvé, du spectacle oublié. Certains participants ont dû quitter le processus en cours de route; l’une est morte, l’autre est devenu trop souffrant. Ainsi l’écriture du spectacle tient en compte l’écart entre le rêve et le réel, comme en témoigne cet extrait de notes de travail :

Ils seraient 8 ou 12
Il y aurait des femmes et des hommes
Comme d’habitude dans ce genre d’objets, plus de femmes que d’hommes
Il y aurait un couple
Ou du moins deux êtres seraient ensemble
À distance
On le sentirait à leur façon de bouger en rythme
À la teinte identique de leur cheveux blancs
On se dirait ces deux-là mangent la même chose depuis longtemps
et ça sent bon
On se sentirait petit
Ils auraient tous atteints l’âge vénérable
Ils se tiendraient debout de face
À les regarder nous sentirions notre corps dériver
Leur ancrage vivifierait notre errance
Ce serait comme ça ou autrement
pour un long moment
Comme un étourdissement épeurant et agréable qui durerait
La musique commencerait et ils se mettraient à danser
le couple
avec évidence
les autres non
ils ne les regarderaient pas non plus
ils reprendraient leurs activités
le cours de leurs besogne inutile et essentielle.

Comme dans le récit La maladie de la mort de Marguerite Duras (1983), l’écriture chemine au conditionnel, effondrant la limite entre ce qui advient et ce qui pourrait advenir. Duras parle d’une masse noire qui contiendrait le virtuel et l’actualisable. L’écriture, comme la mémoire, se mettant à la recherche de ce qui serait advenu.

Pour Daniel Deshays (2001), le travail de mémoire serait la “somme de sentiments incertains dans l'éloignement qu'ils tiennent avec nous, vers lesquels pourtant, une attraction questionnante ne cesse de nous ramener”. Cette attraction questionnante fait partie de l’essence de notre relation au monde, elle est aussi le sentiment dominant lors de mes visites au CHSLD. Quand je vais là-bas, je ne me promène pas du tout de la même façon qu’à l’université ou n’importe où ailleurs. J’ai l’impression de m’aventurer dans les “recoins de la perte” (Artaud 1968). Expliquer cet état me semble impossible. Je pourrais parler de ravissement, de compassion, de désolation, de frustration ou d’impuissance. Or ce n’est pas du tout ça l’important, ou alors ça réduirait le tout à mon petit spectre sentimental. Ce qui est important c’est cet “attrait questionnant”, cette “écoute désirante” Deshays (2001), ce sont eux que je veux ramener sur la scène. Ce qui me dépasse, ce qui m’excite, ce qui me met dans un rapport au monde absolument instable, ce qui me donne envie d’y retourner. Juste marcher dans ces couloirs, regarder les gens, écouter les sons (beaucoup de cris) ouvre une expérience de renvois infinis. Je suis celle qui passe. Ils sont ceux qui restent. Quand ils nous parlent, ils nous parlent souvent de leurs absents, de leurs disparus qui semblent aussi importants sinon plus que les vivants qu’ils côtoient. Ces absents dont ils nous parlent comment les faire entrer dans la danse? Comme partager leur mystère sonore?

Or la base de la communication n’est pas nécessairement la parole, voire le silence qui en est le fond et la ponctuation, mais l’exposition à la mort, non plus de moi-même, mais d’autrui dont même la présence vivante et la plus proche est déjà l’éternelle et insupportable absence, celle que ne diminue le travail d’aucun deuil.

Blanchot 1959 : 15

Les acteurs de Nous voilà rendus ont autour de soixante-dix ans. Les rides sur leur visage nous renvoient à notre propre vieillesse, à notre propre disparition. Nous avons choisi de travailler avec des ados et des personnes âgées pour placer un écart. Nous n’avons plus seize ans, nous n’avons pas encore soixante. Cet écart est familier et intriguant. Le spectacle naît simplement du déplacement. Ils ont mis leur beaux habits ont pris le transport adapté et s’avancent devant des spectateurs. Ça pourrait s’arrêter là. Sauf que là, tout peut commencer. Et c’est à ça que ça s’essaie essentiellement : aux tentatives nombreuses de commencement. Un jour nous serons vieux et malades. En attendant, notre réalité est à des lieux de la leur. À partir de ces rencontres, nous voulons créer une oeuvre, comme si nous ouvrions ces expériences avec le public. Que pouvons-nous raconter de ces moments vécus sans réduire l’expérience à notre subjectivité narrative? Rien. Ainsi, sur la scène, le dispositif poursuit son travail en recréant des jeux, des échanges de flux sonores et visuels. Le dispositif du spectacle vient réunir des individus, dans un espace indéterminé d’écoute dans un geste d’éveil vers l’autre pour faire sonner l’inquiétante étrangeté de ce qui nous relie et nous sépare. À la recherche de clarté, de limpidité ou de lisibilité, nous privilégions le mystère, l’énigme et la monstruosité. Le spectacle dérive. Les acteurs dérivent. Par l’écoute, le spectateur cherche à s’ancrer. Sur scène il y a des gens qui parlent d’eux, mais c’est compliqué de les comprendre. Deshays (2001) dit que le son n’existe que si on le conscientise, qu’il faut fabriquer des objets qui nous disent “Écoutez-moi”. Ici, avec ces personnes âgées en scène à l’écoute d’un ailleurs par le biais du dispositif sonore, l’oeuvre ne pourrait-elle pas plutôt dire “Écoutez avec moi”?