Corps de l’article

Introduction

Ariane Brun del Re

Au retour de l’été 2013, le journal l’Acadie Nouvelle prend toute la communauté artistique de l’Acadie par surprise en mettant fin, sans préavis et pour de bon, à la chronique « Tintamarre », que David Lonergan tenait depuis près de vingt ans. Du jour au lendemain, le seul espace de critique artistique produite en Acadie de manière continue disparait. Pour justifier sa décision, la direction du journal pointe du doigt la faiblesse du lectorat : selon un sondage mené auprès de ses lecteurs, la chronique n’était lue que par 11,5 % des lecteurs réguliers et 25,8 % des lecteurs occasionnels[1], des chiffres qui semblent pourtant peu catastrophiques pour un espace médiatique de ce type. La direction ne semble pas avoir tenu compte de la spécificité de la chronique pour évaluer sa portée, comparant plutôt son rendement à celui de ses autres chroniques. Or, une telle démarche rend mal l’importance d’un espace médiatique comme « Tintamarre ».

Entre le 26 octobre 1994 et le 15 juin 2013, Lonergan écrit 1108 textes pour l’Acadie Nouvelle[2]. Ce sont autant d’artistes qui obtiennent un retour sur leur travail et autant d’oeuvres qui sont présentées au public acadien. Comme « Tintamarre » est l’un des seuls espaces critiques des arts acadiens conçus pour le grand public, la chronique a permis « à plusieurs auteurs acadiens de sortir du giron universitaire et d’entrer dans les foyers du Nouveau-Brunswick, où ils ont pu rejoindre un lectorat non spécialiste » (Thibeault, 2010, p. 219). Il s’en trouve d’ailleurs pour tous les goûts : la chronique porte sur une variété de disciplines – roman, poésie, littérature jeunesse, arts visuels, musique, danse[3] – et aborde avec un même intérêt les productions populaires comme les oeuvres plus artistiques.

L’interruption de cette chronique est venue, encore une fois, rappeler la fragilité de l’institution littéraire acadienne. Le milieu se souvient vivement de la fermeture, en 2000, des Éditions d’Acadie et de celle, deux ans plus tard, de la revue de création éloizes. La chronique « Tintamarre » avait elle-même été interrompue une première fois en 2006. Comme Lonergan ne parvient plus à assumer une colonne hebdomadaire à lui seul depuis qu’il est devenu professeur de journalisme à l’Université de Moncton – de 2001 à 2003, il publie un texte par mois –, deux étudiants diplômés, Pénélope Cormier et Clint Bruce, viennent l’appuyer. Durant deux ans, de 2004 à 2006, ils animent cet espace médiatique en alternance. Sauf que ce nouvel arrangement ne plaît pas à la direction, pour qui une chronique devrait faire entendre la voix d’un seul individu. Cette fois-là, le journal cède aux pressions de la communauté artistique et accepte de rétablir « Tintamarre », à condition que Lonergan signe à nouveau un texte par semaine[4].

Découlant d’une table ronde qui a eu lieu en août 2014 lors du colloque « L’Acadie dans tous ses défis », organisée en marge du Congrès mondial acadien et rédigé l’année suivante, le présent article revient sur la nouvelle et définitive fermeture de « Tintamarre » tout en s’interrogeant sur le rôle et les enjeux de la critique en Acadie. Il donne la parole à trois critiques littéraires qui ont oeuvré dans la communauté acadienne et ailleurs au pays. Dans un premier temps, Benoit Doyon-Gosselin, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en études acadiennes et milieux minoritaires à l’Université de Moncton, retrace les suites de la fermeture de « Tintamarre » et examine certaines pistes pour remédier à l’absence de critique produite en Acadie. Par la suite, Catherine Voyer-Léger, auteure de Métier critique (2014), réfléchit à la vitalité d’un espace critique en Acadie tout en situant les défis propres aux milieux minoritaires dans un contexte plus large. Le mot de la fin revient à Pénélope Cormier, professeure à l’Université de Moncton, qui insiste sur la nécessité d’investir autant dans le pôle de la réception, en multipliant les espaces critiques, que dans le pôle de la production. Sera-t-il possible d’assurer, une fois pour toutes, la stabilité de la critique en Acadie ? Les réflexions de ces trois spécialistes ne permettent pas de l’affirmer sans retenue, mais elles offrent plusieurs filons dont il sera impératif de tenir compte à l’avenir.

Qui a peur de la critique (artistique en Acadie) ?

Benoit Doyon-Gosselin

La disparition de la chronique « Tintamarre » des pages de l’Acadie Nouvelle a causé une certaine onde de choc dans le petit milieu culturel acadien. D’une certaine façon, il existe un avant et un après « Tintamarre ». Avant, on se demandait pourquoi il n’y avait qu’une seule tribune offerte à la critique artistique acadienne[5] dans le plus important média de masse écrit francophone en Acadie et on s’en désolait. Après, on se demandait pourquoi il n’y avait plus de critique artistique acadienne au Nouveau-Brunswick et on s’en désolait. Même désolation, même (é)cri(t) dans le désert. Selon Jean Saint-Cyr, le choix de mettre fin à cette chronique en 2013 est en partie lié à son faible lectorat. Ainsi, aussi bien faire disparaitre cette chronique d’une autre époque, qui critique la culture – les livres par-dessus le marché – que de tenter de renouveler le produit. Ce choix en dit long sur la place de la culture dans la société. Pourtant, si la littérature n’est plus le médium de choix des nouveaux créateurs qui sont plutôt tentés par la chanson, les arts visuels ou le cinéma, la critique artistique devrait toujours avoir sa place dans une société qui a atteint une certaine maturité, qui respecte sa culture et qui a atteint un certain seuil critique institutionnel. Ma réflexion vise à analyser les conséquences de la disparition de la critique dans l’Acadie Nouvelle et à offrir quelques solutions qui pourraient être mises en oeuvre au-delà de ce qui se fait déjà.

Les suites d’une mort subite

Les conséquences immédiates de l’après « Tintamarre » consistent en une réflexion collective des gens qui ont à coeur la culture et sa critique. Ainsi, en février 2014, une table ronde à l’Université de Moncton organisée par l’Association acadienne des journalistes a permis de discuter « de l’importance du journalisme culturel en situation minoritaire et de la place accordée à la critique artistique en Acadie » tout en abordant « la relation parfois conflictuelle entre les artistes et les journalistes et le devoir de réserve du reporter au sein d’une communauté relativement restreinte » (Association acadienne des journalistes, 2014, en ligne). Retenons deux éléments de cette table ronde. Dans un premier temps, les journalistes culturels de Radio-Canada n’ont pas le mandat ni le temps d’antenne pour proposer une véritable critique, surtout à la télévision et dans une moindre mesure à la radio. Dans un deuxième temps, cette rencontre a permis de constater que plusieurs jeunes critiques souhaitaient et pouvaient prendre la relève.

En mars 2014, Mathieu Wade, doctorant en sociologie, publiait un article fort intéressant (avec lequel je demeure profondément en désaccord) sur le webzine Astheure. Dans « Blind spot de la littérature acadienne », Wade rappelle avec raison que le milieu culturel et les intellectuels discutent depuis toujours de l’absence de critique en Acadie, mais que rien n’est fait à ce sujet. Il affirme que : « Si à chaque fois, plutôt que de critiquer l’absence de critique, on critiquait une oeuvre, le problème serait réglé, même qu’on aurait pas mal plus de critiques que d’oeuvres… » (Wade, 2014, en ligne). Cette remarque me fait sourire, car je fais de la critique depuis dix ans maintenant et le problème n’est toujours pas réglé. Si le journal Le Droit à Ottawa et L’Express à Toronto proposent toujours des critiques artistiques, il n’existe pas de raisons valables pour lesquelles l’Acadie Nouvelle ait abandonné ce créneau.

En août 2014, lors du Congrès mondial acadien, une autre table ronde réunissant différents intervenants a abordé les défis de la critique en Acadie (dont la présente note de réflexion constitue un aboutissement provisoire). Plus que jamais, l’urgence de ne pas se contenter du vide statu quoesque se fait sentir. Deux initiatives sont alors lancées. La première, une belle réussite, mérite que l’on s’y attarde. La deuxième, tuée dans l’oeuf, mérite d’être remise à l’avant-plan, car elle répond à un besoin différent, mais essentiel. Il s’agit de deux pistes de solution.

Deux avenues complémentaires

À la suite de cette énième réflexion sur l’état (non-état !) de la critique culturelle en Acadie, Pénélope Cormier et Ariane Brun del Re ont choisi de structurer et de fédérer un espace de critiques dans le webzine Astheure[6]. En réponse à la diatribe de Wade, elles montrent que la critique artistique sur des créations acadiennes existe et se porte bien (Brun del Re et Cormier, 2014, en ligne), mais elles occultent le fait que cette critique se fait ailleurs qu’en Acadie. Un des effets positifs de la mondialisation est que les écrivains en milieu minoritaire publient dans d’autres milieux minoritaires et que leurs oeuvres sont critiquées dans Liaison, revue pancanadienne depuis dix ans, ou au Québec. Tant mieux. Ce constat ne dédouane pas le rôle que la critique peut jouer en Acadie. J’y reviendrai.

Depuis plus d’un an, un nombre non négligeable de critiques artistiques sont parus dans le webzine. Si la littérature continue de rester la forme d’art privilégiée par les critiques sur Astheure, d’autres articles touchant à divers domaines dont la musique et les arts visuels s’y retrouvent également. Ce nouvel espace médiatique permet également de diversifier les voix. À côté d’un critique chevronné comme David Lonergan, on trouve de jeunes critiques qui en sont parfois à leur première publication. Aussi, le fait de publier en ligne ne limite pas les critiques à un nombre de mots et cette plus grande liberté n’est pas à négliger. Il me semble que ce développement récent doit être considéré comme un succès et une réponse à la catatonie ambiante des médias traditionnels.

Cependant, on peut se demander à qui s’adresse la critique dans Astheure. Prêche-t-on à des convertis ? Quel est le public cible ? Qui lit Astheure ? Les lecteurs sont d’abord et avant tout des gens qui ont à coeur l’Acadie dans tous ses aspects (politique, social, économique et culturel). On y retrouve une convergence d’individus de tous horizons, mais dont l’éducation est certainement supérieure à la moyenne. Ainsi, le rôle du critique y semble encore plus important que celui d’éduquer et de faire découvrir. En d’autres mots, le public cible d’Astheure est plus limité mais tout aussi pertinent que celui des médias traditionnels. Le webzine acadien est devenu un espace médiatique essentiel à la critique culturelle.

La deuxième initiative qui pour l’instant est demeurée lettre morte est une idée que j’ai soumise à l’Acadie Nouvelle l’an dernier. Au lieu d’avoir un seul critique, homme ou femme-orchestre qui devrait être spécialiste de tout et de rien, il faudrait une rotation de trois ou quatre critiques qui traiteraient une semaine de littérature, l’autre semaine d’arts visuels, puis de théâtre, puis d’un nouveau disque ou encore de danse. Cette façon de fonctionner offrirait une multiplicité de points de vue. Par ailleurs, le rôle de la critique dans un journal généraliste n’est pas le même que dans une revue universitaire ou que sur Astheure. Il s’agit de faire découvrir une oeuvre à un public non spécialiste, de vulgariser une création. Enfin, comme on le remarque dans les journaux québécois comme La Presse, les critiques culturelles sont de plus en plus courtes. Il ne faut pas penser à écrire des papiers de 1000 mots. Il faut se limiter à 400 ou 500 mots avec une critique qui accroche le lecteur.

J’ai proposé cette idée à Francis Sonier qui, après mûre réflexion, avait offert l’excuse de l’élection provinciale à venir (en 2014) pour ne pas aller de l’avant avec le projet. Force est de constater qu’un an plus tard, la critique culturelle supposément importante pour l’Acadie Nouvelle ne l’est pas assez pour proposer un dialogue avec ses lecteurs. En fait, quand je pense à la question de la critique culturelle dans l’Acadie Nouvelle, je me projette à l’époque où Ronald Després tentait par tous les moyens de convaincre Euclide Daigle de l’importance de créer une page littéraire dans l’Évangéline. C’était au début des années 1960 alors qu’il n’existait pas véritablement de corpus national et encore moins d’institutions culturelles importantes. Sommes-nous vraiment en 2015 ? Marty McFly, sors de ce corps !

Quelques aspérités critiques

Catherine Voyer-Léger

Mon arrivée à Ottawa et mes premiers contacts avec les arts et la culture en contexte linguiste minoritaire ne sont pas complètement étrangers à mon intérêt pour la question de la critique. L’appétit des artistes des communautés francophones et acadiennes pour un espace critique m’apparaissait ironique en regard de l’agressivité avec laquelle certains des artistes qui ont la chance d’avoir une large couverture médiatique en milieu majoritaire accueillent les notes discordantes. Faut-il manquer de critique pour en vouloir ? Faut-il avoir de la critique pour souhaiter sa disparition ? On serait porté à croire que l’adage « Parlez-en en bien, parlez-en en mal… » ne fait pas la loi et que si tout le monde souhaite qu’on parle des arts, c’est à la seule condition d’éviter à tout prix d’en parler « en mal ». Est-ce que l’espace critique que réclament les artistes acadiens sera décrié dès que les positions défendues ne feront pas l’unanimité ? Sommes-nous vraiment prêts, ici comme ailleurs, à accepter une parole libre sur les arts ?

Chose certaine, la situation acadienne, particulièrement depuis la fin de la chronique de David Lonergan à l’Acadie Nouvelle, est un cas de figure intéressant pour réfléchir à la viabilité d’un espace critique. J’aborderai rapidement trois aspects qui me semblent importants pour l’ensemble de l’espace critique en insistant sur certaines aspérités qui peuvent être liées à l’espace minoritaire ou, du moins, à l’idée d’un milieu culturel de petite taille : les conditions nécessaires à l’existence d’un espace critique ; les responsabilités partagées ; et la critique comme relation.

Les conditions nécessaires

Selon les résultats d’un sondage tenu par l’Acadie Nouvelle, c’est 11,5 % des lecteurs réguliers du journal et 25,8 % des lecteurs occasionnels qui se disaient intéressés par la chronique « Tintamarre » que David Lonergan a animée pendant vingt ans1. Ces chiffres m’ont étonnée : j’aurais voulu qu’un représentant du journal puisse m’expliquer en quoi il s’agit de chiffres insuffisants. Pour le dire autrement, quelles seraient leurs attentes chiffrées par rapport à la popularité d’un contenu culturel ?

C’est un premier problème que pose le journalisme culturel. De plus en plus assimilé à un journalisme de consommation, on s’attend à ce qu’il trouve un large public ou qu’il finance son propre espace grâce à de la publicité sectorielle. Jamais la question ne semble se poser en termes d’intérêt public. Les médias ont beau être des entreprises, elles ont un mandat social qui devrait les pousser à s’adresser à différents publics, pas seulement à une idée statistique d’un public idéal. Il faut pouvoir assumer que tout le contenu n’est pas pour tout le monde et qu’un certain type de journalisme a de l’importance même si l’intérêt spontané du public ne semble pas en adéquation totale avec l’intérêt public compris abstraitement. Autrement dit, le rôle des médias est aussi d’exposer le public à des contenus vers lesquels il n’irait pas spontanément : il doit ouvrir des portes, non pas se contenter de reproduire du même.

À mes yeux, le premier objectif du journalisme culturel est d’informer le public quant aux enjeux esthétiques et parfois sociaux qui sont soulevés dans les oeuvres. Il ne s’agit pas uniquement de conseiller les gens quant aux sorties du week-end ou aux achats potentiels, mais de réfléchir publiquement aux questions soulevées par les arts. Assumer un tel rôle pour les médias, c’est accepter que les discours qui forment le tissu social sont multiples et qu’on peut rendre compte de plusieurs discours différents, y compris le discours des artistes. Ajoutons qu’à force de rêver d’un public monolithique, les médias perdent du terrain. Personne ne se refuse à lire le journal parce qu’il y a une critique culturelle ; des gens se refuseront de lire un journal où il n’y en a pas.

Mais il est vrai que trop peu de gens militeront pour la survie de l’espace de critique culturelle. Si on croise ici et là des gens qui défendront le journalisme d’enquête ou le journalisme international comme méritant d’être sauvé de tout calcul marchand de l’information, il est rare qu’on assiste à de pareils sursauts éthiques pour le journalisme culturel de qualité. S’il me semble urgent que ceux qui croient au journalisme culturel avec la même acuité qu’on croirait à tout autre secteur du journalisme se fassent entendre, peut-être que cette urgence a une teinte particulière en Acadie, là où la question de la défense de la culture est si centrale. Comment peut-on imaginer défendre un projet culturel s’il n’existe pas d’espace de débat et de réflexion sur la culture contemporaine telle qu’elle se produit aujourd’hui ? Ne voit-on pas le risque qu’il y a à s’enfermer dans une vision close, folklorique, réifiée ou complaisante d’une culture qui ne pourrait pas être discutée et qui ne pourrait donc pas s’inscrire dans les mouvements plus larges qui secouent l’ensemble du milieu ? Avant même d’aller plus loin, c’est-à-dire avant même de se demander ce que devrait être un espace critique de qualité, il faudrait donc que cet espace puisse exister.

Les responsabilités partagées

Certaines personnes diront qu’un espace critique ne peut pas exister dans des sociétés trop restreintes, mais comme je l’explique dans mon ouvrage Métier critique (2014), les observateurs de la scène littéraire française affirment eux aussi que leur espace est trop petit pour que la critique y respire à l’aise. On doit conclure que tout le monde trouve son espace restreint et qu’il faut travailler à partir de celui-ci. Dans un contexte comme l’Acadie, la crainte, évidemment, est celle de l’apparence de conflit d’intérêts ou de la complaisance qui peut découler d’une trop grande proximité. Pour poser le problème autrement : comment est-il possible de mettre en place un espace critique sain dans un contexte où tout le monde se connaît et entretient des liens de diverses natures ?

Une réponse partielle à cette question repose sur la notion de responsabilités partagées. Pour que cela soit possible, il faut absolument que tout le monde croie à cet espace. D’une part, les patrons des médias doivent s’engager à rendre cet espace disponible, comme nous l’avons vu dans la première partie et à s’assurer que ceux qui l’occupent soient protégés de toute apparence de conflit d’intérêts et de tout croisement entre le secteur publicitaire du média et le secteur du contenu. Évidemment, l’achat de publicité ne devrait jamais être une garantie pour une critique positive. Mais l’achat de publicité ne devrait même pas être une garantie qu’on parle d’un projet dans les pages du journal. La liberté de presse, c’est aussi la liberté de choisir les contenus dont on traite. Ce principe de la division entre les secteurs, un principe supposément sacré en information, est mis à mal depuis que la publicité vend moins bien et tout porte à croire que la situation est encore plus poreuse dans les petites structures.

La responsabilité partagée implique aussi, de la part des artistes et producteurs culturels, d’accepter de jouer le jeu avec maturité. Cela ne veut pas dire d’éviter le débat lorsqu’on est insatisfait de la façon dont une oeuvre est reçue, mais d’éviter à tout prix de sacrifier l’espace critique à son propre profit. La critique n’est pas une roue de la promotion et n’a pas à jouer ce rôle, il faut que les gens du milieu artistique le comprennent et en assument les conséquences. Un dialogue, parfois houleux, peut aussi s’implanter, l’important étant de respecter que les deux espaces de parole (la parole artistique et la parole critique) n’ont pas les mêmes objectifs et doivent cohabiter.

Finalement, ceux qui sont appelés à faire de la critique, qu’ils soient journalistes réguliers ou chroniqueurs pigistes, doivent s’engager dans une démarche résolument réflexive où ils sont en mesure de mesurer constamment leurs biais, leurs affinités, leurs résistances pour avoir l’honnêteté intellectuelle de reconnaître leur subjectivité et d’identifier des moments où ils ne sont plus en mesure de prendre la distance nécessaire – en apparence ou dans les faits – pour remplir correctement leur rôle. « Est-ce que ma récente prise de bec avec tel éditeur m’empêche de lire ce roman avec la distance nécessaire ? » pourrait-on se demander. Ou encore : « Est-il vraiment opportun d’accepter de siéger sur le conseil d’administration d’un centre d’artistes dans ma position ? » Dans un contexte de grande proximité, il sera toujours impossible de trouver des critiques qui ont à la fois une connaissance du milieu et la distance idéale, la seule clé pour maintenir un espace critique sain est donc la transparence et la remise en question des critères qui accompagnent nos analyses. C’est à ce prix seulement que la confiance pourra s’établir.

La critique comme relation

Et la confiance est nécessaire justement parce que la critique est d’abord une relation. Je tiens de plus en plus à récuser l’idée d’une critique à l’essence immuable et universelle. Celle-ci exigerait qu’on ait une notion du goût universel qui soit corollaire à une notion du beau, du vrai, du juste, autant de choses qui pourraient être comprises par tous. Or, d’autres approches, auxquelles je suis plus sensible, nous apprennent plutôt que le goût est profondément culturel, ce qui revient à dire que le jugement critique s’inscrit aussi dans une culture et ne peut pas s’exclure des différents rapports de force qui la concernent[7].

En ce sens, j’estime qu’il est faux de croire que la critique peut se faire en milieu minoritaire de la même façon qu’elle se fait ailleurs. Et cela ne veut pas dire de devenir complaisant, mais de comprendre le contexte dans lequel la relation critique s’inscrit. Dans des milieux plus vastes, s’il existe de la critique assassine, c’est souvent parce qu’elle tente de faire contrepoids à des véhicules culturels qui ont une force promotionnelle ou de ralliement. En ce sens, une critique très virulente en milieu minoritaire pourrait vouloir déboulonner certains intouchables, par exemple. Mais il me semble inutile d’utiliser de la critique au vitriol envers une oeuvre dont la diffusion et la réception est déjà restreinte. Il ne s’agit pas d’inventer des qualités où on n’en voit pas, mais de mesurer la force des armes utilisées. Le faire, c’est reconnaître que la critique est partie prenante d’une écologie culturelle, c’est-à-dire que l’équilibre et la vitalité du milieu culturel sont basés sur une série de relations qui incluent bien sûr les artistes, mais aussi l’ensemble de ceux qui travaillent dans l’ombre, que ce soit en amont ou en aval de la création et de la diffusion d’une oeuvre. Elle n’a pas à répondre aux demandes directes de ce milieu, mais elle ne peut pas non plus évoluer en vase clos sans porter attention au pouvoir qui lui revient. Dire que la critique devrait être abordée de façon identique pour évaluer un film à grand succès hollywoodien ou une pièce d’une compagnie émergente en milieu minoritaire, c’est nier que l’oeuvre comme le discours qui l’entoure font partie d’un contexte social et que les forces en présence ne sont pas toujours identiques.

Conclusion

Avant de pouvoir aller vraiment plus loin, l’Acadie aura encore besoin de s’assurer d’un espace pour la critique elle-même. Le site Astheure lui fait une place non négligeable, mais je reste prudente quant à la réelle portée de la critique qui se pratique en ligne. Elle n’aura pas le même impact dans le développement d’une vision sur les arts qu’une critique pratiquée dans les journaux imprimés (Voyer-Léger, 2016), tout simplement parce que les habitudes de lectures en ligne attirent des lecteurs plus spécialisés qui partagent des articles au sein de réseaux d’affinités. On ne feuillette pas Internet comme on feuilletait le journal, mais une initiative comme le volet critique d’Astheure témoigne tout de même d’un effort appréciable du milieu pour se doter d’un poumon critique. Il faut espérer que ces initiatives se multiplient.

Chercher ce qui a été blessé

Pénélope Cormier

Je repense avec malaise à ma première critique. Sachant que David Lonergan cherchait à partager sa chronique « Tintamarre » dans l’Acadie Nouvelle – j’y pensais, sans me résoudre à me lancer –, j’étais allée voir un spectacle chaudement recommandé. J’en suis ressortie fort contrariée, non seulement par les lacunes du spectacle lui-même, mais par le fossé que je percevais entre le spectacle et son traitement médiatique. Le maintien d’un discours critique sur les arts ainsi que la cohabitation de plusieurs points de vue sur les arts dans les médias me sont alors apparus comme absolument essentiels. Peu après, ma critique jetée sur papier sur le coup de la frustration paraissait noir sur blanc. Contente de contribuer au discours sur les arts, je demeurais cependant troublée par la tonalité émotive de mon texte qui m’apparaissait, avec le recul, malvenue. C’est alors que j’ai commencé à m’interroger sur les responsabilités, sur le rôle et sur le statut de la prise de parole publique que représente la critique artistique.

Rapidement, cette phrase du grand critique français Roland Barthes m’a frappée comme étant un constat fondamental de la critique artistique : « Derrière tout refus collectif de la critique régulière à l’égard d’un livre, il faut chercher ce qui a été blessé. » (1964, p. 175) Avec ces premiers mots d’un texte où il revient sur Mobile (1962) de Michel Butor – un texte important de la littérature française, mais mal reçu au moment de sa parution –, Barthes situe de façon fascinante l’action de l’oeuvre artistique : une « blessure », c’est-à-dire une marque sur le monde de l’art. Peut-être est-ce attribuer une importance disproportionnée à cette suite de mots toute simple, mais j’en suis venue à reconnaître dans cette formule, « chercher ce qui a été blessé », le mot d’ordre de la critique artistique. Sans contredit, la pire réaction possible à une oeuvre d’art est l’indifférence. Une critique négative reste une forme d’hommage à l’art, lorsqu’elle identifie et met en contexte ce qui a été blessé par l’oeuvre artistique. Pareillement, même lorsqu’on reçoit positivement une oeuvre d’art, une critique doit identifier la portée de son intervention sur le monde, la nature exacte de sa blessure.

Curieusement, on entend autant dire en Acadie que la critique artistique est trop sévère et qu’elle est trop élogieuse. Il me semble qu’on déplace le problème par cette fausse dichotomie. Le dialogue que l’on souhaiterait avoir sur les arts en Acadie, mais qui ne lève pas, faute d’espaces médiatiques de critique artistique[8], ne le transpose-t-on pas ici au débat sur le discours critique ? Car ce n’est pas la qualité du discours critique qui est réellement en jeu, mais sa quantité et sa diversité. Dans l’absence d’une pluralité de voix critiques, chaque commentaire négatif est d’autant plus cuisant ; d’un autre côté, il peut sembler que les failles des productions artistiques passent inaperçues lorsqu’elles ne sont pas pointées du doigt par la critique (comme « qui ne dit mot consent », qui ne critique pas approuve !). N’est-ce pas la lacune d’espaces médiatiques de critique artistique qui transparaît dans notre sempiternelle « critique de la critique » ?

Par cet appel à l’augmentation des espaces médiatiques de critique artistique, j’entends qu’il faut investir dans le pôle de la réception des arts en Acadie comme on a investi dans le pôle de la production, par l’établissement et la consolidation d’institutions qui encadrent la pratique artistique. À mon sens, il est impératif que les médias (en particulier traditionnels) créent de nouveaux espaces de critique artistique, clairement distincts du journalisme culturel – car celui-ci, dans l’absence de critique, déborde de son mandat publicitaire pour tendre vers l’évaluation artistique, un multitâche qui nuit aux deux types de discours sur les arts. Étant donné cette situation médiatique, je crois que l’intervention d’organismes culturels tels que l’Association acadienne des artistes professionnels du Nouveau-Brunswick (AAAPNB) sera nécessaire pour assurer la spécificité du discours critique. Je pense qu’un « parrainage » d’espaces critiques par des organismes culturels pourra, dans un premier temps du moins, stabiliser la situation de la critique artistique en Acadie.

On m’objectera peut-être le manque d’intérêt des lecteurs ; il est vrai que le « grand public » acadien n’est pas toujours au rendez-vous de la critique artistique. La direction de l’Acadie Nouvelle, au moment de la fermeture définitive de « Tintamarre », justifiait sa décision en précisant qu’elle était la moins lue de toutes les chroniques du journal1. La revue trimestrielle d’actualité artistique Liaison, originellement franco-ontarienne mais franco-canadienne depuis 2005, perce difficilement dans les provinces de l’Atlantique, qui représentent seulement 8 % de ses abonnements, contre 55 % pour l’Ontario et même 29 % pour le Québec[9]. Enfin, il est difficile de juger de l’impact sur le public de l’espace de critique artistique du webzine Astheure, puisqu’il pourrait tout aussi bien exister dans l’absence de lecteurs. Pourtant un lectorat, cela se développe, tout comme un public averti de consommateurs d’art ; mais chose certaine, il ne se développera pas s’il n’a pas l’occasion de lire régulièrement de la critique artistique dans un espace médiatique qui lui est consacré.

On m’objectera peut-être aussi que les organismes artistiques ne peuvent être à la fois juges et parties et il est vrai qu’il est essentiel de créer un cloisonnement interne pour éviter les conflits d’intérêts. Cela dit, le modèle existe déjà, tant au pôle de la production, dans l’attribution des subventions aux artistes par des jurys de pairs, qu’au pôle de la réception, dans le contexte de remises de prix artistiques. Ainsi, depuis 2000, l’AAAPNB a ses propres récompenses artistiques, les prix Éloizes, dont elle cède la gestion des candidatures et des différents jurys à l’Académie des arts et des lettres de l’Atlantique. Par ailleurs, ce « parrainage » d’un espace de critique artistique n’a pas à être le fait d’organismes artistiques ; après tout, en 1998, à l’occasion du 50e anniversaire de leur compagnie d’assurances Acadie Vie, les Caisses populaires acadiennes (maintenant UNI Coopération financière) ont institué un prix littéraire, le prix Antonine Maillet-Acadie Vie.

Or, on le sait, il se donne proportionnellement beaucoup de prix artistiques en Acadie. L’explication proposée par François Paré, et maintes fois reprise, est que les prix sont :

des indices plus ou moins vides, insensés, car leur portée est si réduite, l’impact sur un public lecteur très limité, si dérisoire, leur existence même si autoréférentielle, qu’on en vient à n’y voir que de la matière idéologique.

1994 [1992], p. 87

Les prix artistiques sont donc un « mécanisme compensatoire de l’institution culturelle » (Paré, 1994 [1992], p. 87). À mon sens, l’abondance de prix littéraires en Acadie vise à combler l’absence de critique artistique. À défaut de distinguer les oeuvres marquantes par leur réception critique, on sélectionne périodiquement – et prudemment, puisqu’on s’évite les jugements négatifs – quelques finalistes et un lauréat. Sauf qu’en limitant l’investissement dans le pôle de la réception de l’art aux prix, on se prive d’un discours continu sur l’actualité artistique. Et si on pense qu’en ne donnant que des évaluations positives on évite la controverse, c’est raté, puisque les remises de prix sont souvent contestées (Doyon-Gosselin, 2014).

Il est d’autant plus surprenant que l’on investisse dans les prix et non dans la critique que le travail axiomatique des uns comme de l’autre est fort similaire. Les délibérations d’un jury sont même un exemple de discours ou de débat constructif sur les arts. Ne serait-il pas fascinant d’assister à ces délibérations (qui se déroulent, avec raison, à huis clos), de voir des gens débattre, réellement débattre, des qualités de telle ou telle oeuvre artistique ? N’est-il pas envisageable de reproduire publiquement un tel échange sur les arts ? Je crois que c’est précisément ce qu’ajouterait au discours public l’existence d’une variété d’espaces critiques, permettant à de nombreuses voix de se prononcer sur la même oeuvre, c’est-à-dire à différentes opinions de se confronter.

En plus de l’augmentation des espaces médiatiques de critique artistique, je crois fermement que la professionnalisation, la rémunération de la pratique est essentielle. Cet enjeu rejoint celui du statut des artistes dans la société, un dossier prioritaire de l’AAAPNB. Sans aller jusqu’à adopter la position de Barthes, pour qui « le critique est un écrivain » (1964, p. 9), la situation des arts et celle de la critique me semblent étroitement liées. Cependant, je ne vois pas entre eux le même rapport qu’identifie Mathieu Wade dans son analyse du débat sur la critique artistique en Acadie :

L’art n’a pas à accomplir un rôle social, n’a pas à être ouvertement politique, mais lorsqu’il se retire du monde pour ne parler que de l’individu désaffilié et de ses angoisses existentielles, lorsqu’il ne bouscule pas notre rapport à nous-mêmes, à nos préjugés, à la société que nous habitons, qu’on ne s’étonne pas qu’il ne suscite pas de critique…

2014, en ligne

Partant du point de vue opposé – je défendrais plutôt que les arts acadiens actuels sont tout à fait pertinents, autant comme discours social que comme recherche esthétique – j’en arrive au même constat : l’importance accordée aux arts doit être proportionnelle à celle accordée au discours critique. L’avant-propos d’un dossier sur la critique de la revue française Les Temps Modernes l’explique mieux que je ne pourrais le faire :

Le rôle et l’importance relative que nous lui donnons [à la critique] sont inséparables de l’idée que nous nous faisons de la littérature, du regard que nous portons sur elle, de la forme de pensée et de la faculté réfléchissante que nous consentons à lui attribuer.

Martin, 2013, p. 5

En somme, l’importance que nous accordons à la critique artistique est le reflet de l’importance que nous accordons à l’art ; de la même façon, investir dans la réception artistique est une autre manière d’investir dans la production artistique, précisément parce que la critique réfléchit sur l’art et réfléchit l’art.