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Il y a belle lurette que l’historiographie canadienne attendait un livre de ce genre. En effet, la trame chronologique et événementielle de l’histoire canadienne laisse croire qu’après le Traité d’Utrecht de 1713, la présence française se limite aux voyages de pêche annuels de ses vaisseaux métropolitains. En vertu des clauses du traité, ils devaient limiter leurs activités à la pêche, au salage et au séchage de la morue sur les côtes du French Shore sans y aménager aucune infrastructure permanente. Mais le livre de Romkey ouvre une toute nouvelle fenêtre sur un aspect pratiquement absent de nos livres d’histoire, soit la perception qu’entretiennent les visiteurs français à Terre-Neuve et à Saint-Pierre-et-Miquelon durant la saison de pêche.

La première question venant à l’esprit du lecteur est le choix de la période. Pourquoi 1814-1914 ? Dans un premier temps, la Révolution française et les guerres de l’Empire ou napoléoniennes, ont pour effet d’interrompre pour près de 25 ans (1789-1814) les activités habituelles de pêche française à Terre-Neuve. Dans un deuxième temps, le choix de 1914 est peut-être moins clair, puisqu’il y a en réalité déjà dix ans que l’accord diplomatique entre la France et l’Angleterre sur la grande pêche à Terre-Neuve est terminé.

En matière de corpus documentaire, le livre repose sur les témoignages publiés de 44 extraits provenant de 35 auteurs. Ces hommes, puisqu’il n’y a aucune femme, ont ceci de commun qu’ils visitent Terre-Neuve et Saint-Pierre et Miquelon dans le cadre de fonctions officielles pour le gouvernement français et pratiquement toujours à titre d’officier sur les vaisseaux de surveillance français accompagnant la flotte de pêche métropolitaine à Terre-Neuve. Ils ont donc l’occasion de visiter d’importantes portions de la côte du French Shore et de parfois débarquer à St.John’s pour quelques jours. Ce sont surtout des officiers de marine, des diplomates, des scientifiques, des journalistes et autres.

Bien entendu, chacun exprime des observations relevant surtout de sa formation et de ses intérêts. L’auteur explique son choix des extraits en fonction de deux critères soit « la façon dont ils représentent les Terre-neuviens et leur mode de vie et celle dont ils décrivent la formation de Terre-Neuve comme pays avec ses propres institutions politiques » (p. 8). On pourrait à la rigueur ajouter un troisième critère soit celui de la description des lieux et des ressources naturelles. Également, précision importante à noter, l’auteur a choisi de conserver les « conventions orthographiques » (p.8) des textes originaux dont la plupart datent du 19e siècle.

Bien que les deux critères choisis par l’auteur soient perceptibles à la lecture des textes, un problème surgit lorsqu’on examine la structure du livre. En effet, en optant pour une simple disposition chronologique des textes, il devient difficile de rassembler les informations gravitant autour des grands thèmes en ressortant. Abordons quelques exemples. Tout d’abord, les textes laissent transpirer deux réalités par rapport à la perception que se font les Français de la vie à Terre-Neuve et à Saint-Pierre et Miquelon. Chez certains chroniqueurs, les jugements envers les habitants de ces îles sont très sévères alors qu’à d’autres moments, ils sont plutôt positifs. Toutefois, la structure du livre rend difficile tout exercice de synthèse thématique. La même remarque s’applique à d’autres thèmes tels la santé, les ressources naturelles ou encore les activités de pêche. Également, en ce qui a trait à l’édition, j’aurais préféré voir une correction intégrale des coquilles et un plus grand nombre de notes explicatives par rapport à certains termes rares.

Malgré ces deux réserves, ce livre représente sans contredit un pas en avant permettant de mieux comprendre les réalités historiques de Terre-Neuve et de Saint-Pierre et Miquelon entre le Congrès de Vienne (1814) et la Première Guerre mondiale (1914). L’ouvrage a certes le grand mérite de mettre au jour des thématiques de recherche intéressantes encore absentes des livres d’histoire du Canada atlantique. Finalement, souhaitons que ce livre permettra aux recherches sur l’héritage francophone de Terre-Neuve d’occuper une plus grande place dans l’historiographie francophone de l’Est du Canada.