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Les mains en vis-à-vis, la reprise d'images comme une concave interface de l’Autre

“Sans mains, il n’y pas d’image et l’homme est sans regard, privé du regard de l’autre.”

Mondzain (2013 : 40)

Le dessinateur, comme l’aveugle, est celui qui tâtonne pour appréhender le monde. L’entièreté des phénomènes d’appropriations passe à travers des ensembles sensitifs qui se retrouvent comme traduits par le biais de la main du dessinateur. Jacques Derrida, dans un texte intitulé “À dessein, le dessin” qu’il rédige à l’occasion de l’exposition “Mémoires d’aveugle, l’autoportrait et autres ruines” présentée dans le Hall Napoléon du musée du Louvre en 1991, comparait le dessinateur à l’aveugle; en effet, l’aveugle est celui qui, pour concevoir et s’approprier le monde qui l’entoure, se doit de passer par la main pour le traduire. L’aveugle tâtonne et touche ce qui l’entoure. Le dessinateur, nous dit Derrida “s’appréhende comme un aveugle possible, quelqu’un qui marche à la main si l’on peut dire, qui travaille à la main” (Derrida 2013 : 137). Parmi les mystères que l’on érige comme insondables, au milieu de tant d’autres, la main qui se pose pour tracer et qui s’efface dans une fuite tout en laissant une arrogante empreinte fait partie de ce jeu des échecs de la pensée. Il suffit de défiler les possibles et comprendre, dans un même geste, que la main qui trace autant qu’elle dessine nous place au coeur de l’interactivité entre le créateur, son devenir, sa marque intemporelle et générationnelle pour avancer que la main qui trace est, en somme, toujours une main tendue, dans le temps. Parfois, nous disait Focillon, comme un écho à la Chose des Addams, “on dirait qu’elle pense” (Focillon 1943 : 13) autant qu’elle se meut, qu’elle s’affaire, qu’elle dirige, qu’elle s’échappe – la main, négative ou positive, cette même main que les premiers hommes nous ont laissé au fond des grottes comme un dialogue. La main, donc, comme ce premier émoi de l’écriture, comme un premier outil qui fait que la bande est dessinée, que la bande est, par essence, visuelle. Marie-José Mondzain (2013 : 40) pose les bases de l’interrogation étroite de ce présent article : que faire de la main, comme organe et comme outil du geste au regard d’un art de l’image comme la bande dessinée, que faire de la main par rapport à ce qu’elle produit constamment : une trace destinée à l’Autre, destinée au regard de l’Autre? On dit communément que l’on parle avec les mains pour invoquer ces conversations bruyantes et animées tout autant que l’on parle du langage des signes pour décrire les conversations muettes. Dans les deux cas, la main est placée au centre du dialogue. J’aimerais tenter ici de comprendre les dessinateurs par le biais du geste du dessin comme étant un véritable processus de réflexivité complexe – que je souhaite approcher à travers quelques exemples.

On a passé de longues heures à regarder ses yeux penchés éternellement dans la mare. Le Narcisse attribué au Caravage (vers 1594, Fig. 1) conservé à la Galleria nazionale d’arte antica à Rome nous a longuement troublé. Pas seulement parce qu’il embrasse la problématique profonde du reflet en peinture, mais à cause de l’étrange étreinte qui se dessine lorsque l’on recule d’un pas, lorsqu’à notre tour on épouse du regard la totalité de la toile. Que voyons-nous, en somme, si ce n’est cette circularité esquissée par les bras, brisée par la ligne de la terre, celle qui doit nous faire croire en la séparation entre le réel du corps de Narcisse et son miroitement dans l’eau? Or, tout cela n’est qu’un simulacre, un jeu de miroir qui cherche à nous distancer de son envers, c’est-à-dire de la lente combustion des théories antiques qui sont en jeu : Narcisse-dessiné ou Narcisse-reflet sont tous deux unis au sein d’une même image, le tableau. Mais c’est bien de ce spectre circulaire qu’il est question ici, de son possible et avant tout de sa jointure. Rapprochons notre regard de cette ligne “irrégulière qui sépare la terre de l’eau où la main gauche du jeune homme tout à la fois plonge et se reflète” (Hersant 2008 : 9), concentrons notre regard quelques instants sur cette ligne de partage des eaux – sur cette interface – qui n’est en fait qu’une surface où l’alliance est possible, où les mains s’appuient sur un étrange reflet de soi et d’un Autre en devenir. S’il existe une dynamique à l’oeuvre dans le Narcisse du Caravage, ce n’est pas au niveau de cette bouche entre-ouverte qui semble prête à embrasser un fantôme moulé dans une eau noire mais peut-être à niveau de la force veinée de la main droite qui condense à elle-seule la poignée de main de l’homme qui cherche l’assemblage social de l’Autre, cette main que l’on serre puis que l’on étale l’une contre l’autre, concluant le geste ancestral de la prière. Dans ce tableau du Caravage, la suture avec le reflet pris dans tout sa dimension optique en ce sens que l’opsis aristotélicienne est ce qui, justement, apparaît “sous les yeux”, se fait dans le même temps par la mimétique du toucher : ce tableau nous parle certes de l’étrangeté du jeu de miroir autant qu’il n’oublie pas qu’au coeur du palais des glaces, on se repère toujours avec les mains tendues. Autrement dit, le reflet du Caravage est autant un autoportrait en puissance qu’un aveu : l’art a besoin de la fondation de l’autre, du soutènement de la main de l’autre. La main qui se pose sur la toile autant qu’elle se penche sur le papier de la planche en devenir se donne à voir comme une réflexion et comme une équation en forme de remontrance enfantine : toucher avec les yeux, regarder avec les mains.

On le sait, nombreux sont les peintres et les dessinateurs de bande dessinée qui ont réalisé leurs autoportraits les yeux plongés dans un miroir – Vincent Van Gogh étant l’exemple canonique. L’Autoportrait au miroir (1524, Fig. 2) de Francesco Mazzuoli dit Le Parmesan conservé au Kunsthistorisches Museum de Vienne nous rapproche du dessinateur. Si l’on retrouve la figure circulaire par la forme du cadre déjà présente chez Le Caravage, l’autoportrait du Parmesan nous met face, frontalement, à notre problématique : celle de la concave interface de l’Autre. Dans ce portrait au miroir convexe, la déformation brutale de la main du peintre au premier plan, déposée au bas du cadre courbe se donne à voir comme une main tendue fatalement ambiguë. Cette érection de la main face contre image l’érige autant comme la seule et unique créatrice de l’oeuvre – le visage du peintre se retrouvant rejeté au second plan, posant dès lors la question de l’autoportrait comme représentation du visage ou de l’outil principal du peintre – et nous la rend tout autant proche, camarade, destinée au spectateur. Cette main magistrale, blanche et entre-ouverte se dessine aussi comme une poignée de main offerte à l’Autre qui la regarde. Si les mains de Narcisse avaient leur propre reflet, cette large main du Parmesan est, par le jeu de la représentation, un reflet conférant dès lors au spectateur ce jeu de la magique spectralité du vis-à-vis contenue dans le tableau du Caravage. Si le miroir appelle un reflet, ce tableau quant à lui, comme le “stade du miroir” lacanien, en appelle à l’Autre, à celui qui montre autant qu’il touche, à celui qui démontre pour permettre de tracer les contours de soi.

Dès lors, tout est posé, en creux de ces deux tableaux : la main comme outil princier de l’artiste et la main comme médium rendant possible le toucher, la jointure, l’étreinte et le dialogue avec les autres. Autrement dit, le dialogue est compris ici comme un lien entre deux êtres et entre deux créations, rendu possible par un geste combiné dans le temps : le geste répété, inspiré, repris, réapproprié, instaure de fait un rapport réflexif avec l’Autre, contemporain ou non. Si le dessinateur est celui qui, tel l’aveugle, s’approprie avec les mains, nous allons tenter de comprendre comment il instaure, dans le même temps, un vis-à-vis essentiel avec l’Autre. Par la réappropriations et reprises d’images diverses, les auteurs de bandes dessinées se retrouvent dans une position de “réflexion”, en ce sens qu’ils reproduisent un geste déjà existant tout en étant dans un acte de diffraction; le geste actualisé par le dessinateur induit un ailleurs, une autre direction, une émancipation.

Fig. 1

Narcisse du CARAVAGE.

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Fig. 2

L’Autoportrait au miroir du PARMESAN.

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La part inspirée

Les dessinateurs de bande dessinée nous amènent à penser différemment cette politique de la main tendue et de la main partagée. Tout pourrait commencer en se demandant naïvement d’où viennent les possibles tracés d’un dessinateur? Avant de faire advenir des cases puis des planches encore faut-il incarner un scénario, mettre au jour un univers graphique qui va permettre à l’écriture de s’épanouir et de se faire visuelle. C’est chargé, comme l’on charge une arme, la main pleine de munitions d’une mémoire immémoriale, que le dessinateur produit du visible. Par couches et par successions, par influences et inspirations, les dessinateurs ne produisent pas seulement des traits sur du papier mais bien des univers visuels condensés, compacts et ouverts, dépendants de leurs propres histoires visuelles appropriées par un geste dressé dans le temps. Ces univers visuels condensés, nous en faisons des signes et des messages que nous diffusons, partageons, approprions et reproduisons; ils sont autant porteurs de visible que de langues et d’affects. Or, et c’est ce qui me semble fondamental : ils n’apparaissent pas sous la mine taillée, ils sont fluides et relais. La plupart des dessinateurs entretiennent un étrange rapport avec les autres productions artistiques, une grande partie du dessin se joue à travers et par le biais de sa part inspirée[1] (Genoudet 2015 : 61). Si un dessinateur engage tout son savoir et son expérience engrangée dans chaque tracé, il est très fréquent, chez les auteurs de bandes dessinées, de les voir travailler à partir de visuels existants : photographies, gravures, peintures, photogrammes etc. Ce geste appropriatif est fondamental parce qu’il est à la base de la question du dessin en tant que processus de réflexivité. À l’opposé du dessin à “mains levées” des dédicaces, du “désordre confus de motifs ébauchés et abandonnés, avec leur fureur créatrice, qui s’y condense en quelques coups de crayon, de cette nature comblée d’une surabondance démoniaque” comme l’écrivait si passionnément Stefan Zweig (1999 : 206), la part inspirée s’étale au coeur des pratiques variées des dessinateurs qui peuvent tout autant redessiner une image, la coller, la découper, la décalquer, l’imprimer etc. pour se l’approprier. Or, s’inspirer ce n’est pas défier l’original, c’est au contraire, fondamentalement, épouser une seconde fois l’évidence de la création qui fait que tout contour a une préhistoire. Autrement dit, il s’agit de comprendre ici que l’on ne dessine jamais seul et que chaque empreinte, chaque trace, chaque “fureur de crayon” pour reprendre Charles Baudelaire (2010 : 35) découle d’une inspiration diluée et plurielle.

Nous reprenons ici, en un sens, la métaphore du potier développé par Quintilien et reprise par Ernst Gombrich dans L’Art et l’Illusion lorsqu’il note que :

voilà un fait dont il importe de se souvenir; mais il n’en demeure pas moins que la forme de ce vase nouveau s’apparente plus ou moins aux formes que le potier avait été à même de voir précédemment, que sa représentation de ‘toutes les formes qui peuvent exister’ aura quelque rapport avec les formes de représentations qui lui furent transmises par ses maîtres.

1996 : 21

Ce qu’il manque à cette réflexion, d’une certaine manière, c’est l’humidité terreuse du geste des mains qui façonnent au présent un geste fossile. Le potier, tout en façonnant de mémoire les contours d’un souvenir qu’il vient incarner dans un vase, produit dans le même temps un vertigineux dialogue temporel avec un Autre. Si, comme nous amène à le penser Harun Farocki, “dans chaque geste d’aujourd’hui affleure beaucoup de sa préhistoire” (Didi-Huberman 2010 : 183), chaque geste de la main est tout autant une pratique de l’historicité de l’Homme – de la reconnaissance de l’autre dans le temps. En s’intéressant à quelques exemples dans la bande dessinée on approche l’envers de ce décors théorique : les dessinateurs nous donnent à voir, comme une image en négatif, la fabrique conceptuelle de ce processus de réflexivité et de temporalité.

Dans la pratique du dessin, on constate rapidement qu’il y a une grande distanciation entre l’esquisse sur la nappe de papier dans un restaurant et la recherche, le stockage, le tri et l’utilisation d’images diverses servant à la réalisation des dessins. Notons en passant qu’internet et son corollaire “Google Images” ont irrévocablement changé les pratiques des dessinateurs en la matière. S’ils n’insèrent pas visiblement ou directement des images exogènes dans leurs récits comme peuvent le faire des auteurs comme Peeters et Schuiten[2] ou Emmanuel Guibert[3], les dessinateurs ont toujours entretenu un rapport direct et intime avec la collecte et l’utilisation d’images comme support au dessin. Roland Topor notait à ce sujet, lors d’un entretien avec Sylvain Lecombre en 1978 :

La pure imagination n’existe pas. Si je devais définir l’imagination, je dirais qu’il s’agit plutôt de souvenirs mélangés. C’est une faculté qui, comme le rêve, permet de déplacer cette hiérarchie des valeurs qui dominent la vie courante. Tout n’est pas inventé dans ce que je dessine. Il y a même certains éléments (une pose, un regard, un pli de vêtements) que je vais chercher dans les photos de magazine car j’aime qu’un même dessin soit fondé sur une certaine diversité d’intentions et de factures.

Devaux 2014 : 136

Nombreux sont les dessinateurs qui, lors d’entretien, font référence à cette part inspirée dans leur pratique. Edmond Baudoin explique :

Je construis un album un peu comme si je faisais un tableau. [... ] Pourtant, tout était agencé avant que je commence les premiers dessins, les premières bulles. J’avais, au cours de plusieurs mois, amassé des indications, fait des croquis, découpé et classé des photos...

Baudoin 1987 : 62

Tout comme Delacroix n’utilisant la photographie que pour des détails qu’il va reproduire pour s’entraîner – notamment à partir des albums d’Eugène Durieu (Leribault 2008) -, nombreux sont les auteurs de bandes dessinées qui vont utiliser des images – ici des photographies de magazine – de manière compartimentée, c’est-à-dire comme appui pour relever une courbe, un “pli”, un arrondi, etc. Il faut bien comprendre que la part inspirée, chez les dessinateurs de bande dessinée est souvent purement utilitaire. En effet, n’oublions pas que l’auteur produit un dessin qui s’intègre dans une séquentialité comme l’a si bien montré Töpffer (Groensteen & Peeters 1994) ; dès lors, les poses des personnages, les angles, les objets, etc. se retrouvent intégrés dans une certaine mobilité visuelle, ce qui implique nécessairement un catalogue visuel mental ou inspiré. Jirô Taniguchi, par exemple, déclare à ce sujet lorsque Benoît Peeters l’interroge à savoir s’il demande à des assistants de prendre la pose ou de jouer des attitudes devant un miroir pour dessiner des expressions : “Non, je ne fais pas ce genre de choses. Je me représente de façon purement mentale les expressions et les attitudes” (Peeters 2012 : 153). Pensons, en contrepoint, en ce qui concerne cette nécessité liée à la séquentialité, à la rengaine du dessinateur se plaignant sans cesse que son personnage varie physiquement de case en case... Cette question peut d’ailleurs parfois être plus complexe lorsque l’on sait que des auteurs de bandes dessinées – comme les peintres naturalistes – se servent de modèles posant pour des photographies qui sont ensuite utilisées au moment du dessin. Benoît Peeters, par exemple, a posé pour le personnage principal de l’album des Cités Obscures, L’ombre d’un homme (2009). On trouve ce même processus dans d’autres albums de la série : “L’effet va plus loin [... ] en ce qui concerne les personnages. Pratiquement tous les personnages de La Théorie du grain de sable ont un modèle dans la réalité”.[4] Cette pratique est extrêmement diffusée et se retrouve chez d’autres auteurs. Victor Hubinon a posé au départ pour donner un visage à Buck Danny et Jean-Claude Claeys faisait poser ses amis pour représenter ses scènes, notamment pour ses derniers albums :

Entre Magnum Song [1981] et Paris fripon [1984], une seconde évolution va s’enclencher : le passage des protagonistes empruntés à la galaxie hollywoodienne (stars du cinéma dont la mythologie a déjà été détournée par le pop art) aux protagonistes issus du vécu familier du dessinateur lui-même – Claeys déguise et photographie ses amis.

Lecigne & Tamine 1983 : 113

On sait, dans le même temps, que la bande dessinée, comme le cinéma, est très souvent un art collectif et que les auteurs sont souvent entourés de “petites mains” ou d’assistants qui viennent compléter, finaliser, encrer, voire dessiner des éléments supplémentaires. Nous savons, par exemple, qu’Hergé dessinait peu les engins mécaniques comme les voitures ou que c’était Jean-Michel Charlier qui dessinait le plus souvent les avions et bateaux dans les Buck Danny avec Victor Hubinon. Ce dernier déclarait en 1953 :

Je dessinais les personnages. Michel écrivait les scénarios, les textes et dessinait avions et bateaux. Cela amenait souvent des situations curieuses. Ainsi, dans un dessin, je campais, par exemple, deux personnages assis, autour desquels il reconstituait le cockpit d’un avion.

Ratier 2013 : 58

Au-delà de sa passion et de sa pratique de l’aviation qui lui servaient beaucoup pour son dessin, Charlier s’inspirait de nombreuses photographies et plans d’ingénieurs. De la même manière, les assistants de Jirô Taniguchi s’occupent souvent de dessiner les décors. Il n’est pas étonnant de constater qu’il est fréquent que des “petites mains” travaillent à partir de photographies. Taniguchi explique à ce sujet :

Je réalise moi-même les crayonnés et l’encrage de tous les personnages. Pour les décors, s’il y a des photos, je les donne aux assistants. S’il n’y en a pas, j’esquisse ce que j’ai en tête et je leur donne des indications. [... ] Quand on écrit des histoires à tonalité quotidienne, s’inspirer de photos peut renforcer le sentiment de réalité et donc aider le lecteur à entrer dans le récit.

Peeters 2012 : 158

Si ces utilisations d’images photographiques sont nombreuses chez les auteurs de bande dessinée, une série a poussé particulièrement loin cette pratique.

Miroir composite

La série Fritz Haber de David Vandermeulen, commencée en 2005 épouse la fin du XIXe siècle principalement en Allemagne et en Autriche jusqu’aux années 1930. Le récit se concentre sur le parcours de Fritz Haber, chimiste allemand et Prix Nobel de chimie en 1918. Au-delà de la vie de Haber, “héros” de la série, elle traite de sujets aussi divers que l’identité allemande et juive, le patriotisme, la guerre et ses évolutions technologiques, scientifiques et intellectuelles, l’éthique scientifique, le nationalisme, la “fin de siècle” ou encore la Belle Epoque. Quatre tomes ont déjà parus : L’esprit du temps (2005), Les Héros (2007), Un Vautour, c’est déjà presque un aigle (2010) et Des choses à venir (2014). Dans la biographie du chimiste éditée chez Delcourt l’auteur a mis en place tout un système de composition visuelle qui relève du montage d’images. Dans un entretien mené avec le dessinateur en novembre 2014, on découvre la complexité de la technique mise en place par David Vandermeulen pour faire naître une case. Chaque image de la série est le résultat d’une quarantaine d’opérations.[5] À partir d’une image mentale et d’un scénario rédigé par ses soins sans découpage, David Vandermeulen compose une photographie inédite au moyen de plusieurs morceaux d’images qu’il assemble :

À partir de ce point, j’ai une image mentale qui me vient et qui reste très longtemps, elle peut me rester en mémoire des années : tel angle de vue, tel intérieur... Je m’en souviens, c’est très surprenant, car j’ai une très mauvaise mémoire! De là, j’ai une banque d’images, de photographies, de cartes postales, d’images historiques, des snapshot de films, etc., j’ai des milliers et des milliers d’images qui sont plus ou moins triées. Avec toute cette banque d’image, je vais recréer une photographie qui n’existe pas. En moyenne j’utilise 12 à 40 photographies pour en recréer une. Une oreille ici, un bras, un trottoir, une chaise... Je recrée une image proche de mon image mentale.

Propos recueillis par l’auteur à Bruxelles en novembre 2014

Ce qui est important ici, il me semble, c’est de saisir combien cette composition à l’oeuvre – cette dialectique en mouvement – est tout autant une mise en dialogue de visuels épars et anachroniques. Si David Vandermeulen travaille à prendre en main ces images pour les assembler, toute cette opération est tout autant un instant de partage où les mains d’alors, celles qui réalisèrent ces innombrables images, se retrouvent réappropriées mains-tenant, au présent. Par ailleurs, on voit poindre dans cet extrait l’importance du bouleversement d’internet et de “Google Images” qui marquent, dans la pratique, les complexes strates générationnelles des images, où se mêlent visuels d’aujourd’hui et d’hier. David Vandermeulen précise par ailleurs à ce sujet :

Internet a complétement changé la pratique des dessinateurs. Sans internet j’aurais mis 40 ans pour faire Fritz Haber. Pour mes photographies reconstituées, elles sont composées de multiples éléments, qui sont largement anachroniques. [... ] Il y a une scène par exemple où je devais représenter Haber et Ratheneau lors d’une traversée transatlantique. Evidemment, je me demande à quoi ça ressemble un bateau qui fait Hambourg-New York en 1901... Aucune idée... J’ai cherché sur internet et j’ai trouvé qu’il existait un bateau qui s’appelait Der Wilhelm der Grosse, un paquebot à quatre cheminées. J’ai trouvé deux ou trois cartes postales et j’ai surtout trouvé un fou sur internet qui avait fait une maquette de ce bateau et qui l’avait photographié sous tous les angles! C’est donc le vrai bateau que l’on voit dans Fritz Haber!

Ibid.

Dans ce passage à la fois amusant et surprenant lorsque l’on s’intéresse à la question épineuse du vraisemblable dans la représentation historique, on comprend facilement ce rapport qui s’établit entre le travail de l’auteur et la composition rendue possible grâce à la découverte du travail visuel, artistique ou artisan d’un Autre. Il y a bien ici, dans les gestes inspirés de David Vandermeulen une politique des mains en vis-à-vis qui se met en place : des mains de l’artisan amateur qui recomposent une maquette à celle de l’auteur qui les réinterprète à sa façon en passant par le déclic de la photographie et du partage sur internet (cf. fig. 3). Si l’on comprend dans ce court extrait d’entretien une part de l’“envers du décor” - de la fabrique – de Fritz Haber on y voit tout autant le reflet de l’autre et de son interface – ici internet, la photographie etc. Rares sont les auteurs, nous le savons bien, qui s’arrêtent à un simple premier crayonné. Benoît Peeters notait justement que la “bande dessinée est liée au labeur et à de multiples médiations technologiques”.[6] Hergé, par exemple, pour composer une planche mettait en place tout un processus de relais. Il commençait par des petites esquisses de la page, puis venait un crayonné sur une feuille séparée, s’y ajoutait un processus de calque et un report de trait d’après le calque sur une autre feuille de même dimension, puis une transmission aux collaborateurs qui venaient compléter et ajouter des détails techniques, la planche revenait dans les mains d’Hergé pour l’encrage, puis un nouveau retour chez les collaborateurs pour l’encrage des éléments qu’ils avaient crayonné, une réduction au format du bleu de coloriage, une transmission à la personne qui faisait le lettrage et enfin un dernier passage vers une personne qui faisait la mise en couleur... Ces étapes sont ici simplifiées et décrites à grands traits. Elles montrent cependant l’importance de comprendre ces gestes inscrits dans leur généalogie propre et dans leur pluralité; on oublie trop souvent que la bande dessinée, comme le cinéma, est un art à escales qui s’élabore le plus souvent à plusieurs. En redessinant et en s’appropriant ces images déjà-là , David Vandermeulen souligne les premiers gestes qui les ont rendu possibles. Ainsi, chaque geste d’un dessinateur, qu’il soit de l’ordre du collage, du suivi dessiné ou autres, est toujours une communion avec un Autre-passé. C’est bien ce dont il s’agit ici : voir en Fritz Haber et en sa fabrique la beauté d’un palais des glaces où les mains, aussi absentes soient-elles, sont contenues dans ces montages dialectiques et dialogiques. Nous pourrions imaginer chaque case de cette série comme lorsque nous mettons deux miroirs face-à-face, lorsqu’une sorte de profondeur complice se dessine et laisse planer un sentiment d’altérité multiple.

Fig. 3

Deux compositions de David Vandermeulen.

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L’autorité en jeu

Ces quelques exemples, pris parmi tant d’autres, nous informent sur une pratique convenue dans le milieu des dessinateurs et nous permettent, dans le même temps, de nous approcher du geste de la main, de ce mouvement propre qui s’avère être souvent un suivi de tracés graphiques ou photographiques déjà-là. Il arrive que cette question embarrassante chez les auteurs mène à une sorte de mise à distance par rapport à leur oeuvre. François Schuiten, par exemple, déclarait dans un entretien accordé à la revue Bodoï :

Un dessinateur ressent les choses physiquement. C’est dans sa main [je souligne ici], dans son crayon qu’il découvre les choses, qu’il apprend à les aimer et à les comprendre. Et puis nous sommes pris dans des influences. Je suis le résultat de mes lectures et de mes admirations. J’en fais des synthèses, je les recycle. C’est la qualité du recyclage qui fait un dessin intéressant, mais je n’invente rien. Je ne me sens pas du tout créateur.

2013. En ligne

Au-delà de la question de la main comme vecteur sensoriel, on trouve au centre de cette citation très engageante la place du complexe de l’auctorialité qui est toujours, en somme, le symptôme social et artistique d’un rapport à soi et aux autres. Ce dialogue qui s’instaure, au sein de la pratique des dessinateurs, entre les images déjà-là et les univers qu’ils ressentent et qu’ils infusent dans leurs dessins est prioritairement un dialogue qui se fond en altérité. Par ailleurs, même lorsque cette part inspirée du dessin semble s’éloigner, le doute de l’altérité pèse toujours dans les déclarations des auteurs. La main de l’Autre, celle qui précède l’auteur et sa création, qu’elle soit graphique ou littéraire, s’immisce au détour des discours. Marc-Antoine Mathieu, par exemple, à propos de sa série Julius Corentin Acquefacques répond à Thierry Groensteen lorsqu’il lui demande s’il s’est inspiré d’Alice au pays des merveilles : “Ah non, d’ailleurs je n’ai pas lu Lewis Carroll, et je ne connais même pas le dessin animé qu’en a tiré Disney. Mais je n’exclus pas des réminiscences de ma petite enfance… Je crois beaucoup à cela parce que, fondamentalement, on n’invente jamais rien…” (Groensteen 1999 : 67). Dans ce commentaire Marc-Antoine Mathieu évoque avant tout cette expérience profonde et complexe de l’altérité dans le temps. Du “je ne me sens pas du tout créateur” de Schuiten au “on n’invente jamais rien” de Mathieu, la question centrale qui est posée est celle de l’antériorité de l’Autre créateur, des traces qui s’égrènent au fil du temps et que l’on absorbe, que l’on s’approprie. Or, c’est à ce moment précis, au moment du procès d’appropriation et de restitution que se joue le reflet des mains en vis-à-vis, en ce sens que toute appropriation est un moyen de rendre propre, à soi.

Lorsque je dis ‘pas créateur’ - complète François Schuiten - c’est-à-dire qu’évidemment vous voyez quelque chose. Mais après c’est un travail de tricotage, d’études… Il faut malaxer, prendre les choses par l’intérieur, regarder les choses profondément d’une façon technique, d’une façon émotionnelle, il faut être autant un hélicoptère pour voir de haut qu’un anatomiste pour regarder dans les moindres détails, dans sa structure, dans ses cellules presque. C’est cela le grand plaisir d’un dessinateur : aller loin et en même temps comprendre profondément les choses, il doit se les approprier, il doit les voler, les intérioriser. Mais tout cela c’est un travail, c’est un processus qui n’est pas, justement, de l’ordre de l’imagination.

Propos recueillis par l’auteur à la Cité de l’Architecture, à Paris, en novembre 2014[7]

Dans cette réplique de François Schuiten on voit poindre la mise en mouvement d’un processus, d’images et d’inspirations diverses qui se retrouvent toujours au travail. Ce “travail de tricotage” dont parle Schuiten nous place à nouveau à niveau du geste des mains. Ce tricot est avant tout un maillage entre les éléments qui constituent l’originalité d’un auteur et les multiples inspirations – aussi diverses soient-elles – qui infusent le geste du dessinateur. Toute création se donne ici à voir comme un “tricot en chaîne”, comme une longue et élastique appropriation dans le temps.

Jean-Christophe Menu est venu illustrer cette étrange temporalité de l’appropriation dans sa série Les Seize boules de cristal réalisée en 1992 dans le cadre d’une exposition à Vogüe inspirée de la célèbre couverture d’Hergé (Fig. 4). À travers cette oeuvre composée de seize gouaches qu’il a définie comme une “réinterprétation graphique” (Menu 2011 : 230), Menu nous amène à observer le geste appropriatif comme une mise en séquentialité. S’il part d’une image existante, canonique, une “référence suprême” (Menu 2011 : 231), c’est bien pour tenter d’approcher l’instant où la part inspirée s’efface au profit d’une révélation auctoriale.

Fig. 4

Jean-Christophe MENU.

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Je pense que ce ‘départ en vrille’, a pu advenir d’une part parce que ce sujet était pour moi chargé de cette force hallucinatoire profonde, depuis l’enfance; et aussi parce que je suis entré lentement dans l’exercice, comme dans un travail sur le mental. Il y a d’abord eu six vraies variations où je représente le modèle (l’album d’Hergé), dans une position de réceptivité extrême. Au moment où les déformations apparaissent, j’avais vraiment pénétré et épuisé mon image de référence. Tout se passe comme si je tombais dedans et que j’en visitais l’envers du décors.

Menu 2011 : 232

À y regarder de plus près, nous ne sommes pas si éloignés du puits d’une grande profondeur dans lequel Alice tombe avant de rejoindre le Pays des Merveilles. On le voit bien dans cette série en forme de bande dessinée exposée de Jean-Christophe Menu, l’avènement de l’“envers du décors” – qui peut se lire tout autant comme “l’envers du miroir” – est rendu possible par une mise en dialogue avec les traces graphiques d’un Autre – ici Hergé. Dans ce beau passage de La bande dessinée et son double, on semble s’approcher de notre métaphore du Caravage et du Parmesan, ces mains qui se reflètent, qui travaillent ensemble dans deux temporalités différentes : ces mains qui se rapprochent d’un miroir. N’est-ce pas, dans le fond, ce qui se passe lorsque un dessinateur, la main affaissée sur le papier, se retrouve à redessiner les contours d’une trace enfouie d’un Autre dessinateur? Le papier comme une surface miroitante, un papier glacé. Or, et c’est ce qui nous intéresse directement, ces mains en vis-à-vis se donnent à voir aussi comme une véritable empoignade : Menu ne s’érige-t-il pas en vainqueur, épuisant l’image d’origine comme l’on abat un adversaire? Le dessinateur ne couche-t-il pas sur le papier ses traits comme il lutte, dans le même temps, pour sa propre identité, sa propre originalité, son autorité? Le dessinateur, dans ce fatras d’une lutte des gouaches n’est-il pas en guerre avec les Autres, avec les traces des autres?

On couche sur du papier comme l’on savoure le repos du guerrier

Si le dessinateur s’inspire de nombreuses sources diverses, graphiques et littéraires et si ces pratiques sont tout autant des processus de réflexivité définissant les contours d’une concave interface de l’Autre, il n’en demeure pas moins que chaque dessinateur travaille à sa propre émancipation. François Schuiten note à ce propre : “parfois, un document s’impose à moi, une photographie, elle vient vous interpeler, vous changer et vous faites quelque chose d’autre” (propos recueillis par l’auteur à la Cité de l’Architecture, à Paris, en novembre 2014). C’est bien, finalement, de ce basculement dont il est question, de cet Autre permettant l’avènement de l’autre, d’un reflet qui devient image. On voit bien que toutes ces appropriations – qu’elles soient directes (redessiner une image), indirectes (par collage) ou inconscientes restent toujours infusées par la main du dessinateur lui-même. Nous pourrions prendre la même photographie que dix auteurs ne la redessineraient pas de la même manière. “Là est le souci premier de mon dessin, déclare Tardi. Par exemple : si on demande à trois dessinateurs de reproduire la tour Eiffel sans modèle, on obtiendra trois monuments différents” (Beaujean 2014 : 81).

Un miroir sans tain

Si les mains “pensent” comme le notait Henri Focillon plus haut, il semble bien, dans le même temps, qu’elles réfléchissent. Dès lors que l’on parle d’un processus de réflexivité comme essence du dessin nous parlons de manipulations : autrement dit des prises en mains et des prises par la main des images. Au sein de tous ces ‘procès’, ce qui est en jeu, c’est la question du geste du dessinateur, de la main du dessinateur. Tout, de la contemplation à la restitution en passant par la réception d’une image est contenu dans la main du dessinateur, dans le moment où il trace. Nous l’avons vu avec Schuiten, tout est une question physique, “c’est dans [l]a main”. Jacques Derrida poursuit, dans le texte cité plus haut :

Je voulais essayer de rendre compte […] qu’au moment même où il dessinait, le dessinateur était aveugle non seulement parce qu’il ne pouvait pas à la fois regarder le modèle et dessiner; que, de toutes façons, il dessinait de mémoire.

Derrida 1991 : 159

Ainsi, il se passe quelque chose d’insolite, comme un lâcher prise, entre ce moment où l’on prend en main l’image, quelle qu’elle soit, et le moment où la main se pose pour dessiner. À ce moment précis se joue une latence, un aveuglement qui vient clore le ‘procès réflexif’ car il est de l’ordre du rendu, de la restitution. À un moment précis, sibyllin, c’est comme si le miroir devenait sans tain, laissant le dessinateur face à lui-même, les “mains libres” – pour reprendre ici Paul Eluard.[8] Si nous prenons en main les images, si nous nous les approprions constamment sous plusieurs formes, il y a toujours le court instant de l’émancipation. Mancipare, en latin, signifie, prendre en main, au moyen de la main. À l’inverse, emancipare, c’est prendre quelqu’un ou quelque chose par la main, pour l’emmener dans une zone franche, un espace de liberté. En définitive, il me semble que la question du processus de réflexivité se joue dans ce geste : entre la prise en main de toutes ces images qui constituent notre mémoire visuelle, nos ancrages socio-culturels qui les infusent et le moment précis où ces images s’émancipent. Georges Didi-Huberman note à ce propos :

L’émancipation serait donc un geste capable d’assumer deux ‘inévidences’ conjointes. Premièrement, assumer l’inestimable d’un certain lien temporel, lien à une histoire présente, à une mémoire, à une généalogie, supposant à la fois une rupture et une survivance. Deuxièmement, assumer le déplacement vers une zone de possibilités ouvertes, une zone franche, une zone où peuvent fleurir des formes et des actes jusque-là impensés : remontage du temps et de l’espace échus.

2010 : 131

La question du style d’un dessinateur – autrement dit de la partition combinée entre l’autorité et l’originalité – dans tous ces procès d’appropriation et de réflexivité se situerait au coeur de cette zone franche, de ce devenir franc du geste du dessinateur. Le style apparaît au cours d’une expérience (Bergounioux 2013), c’est-à-dire dans le temps, au moment où le dessinateur, le créateur, ‘part en vrille’ pour reprendre à nouveau Jean-Christophe Menu, au moment où il tombe, littéralement, dans l’“envers du décors”, lorsqu’il traverse ses inspirations qui lui deviennent propres.

Apparaît dès lors une ultime piste : celle de Narcisse se regardant dans le miroitement de la mare. Comme l’on si bien montré Viviane Alary, Danielle Corrado et Benoît Mitaine dans leur direction de l’ouvrage Auto-biographismes (2015), une grande partie de l’enjeu du dessin se situe dans l’écriture de soi. Qui voit-on, en somme, en nous approchant du miroir, si ce n’est une pâle figure qui nous ressemble, une image de nous même. Si l’Autre se devine par ses contours dans tous processus de reprise d’images, d’appropriations diverses, le dessinateur n’invoque finalement que les traces de lui-même, ses propres empreintes graphiques. “C’est vrai qu’il y a du Laurel chez Laverdure et sans doute aussi un peu de moi-même, puisqu’il paraît que l’on se dessine toujours inconsciemment” déclare non sans ironie Albert Uderzo (Mouchart 2015 : 13). Dans la question de la “concave interface de l’autre” se prononce, finalement, l’énigme de la concavité qui, par sa forme, n’est jamais qu’un reflet intérieur.