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Dans les plus sombres yeux se ferment les plus clairs[2]

Paul Éluard (1924 : 166)

Figure 1

René Magritte — La durée poignardée.

Huile sur toile, 140 x 97.5, 1938.

The Art Institute of Chicago

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René Magritte est l’un des peintres favoris des sémioticiens de la culture visuelle. Il est vrai que son “art des images” est un bon candidat pour une aventure sémiotique tant ses oeuvres semblent inviter à l’interprétation. Pourtant, Magritte ne cessa de lutter contre de telles approches qui selon lui manquent à la fois le choc des images et le mystère des objets qu’elles figurent.

À partir d’une étude de La durée poignardée de 1938, nous tenterons d’accéder à ces réceptions et aisthésis manquées et de comprendre le projet esthétique et sémiotique de Magritte à partir de ses déclarations réitérées.

Après un bref exposé de notre position théorique et de notre programme de recherche, nous procéderons à un rapide inventaire des motifs utilisés dans cette oeuvre et nous le comparerons au répertoire des figures utilisées par Magritte. Nous inscrirons ensuite cette oeuvre dans son environnement de commande avant de traiter plus en détail la question du « Mystère » auquel Magritte a tenté d’accéder dans toute son oeuvre. Ce sera l’occasion d’aborder sa conception des objets, des habitudes et des symboles, puis d’exposer notre hypothèse de dépassement du mystère en présentant deux hypothèses dérivées de la sémiotique de C. S. Peirce au sujet du fonctionnement des phanéra, des signes et des sémioses.

L’étude sémiotique

Dans cette étude, nous tenterons de mettre en oeuvre des éléments de sémiotique pragmatique empruntés à C. S. Peirce en les augmentant d’approches constructiviste, interactionniste et systémique. Dans ce cadre nous avons privilégié trois postures théoriques et pratiques qui concernent notre position d’analyste, par rapport à la gestion des signes et interprétants et par rapport à nos intentions de recherche.

En accord avec Peirce, nous considérons que tout analyste est un agent d’interprétation qui convoque nécessairement des systèmes d’interprétants pour produire des sémioses lorsqu’il enquête sur telle ou telle entité ou expérience de son environnement. Ces systèmes d’interprétants sont constitués d’ensembles plus ou moins cohérents de croyances et d’habitudes internes et externes construites dans les interactions et consensus ordinaires, mais aussi dans le champ des connaissances érudites et scientifiques. Ce vaste ensemble d’habitudes, de croyances, de références et de connaissances implicites et explicites est traversé par le dispositif d’enquête plus ou moins incorporé, problématisé, finalisé et singularisé que produit l’analyste.

Dans le contexte scientifique objectiviste, universaliste et essentialiste, la participation de l’agent serait négligée ou cachée derrière a view from nowhere alors qu’au contraire, elle est révélée et située dans les approches constructivistes, compréhensives et culturalistes.

Dans ce cadre, toute analyse peut être considérée comme l’actualisation d’une rencontre située entre des systèmes sémiotiques. Dans le cas qui nous concerne ici, il s’agit de l’actualisation d’une interaction entre des habitudes matérialisées dans l’oeuvre peinte et la production écrite de Magritte, d’une part, et nos propres habitudes interprétatives et connaissances internes et externes mobilisée dans une réflexion rédigée, d’autre part.

À cette occasion, notre attention analytique a été orientée à la fois par nos intentions personnelles et professionnelles[3] et captée par les saillances de la pensée imagée et matérialisées dans l’oeuvre étudiée. Cette double action a été intégrée dans le mode discursif qui gère le genre plus ou moins scientifique que l’on appelle “analyse” et tout particulièrement “analyse d’une image”. Selon le type d’inférence logique (abduction, induction et/ou déduction) que nous avons développé lors de ce dispositif d’investigation, une partie du potentiel sémiotique de l’oeuvre étudiée et une partie de notre potentiel d’interprétation se sont actualisées conjointement.

Bien évidemment, en tant qu’analyste-interprète nous ne sommes qu’un modeste carrefour un peu singularisé des flux de croyances, d’habitudes et de connaissances qui constituent le Mind que nous avons plus ou moins incorporés et auquel, en retour, nous espérons contribuer en donnant à voir autrement les oeuvres de Magritte par exemple. Ce texte ne rend compte que d’une partie des processus interprétatifs qui ont été déclenchés à l’occasion de notre étude. En outre, le processus interprétatif dominant s’est provisoirement interrompu quand les conditions pragmatiques de sa clôture ont été maîtrisées, et précisément quand l’objectif démonstratif a été atteint, mais aussi quand les limites temporelles et spatiales de la recherche ont été saturées et que le format conventionnel du genre “article” a été abouti.

Depuis quelques années, notre programme de recherche sémiotique a consisté à tenter de mettre au jour les différentes modalités de construction de la signification en nous attachant tout particulièrement au développement de différentes méthodes d’enquête. Nous avons exploré les processus sémiotiques émergeants de l’expérience directe du monde des phanéra et comme il se doit en sémiotique triadique, nous avons tenté d’observer l’émergence des signes au point de rencontre d’un representamen, d’un objet et d’un interprétant, étapes liminaire préparant au développement des processus de mutation de signe en signe. Pour ce faire, nous avons développé différents dispositifs d’enquêtes individuelles et collectives de type compréhensifs. (Darras 2002, 2003, 2006a, 2006b. Pour l’entretien compréhensif, voir Kauffmann, 1996.)

En terme de méthode, à l’occasion de l’étude ici présentée, nous avons décidé de limiter et même de conditionner l’influence de notre propre système de signes partialement implicite à un autre système de signes, explicite cette fois. Nous aurions pu le faire à partir des différents systèmes proposés par d’autres auteurs[4] ou par des spectateurs, mais nous avons préféré nous confronter aux écrits de Magritte qui fut aussi un médiateur de son oeuvre.

Magritte ayant eu d’abondants échanges épistolaires, c’est dans sa correspondance rassemblée par André Blavier (1979)[5] que nous avons recherché les informations susceptibles d’éclairer et de guider notre étude compréhensive. Les “écrits” de Magritte fourniront donc l’essentiel des interprétants explicites de cette étude. Dans un premier temps nous assujettirons nos interprétants à ses recommandations et nous tenterons d’accéder à son monde comme il aurait souhaité que nous y accédions, si nous en croyons ses écrits. Dans un second temps nous questionnerons le résultat de cette enquête pour tenter de mieux comprendre encore ses recommandations et représentations en les interprétant y compris dans leurs contradictions ou limites. Ce en quoi notre enquête est bien de type compréhensif.

Bien que fatalement exogène, cette analyse a d’une certaine manière une prétention endogène. Ce faisant, et dans les limites de cet exercice d’utilisation du système des interprétants fournis par l’auteur, nous tentons d’en éprouver la pertinence et les limites.

Deux précisions sont encore ici nécessaires :

  • Nous ne croyons pas que le producteur du message soit le seul détenteur du bon usage que l’on peut faire de son oeuvre. Et bien que nous désapprouvions l’attitude qui consiste à tenter d’analyser un objet sans en lire le mode d’emploi, nous savons que les déclarations des auteurs sur leurs intentions ne sont pas des dogmes. Nous verrons d’ailleurs que les écrits de Magritte utilisés comme interprétants conduisent à une sorte d’impasse, celle du “mystère”, que nous tenterons de dépasser en exploitant d’autres informations qu’il donne au sujet de sa relation aux objets.

  • Même si pour constituer notre système d’interprétants “magrittiens”, nous avons opéré consciencieusement à partir du corpus des textes de Magritte rassemblés par André Blavier et par quelques autres, nos prélèvements dans ce corpus ont un lien avec nos hypothèses qui ont à la fois servi de guide et de filtre. Même si nous avons veillé à contrôler rigoureusement notre travail et que nous donnons à tous les lecteurs les références pour qu’ils puissent retrouver les textes cités, nous n’avons pas obtenu la validation finale de Magritte.

Dans ses déclarations et écrits dont le contenu a peu varié entre 1925 — date de son entrée dans l’art des images — et 1967, quelques mois avant son décès, Magritte offre avec insistance un mode d’emploi destiné à accéder aux finalités de son oeuvre. En général, nous citerons in extenso les textes que nous avons utilisés, mais un travail plus minutieux, plus systématique ou étendu à d’autres corpus, montrerait sans doute que la pensée de Magritte était plus hétérogène que celle que nous avons extraite et exploitée ici.

En nous appuyant sur certaines descriptions de ses expérience de “présence d’esprit” nous tenterons de montrer que Magritte ne cherchait pas à atteindre une nième dimension mystérieuse, mais qu’il tentait plutôt d’accéder à l’expérience pré-sémiotique de la présence du monde et plus probablement qu’il tentait d’interrompre le processus triadique de constitution de la pensée pour vivre l’immanente secondéité des objets.

Pour cela, il s’efforçait de casser le tout puissant système d’intelligence distribué que constituent les habitudes qui nous font vivre et agir dans le monde des objets toujours déjà pensés. Nous tenterons donc de montrer que Magritte ne veut pas aller au-delà des habitudes, mais en deçà des habitudes, dans le monde qui sépare l’aisthésis de la sémiosis.

Inventaire des composantes

Dans l’immense majorité des cas, les tableaux de Magritte comportent peu d’éléments distincts[6] et le plus souvent seulement deux d’entre eux sont opérationnels “poétiquement”. Ils appartiennent tous ou presque à un répertoire d’objets, de mots et de personnages limité dont les combinaisons sont simples et récurrentes.

La poétique visuelle de Magritte semble construite à partir d’un dispositif topologique assez simple (inclusions, superpositions, juxtapositions, voisinages) associé à divers dispositifs de mélange de formes, de couleurs et de textures figurées. La scénographie elle-même est généralement simple et lisible, le dessin est clair, la gamme chromatique assez peu étendue et la facture très neutre[7]. Le tout est homogénéisé par le système figuratif perspectif stabilisé en Occident depuis plusieurs siècles. Magritte joue d’ailleurs avec les règles de ce système, moins pour le déconstruire que pour accéder à ses fins d’évocation du mystère.

Les oeuvres sont généralement accompagnées d’un court texte, qu’institutionnellement on appelle un titre, mais qui, dans le cas de Magritte, ne fonctionne pas selon les principes convenus d’explicitation synthétique et de paraphrase du contenu. En réception, l’habitus artistique en vigueur depuis près de deux siècles conduit toutefois à associer ce texte avec le contenu visuel, ce qui ne manque pas de produire une sorte de jeu de sens impliquant divers effets sémantiques, poétiques et esthétiques.

À plusieurs occasions, Magritte a défini son projet d’art des images.Le texte suivant qui date de l’année de sa mort (1967), nous a semblé le plus concis :

Je conçois la peinture comme art de juxtaposer des couleurs de telle sorte que leur aspect s’efface pour laisser apparaître visiblement une image poétique. Cette image est la description entière d’une pensée qui unit, dans un ordre qui n’est pas indifférent, des figures familières du visible : ciels, personnes, arbres, montagnes, meubles, astres, solides, inscriptions, etc. Cet ordre efficace a été imaginé, mais il n’est pas irréel. La réalité de l’image poétique est la réalité de l’univers. Les images que je peins ne montrent rien d’autres que des figures du visible, mais dans un ordre qui répond à l’intérêt que nous éprouvons naturellement pour l’inconnu. L’invisible a une valeur inestimable, mais la peinture est absolument impropre à représenter l’invisible, par exemple : le plaisir et la douleur, la connaissance et l’ignorance, la voix et le silence, c’est-à-dire ce que la lumière ne peut éclairer. Les images poétiques ne sont pas tangibles. En conséquence, elles ne cachent rien. Elles ne cachent, notamment, aucune signification symbolique. L’inanité des symboles en peinture étant évidente, les symboles n’ont aucun rapport avec la réalité poétique. Je nomme le mieux possible, avec des titres, les images que je peins

Blavier 1979 : 687[8]

La durée poignardée (1938) qui fera l’objet de cette étude nous semble typique du programme de Magritte. Le tableau représente une fraction d’un espace intérieur composé d’un sol en parquet, d’une cloison dont le bas est recouvert de panneaux muraux en bois et d’une cheminée dont le manteau est de marbre blanc. Le linteau supporte un miroir et une parure de cheminée composée d’une pendule de marbre noir et de deux bougeoirs. Dans l’âtre est “située” une locomotive à vapeur, fumante.

Cette description rudimentaire pourrait d’ailleurs être inversée au bénéfice de la locomotive : une locomotive à vapeur de type Pacific[9] est représentée en vue plongeante de trois quart. L’abri[10] de la locomotive n’est pas visible. Il est caché par la plaque de fond de l’âtre d’une cheminée dans laquelle la machine semble encastrée à la hauteur de l’accès au conduit de cheminée. La cheminée, dont le linteau supporte un miroir, une pendule et deux bougeoirs, est située dans une pièce, etc.

Dans ces deux descriptions, le rapport métrique entre la taille de la pièce et celle de la machine est tel que la locomotive est interprétée comme une miniature. Cette version du rapport est plus pertinente (Sperber & Wilson 1986)[11] à construire que sa complémentaire : une véritable locomotive à vapeur dans un immense salon. Autant il existe dans le monde pratique des maquettes de locomotives et des formes miniatures telles que des jouets, autant l’existence d’un décor géant est improbable. Dans les deux cas cette raison pratique a déterminé notre interprétation.

Ainsi que nous allons le montrer en procédant à un inventaire, aucune des figures (Blavier 1979 : 626)[12] d’objets arrangées dans ce tableau n’est unique dans la production de Magritte, mais ces figures sont toutefois moins typiques et célèbres que ne le sont les grelots, les nuages, les chapeaux melons, les pipes, les pommes et les bilboquets (Ibid. : 660)[13].

Les vues de pièces intérieures sont fréquentes dans l’oeuvre très domestique de Magritte et permettent toute sorte de mise en scène d’objets et de personnages, nous en avons relevé plus d’une dizaine de 1926 à 1960. (Tant pour les pièces que pour les autres items, nous avons reporté les titres des oeuvres à la fin de cet article.) :

  • Les représentations de planchers de bois et de panneaux muraux en bois sont très fréquentes dans son univers, tout comme les motifs de la texture du bois qu’il utilise abondamment de 1926 à 1966;

  • Un fragment de cheminée est aussi mis en scène dans L’homme du large (1926 ou 27) mais comme nous le verrons, c’est surtout le manteau de cheminée et le miroir qui figurent dans La reproduction interdite (1937) qui nous importent ici;[14]

  • La représentation des miroirs apparaît dans les oeuvres antérieures à La durée poignardée notamment en 1926 dans Les liaisons dangereuses, puis en 1937 dans En hommage à Max Sennett. Le miroir fait son apparition sous sa forme linguistique en 1928 dans La querelle des universaux, et dans L’usage de la parole et, toujours la même année, dans les “titres” Le faux miroir et Le miroir vivant. Enfin dans l’image et dans le “titre” (encore) il apparaît dans Le miroir magique (1929). Après 1938, nous n’avons pas retrouvé de figuration de miroir dans le corpus que nous avons exploré;

  • En revanche, nous connaissons diverses figurations de bougeoirs et de chandeliers. Leur motif “tourné” est d’ailleurs très proche des “pieds de table” ou “bilboquets” en bois tourné qui abondent dans l’oeuvre de Magritte. (Voir par exemple La loi de la pesanteur, 1928). On en trouve aussi quelques exemplaires dans des photographies de Magritte;

  • Le dormeur téméraire (1928) quant à lui, cumule un miroir, une bougie et son petit bougeoir, ainsi que la cellule en bois du dormeur;

  • Le motif de la pendule est relativement rare. Il n’apparaît que dans L’idée fixe (1928), Les reflets du temps (1928), Illumination (1934), La clef des songes (1935), et un dessin “sans titre” réveil d’un nuage au dessus de la mer (1966). Les modèles d’horloges et de pendules diffèrent les uns des autres et la pendule dite “à poser” de marbre noir ou teinté de Ladurée poignardée est à notre connaissance le seul exemplaire de ce type dans l’oeuvre de Magritte;

  • Enfin, nous ne connaissons que trois autres représentations de la locomotive — à chaque fois un modèle Pacific — une composition cubiste de 1923, Composition avec locomotive, un dessin colorié intitulé Locomotive et poisson (signé mais non daté) et enfin Le rossignol (1962) dont il existe aussi une étude au crayon datée de la même année.

Aucun des motifs de La durée poignardée n’est donc inédit dans l’oeuvre de Magritte et tous connaîtront des succès divers après 1938.

L’oeuvre dans la production

Après avoir situé les composantes de Ladurée poignardée dans le répertoire des figures d’objets combinés par Magritte, explorons les conditions de production de cette oeuvre.

À l’invitation d’Edward F. W. James[15], Magritte se rendit pour la première fois à Londres en février et mars 1937. Il passa plusieurs semaines rue Wimpolet, chez James. Ce dernier avait commandé trois tableaux de grande taille dont une version verticale d’Au seuil de la liberté. Ces trois toiles étaient destinées à décorer la salle de bal néoclassique de la résidence londonienne de James (Sylvester 1992 : 302)[16]. Après ces trois commandes, celui-ci commanda à nouveau trois tableaux : une copie du Monde poétique de 1926, une troisième version du Modèle rouge et La jeunesse illustrée. (Ces deux derniers étaient aussi destinés à la salle de bal.)

Magritte réalisa aussi deux autres commandes : les deux portraits aux visages cachés : Le principe du plaisir (1937) (Ibid. 1992-1997 : 249)[17], portrait d’Edward James dont le visage est masqué ou remplacé par un fort éclat lumineux (“L’auréole aveuglante d’une ampoule électrique remplace le visage” [Sylvester 1978 : 50]) et La reproduction interdite (1937) (Ibid. 1992-1997 : 244)[18]. Dans ce second portrait de James, son visage n’apparaît pas non plus. James est vu de dos devant un miroir posé sur le dessus d’une cheminée de marbre rose, mais son reflet est une autre vue de lui, toujours de dos.

À partir de cette série de commandes, Magritte s’était imaginé qu’un flux régulier de tableaux pourrait être envoyé à James qui deviendrait son mécène. Il savait que James avait procédé ainsi avec Dali, ce qui l’encourageait à tenter une relation commerciale avec beaucoup d’audace. Sans vergogne, il écrit à James :

il se fait que par hasard vous en avez trop [d’argent] et moi pas assez […] pour éviter toute question ‘commerciale’ à l’avenir, je vous propose ce cérémonial : vous me ferez parvenir 100 livres à chaque début de mois d’août jusqu’en 19...[19], et en échange vous recevrez le meilleur tableau selon moi des tableaux récents que j’aurai faits. Je vous écris comme je peins, en méprisant complètement les habitudes équivoques ‘comme il faut’ et en ne me souciant que de ce qui devrait être, le monde tel qu’il est n’ayant pas encore réussi à me supprimer

Sylvester 1992 : 306

James repoussa gentiment ce projet de mécénat forcé, et Magritte en fut fort déçu.

La mise en oeuvre de La durée poignardée[20] se situe dans ce contexte de tentative de pérennisation des rapports de production.

Quand James acquit effectivement le tableau en 1939, Magritte crut bon de lui donner quelques consignes de mise en scène. Après lui avoir dit qu’il avait pensé à lui en peignant ce tableau — nous reviendrons sur ce point au sujet du chandelier — il note : “Je pensais que la place idéale pour ‘la Durée poignardée’ était en bas de votre escalier et qu’ainsi vos visiteurs seraient poignardés au rez-de-chaussée, et pourraient se présenter d’une manière intéressante au premier étage[21]”. (Étage de la salle de bal.)

En ce qui concerne les motifs de ce tableau, Magritte a déclaré que son projet initial était de peindre une locomotive puis, dit-il, “J’ai pensé à réunir l’image d’une locomotive à l’image d’une cheminée de salle à manger dans un moment de ‘présence d’esprit’ [22].”

Figure 2

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Quant aux motifs de la cheminée et du miroir, ils sont si proches de ceux qui figurent dans La reproduction interdite que l’on devine que l’intention de Magritte visait à entretenir son commerce avec James, quitte à souligner les ressemblances pour séduire le collectionneur. Cette hypothèse est renforcée par un “détail” qu’à notre connaissance aucun analyste n’a noté. Elle concerne le chandelier de gauche qui se situe du même côté que James dans le portrait de dos. Tout comme le faux reflet de James dans le miroir, le reflet du chandelier est aussi un faux reflet. Dans les deux images, Magritte utilise le même “truc” au même endroit ce qui ne manque pas de fonctionner comme une autocitation pour qui est informé du projet de communauté de destination des deux oeuvres.

Nous avons pris conscience de ce phénomène lors de la reconstitution informatique en trois dimensions de Ladurée poignardée que nous destinions à l’étude multimédia présentée dans le site web “imagesanalyses”[23]. Le logiciel 3D utilisé ayant une fonction de calcul automatique des reflets, il renvoyait immanquablement l’image du dos du chandelier dans le miroir. Pour reproduire l’effet obtenu par Magritte nous avons dû débrayer localement cet automatisme. Ce jeu discret avec la disparition partielle du reflet est une sorte de clin d’oeil à James. Un clin d’oeil que ne perçoit pas l’observateur dont l’attention est attirée par l’assemblage troublant de la locomotive et de l’âtre, mais un clin d’oeil qui fait signe à qui peut rapprocher les deux images. À James, par exemple, qui dès 1939 put interpréter — au moins localement — La durée poignardée à partir de La reproduction interdite. (Nous résisterons à la tentation de jouer avec les associations qui émergent de la lecture de ces deux titres, ainsi qu’à les mettre en relation avec le commerce que Magritte et James entretenaient.)

L’évocation du mystère. Le mystère selon Magritte

Magritte aurait aimé nous faire partager son expérience de la réalité de la réalité des choses. Réalité qui selon certaines dispositions de l’esprit peut donner accès au “mystère de l’existence” (Blavier 1979 : 669)[24]. C’est une conviction qu’il a forgée à l’occasion de certaines expériences mentales qu’il a nommée “présence d’esprit” et c’est pour partager cette expérience qu’il a adopté le chemin de l’art des images car c’est en images qu’il pense, dit-il. C’est aussi en ce sens qu’il reconnaît avoir conjoncturellement adopté la voie “Surréaliste” ouverte par le mouvement du même nom (Palmer 2004 : 202)[25]. Il cherchait avant tout un moyen susceptible de donner à voir cette réalité qui selon lui est une porte ouverte sur le mystère qui échappe à ceux qui ne sont pas disponibles. Pour lui, cette porte ne pouvant être que poétique et iconique, et pour que ce médium fonctionne, il devait le décaper de ce qu’il n’était pas : le genre, le style, l’illusion, le fantastique, l’inconscient, le symbolique, l’interprétation psychanalytique (Blavier 1979 : 643[26], 665[27]), etc.

Dans ses textes et déclarations, tel un mystagogue, Magritte affronte la définition du “Mystère” dont il ne cesse de réaffirmer la relation à son travail. Les citations suivantes qui datent des années 1966 et 1967, un peu avant sa mort, en témoignent avec force et insistance.

[J’ai] le sentiment de vivre dans le mystère… Tout dans la vie évoque le mystère…” (Ibid. : 659) “J’entends par mystère ce qui est inconnaissable” (Ibid. : 652). “Les contingences du visible sont inséparables du mystère absolu, sans lequel elle ne serait pas possible” (Ibid. : 669). “Ce n’est donc pas une représentation du mystère que je recherche, mais des images du monde visible unies dans un ordre qui évoque le mystère” (Ibid. : 652). “Mes tableaux sont des pensées visibles. Ces pensées sont formées exclusivement par les figures que le monde m’offre. Ces figures sont réunies dans un ordre qui évoque le mystère

Ibid. : 537

Et finalement, dans cette citation qui le rapproche des Surréalistes : “Le surréel est la réalité qui n’a pas été débarrassée de son mystère” (Ibid. : 537).

Ce mystère, ce surréel, cet inconnaissable, c’est aussi Dieu. “‘Nous ne voyons jamais qu’un seul côté des choses’ a dit, je crois, Victor Hugo… Or, c’est justement ‘l’autre côté’, que je cherche à exprimer…” (Ibid. : 715).[28] Dans ses lettres et entretiens, Magritte reviendra régulièrement sur cette association du Mystère au divin : “[…] All we can do is evoke the mystery. We cannot reveal it or define it. That becomes mere joking. Yes, I believe in God, but I don’t think anybody can say anything about God. Instead of God, I say mystery” (Ibid. 611).

C’est Dieu encore dans cet entretien qu’il avait donné en 1962 à Guy Mertens lors de son retour d’Israël, “le mot Dieu n’a pas de sens pour moi, mais je le restitue au mystère, pas au néant” (Ibid. : 636).

Les choses sont clairement annoncées par Magritte. Son objectif consiste à évoquer le mystère de l’existence plus ou moins divin et inconnaissable, d’en ouvrir les portes grâce à des combinaisons poétiques d’objets dont l’ordre a émergé lors des révélations de pensée visuelle que constituent ses moments de présence d’esprit. Ce mode d’emploi est-il suffisant pour guider notre expérience de connaissance de l’oeuvre de Magritte et des processus qu’elle met en jeu? Devons-nous nous incliner devant le mystère ou pouvons nous explorer plus avant les images de Magritte?

Nous allons tenter de répondre à ces questions en explorant successivement son rapport aux objets, aux habitudes, aux symboles et finalement à l’expérience présémiotique.

L’objet

Le travail de Magritte porte donc sur des arrangements d’objets que sa pensée visuelle, ses moments de présence d’esprit, et sa technique picturale exposent au regard des spectateurs. Bien que ces objets soient représentés, il a toujours souhaité qu’ils soient traités comme s’ils étaient réels[29]. “Ma conception de la peinture tend au contraire à rendre aux objets leur valeur d’objets” (Ibid. : 596). Malgré ses avertissements répétés, il regrette évidemment que la confusion persiste entre l’expérience directe des objets et celle que l’on développe face à des objets peints : “Les gens acceptent d’utiliser des objets sans y rechercher la moindre intention symbolique, mais lorsqu’ils regardent des tableaux ils n’y trouvent aucun usage. Alors, ils s’acharnent à leur découvrir une signification […]” (Palmer 2004 : 204)[30]. (On pense ici notamment à son célèbre tableau La trahison des images.)

Magritte expose ici une conception très commune de la signification. Pour lui, à la différence de ce que pense Peirce, agir avec un objet ce n’est pas produire de la signification. Et pourtant, c’est bien un processus sémiotique complet qui se met en oeuvre lorsque nous activons l’interface d’un objet et qu’il fonctionne (ou non) comme nous l’espérions et c’est sur cette base que fonctionnent aussi les oeuvres de Magritte dont les univers d’objets ne sont incohérents que par rapport aux habitudes qui gèrent notre système de pertinence du monde.

Selon notre conception pragmatique de la culture matérielle[31], les artefacts sont considérés comme des coopérateurs affordants, factitifs et performatifs qui réagissent ou sont susceptibles de réagir lors des diverses expériences plus ou moins finalisées que nous avons avec eux. Qu’elles soient anticipées, délibérées ou concrètes, ces expériences convoquent alors des programmes pragmatiques (des habitudes, des prédispositions à agir) incorporés dans l’objet, et plus ou moins maîtrisés par l’utilisateur. De tels programmes pragmatiques sont aussi intégrés dans tous les artefacts et leur intelligence est distribuée en réseaux qui font système. L’interaction réelle ou anticipée entre l’objet et le sujet actualise un segment de cette intelligence distribuée et stockée dans la culture matérielle tant du sujet que des artefacts.

Quand ils sont arrangés dans un ensemble, les artefacts — chargés d’intelligence embarquée et distribuée, de leurs liens et de leurs interactions — font sens pour les usagers qui maîtrisent la culture qui a construit ces artefacts et qu’ils contribuent à construire. (Voir à ce sujet les articles de Belkhamsa & Darras, 2009; Darras & Belkhamsa 2009.)

Trois exemples extraits de La durée poignardée vont nous permettre d’illustrer cette approche à la fois pragmatique et systémique.

Figure 3

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Intrigué par le titre de l’oeuvre, le spectateur curieux peut s’interroger sur l’heure affichée par la pendule. Est-il midi quarante-trois ou minuit quarante-trois? À la recherche d’informations collatérales susceptibles de l’aider à résoudre cette question il étudie l’éclairage du tableau. S’il est midi, la lumière qui éclaire la pièce est probablement solaire, s’il est minuit elle est certainement artificielle. Le système des ombres fournit un ensemble d’indices que les humains apprennent à interpréter avec plus ou moins de précision. Dans le cas d’une image peinte, et notamment de celle-ci, il n’est pas certain que toutes les données lumineuses aient été traitées avec exactitude et même si la scène semble cohérente en terme d’éclairage, il n’est pas facile de lui accorder plus de crédit sans avoir recours à une expertise plus fine. C’est ce que nous avons fait lors de la reconstitution en trois dimensions de ce tableau et nous avons testé les deux options. Bien qu’il soit possible d’obtenir un tel éclairage à partir de sources lumineuses artificielles[32], les ombres projetées sont celles qui résultent d’une source lumineuse lointaine. Il est donc probable que Magritte ait choisi une source d’origine solaire. Les logiciels permettant des calculs très précis en terme de latitude et de longitude, nous avons obtenu un tel jeu d’ombre et de lumière au méridien de Paris (et donc de Bruxelles) vers 13 heures. Il est donc bien un peu plus de midi dans cet espace temps cohérent où l’heure solaire et l’heure de l’horloge ont probablement été reliées physiquement et conventionnellement à l’occasion d’un réglage spatial et temporel du temps. Magritte est-il parvenu à cette maîtrise très précise de la représentation du temps ou a-t-il utilisé une photographie comme modèle?

C’est bien évidemment vers cette solution que nous penchons[33]. Outre la locomotive (et son jeu d’ombre très cohérent lui aussi), cette image représente très probablement un prélèvement photographique instantané d’un espace domestique dont les composantes coordonnées sont gérées par nos habitudes de gestion de la lumière, habitudes conformes à l’heure affichée par la pendule dont le rôle est d’assurer la coïncidence et la continuité entre l’ordre cosmique et le découpage de la journée, ceci, de jour comme de nuit.

Notre seconde étude porte sur cette portion de la pièce qui est dominée par l’ensemble coordonné que constitue le manteau de la cheminée et sa parure traditionnelle composée d’un miroir et d’une pendule flanquée de deux bougeoirs.

Les foyers de cheminée sont fonctionnellement et esthétiquement destinés à accueillir des flambées et à être des endroits où l’on se réchauffe. C’est ainsi que jadis les âtres étaient “habitables”. Quand leur taille s’est adaptée aux pièces plus petites de l’habitat urbain, les usagers ont continué à s’en approcher pour profiter de leur chaleur. S’accouder sur leur manteau pour se réchauffer et contempler le feu est devenu une habitude toujours courante. Cette habitude et l’attitude qui en résulte ont été exploitées tant par la peinture que par la photographie pour présenter des scènes de la vie quotidienne ou des portraits. La cheminée fonctionne alors comme un accessoire contextualisant ou comme une pièce d’apparat mais aussi comme une figure de la pose dans les systèmes de représentation. C’est ainsi que James pose devant la cheminée dans La reproduction interdite et que nous connaissons au moins quatre photographies de Magritte ou représentant Magritte posant devant ou à proximité de cheminées (cf. fig. 4).

Figure 4

Référence photographique inconnue

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Mais à la différence de la cheminée “pose” de La reproduction interdite, celle de La durée poignardée accueille bien une chaudière et c’est la fonction calorifère et fumante qui est mise en évidence alors que simultanément elle est perturbée par l’origine ferroviaire de ce poêle locomotive.

La troisième étude porte sur le quatuor, cheminée, miroir, pendule, bougeoir, qui est un “condensé de domesticité bourgeoise” (Baudrillard 1968 : 33) sémiotiquement stabilisé et historiquement dépassé que le surgissement de la locomotive fumante vient dissocier.

Dans cette scène, l’âtre de la cheminée est obstrué et les bougeoirs sont sans bougie. Plus que la perpétuation d’habitudes ancestrales, ils assurent les rôles de signes du passé débarrassés de leurs fonctions et érigés au rang de sémiophores de la domestication du feu chauffant et de la flamme éclairante. Quant à la pendule, qui est l’équivalent dans le temps du miroir dans l’espace, elle assure comme ce dernier une introjection encadrée du temps et de l’espace dans la maison comme monde en miniature. Cette association d’objets en parure, sont des rappels de la généalogie que la maison bourgeoise entretient avec son patrimoine rural et la maîtrise que la maison moderne exerce sur les forces de la nature : la chaleur, la lumière, l’espace et le temps. Est-ce ce monde d’objets habituels que la chaudière fumante de la locomotive vient vaporiser ou est-ce ce monde convenu et compassé qui révèle et dilate la puissance thermodynamique et moderne de l’engin ferroviaire signe de vitesse et de prestige[34]?

C’est ainsi que Magritte casse les liens de la culture matérielle pour libérer les objets de leur intelligence habituelle, d’une part, et d’autre part pour les remplacer par une intelligence poétique permettant d’évoquer le mystère que recèle la réalité. “(…) We, all of us, are distracted by so many practical things that we miss the mystery. We should stop at times and consider the mystery (Blavier 1979 : 610).

Il libère les objets comme on libère des particules dans les cyclotrons en espérant que ces particules libérées s’entrechoqueront et donneront accès à des niveaux d’existence plus profonds. Expert, il guide ces chocs pour que l’énergie contenue dans les objets se libère en une intelligence nouvelle.

Les habitudes

“Dans la vie comme dans ma peinture, je suis traditionaliste aussi, même réactionnaire : j’ai horreur du mobilier moderne, des machines, de la Science avec un grand S.” (Blavier 1979 : 643). Cette déclaration confirme une partie de notre hypothèse. C’est précisément à partir de l’expérience de ses routines et de ses habitudes que Magritte parvenait à accéder à la face mystérieuse des objets. (…) I would not go to a strange country to get new images. I need the familiar world about me to get a real sense of mystery. I cannot do this in a strange country. That would only be exotic and picturesque (Ibid. : 611).

Ce que Magritte apprécie dans son monde, c’est à la fois la familiarité habituelle et les décalages qui émergent de temps à autre de cette banalité même. Les objets qu’il peint sont pour lui l’occasion d’évoquer ces surgissements du mystère, mais aussi une opportunité pour en stimuler l’apparition, quitte à en systématiser le processus par des opérations de dépaysement, de transformation et d’association. C’est ce qu’il dit :

Les tableaux peints pendant les années qui suivirent, de 1925 à 1936, furent également le résultat de la recherche systématique d’un effet poétique bouleversant, qui, obtenu par la mise en scène d’objets empruntés à la réalité, donnerait au monde réel d’où ces objets étaient empruntés, un sens poétique bouleversant, par échange tout naturel. Les moyens employés furent analysés dans un ouvrage de Paul Nougé intitulé : ‘les images défendues’ ces moyens sont d’abord le dépaysement des objets, par exemple : la table Louis-Philippe sur la banquise, le drapeau dans le fumier. Il convenait que le choix des objets à dépayser fut porté sur des objets très familiers afin de donner au dépaysement son maximum d’efficacité. […] La création d’objets nouveaux; la transformation d’objets connus, le changement de matière pour certains objets : un ciel de bois, par exemple; l’emploi des mots associés aux images; la fausse dénomination d’une image; la mise en oeuvre d’idées données par des amis; la représentation de certaines visions du demi-sommeil furent en gros les moyens d’obliger les objets à devenir enfin sensationnels. Paul Nougé, dans ‘les images défendues’, note aussi que les titres de mes tableaux sont une commodité pour la conversation et qu’ils ne sont pas des explications. Les titres sont choisis de telle façon qu’ils empêchent aussi de situer mes tableaux dans une région rassurante que le déroulement automatique de la pensée lui trouverait afin de sous-estimer leur portée. Les titres doivent être une protection supplémentaire qui découragera toute tentative de réduire la poésie véritable à un jeu sans conséquence

Ibid. : 110

Car en général ce n’était pas dans la représentation des objets eux mêmes que Magritte recherchait le choc déstabilisant et déshabituant pour donner accès au mystère mais en transformant l’ordre “attendu” des arrangements habituels et familiers. Son intention était de secouer ce monde endormi dans les conventions pour faire hurler les objets qui le constituent et percer la carapace des habitudes et usages automatisés :

Étant donné ma volonté de faire si possible hurler les objets les plus familiers, l’ordre dans lequel on place généralement les objets devait être évidemment bouleversé; les lézardes que nous voyons dans nos maisons et sur le visage, je les trouvais plus éloquente dans le ciel; des pieds de table en bois tourné perdait l’innocente existence qu’on leur prête s’ils apparaissaient dominant soudain une forêt; un corps de femme flottant au-dessus d’une ville remplaçait avantageusement les anges qui ne m’apparurent jamais; je trouvais très utile de voir les dessous de la Vierge Marie et je la montrais sous ce jour nouveau; les grelots de fer pendus aux cous de nos admirables chevaux, je préférais croire qu’ils poussaient comme des plantes dangereuses au bord du gouffre... Quant au mystère, à l’énigme que mes tableaux étaient, je dirais que c’était la meilleure preuve de ma rupture avec l’ensemble des absurdes habitudes mentales qui tiennent généralement lieu d’un authentique sentiment de l’existence.”

Ibid. : 109

En 1959, il revient sur cette démarche au sujet de La durée poignardée :

“Pour que son mystère soit évoqué, une autre image immédiatement familière ‘sans mystère’ l’image d’une cheminée de salle à manger a été réunie à l’image de la locomotive. Je n’ai donc pas réuni à une image familière une image soi-disant ‘mystérieuse’ telle que par exemple : un martien, un ange, un dragon ou un autre être dit ‘mystérieux’ par erreur : il n’y a pas en effet des êtres mystérieux et des êtres non mystérieux. La puissance de la pensée se manifeste en dévoilant, en évoquant le mystère des êtres qui nous semblent familiers (par erreur, par habitude). J’ai pensé à réunir l’image d’une locomotive à l’image d’une cheminée de salle à manger dans un moment de ‘présence d’esprit’. J’entends ainsi, ce moment de lucidité qu’aucune méthode ne peut faire apparaître. Seule, la puissance de la pensée se manifeste alors : nous pouvons être fiers de cette puissance, être fiers ou exaltés de ce qu’elle existe. Mais nous, à cet égard, ne comptons pas, nous nous bornons à assister à la manifestation de la pensée. Quand je dis : j’ai pensé à réunir, etc., l’exactitude exigerait que je dise : la présence d’esprit s’est manifestée, j’ai connu ainsi comment l’image d’une locomotive devait être montrée pour que la présence de l’esprit se manifeste. L’Euréka d’Archimède est un exemple de la présence imprévisible de l’esprit

Ibid : 122[35]

Magritte exploite doublement le système des habitudes qui verrouille le monde de l’expérience ordinaire. D’une part, il est à l’aise dans ce monde qui le conforte et, d’autre part, il a inventé l’art d’en sortir quand bon lui semble ou presque. C’est en quelque sorte le paradoxe de Magritte, homme de confort, de tradition et de routine et homme de rupture et d’exploration, y compris par rapport au monde des artistes. “C’est la rupture totale avec les habitudes mentales propres aux artistes prisonniers de leur talent, de leur virtuosité. Il s’agit d’une nouvelle vision où le spectateur retrouve son isolement et entend le silence du monde…” (Ibid. : 662). Car Magritte se veut médiateur, mystagogue, et initiateur au monde des mystères. Ses tableaux en sont des portes ouvertes aux spectateurs désireux d’accéder aux deux faces des objets et du monde.

La stratégie de Magritte se nourrit de l’intelligence distribuée et même sédimentée dans l’organisation ordinaire des objets pour y créer une disjonction. La sédimentation des habitudes, qui sont selon Peirce des prédispositions à agir stabilisées, sont pour lui des tremplins vers l’autre face des habitudes, vers leur origine. Dans Ladurée poignardée, ni l’aspect de la locomotive ni celui de la pièce ne sont hors du commun. Ce sont des vues banales. Nous utilisons sciemment ce terme dans son sens ancien et toujours préservé de ce qui est assujetti aux droits et aux règles de l’usage (Rey 1992 : 173)[36]. Ce qui importe pour Magritte, et ceci vaut pour la majorité de ses images, c’est que la rencontre adaptée de deux banalités puisse engendrer par transfiguration de leur banalité même une sortie, non pas vers l’extraordinaire et le fantastique, mais une régression vers ce qui le précède, c’est-à-dire l’originalité. Assurer le passage du réglé à ce qui précède la règle : l’origine, c’est assurer la mutation de la banalité vers l’originalité.

Ce sont des images qui se rencontrent, qui s’imposent à moi. Toujours des images des objets les plus simples, comme chacun peut en voir autour de soi : un chapeau, un grelot, une pomme, un chevalet, un oiseau, un réverbère, un mur de briques, des souliers, un complet veston. Seulement le chapeau repose parfois sur une pomme, l’oiseau est en pierre, les souliers sont des pieds dont on distingue les orteils, le mur de briques se creuse en forme d’un bureau et le complet veston abrite une douce vallée. Ses idées de combinaison des images me viennent sans que je ne cherche. Parfois je les écarte car je vois qu’elles sont mauvaises. Tout à l’heure, en venant à la galerie, je m’en suis refusé une. Mais quand je l’ai retenue, alors tout est simple; elle est si claire que je n’ai qu’à l’exécuter. Pas de problème; je ne rate jamais un tableau...

Blavier 1979 : 660

Le rejet du symbolisme

Dans cette opération de déshabituation, Magritte a rencontré l’obstacle sémiotique. Tout au long de sa vie il a dû réaffirmer l’absence de tout contenu symbolique dans ses images :

On me demande souvent ce que cache ma peinture. Rien! Je peins des images visibles qui évoquent quelque chose d’incompréhensible. Je ne suis pas un symboliste… Mais bien sûr, je ne puis empêcher les gens d’interpréter mes toiles. S’ils préfèrent essayer de traverser les murs plutôt que de passer par la porte, que voulez-vous que j’y fasse?

Ibid. : 643

Cette métaphore du mur et de la porte ne fait pas que condamner les processus interprétatifs inadéquats et les contresens, au contraire, Magritte rappelle que pour éviter de jouer au passe muraille, il suffit d’emprunter les portes qu’ouvrent ses images. C’est au Symbolisme comme mouvement artistique auquel Magritte fait ici référence, mais celle-ci est ambivalente. D’une part, tout comme les Symbolistes, il tente d’accéder au mystère[37], d’autre part, à la différence des Symbolistes qui recherchaient l’expression de l’idée, il s’en distingue en se rapprochant des Naturalistes attachés à peindre les objets en tant qu’objets. “If I show an object it is that object and that’s all” (Blavier 1979 : 609)[38]. Le mystère de Magritte n’est donc pas celui des Symbolistes et son naturalisme n’est pas celui des Naturalistes, c’est à une autre expérience qu’il nous convie.

Alors que les symbolistes tentent de bloquer le chemin interprétatif habituel du spectateur afin d’évoquer le mystère, Magritte stimule son interrogation et provoque au contraire un doute sur ce qu’il voit, et il déclenche aussitôt une enquête et une recherche de solutions, une signification, permettant d’assurer la cohérence du monde et la pertinence de la communication. En effet, peut-on arrêter longtemps la machine sémiotique et même exiger qu’elle fonctionne à rebours en se concentrant sur le choc des objets-images et sur la porte qui s’ouvre sur l’expérience brutale de la secondéité?

C’est tenter de contrarier tout le processus de la pensée qui ne s’accomplit que dans le signe et la dynamique de la sémiose. L’expérience esthétique que tente Magritte ne peut être que de très courte durée, celle du choc face à l’inédit, l’inouï, l’invu et l’imprévisible, l’inconnu, et le “sensationnel”. Magritte lui-même manque non seulement d’outil théorique pour expliciter son intention mais le contexte de réception artistique dans lequel il a laissé s’inscrire ses images travaille contre lui. En effet, le monde des arts visuels entretient et même exacerbe un certain type d’habitude interprétative, une demande exacerbée de signes et de sémiose. Pour le spectateur, les oeuvres sont des mondes qui incitent à penser, elles recèlent même un plus de sens que les expériences ordinaires et s’il cherche une porte ce sera plus celle de la prolifération du sens que celle de sa réduction.

En créant des associations d’objets qui posent un problème de pertinence et de cohérence, Magritte lance la machine à résoudre le mystère plutôt qu’une improbable machine a-sémiotique capable d’accepter le mystère et ses dessous. L’histoire de la culture visuelle fournit même une grande quantité de solutions plus ou moins satisfaisantes aux spectateurs étonnés qui voient dans ses images des oeuvres fantastiques, imaginatives, ésotériques, symboliques, et même, surréalistes. Magritte aura beau s’en défendre toute sa vie et lutter contre de telles interprétations, il n’est pas parvenu à les éviter et son oeuvre est restée incomprise ou plus exactement comprise autrement.

Magritte bénéficiait sans doute d’une disposition d’esprit qui lui permettait d’accéder à des expériences de la conscience directe sans être encombré par l’immédiate montée des processus sémiotiques et des habitudes qu’ils convoquent immanquablement. Il savait peut-être exploiter les phases de doute que les sémioses inadaptées ouvrent dans les croyances et la connaissance et il savait probablement exploiter ces moments pour tendre vers moins de sémiose et plus de conscience directe.

Pour le spectateur ordinaire, tout comme pour le spectateur éclairé des intentions mystagogiques de Magritte, ce parcours esthétique n’est pas aisé et peut-être n’est-il pas accessible. Une fois passée l’effet du choc de la rencontre avec le montage “sensationnel” et déconcertant proposé par Magritte, il est bien difficile de maintenir son intérêt. Il faudrait comme Magritte devant la moulure d’une porte être capable d’accéder à la présence du monde encore vierge de sémiose, d’habitudes, de sens et de pertinence. C’est une expérience de l’aisthésis qui sait se dispenser de la sémiosis.

L’expérience pré-sémiotique

En nous appuyant sur les déclarations de Magritte nous avons formulé l’hypothèse que son intérêt pour le monde des objets, son habileté à les assembler pour provoquer entre eux des chocs calculés, son désir d’émancipation des habitudes et le rejet de toute explication symbolique témoignaient du fait qu’il tentait d’accéder à des niveaux pré-sémiotiques de la pensée. En effet, au-delà des enjeux poétiques et mystagogiques à l’oeuvre dans ses images, nous pensons qu’il tentait aussi (si ce n’est avant tout) un autre type d’expérience de conscience avec le monde. Dans sa correspondance, ses entretiens et ses conférences, nous avons repéré des indices témoignant de ces expériences et, bien que nous regrettions de ne pouvoir valider nos hypothèses auprès de Magritte, nous pensons que ces expériences à la fois phénoménologiques et sémiotiques renvoyaient à certaines formes de l’expérience de l’univers des phanéra et de la sécondéité tel que les définit C. S. Peirce.

Selon André De Tienne, Magritte cherchait à évoquer dans sa peinture le niveau des phanéra auquel il accédait lors d’état de conscience directe lui permettant de “ressentir” la présence du monde avant qu’une mutation n’entame un processus sémiotique. De Tienne pense que la conception que Magritte avait du mystère, correspond à celle que Peirce avait du phanéron : ce qui est “porté à la lumière, pleinement manifeste, ouvert de part en part à l’inspection publique”[39]. Et nous citons encore De Tienne à ce sujet :

Le phanéron est le remplissement continue de la conscience par l’évidence irrésistible de l’apparence; il est le creuset dans lequel les mondes extérieurs et intérieurs sont fusionnés. Être conscient d’un phanéron, dit Peirce, ce n’est pas être conscient d’un signe, d’un substitut ou d’un simulacre, mais c’est être mis en face-à-face devant l’apparence, ou encore, participer à l’apparition de l’apparent. Le trait important est ainsi celui de l’immédiateté qui caractérise la conscience phanéronique; apparences et esprit ne font qu’un; rien ne joue les intermédiaires entre les deux, il n’y a donc pas de signes. Ce qui apparaît n’est par conséquent pas représenté

Ibid.

En complément à cette thèse plus qu’en opposition, nous formulons l’hypothèse que par un excès d’attention ou par un épuisement de l’attention[40], Magritte parvenait à interrompre ou à contourner le processus de la sémiose interne du signe avant qu’un interprétant et/ou un objet ne viennent l’accomplir. Ce faisant, il parvenait à s’installer au coeur de la secondéité, dans cet état brut de la sémiose interrompue.

Le choc des objets qu’il représentait dans sa peinture serait l’équivalent de la suspension de sémiose que provoque une surprise ou un choc inattendu et imprévisible. Etre en état de choc, c’est ne plus pouvoir penser les événements dans leur généalogie, ni relier les causes aux effets ni concevoir leurs finalités. “Je crois que j’éprouve un mystère non familier devant tout ce qui est réputé ‘tout naturel’. C’est la surprise. Je suis toujours surpris” (Blavier 1979 : 636).

Bien qu’il n’ait probablement pas eu accès aux thèses sémiotiques de Peirce, la métaphore des murs et de la porte, que nous avons citée plus haut, peut aisément être reformulée dans la proposition suivante : dans ses images aux chocs calculés, Magritte tentait de reconstituer ses états de surprise en conduisant le spectateur jusqu’au seuil du signe, juste avant que celui-ci ne se forme. Par ses assemblages “sensationnels”, il tentait de suspendre le travail de la sémiose et il tentait de bloquer la montée d’un interprétant habituel afin que l’attention du spectateur se fixe sur la construction de l’objet du signe[41] dont la gestation était supposée être interrompue par la surprise.

Cette mise en suspens des sémioses interne et externe du signe devait interdire que la triade ne s’accomplisse et que le signe ne se réalise dans la signification, d’où son rejet de toute dimension symbolique.

Ce choc calculé devait être propice au maintien de la suspension du signe afin de rétablir l’accès au monde de la présence, “l’authentique sentiment de l’existence” (Blavier 1979 : 109). Toute l’expérience “esthétique” de la sémiose interrompu devait se dérouler avant que le système de représentation ne vienne refermer la triade en l’intégrant dans le monde des habitudes et des prédispositions à penser et agir. “Ainsi, vos visiteurs seraient poignardés au rez-de-chaussée” écrivait-il à James au sujet de La durée poignardée. C’est avec ses coups de poignards visuels que Magritte espérait ouvrir les portes de la présence antésymbolique et antésémiotique à ses spectateurs.

Selon notre hypothèse, ce qu’il nommait des “présences d’esprit” était en fait le résultat d’une interruption de l’expérience de la pensée au niveau du fait brut, du fait non encore articulé au monde par les habitudes et les usages automatiques et c’est en ce sens que nous interprétons son idée “d’authentique sentiment de l’existence” que nous rapprochons de la secondéité phanérique ou sémiotique peircienne : “Quant au mystère, à l’énigme que mes tableaux étaient, je dirais que c’était la meilleure preuve de ma rupture avec l’ensemble des absurdes habitudes mentales qui tiennent généralement lieu d’un authentique sentiment de l’existence[42].

Sur ce point, la thèse de De Tienne est aussi valide que la nôtre. En revanche, l’expérience de Magritte au sujet de la “mystérieuse existence des moulures d’une porte” nous incline à penser qu’il s’agit d’un arrêt sur la secondéité de la sémiose.

Cette rupture remonte au moins à 1925 et dérive d’une expérience qu’il relate dans ces termes :

Par la suite, j’introduisis dans mes tableaux des éléments avec tous les détails qu’ils nous montrent dans la réalité et je vis bientôt que ces éléments, représentés de cette façon, mettaient directement en cause leur répondant du monde réel. Je décidai donc vers 1925 de ne plus peindre des objets qu’avec leurs détails apparents, car mes recherches ne pouvaient se développer qu’à cette condition. Je ne renonçais guère qu’à une certaine manière de peindre, qui m’avait conduit à un point qu’il me fallait dépasser. Cette décision, qui me fit rompre avec une habitude déjà devenue confortable, me fut d’ailleurs facilitée à cette époque par la longue contemplation qu’il me fut donné d’avoir dans une brasserie populaire de Bruxelles. La disposition d’esprit où j’étais me fit paraître doué d’une mystérieuse existence les moulures d’une porte et je fus longtemps en contact avec leur réalité

Blavier 1979 : 107[43]

Comme interprétant de cette expérience de Magritte, nous citerons un exemple que Peirce utilise pour parler de la secondéité; un exemple concernant une porte, encore une fois :

L’actualité[44] a quelque chose de la brute. Il n’y a pas de raison en elle. Je prends pour exemple le fait de mettre son épaule contre une porte et d’essayer de l’ouvrir de force en poussant contre une résistance invisible, silencieuse et inconnue. Nous avons une double conscience d’efforts et de résistance, qui me semble assez proche du pur sentiment d’actualité. En somme, je pense que nous avons ici le mode d’être d’une chose qui consiste dans la manière d’être d’un second objet. Je l’appelle Secondéité

CP. 1.24[45]

N’est-ce pas ce pur sentiment d’actualité que ressentait Magritte devant les moulures de sa porte? N’est-ce pas ce qu’il a toujours tenté d’évoquer dans toutes ses images en espérant que la rencontre de deux objets bien choisis permettrait de reconstituer son expérience de la secondéité? Secondéité qu’il nommait avec ses termes : “le mystère de l’existence”?

Conclusion

Dans un monde anesthésié par les habitudes, Magritte, l’homme des routines, vivait en esthète des surprises et en contemplateur du mystère des objets et de l’existant. Grâce aux reconstitutions de ses pensées visuelles par la peinture, il espérait partager ses instants d’aisthésie[46] avec ses spectateurs, mais leurs mauvaises habitudes sémiotiques ne cessaient de les détourner de l’état de choc et de panique qu’étaient censées provoquer ses oeuvres, et ceci précisément au profit de la recherche de symboles dont elles étaient supposées les détourner.

En juillet et août 1966, lors d’une série de rencontres avec Suzi Gablik, Magritte déplora encore cette incompréhension de son oeuvre, mais surtout, il en profita pour prescrire encore plus clairement le bon mode d’emploi de ses images et, au-delà, il donna sa recette pour transcender la médiocrité : paniquer.

People who look for symbolic meaning no doubt sense this mystery, but they wish to get rid of it. They are afraid. By asking ‘what does this mean?’ they express a desire for everything to be understandable. But if one does not reject the mystery, one has quite a different response. One asks other things. A poet friend of mine, for example, when he first saw L’aimable vérité, said : ‘For a moment, I was struck by panic. It is precisely this moment of panic which counts and not any explanation of it.’

I am repatriated by a moment of panic. These are the privileged moments that transcend mediocrity. But for that these doesn’t have to be art — it can happen at any moment

Blavier 1979 : 647

À part Magritte et quelques uns de ses amis probablement très sensibles, bien peu de spectateurs ont été en état de choc devant ses images et le cas échéant rares ont été ceux qui ont su apprécier le moment de panique qui s’en est suivi. Tout au plus, ces images sont- elles jugées comme étant “surréalistes”, terme artistique très galvaudé qui est le plus souvent utilisé dans son sens ordinaire de qualification des situations bizarres, étranges et extravagantes.

En revanche, les images de Magritte ont été diffusées à très grande échelle, par la publicité, les posters et autres reproductions. Elles font vraiment partie de la culture visuelle de masse où elles sont manifestement appréciées pour le clin d’oeil qu’elles adressent à l’ordre des choses et tout particulièrement pour les nombreuses interprétations symboliques qu’elles favorisent au grand damne du Maître de Bruxelles. Finalement, si la porte ouverte par Magritte est prise à contresens, c’est que ses spectateurs ne la voient pas, mais surtout qu’ils prennent grand plaisir à jouer au passe muraille.